Réussir le coup de force

Les années 1908 à 1910 peuvent, a posteriori, être qualifiées d’âge d’or de l’Action française.

Le mouvement s’affirme, séduit, recrute, innove, multiplie les actions spectaculaires ; le journal, devenu quotidien, étend son audience ; des intellectuels de renom se rallient ; tous les voyants sont au vert, il n’y a encore eu ni crises, ni scissions, ni déchirements…

Royalistes de tradition et nouvelles recrues du royalisme se côtoient et se sentent portés par une dynamique de succès et d’expansion. Appelant de leurs vœux la restauration, laquelle implique mécaniquement la chute de la troisième République, ils sont d’autant plus portés à imaginer cette échéance, et à la sentir toute proche, que le Prince en exil leur témoigne sa sympathie et semble déterminé à agir.

Comme ce n’est pas par la voie électorale que l’on peut venir à bout d’un régime fondé sur l’élection, l’Action française n’hésite pas à en appeler au coup d’État, mieux, à se présenter et à se définir comme un mouvement préparant à ciel ouvert ce coup d’État de salut public. Les matériaux de l’argumentation sont publiés dans la revue au début de 1908, puis réunis en 1910 dans une brochure qui fera grand bruit : Si le coup de force est possible.

Cette phrase à mi-chemin entre l’interrogation et l’affirmation contient toute l’ambiguïté qui marquera l’évolution du mouvement dans les trente années qui suivront. L’Action française restera toujours au milieu du gué, osant, n’osant pas. Et lorsqu’en 1925 l’édition dite définitive de l’Enquête sur la monarchie reprendra en appendice le texte (inchangé) de Si le coup de force est possible, celui-ci n’aura plus qu’une valeur incantatoire.

La brochure de 1910 est signée conjointement par Charles Maurras et Henri Dutrait-Crozon, pseudonyme de Georges Larpent et Frédéric Delebecque, deux officiers polytechniciens auxquels on peut attribuer les éléments les plus techniques du texte.

Qu’en penser un siècle plus tard ? Le coup de force était-il réellement possible ? Le sera-t-il un jour ?

En 1908, les plus âgés se souviennent de la Commune, les autres ont connu le boulangisme, et une dernière tentative de coup d’État, sur un mode plus burlesque, eut lieu à l’été 1899, aboutissant à l’exil de Buffet et de Lur-Saluces, ainsi qu’à la mascarade de « Fort Chabrol ». Puis plus rien, jusqu’au 6 février 1934… auquel les dirigeants de l’Action française n’ont manifestement pas vraiment cru. Et cette pusillanimité devant l’unique occasion de coup de force qui se soit présentée depuis 1910 provoquera crises et démissions en cascade, et la fameuse accusation « d’inaction française »…

Et pourtant, les recettes de 1910 finiront par marcher, pratiquement mot pour mot ! Ce fut à Alger, le 13 mai 1958, mais au profit du général de Gaulle. Les répliques du 24 janvier 1960 (la journée des barricades) et du 23 avril 1961 (le putsch des généraux) ne connaîtront pas le même succès. Et depuis, plus rien, sinon le gros monôme étudiant de mai 1968 ; cinquante ans après les soubresauts d’Alger, le coup de force a disparu du paysage politique, de tout l’imaginaire politique.

Personne ne semble envisager qu’il puisse à nouveau s’en produire un. Ce sont des séquelles d’un ancien temps de barbarie… que seuls peuvent encore connaître quelques pays lointains, mais certainement plus jamais en Europe. D’ailleurs, l’ONU veille, condamne, intervient… non, décidément, le coup d’État n’est plus de notre monde où la démocratie avancée a triomphé. C’est une certitude !

Qu’on nous permette de ne pas la partager. Tout peut arriver, car tout est déjà arrivé… et la lecture de Si le coup de force est possible nous fait voir que les objections de bon sens que l’on ferait fuser aujourd’hui si on en évoquait l’éventualité ne sont guère différentes de celles qu’exposait et réfutait Maurras en 1908.

Autant que le texte, ce qui l’encadre mérite attention. En exergue, un hommage aux plus radicaux des anarcho-syndicalistes ; en appendice, un écho du congrès d’Action française de 1909, où il est proclamé qu’il ne faut pas perdre son temps à tenter de convaincre les bourgeois conservateurs parce qu’ils auront toujours peur de bouger, qu’il faut laisser chez eux les « bons messieurs et bonnes dames », qu’il ne faut recruter que des « français actifs » prêts à marcher pour prendre le pouvoir par la force…

Au fil des ans, l’Action française aura quelque peu tourné le dos à ce programme révolutionnaire, pour se laisser enfermer par le conservatisme et l’immobilisme tant dénoncés aux origines, ce que lui reprocheront bon nombre de ses dissidents. Cependant ce programme ne sera jamais totalement oublié, et il aura contribué à donner espoir, et parfois illusion, à des générations de militants.