Le 3 novembre 1943, la zone Sud est occupée depuis bientôt un an. L’actualité n’est pas rose et la censure ne laisse rien passer. Maurras choisit, pour sa chronique dans Candide, d’offrir au public conservateur de ce journal un sujet qui ne fâchera personne : la défense de l’enseignement des humanités classiques, et de la langue latine en particulier.
Ce thème qui peut paraître aujourd’hui aussi décalé que la vénerie ou l’héraldique mérite d’être plus précisément resitué dans son contexte. On pourra alors remplacer « latin » par « histoire », ou par « culture générale », pour donner à ce badinage d’érudit une signification actuelle. C’est la phrase de conclusion qui importe :
Les humanités sont un héritage. Plus l’héritier vaut, mieux il le fait valoir. Un bien si magnifique ne peut être refusé que [par] des pauvres d’esprit qui tiennent à leur pauvreté.
Tel n’était pas, en effet, l’argument utilisé dans l’article sur l’enseignement des humanités que Maurras publie en 1911, et qui sera repris en 1931 dans le recueil Principes. L’adversaire du latin n’y était pas traité de simple d’esprit, mais dénoncé comme révolutionnaire, froid et déterminé, attaché à détruire traditions et héritages.
Maurras aurait-il changé d’avis ? Certes, du temps a passé, les hommes ont vieilli, et le glissement de l’Action française vers le conservatisme a été maintes fois analysé. Mais sur ce sujet-là, et tous ses écrits le prouvent abondamment, Maurras n’a pas changé, depuis sa jeunesse jusqu’à sa mort.
C’est l’attitude générale de la société vis-à-vis de l’enseignement du latin qui avait profondément changé. Dans son article de 1911, Maurras réagissait par rapport à la réforme de 1902 qui avait supprimé l’obligation du latin dans le secondaire. Cette réforme, portée par un gouvernement de gauche fortement anti-clérical, dans un contexte de guerre scolaire et religieuse, avait clairement pour objectif de promouvoir les nouvelles filières « modernes », axées sur le français, les sciences et les langues vivantes, au détriment des anciennes filières désormais qualifiées de « classiques » et promises à un dépérissement progressif. Or ce n’est pas ce qui s’est produit ; les élites bourgeoises ont continué à vouloir que leurs enfants étudient le latin, l’ont même voulu de plus en plus, les professeurs de lettres même les plus républicains ont poussé dans le même sens, et les classes « modernes » sont rapidement devenues des classes de second rang.
Né de gauche, le lycée de 1902 est ainsi devenu une valeur de droite. Il aura vécu plus de soixante ans, et jusqu’au bout le « classique » aura été synonyme d’excellence, le « moderne » d’enseignement au rabais. En 1943, il n’y avait plus débat depuis longtemps ; la coalition du conformisme bourgeois et du corps professoral imposait aux esprits que la formation des futures élites passât nécessairement par le latin. Maurras n’avait plus guère de terrain pour polémiquer, si ce n’est rétroactivement, contre les antécédents de la réforme de 1902.
La critique de l’enseignement du latin n’est pas chose nouvelle. Les encyclopédistes dénonçaient déjà son caractère inutile et la somme de fastidieux efforts qu’exigeait son apprentissage. Porté par l’Église, le latin était alors volontiers décrit par les Lumières comme l’instrument d’une pédagogie de la soumission et de l’obscurantisme. Plus tard, le romantisme tentait un rejet global de tout ce qui est classique, les humanités latines comme le Grand Siècle.
Les positions inverses sont bien connues, et leur puissance de conviction limitée. Pour certains hommes d’Église, la transmission du latin était perçue comme inséparable de la transmission de la foi chrétienne, l’une ayant accompagné l’autre dans tous les pays d’Europe depuis dix-sept siècles et plus. Après la tourmente révolutionnaire, un Joseph de Maistre prend violemment parti contre l’enseignement des sciences, qui avait quelque peu été substitué à celui du latin, l’accusant de mener les jeunes esprits droit à l’athéisme.
Cependant le compromis était déjà trouvé avant la Révolution. Le De Viris de l’abbé Lhomond date de 1779 ; son latin n’y est pas celui de la messe, c’est celui des hommes illustres de la République romaine, grandes figures de vertu et de courage propres à édifier les jeunes âmes. Il continuera d’être utilisé jusque après 1960, tant que durera le système Steeg-Buisson…
Ceci explique que nombre de révolutionnaires, même parmi les plus enragés, usèrent et abusèrent de références latines, et que le bilan pédagogique des années 1791–1814 ne révèle qu’une influence limitée des thèses encyclopédistes les plus radicales. D’où, sans doute, le jugement de Taine, voyant derrière la révolution une influence des « classiques », idée si vivement contestée par Maurras.
