Louis XIV

On a souvent pu faire de Maurras un théoricien de la monarchie, en l’absence même d’une vaste synthèse sur le sujet, tant les textes paraissent abondants qui donnent cette théorie par bribes ou par pans plus ou moins étendus, qu’il n’y aurait ensuite qu’à relier entre eux par ce que l’on n’appelait pas encore des copiés-collés quand l’entreprise fut commencée, du vivant même du Maître.

Reste que cette manière de procéder, pour être utile et même irremplaçable, ne s’en fait pas moins au prix d’une certaine distorsion.

Certains textes sont utiles pour contrebalancer ce qu’elle a de systématique, de trop ordonné et parfois d’un système artificiel opposé aux intentions de Maurras lui-même. Ainsi ce texte sur Louis XIV tiré de l’Almanach de l’Action française pour l’année 1936 : loin des réflexions institutionnelles ou de théorie politique au sens habituel d’une réflexion sur les pouvoirs et leur organisation, elle part de la figure de Louis XIV, figure il faut bien le dire un peu rebattue, et le texte qui s’ouvre sur une évocation des mensonges de l’instruction républicaine muée en propagande grossière n’évite pas la difficulté : face au Louis XIV grotesquement travesti d’un maréchal des logis mal embouché, on attend le Louis XIV en image naïve et édifiante d’une certaine tradition royaliste.

Il n’en est rien : si les grandeurs du règne sont évoquées, passage obligé, ce n’est pas pour nourir une image pieuse ou fondre une statue équestre là où l’adversaire crayonnait une caricature. C’est pour évoquer l’utilité toujours présente du grand siècle et du grand Roi, en comparant la guerre de Succession d’Espagne et la guerre espagnole de Napoléon. Éprouvantes l’une comme l’autre, désatreuses même à bien des égards, mais la première « fertile » et la deuxième « stérile » écrit Maurras.

Ainsi l’excellence de Louis XIV, celle des conceptions royales à ce moment clef de notre histoire, ne se mesure ni à l’aune d’une image idéalisée ou caricaturée, ni à celle de conceptions politiques — soyons plus clairs : de conceptions idéologiques — dont procéderaient ces images contraires. Mais à l’aune de ce qui dure dans le temps et y perdure dans son excellence ou son utilité.

La guerre d’Espagne de 1709 nous soutenait encore en 1914. (…) Son [Louis XIV] art, son goût, son génie portent conseil, leçon, exemple, par les enseignes qui furent propres à sa grandeur : cette grandeur qui fait les délices et l’orgueil des élites du genre humain parce que son principe n’est pas de briller dans le temps, mais de lutter et de tenir énergiquement contre lui.

Cela écrit peu avant que ne s’ouvre une troisième guerre d’Espagne dont on avait déjà pressenti des signes inquiétants en 1935. Les élections de février 36 allaient tout précipiter, on sait que ne pas avoir à garder notre frontière pyrénéenne n’aura été d’aucun secours face à l’impréparation, aux erreurs et aux impuissances républicaines de l’été 40.

Le grand homme de Saint-Omer

Polytechnicien, cinq fois président du conseil, académicien au fauteuil 16 qui sera plus tard celui de Charles Maurras, cumulant tour à tour honneurs, mandats, fonctions et distinctions, Alexandre Ribot fut pendant trente ans un personnage incon­tournable de la troisième République.

Quel souvenir aura-t-il laissé ? Peu de chose à vrai dire, car son positionnement de républicain modéré, oscillant entre le centre et le centre droit, ne le conduisit jamais à être au premier rang des grands bouleversements politiques de cette période. On garde la mémoire des instigateurs, des meneurs, comme Jules Ferry, Clemenceau, Waldeck-Rousseau ou Jean Jaurès, non celle des opposants qui finissent toujours peu ou prou par se retrouver minoritaires et se rallier.

