De la condamnation romaine, L’Action française rend compte dans son numéro du 9 janvier 1927 par un article de Maurras intitulé « L’Action française condamnée — les documents et les faits ». Dans le recueil L’Action française et le Vatican, l’article se compose, après une courte introduction, de quatre parties :
- Le décret de condamnation ;
- une lettre du pape au cardinal Andrieu, qui parce qu’elle est publique tient lieu de lettre d’accompagnement du décret ;
- l’article de Charles Maurras proprement dit ;
- dans le recueil est reproduite en note une circulaire de Maurras à la presse parisienne du 8 au soir, qui recoupe largement le texte de l’article, sans doute reproduite par souci d’exhaustivité.
Article décevant ? il n’apprend rien de bien nouveau, chacun campant sur ses positions : Pie XI condamne, en soulignant dans sa lettre au cardinal Andrieu qu’il entend être obéi et donner des ordres aux catholiques français engagés en politique au nom des implications morales de leur attitude publique ; Maurras et l’Action française répondent que la politique française ne regarde pas Rome tant que la foi ou la morale n’y sont pas engagées, comprises comme préservant la juste liberté politique des peuples.
Les deux vues sont donc inconciliables ; elles sont, de plus, compliquées d’arguments secondaires : le premier texte d’Andrieu contre l’A.F. reproduisait des brochures de propagande adverse et était, sur plusieurs points repris par Rome avant la condamnation, faux. De plus, même le plus sourcilleux des calotins moralistes serait bien en peine de comprendre pourquoi Les Amants de Venise scandalise l’Église au point de faire condamner le livre ; le soupçon de Maurras qu’on n’aurait lu que le titre de son ouvrage avant de le condamner paraît plausible.
Du côté romain, on est visiblement irrité que l’A.F. persiste à discuter en raison les arguments pontificaux et ne se soumette pas purement et simplement comme le ferait une feuille paroissiale ou un journal diocésain. De plus, les mises en cause de divers services romains sont comprises, peut-être pas tout à fait à tort, comme des réponses au pape jugées d’autant plus inadmissibles qu’elles sauvegardent une révérence toute extérieure.
À tout cela s’ajoute dans notre texte d’aujourd’hui une controverse où chacun tente de tirer à soi la mémoire de Pie X — on sait que Maurras reviendra en 1952 à la figure de ce pape qui aura entre temps été béatifié.
Au milieu de tant d’incompréhensions, ce qui frappe le plus, c’est peut-être la lettre de Pie XI au cardinal Andrieu. Ce ton de paternalisme onctueux qui veut traiter dans le champ politique les catholiques français en mineurs, pour ne pas dire en enfants à guider et à gourmander, ne surprend guère. On le trouverait dans quantité de documents plus anciens. Ce qui est plus surprenant, c’est que le pape lui-même l’emploie sans voir qu’en ces années 1920 il traduit surtout l’impuissance de l’Église à avoir prise sur la réalité politique, alors même que c’est le champ où Pie XI prétend l’engager.
Sans doute, les censures romaines auront un effet important. Les consciences catholiques que Pie XI voulait apaiser vont se trouver durablement troublées, les familles désunies, certains fidèles éloignés de l’Église. On n’aura pas ici la cruauté de rappeler devant la mémoire du pape que l’on juge un arbre à ses fruits, dit-on…
Plus politiquement, il n’est pas rare d’entendre imputer à la condamnation romaine un mauvais coup dont l’A.F. ne se relèvera jamais vraiment. Cependant, si l’on veut bien regarder au delà du cas particulier de l’A.F. dans les années 20 et 30, c’est la dernière fois que l’Église romaine croira pouvoir se permettre d’intervenir directement dans la politique française en y employant ce mélange de menaces brandies puis de sanctions brutales et d’onctuosité paternelle doucereuse, mélange qui était peut-être possible un siècle ou deux avant, mais qui semble presque insultant à des consciences politiques plus contemporaines. Et cela sans que jamais le pape ou ses conseillers ne semblent conscients du caractère révoltant de la parole pontificale ainsi portée, parole qui semble même souvent, à tort ou à raison, d’une rare hypocrisie. Ce ton romain-là ne survivra pas à la condamnation qu’il prononce en janvier 1927. Autrement dit : c’est bien l’A.F. qui l’emportera. Victoire désastreuse, trop lente durant un long pontificat, victoire qui ne sera complète que lorsque Pie XII achèvera de liquider, en même temps que les illusions diplomatiques qui la sous-tendaient, la politique de son prédécesseur à l’égard de l’A.F. et de la France ; nous serons alors à la toute veille d’une nouvelle guerre.
Peut-être même cet épisode français où la voix de Rome parut à la fois inobéie dans les faits, désastreuse dans ses conséquences et incompréhensible à beaucoup n’est-il pas complètement sans rapport avec le caractère inaudible qu’aura la voix d’un nouveau pape à qui l’on reprochera tant ensuite, et pas toujours sans arrières-pensées, d’avoir trop peu parlé ou parlé trop bas.