En fait, la « ligne Lhomond » resta consensuelle pendant très longtemps, bien au delà de l’Empire et de la Restauration. La contestation romantique ne mit pas fin aux références mythologiques et gréco-latines, se bornant à leur ajouter, à leur superposer, d’autres modèles, médiévaux ou récents. Les principales attaques vinrent au contraire du sein même de l’Église ; les ultramontains, conduits par l’abbé Jean-Joseph Gaume, dénonçaient dans ce latin des vertus de la République romaine les ingrédients du retour du paganisme. Face à ce courant, c’est le gallican modéré et mondain que fut Mgr Dupanloup qui l’emporta. On ne connaît plus guère l’œuvre pédagogique remarquable de cet homme dont le souvenir se limite aux exploits recensés par certaine chanson grivoise. Dupanloup fut à l’Histoire sainte ce que Lhomond fut au latin. On peut voir en lui le principal architecte de la culture de la bonne bourgeoisie de la Troisième république, cet ensemble de codes sociaux assurant sa reproduction, dans lequel culture classique et tradition chrétienne étaient réconciliés, mais ravalés au rang de simples signes de reconnaissance de classe.
Vers 1880, alors que le régime républicain s’affermit, les pédagogues restent traumatisés par le désastre de 1870 : en quoi, et pourquoi, le soldat prussien était-il mieux formé que le soldat français ? Dans ce contexte où il faut se relever, faire la réforme intellectuelle et morale (Renan fut l’élève de Dupanloup…) apparaît une nouvelle génération de critiques vis-à-vis du latin, où le rapport à la religion n’a plus aucune part, où il n’est plus question que d’efficacité de l’enseignement. Le chef de file de cette école est Raoul Frary, qui démolit méthodiquement tous les arguments avancés pour défendre le latin. Non, dit-il, l’Histoire ancienne ne forme pas plus les vertus civiques que la pratique des déclinaisons ne forme l’agilité de l’esprit ; non, la connaissance des mots latins n’aide pas à mieux maîtriser le français, pas plus que la structure de la phrase latine n’aide à penser clairement. Ces arguments seront largement utilisés par les promoteurs de la réforme de 1902.
Maurras cite Frary en passant ; et c’est peut-être en pensant à lui qu’il lâche son jugement final de « pauvre d’esprit ».
Il convient cependant de noter que le lycée d’après 1902, s’il a conservé le latin et son prestige, en a fortement diminué la qualité. On a rapidement cessé de voir des élèves de classe de rhétorique lire Tacite à livre ouvert et réciter tout Ovide par cœur. Les surdoués des humanités classiques qu’étaient Arthur Rimbaud, Charles Maurras ou Paul Valéry sont de la génération d’avant. Plus aucun auteur né au vingtième siècle ne tirera naturellement son inspiration d’une vaste culture mythologique et gréco-latine acquise sur les bancs du collège.
Quant à la mort rapide du latin après 1970, il ne faut pas y voir que l’effet naturel de l’ouverture de l’enseignement secondaire à l’ensemble de la population ou celui de la pression de l’environnement économique en faveur de l’apprentissage des langues vivantes et des sciences. Si le latin est tombé si facilement, comme une brassée de feuilles mortes restées trop longtemps accrochées à leur branche, c’est que le système Dupanloup était caduc, et avec lui bien entendu son ancêtre Lhomond. Les classes dominantes avaient acquis d’autres canons de reconnaissance qui ne leur devaient plus rien. La concomitance de l’arrivée de la pilule contraceptive et du concile Vatican II a simplement révélé ce changement de vêture qui était à l’œuvre depuis bon temps.
En renonçant au latin, l’Église conciliaire pensait sans doute se concilier ses ouailles fugueuses… qui n’ont fait que fuguer plus vite, ouvrant la voie à une ère de consommation hédoniste, de culte sécularisé de l’efficacité économique et d’individualisme tant moral que matériel. Le latin ne s’était perpétué que comme oripeau du conformisme bourgeois, et il n’aura pas même pu esquisser un geste de vie quand la défroque fut déposée.