Peu de chose également car les talents d’Alexandre Ribot furent surtout oratoires, et ne laissèrent donc guère de traces. Peu de chose, enfin, parce que son action diplomatique en faveur de l’alliance russe et de l’alliance anglaise, bien que déterminante en son temps, ne survécut pas au séisme de 1914. En conséquence, plus personne aujourd’hui ne sait qui fut Alexandre Ribot, sauf peut-être les habitants de Saint-Omer, sa ville de naissance dont il fut député, puis sénateur, pendant plus de quarante ans.

Maurras qualifia plusieurs fois son action et son personnage de « funeste ». Et lorsque Ribot meurt, le bilan de sa vie politique que dresse Maurras dans L’Action française du 15 janvier 1923 n’est guère flatteur. Un seul point, il est vrai crucial, est mis à son actif : celui d’avoir déjoué, en septembre 1917, un projet de paix séparée avec l’Allemagne, auquel Briand était prêt à donner suite.

Quelques jours après cette publication, Marius Plateau était assassiné. Et quelques semaines plus tard, après un vote disputé, l’Académie française accueillit en son sein Charles-Célestin-Auguste Jonnart, au détriment de Charles Maurras. Or Jonnart, outre qu’il n’avait jamais rien écrit, est natif de Saint-Omer et fut en quelque sorte le protégé d’Alexandre Ribot…

La notice nécrologique d’Alexandre Ribot fut reprise en 1928 dans le recueil Les Princes des Nuées.

L’affaire Oustric, exemplaire de la République

Maurras pourfendeur de la vénalité du régime républicain ? c’est une sorte d’évidence. Mais on oublie souvent, à la faveur de morceaux choisis qui ne font la part qu’aux textes les plus théoriques, que ces critiques sans cesse renouvelées ne sont pas le produit direct des réflexions sur lesquelles elles s’appuient une fois mises en forme. C’est tout au contraire à partir de l’actualité de son temps que Maurras a pu d’abord constater le caractère ploutocratique de la troisième République, aux scandales financiers sans cesse renaissants et retentissants.

Dans son article quotidien du 27 décembre 1930, que nous vous proposons aujourd’hui, il saisit l’actualité pour remonter jusqu’aux premiers scandales : le Panama et l’affaire des décorations. Les décorations, où pour résumer à gros traits le gendre du président Jules Grévy vendait des Légions d’honneur, est le scandale originel : Grévy fut le premier président réellement républicain de cette République qui avait si longtemps hésité à même dire son nom. Le Panama a lui aussi une dimension fondatrice : c’est en exploitant à fond la cause dreyfusienne sous couvert d’appels à la justice que bien des hommes politiques classés parmi les « chéquards » se sont refait une virginité politique, à commencer par Clemenceau.

Fin 1930 c’est l’affaire Oustric qui occupe les esprits depuis la faillite retentissante de la banque Oustric un an plus tôt : quantité de parlementaires et de fonctionnaires du régime sont une fois de plus mis en cause dans ce scandale dont on dira à l’époque qu’il « ne surprend même plus ». Dès 1929 c’est le garde des Sceaux qui tombait et était emprisonné ; en 1930 le scandale commence à se rapprocher d’Aristide Briand avec la mise en cause de son âme damnée, Gilbert-Antoine Peycelon.

On sait les griefs de l’A. F. contre Briand, à la fois l’homme d’un anti-cléricalisme toujours réaffirmé et celui d’un rapprochement paradoxal avec Pie XI au moment de la condamnation, mais surtout l’artisan des rapprochements européens visant avec une fausse naïveté à mettre « la guerre hors-la-loi » et promouvant un désarmement qui assure certes la popularité du « briandisme », mais qui se révélera si lourd de conséquences lointaines à travers le Front populaire que le briandisme préfigure au moins dans leur impuissance commune à envisager la guerre et le réarmement face à l’Allemagne.

L’occasion était donc trop belle, et la charge, menée par L’Action française et le Canard enchaîné, aboutit à mettre en cause la manière étrange dont, contre l’avis des services de l’État, les Affaires étrangères, chasse gardée de Briand, firent tout leur possible pour faire coter en bourse à Paris la société italienne lancée sur le marché financier par la banque Oustric, la S. N. I. A. Viscosa.

