Nous vous proposons un texte de novembre 1940 : Aux mânes d’un Maître.
Charles Maurras a toujours témoigné une grande admiration, une profonde connivence allant jusqu’à une sorte de reconnaissance filiale, vis-à-vis d’Anatole France qui était son aîné de 24 ans. Et pourtant, Anatole France était dreyfusard, républicain, ami des socialistes…
Maurras le sait et s’en accommode. L’indépendance d’esprit d’Anatole France le séduit, et le rassure ; il sait trouver dans l’œuvre de son Maître assez de passages réactionnaires pour en faire son miel, et il ne lui tient pas rigueur de ses engagements à gauche, qu’il assimile à des caprices sans conséquences ; mieux, il se plaît à retrouver, dans la défiance manifestée par Anatole France à l’égard du christianisme ou de la bourgeoisie, l’écho d’inspirations qu’il a lui-même cultivées au temps de sa jeunesse.
Maurras s’en explique en 1924 dans une plaquette « Anatole France, politique et poète », publiée « à l’occasion d’un jubilé ». Le texte est daté du 19 avril, et il est postfacé par un dialogue publié dans le journal L’Opinion le 11 avril. Entre les deux dates, le 16 avril, Anatole France a fêté ses 80 ans. Dans son texte, Maurras s’attache à démontrer combien Anatole France n’est que superficiellement socialiste, et véritablement réactionnaire… Mais un mois plus tard, c’est la victoire du Cartel des gauches ; et le nouveau pouvoir organise en hommage au vieil écrivain une journée spéciale au Trocadéro, le 24 mai. Maurras ne lui en tiendra aucune rigueur, et Anatole France décédera le 17 octobre suivant.
Trois textes d’Anatole France auront plus spécialement marqué Maurras : d’abord le poème dédié à Leuconoé, d’où il est aisé, mais fort malhonnête, de sortir de son contexte le vers blasphématoire :
Courbe ta belle tête aux pieds du Juif immonde,
puis les dialogues de L’Orme du mail entre l’abbé Lantaigne et M. Bergeret, que Maurras cite et reprend à plusieurs reprises dans ses œuvres, comme il le fait par ailleurs, entre autres, des réflexions de M. Courtenay Bodley (L’Anglais qui a connu la France, voir Deux témoins de la France), enfin Les Dieux ont Soif, ouvrage publié en 1912, dans lequel Anatole France dépeint crûment les atroces passions qui se déchaînèrent sous la Terreur, et qui fut fort mal reçu par ses amis républicains.
Maurras reprend ces thématiques en novembre 1940 dans une autre plaquette Aux mânes d’un Maître. En ce « mois des Morts » il imagine un dialogue d’outre tombe où il vient réveiller Anatole France pour lui annoncer le désastre de juin, « pire que Waterloo, pire qu’Azincourt ». Et lui expliquer que c’est la République, qu’Anatole France ne révérait que parce qu’elle était pour lui garantie de paix, qui s’était muée en régime belliciste après avoir désarmé le pays, au point de déclarer la guerre au moment où tout avait été fait pour qu’elle soit perdue.
L’argumentation de Maurras, qui reprend le fil des combats menés par L’Action française depuis le ministère Streseman, et qui se situe à un moment des hostilités où, la France sonnée par la défaite et le pacte germano-soviétique tenant toujours, nul ne se hasarde à prédire ce que seront les lendemains, apparaît aujourd’hui plus anachronique encore que ses écrits de 1900. Comment comprendre Munich deux ans après Munich, alors qu’on en parle depuis plus de 60 ans en occultant le désastre de 1940, en faisant comme s’il n’avait jamais existé ?
Maurras certes égrène ses souvenirs, et se complaît à donner encore une fois raison à l’abbé Lantaigne, une suprême fois. Mais son texte nous renvoie aussi à une seconde lecture de son procès de janvier 1945, étape nécessaire, indispensable, non seulement pour disculper les communistes du Pacte d’août 1939 et les socialistes de leur vote massif en faveur des pleins pouvoirs au Maréchal, puis du passage de nombre d’entre eux à la collaboration la plus active, mais aussi pour nier l’existence même de la déclaration de guerre faite par la République, et plus que tout, celle du désastre absolu de 1940.
Revenons donc à 1900, et même à 1895. Maurras gardera toujours gratitude à Anatole France des deux strophes qu’il lui dédia alors, en guise de préface à la première édition du Chemin de Paradis :
Au bord des eaux de lumière fleuries,
Sur l’antique chemin où le Vieillard des mers,
Entre les oliviers de la Vierge aux yeux pers,
Vit dans leur manteau bleu passer les trois Maries,
Tu naquis. Ton enfance heureuse a respiré
L’air latin qui nourrit la limpide pensée
Et favorise au jour sa marche cadencée.Le long du rivage sacré,
Parmi les fleurs de sel qui s’ouvrent dans les sables,
Tu méditais d’ingénieuses fables,
Charles Maurras ; les dieux indigètes, les dieux
Exilés et le Dieu qu’apporta Madeleine
T’aimaient ; ils t’ont donné le roseau de Silène
Et l’orgue tant sacré des pins mélodieux,
Pour soutenir ta voix qui dit la beauté sainte,
L’Harmonie, et le chœur des Lois traçant l’enceinte
Des cités, et l’Amour et sa divine sœur,
La Mort qui l’égale en douceur.