L’article que nous reproduisons, du moins pour sa partie reprise dans L’Action française et le Vatican, ne vous apprendra pas grand chose si vous faites partie de nos lecteurs réguliers : il y est question, encore une fois, de Pie X, des paroles qu’il aurait ou n’aurait pas prononcées selon que l’on tient pour la condamnation ou contre elle. Ce sont les titres III et IV de cette « Politique » du 27 janvier 1927.
Mais le reste du texte a plus d’intérêt.
Maurras y aborde, au titre I, une question qu’il avait déjà longuement abordée dans Kiel et Tanger. On sait la thèse qui s’y développe en 1910 puis en 1921 : la république conservatrice ne peut pas tenir ses promesses, le régime empêche radicalement toute tentative de ce genre d’être durable, sincère et de porter quelque fruit. Dans la version « définitive » de Kiel et Tanger, Maurras avait déjà pu parler de Poincaré. Il y revient, avec en plus le recul de l’expérience Poincaré de 1923-24, sur laquelle il est, comme l’on s’en doute, très critique. Et en 1927 ? rien de mieux : les intentions de M. Poincaré sont peut-être bonnes, ses dispositions excellentes, ses premières réalisations, même, prometteuses. Mais, nous dit inlassablement Maurras, le régime républicain lui-même, parce qu’il est républicain, pose une borne au delà de laquelle M. Poincaré ne pourra pas s’aventurer quelles que soient ses intentions, ses dispositions et ses premières réalisations. On sait que Maurras aura sur ce point raison : à l’automne 1928, Poincaré se retirera sans résultats vraiment durables et probants en dehors du « franc Poincaré », dévaluation opportune sur le moment mais guère salvatrice.
Ce n’est pas notre rôle de souligner ici des recoupements possibles avec la politique française contemporaine, concernant cette impossibilité d’une République conservatrice ou même modérée…
Le titre II nous permet de revenir sur un point que nous avions déjà abordé. On voit souvent en Maurras le partisan d’un régime mi-corporatiste mi-étatiste, où la préoccupation sociale entraînerait ipso facto une intention d’économie administrée, une ambition régulatrice et harmoniste qui, notre histoire économique au vingtième siècle aidant, se confond avec l’État-providence ou l’État dispendieux, en tout cas avec un interventionnisme étatique important et incessant.
Rien n’est plus faux que cette vision sommaire.
Pour preuve la question des affermages qu’évoque longuement Maurras. De quoi s’agit-il ? pourquoi ce mot d’affermages ? Il faut souligner que si les mots n’ont pas changé de sens depuis 1927, leur emploi a pu changer de nuance. D’abord il existe un nombre impressionnant de textes où Maurras condamne le libéralisme : il entend par là, en homme formé au XIXe siècle, une pensée où sont confondus le libéralisme politique et le libéralisme économique. Vouloir lire ces textes comme une condamnation de l’économie de marché au sens où tant la condamnent aujourd’hui n’a pas grand sens. Cela prouverait seulement que le lecteur accepte sans examen une continuation qui est en grande partie toute nominale ; il serait donc vain d’arguer de ces textes pour prétendre disqualifier ou révoquer les articles comme celui que nous vous proposons aujourd’hui.
Autre notion qui a changé de sens : la nationalisation. Notre texte montre clairement qu’elle renvoie chez Maurras au caractère national des capitaux et de leurs détenteurs, pas du tout à une propriété étatique des entreprises.
Enfin il y a ce mot d’affermage. Il désigne ce que nous appellerions privatisation. Il s’agit pour l’État de se défaire contre argent des monopoles économiques qu’il s’est octroyé par la loi et qu’il fait respecter par un autre monopole : celui de la violence. L’affermage nous disent les dictionnaires du temps peut se faire par cession ou location. Maurras pense-t-il à vendre ces monopoles ou à les concéder contre forfait périodique ? Il semble que le sens de notre texte est clair en faveur de la première solution, puisqu’il est même question de vendre en partie à des compagnies étrangères, pour peu que ce que nous appellerions le tour de table ne soit pas contraire aux intérêts de la France.
Privatiser donc, pour que l’État retrouve de l’argent frais sans avoir à pressurer outre mesure le contribuable.
(…) nous nous sommes arrêtés, avec scandale, devant le contraste d’un État qui ne cède rien et d’un contribuable que l’on dépouille de tout.
Mais privatiser quoi ? En 1927 : les allumettes. On a oublié que ce fut un monopole, que l’on avait prévu toutes sortes de calamités consécutives à sa privatisation, à son affermage. Les allumettes ne sont plus un monopole de nos jours, les pauvres arrivent quand même à allumer du feu, et l’on n’a pas vu de diminution considérable des foyers de cheminée, ou alors elle est due à bien d’autres causes que la cherté supposée des allumettes produites hors des régies étatiques… D’anecdotiques, les allumettes sont devenues exemplaires, précisément parce que l’idée qu’elles ont pu être un monopole est oubliée et paraît aussi saugrenue que les prétextes donnés alors pour prétendre justifier ce monopole.
Mais le texte de Maurras va plus loin que la seule anecdote, et nous n’en sollicitions pas les termes en parlant d’une vertu exemplaire.
Quels monopoles sont à affermer ? « Tous » répond Maurras, en toutes lettres. Et il ajoute :
Mais, voyant que cet ordre de considérations mène à l’affermage des monopoles, ce dont les prêtres de l’étatisme démocratique ne veulent à aucun prix, il [Poincaré] s’interdit d’avoir sur ce sujet aucune opinion de principe. Néanmoins, une opinion fausse sur ce principe a détruit nos finances, et c’est l’opinion contraire sur le même principe qui seule les restaurerait.
Que le lecteur nous permette de lui demander de relire ces deux phrases avec un peu de précision. Il s’agit d’avoir sur la question des monopoles une position de principe. Maurras ne parle pas ici d’une position d’occasion ou de rencontre en fonction des besoins financiers de l’État, qui amènerait à privatiser tel ou tel monopole pour remplir les caisses du Trésor. Ce bon principe adopté, celui de l’affermage des monopoles, ce ne serait pas tant une révolution des finances qu’une restauration : ce dernier mot n’est pas vide de connotations, si bien que la théorie n’est pas si loin de la propriété privée comme droit naturel cardinal dont les autres droits découlent, et qu’il faudrait retrouver et réaffirmer pour restaurer un ordre social conforme au droit naturel. Cette théorie, on le sait, est chère aux libéraux — au sens moderne et économique du terme, aux classical liberals diraient les anglo-saxons.
Certes tout cela n’autorise sans doute pas à faire de Maurras ce qu’on appellera, selon comment on regarde, un libre-échangiste ou un mondialiste apatride. Mais cela interdit tout autant d’en faire un étatiste partisan d’une régulation importante de l’économie par l’intervention publique ou un chantre des prétendus « services publics ».