Mais Maurras n’en reste pas à l’anecdote d’un énième scandale de cette troisième République : cherchant les causes, il affirme que la démocratie et la ploutocratie sont inséparables, que l’Or fait toujours l’élection puisqu’il fait l’opinion. Cela nous vaut un grand texte politique sur ce thème, texte souvent cité par la suite.

Les scandales de la troisième République qui se survivra encore dix ans d’Oustric en Stavisky font un écho bien affaibli par l’oubli à d’autres scandales financiers, des piastres aux affaires de corruption quasi-institutionnelles des années 1990 dans la Mitterrandie moribonde et la Chiraquie commençante : ainsi Maurras a-t-il été trop optimiste en tenant pour compris « qu’il n’y aura qu’un moyen d’échapper au joug de l’or-métal ou de l’or-papier, maître, maître absolu des démocraties : ce sera le retour au gouvernement dont le suprême titulaire sera désigné par le Sang ».

Jacques Bainville, l’infaillible précision

Moins d’un an après la mort de Jacques Bainville, au tout début de 1937, Lectures, son premier livre posthume, est publié chez Fayard. Maurras lui donne une préface que la Revue universelle fait paraître en avant-première dans son numéro du 1er décembre 1936.

Maurras est incarcéré à la Santé depuis le 29 octobre ; ce texte qui est d’abord un hommage à l’ami dont la place laissée vide ne sera jamais comblée est aussi une première et courte ébauche de La Politique naturelle qu’il rédigera en prison les semaines suivantes. L’évocation du génie de Bainville est en effet la meilleure introduction possible à des considérations sur la méthode en histoire, en politique et en sciences sociales, sur la nature des lois de la marche des sociétés et sur les méfaits de l’esprit de système.

La disparition prématurée de Jacques Bainville, cadet de onze ans de Maurras, sera pour l’Action française une perte irrémédiable. Elle est le pendant de celle d’Henri Vaugeois, survenue vingt ans plus tôt. Dans l’un et l’autre cas, Maurras décrit ces départs comme de véritables amputations personnelles. Cependant les effets ne s’en feront sentir que de manière diffuse et différée ; car dans l’immédiat, ce sont les conséquences des incidents survenus lors de l’enterrement de Jacques Bainville qui détermineront tant l’histoire que les réactions et le comportement du mouvement royaliste, face au régime, à ses dissidences et à la montée de la puissance militaire allemande.

Prodige de précision et de lucidité, et surtout de rapidité dans le diagnostic, le personnage de Bainville s’installera peu à peu dans les esprits comme un mythe associé à un âge d’or de l’Action française, une référence que chacun invoquera à l’appui de ses propres positions, et l’objet d’incessantes lamentations uchroniques : qu’eût-il fait, s’il était encore parmi nous ?

Maurras, l’inovation et l’industrie

On sait que Maurras s’est peu intéressé aux questions économiques. Il ne les aborde jamais en tant que telles ; cependant, lorsqu’il s’en approche, c’est souvent pour surprendre le lecteur peu averti. Celui-ci pourrait en effet s’attendre à trouver, sous la plume du pourfendeur du libéralisme, de l’idée de Progrès et de la finance sans fin ni frein, du zélateur de la Tradition et de la société d’ancien régime, comme une évocation nostalgique d’un monde fondé sur la paysannerie et l’artisanat, guéri et préservé de la malignité du machinisme et du capitalisme.

Or, dans les quelques textes où Maurras évoque le progrès technique, le développement des industries ou la croissance urbaine, ce n’est ni pour les déplorer ni pour en inférer des annonces de catastrophes. Ce tropisme de la « bonne nature primitive », si communément partagé par de nombreux réactionnaires, et si répandu de nos jours, il le laisse à Jean-Jacques. Au contraire, Maurras oscille entre une certaine fascination devant les prouesses du génie humain et l’idée, tranquille celle-là, que la quête incessante du progrès industriel est un commandement inscrit dans nos gènes ; l’homme a besoin pour vivre de s’astreindre à se dépasser, à créer, pour se rapprocher de son Créateur.

