Ce qu’il y a de plus fort et de plus faible au monde, et qui reste, aux derniers jours de l’année 1941, le seul et dernier recours que Maurras parvienne à distinguer, alors que la guerre la plus furieuse et la plus implacable fait désormais rage dans le monde entier, c’est… le cœur de l’homme.
Le cœur de l’homme ? Voilà une abstraction bien incertaine et bien insaisissable, qui n’a rien de politique, encore mois de mobilisateur pour une opinion déboussolée. Et l’homme de 73 ans qui émet ce jugement pessimiste et désabusé est bien le même qui, à longueur d’éditorial, exhorte chaque jour les Français à faire bloc autour du gouvernement de Vichy pour reconstruire le pays et préparer la revanche, sur le modèle de ce que réussirent à faire les Prussiens après Iéna.
Aujourd’hui, dans notre confort d’observateurs connaissant la suite des événements, il est pour le moins malaisé de porter un jugement serein sur la validité de ce « pari politique » que prit Maurras et qu’il développa dans sa théorie de la « Seule France ».
Ce qui était jouable six mois après l’armistice, au moment de l’arrestation de Laval, pouvait encore le rester quand parut le livre portant ce titre, en avril 1941. Mais qu’en était-il le 22 juin, lorsque la Wehrmacht entre en URSS ? Et a fortiori qu’en reste-t-il le 7 décembre, quand les Japonais fondent sur Pearl Harbor ?
On connaît Maurras l’obstiné, celui qui ne dévie jamais de la ligne politique qu’il a choisie. Et c’est bien ce qu’il fait, en cette fin 1941, dans chacun de ses articles. Plus les événements apparaissent contraires, et plus il clame qu’il faut serrer les rangs, rester hors du conflit, ne penser qu’à la seule France et à son futur redressement.
Mais certains connaissent aussi le Maurras poète, l’auteur de contes et de fictions, où il est parfois loisible de discerner l’envers du discours public, le doute intérieur, voire une certaine moquerie de soi-même. Et ce sont souvent aussi les textes les plus aboutis, les mieux ciselés, les plus percutants.
Ainsi en est-il sans doute des Inscriptions sur nos ruines, qui paraît le 26 décembre 1941. Maurras n’y évoque la guerre présente que pour mieux parler de la guerre en général, de la fatalité qui pousse les hommes à s’entre-détruire, et de ce fantastique aiguillon de l’intelligence et de l’invention qui naît de la volonté de jeter toutes ses forces dans la bataille pour vaincre ou ne pas se laisser vaincre.
Jamais sans doute, depuis les quarante ans et plus pendant lesquels il a ferraillé contre le pacifisme français et la puissance allemande, il n’a évoqué la guerre avec tant de détachement et de sérénité. Dix-huit mois après un désastre militaire sans précédent, Maurras voit la France à travers les ruines qui parsèment la Provence, témoignages des orgueilleuses Cités de jadis, un jour mises à bas par de nouveaux envahisseurs. Et un jour reconstruites, par d’autres, au fil des siècles.
Cet article était peut-être esquissé depuis plusieurs mois. C’est en tous cas ce qu’il semble à la manière elliptique dont Maurras évoque l’actualité militaire ; la chronologie en est comme cryptée, les faits saillants estompés, pour n’en retenir qu’une gigantesque soif partagée de sang et de fureur, dans une partie qui se joue ailleurs, au loin. Et qui pourrait aboutir, c’est le seul trait prospectif que Maurras se risque à esquisser, à la domination du monde Jaune et à l’effacement d’une Europe déchirée dans son être depuis la Réforme.
On peut imaginer (fiction ?) qu’une première rédaction date de l’ouverture du front russe, et que Maurras se soit ravisé. Puis est venue la visite de Churchill chez Roosevelt, puis la guerre du Pacifique, qui l’auraient décidé, au lendemain de Noël, à publier cet article atypique.
Inscriptions sur nos ruines est le titre donné en 1949 à un petit recueil illustré d’articles écrits pendant la guerre, l’éponyme venant en premier. En 1968, il sera repris sous le nom d’Utilitatem Calamitatis dans l’ouvrage du centenaire Critique et Poésie préparé par Pierre Varillon, ancien responsable de la page littéraire de L’Action française. Il est douteux que Varillon ait inventé ce titre ; ceci corroborerait l’hypothèse qu’une première version, sous cet intitulé, ait sommeillé quelques mois dans les papiers de Maurras.
→ Le site archéologique de Saint-Blaise, évoqué par Maurras dans ce texte.