Maurras en termine avec son œuvre de critique lorsque la revue Minerva cesse de paraître, en 1903. Cependant il y reviendra de temps à autre, au gré des sollicitations qui ne manquèrent pas d’être nombreuses ; ainsi ses recueils tardifs, pour l’essentiel constitués d’articles publiés au temps de ses jeunes années, sont-ils parsemés de productions de l’âge mûr : ses textes sur Dante, Stendhal, ou Platon, en sont les exemples les plus représentatifs.
Les grands auteurs de la première moitié du vingtième siècle n’auront donc guère été commentés par Maurras. Paul Valéry, prosateur prolixe mais dont la production poétique, pourtant d’une grande concision, fait le phare incontesté de cette période, n’échappe pas à la règle. Le Dictionnaire politique et critique ne contient aucun article à son nom. Il semble bien que le seul texte que Maurras lui ait consacré soit une brève note parue dans L’Action française du 28 mai 1922, reprise un an plus tard dans le recueil Poètes édité par la revue Le Divan.
Ce texte a une histoire. Le Divan paraissait deux fois par mois. Le numéro 78, de début mai 1922, se terminait par cette annonce :
Le prochain numéro du Divan (15 mai) sera consacré au poète le plus original et le plus représentatif de notre époque : M. Paul Valéry.
Autour du nom de l’auteur de La Jeune Parque et de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, nous pensons réunir dans notre sommaire les noms de la comtesse de Noailles, Louis Artus, Jacques-Émile Blanche, Charles du Bos, Marcel Boulenger, Lucien Dubech, Lucien Fabre, Léon-Paul Fargue, André Fontainas, André Gide, Edmond Jaloux, André Le Bey, François Le Grix, Camille Mauclair, François Mauriac, Charles Maurras, Francis de Miomandre, Albert Mockel, Henri de Régnier, Jacques Rivière, Jean-Louis Vaudoyer, Francis Viélé-Griffin.
Maurras était donc annoncé, et qui plus est Le Divan était une revue amie. Cependant, alors que tous les autres auteurs pressentis et quelques nouveaux remirent leur copie à l’heure, Maurras n’en eut pas le temps, et fit paraître son texte une semaine plus tard dans L’Action française. Était-ce là un signe de désintérêt ? Il ne le semble pas, car son article est extrêmement élogieux pour Paul Valéry, très sincèrement élogieux ; ce ne sont pas des compliments de circonstance. Mais manifestement Maurras n’en avait pas fait une priorité.
Les deux hommes n’ont sans doute eu que des relations rares et assez distantes. On connaît la célèbre dédicace que Valéry fit à Maurras : « Les mêmes déesses nous sont chères », mais il s’agit là de politesses que peuvent se faire deux vieux séducteurs qui se croisent, sur leur septentaine, dans les couloirs de l’Académie française. Il faudrait analyser par le menu les abondants recueils de réflexions morales ou philosophiques de Valéry pour voir s’il s’y trouve des allusions, même indirectes, au corpus maurrassien. Rien de tel en tous cas n’y apparaît de prime abord.
Revenons à l’article de 1922, qui paraît peu après la publication des Charmes.
Maurras centre son analyse sur la rupture qu’opère le Valéry mature par rapport à ses poèmes de jeunesse, tout empreints d’influence mallarméenne : il y a, écrit-il, deux Paul Valéry, celui d’avant et celui d’après. Ce faisant, il marque sans l’exprimer un parallèle avec sa propre évolution, où il est vrai c’est plus Baudelaire que Mallarmé qui joue le rôle de premier modèle dont on finit par s’émanciper.
Des parallèles, tout spéculatifs qu’ils soient, pourraient d’ailleurs être tentés entre Maurras poète et Valéry poète ; entre le Cimetière marin et le Mystère d’Ulysse, il y aurait plus d’une ressemblance à mettre en lumière.
Mais le débat ouvert par Maurras concerne la filiation Mallarmé-Valéry, de nos jours présentée comme un fait d’évidence. Est-ce si clair ? N’y a-t-il pas là plutôt une sorte de faux-fuyant, de classification simpliste permettant d’affirmer ensuite que, par la grâce du surréalisme, il y eu une authentique poésie après Valéry, une autre école qui valait bien la sienne ?
Ceux qui, au contraire, inclinent à penser que Valéry est le dernier monstre sacré de la poésie française, aussi indépassable que le fut Céline, tous deux clôturant le grand livre de la littérature entendue comme art unique qui laisse après lui place au cinéma et à d’autres formes d’expression, ne vont pas contester à Paul Valéry le droit d’être lui-même, d’être à lui-même sa propre école.
Et si des analogies académiques peuvent être trouvées entre L’Après-Midi d’un faune et La Jeune Parque, rien de tel ne subsiste quand on regarde les poèmes courts et, s’agissant de Mallarmé, les plus tardifs ; ceux qu’on embrasse d’un seul coup d’œil, seuls sur leur page, ceux qu’on s’essaye à retenir et à faire chanter dans sa mémoire.
Quoi de commun entre l’euphonie heurtante et syncopée du Billet à Whistler et l’harmonie suave et enchanteresse qui se dégage de la Dormeuse, du Vin perdu ou du Rameur ? Même si chaque lecture ouvre à leurs sens cachés comme un nouveau tiroir, la première nous y donne déjà un message clair et explicite que la mélodie des mots accompagne et enchante au lieu de l’obscurcir. Cela, Maurras l’avait bien noté, dès 1922.