Ainsi, dans Les Secrets du Soleil, Maurras se moque plaisamment de ces bons conservateurs pour qui « tout était mieux avant », surtout leur quartier natal de Martigues que de récentes constructions ont, à leurs yeux, défiguré. Dans le court texte que nous publions aujourd’hui, Maurras fait une part égale entre cette déformation de l’esprit et son symétrique, cette foi naïve dans le caractère messianique, salvateur, thaumaturgique du progrès technique qui a tant imprégné le XIXe siècle. Le progrès industriel n’est porteur ni de catastrophes ni de lendemains qui chantent, il est simplement le fruit du grand œuvre humain, produit de ces mystérieuses floraisons qui font éclore les arts, et c’est au Politique de le prendre en charge, de faire en sorte que l’industrie vienne nourrir la civilisation plutôt que la barbarie.

Il s’agit ici de la naissance de l’aviation, au moment où celle-ci cesse d’être le seul domaine des exploits individuels des « merveilleux fous volants » et où commencent à s’esquisser ses futures applications, civiles comme militaires. Maurras a toujours été fasciné par l’aviation (cf. l’image du Char du Soleil, qu’il évoque au soir de sa vie dans La Balance intérieure) ; mais il ne nous a pas été possible de situer ce texte avec plus de précision.

Nous l’avons trouvé sous le titre L’Industrie dans le petit ouvrage d’art Principes, achevé d’imprimer le 24 janvier 1931 et tiré à 1065 exemplaires, qui préfigure en quelque sorte Mes Idées politiques dont il est absent, comme du Dictionnaire politique et critique et des Œuvres capitales — alors que, selon nous, il y avait réellement sa place. Enfin on le retrouve en 1978 dans le numéro 66 des Cahiers Charles Maurras, mais sans autre indication de provenance.

Dans la mesure où Principes commence par deux articles de 1901 et s’achève par un autre de 1911, l’Industrie étant placée en troisième position, on peut penser que sa première date de parution est comprise entre 1901 et 1911… mais certainement plus proche de la seconde, car c’est en 1909, après la traversée de la Manche par Blériot, que l’aviation devient réellement une industrie.

Les merveilles de la puissance, les mesures de la raison

Non, la formule qui donne son titre à ce billet n’est pas extraite d’un poème sur Athènes ou Rome, ni d’une évocation de Dante, mais plus prosaïquement d’un article de l’Action française du 20 juillet 1938, antérieur de quelques mois à celui que nous vous proposions la semaine dernière.

De quoi est-il donc question en juillet 1938 ? D’abord de la visite des souverains anglais ; ceux qui en sont restés à l’image d’Épinal — ou à la légende noire, selon l’endroit où ils se placent — d’un Maurras nanti d’une anglophobie d’amiral en seront peut-être un peu étonnés : la « défense de l’occident », Maurras emploie explicitement la formule, passe par l’alliance anglaise, par l’enthousiasme pour l’alliance anglaise, même. Sans doute une habituelle vigilance est-elle recommandable sur certains points : ni plus ni moins qu’avec d’autres alliés possibles. Quelques mois plus tard, l’année 1938 aura tempéré ces ardeurs, non par une déconvenue ou par anglophobie, mais par l’évolution politique et l’éternelle incapacité de la République à avoir une politique extérieure qui ne soit pas empêtrée dans ses contradictions et compétitions de politique politicienne. Il n’y aura alors plus ni raison ni mesure possible, et la course d’un régime impuissant à préparer un conflit qu’il ne se donne pas les moyens d’éviter paraîtra fatale, alliance ou pas.

Ensuite c’est du nationalisme qu’il est question : alors que les nationalismes prennent en Europe leur plus grande extension, le nationalisme intégral de l’Action française n’est pas, explique longuement Maurras, comparable au national-socialisme hitlérien. Nationalisme mesuré fondé sur la raison, il ne peut être comparé au fanatisme « nationalitaire », mot que Maurras reprend d’un collaborateur de l’A.F.