À la fin de l’année 1898, Maurras publie les Trois idées politiques, une brochure qui sera rééditée en 1912 avec des modifications très marginales, puis reprise sans changement en 1922 et 1928 dans Romantisme et Révolution, enfin dans les Œuvres capitales composées en 1952. Or c’est dans cette simple brochure que Maurras définit, à l’âge de trente ans, sa méthode d’analyse en politique, le fameux empirisme organisateur qu’il décèle et théorise chez Sainte-Beuve. Et il n’y reviendra plus.
Car non seulement Maurras ne fera pas évoluer le texte des Trois idées politiques pendant 54 ans, mais il n’en détaillera pas le contenu dans d’autres ouvrages, ne le fera pas vivre et respirer au gré des circonstances historiques. Ce que l’on a appelé ensuite « la méthode maurrassienne », et enseigné en son nom, de son vivant et après sa mort, tient en quelques pages rédigées alors qu’il est encore peu connu et pas encore entièrement acquis au royalisme. Tout ceci mérite examen !
Nous publions le texte de l’édition de 1912, dans laquelle Maurras s’en explique, mais ce retour sur lui-même ne vaut que pour les 14 premières années :
L’année 1898, traversée d’agitations profondes, ne pouvait manquer d’introduire la politique et la religion dans ses trois grandes commémorations littéraires : le centenaire de la naissance de Michelet, le cinquantenaire de la mort de Chateaubriand, l’érection du buste de Sainte-Beuve. Mes réflexions d’alors aboutirent à des conclusions générales qui n’ont pas perdu tout leur intérêt aujourd’hui, car elles ne furent pas étrangères à la fondation de notre Action française sept mois plus tard. Je leur dois mes relations intellectuelles avec quelques-uns de ceux dont je suis le collaborateur depuis quatorze ans.
Il me paraît bien vain d’y changer grand’chose, hormis quelques paroles aiguës que j’ai plaisir à effacer. S’il fallait tout récrire, je n’aurais pas de peine à m’abstenir d’un certain courant d’épigrammes. L’expression d’un sentiment qui se cherchait encore côtoie ici, à chaque ligne, le formulaire d’une pensée qui se trouvait.
Des « conclusions générales qui n’ont pas perdu tout leur intérêt aujourd’hui », un « sentiment qui se cherchait encore » et une « pensée qui se trouvait », voire ! Maurras en restera là pendant encore 40 ans, alors que nombre de ses disciples et continuateurs feront de l’empirisme organisateur l’alpha et l’oméga de l’enseignement de leur Maître.
On remarquera aussi qu’à propos de ces trois grandes commémorations littéraires de 1898, Maurras n’a pas évoqué que la politique ; il parle de politique et de religion. Car dans les Trois idées, on trouve explicitement le résumé annonciateur de ce que sera la position religieuse de Maurras toute sa vie durant : dénonciation du déisme, de toutes les déclinaisons romantiques, individualistes ou modernistes du christianisme, et à l’inverse éloge du catholicisme, force d’ordre et de civilisation. Or sur ce thème-là, Maurras ne changera certes pas de ligne, mais il y reviendra maintes et maintes fois, argumentant sans cesse, revenant sur chaque phrase, chaque mot, développant à satiété chaque argumentaire ; pour rassurer ses soutiens catholiques, pour ne pas indisposer l’épiscopat, combien aura-t-il pris de précautions, combien de fois se sera-t-il justifié, parfois bien laborieusement, combien aura-t-il mis d’eau dans son vin !
Rien de tel n’aura été jugé nécessaire pour préciser ce qu’est l’empirisme organisateur.
Mais laissons à Maurras le soin de présenter ces Trois idées :
Je ne traite pas de Chateaubriand, de Michelet ni de Sainte-Beuve ; mais on n’a point traité de Sainte-Beuve, de Michelet, ni de Chateaubriand dans les solennités dont ils ont fourni le prétexte.
Je veux parler de ce qui fut l’unique sujet des discours et des écrits publiés à propos de ces trois écrivains. Je dirai quel sens politique peut être sans erreur prêté à leurs ouvrages. Ce n’est pas de ma faute si on leur en a prêté un.
Que les partis en quête d’un aïeul représentatif se trompent parfois de grand homme, je n’y peux rien non plus ; ils m’auraient épargné de relever l’erreur s’ils l’eussent d’abord évitée. Comme disent les philosophes, tout cela m’est donné. Mais, sur cette donnée, je me préoccupe d’avoir raison ; ils me semble douteux que ces réflexions souffrent de conteste sérieuse.La vieille France croit tirer un grand honneur de Chateaubriand, elle se trompe. La France moderne accepte Michelet pour patron, mais elle se trompe à son tour. En revanche, ni l’une ni l’autre des deux Frances ne nous montre un souci bien vif de Sainte-Beuve ; c’est encore une faute, un Sainte-Beuve peut les remettre d’accord.
Que dire cent dix ans plus tard ! Les « deux Frances » existent toujours ; Chateaubriand et Michelet sont bien oubliés, mais les erreurs que Maurras dénonçait n’ont pas changé de nature. D’un côté, la délectation d’une nostalgie délétère, la fuite dans la fiction d’un âge d’or mythique ; de l’autre, la sensibilité érigée en principe de vérité et de progrès. De méthode, de rigueur, de leçons d’Auguste Comte ou de Sainte Beuve, point. Pendant quelques décennies, le flambeau de la « méthode » aura été porté, paradoxalement et tragiquement, par le marxisme ; le marxisme tombé, nous en sommes revenus, camp pour camp, erreur pour erreur, à la situation décrite par Maurras en 1898.
Et ce ne sont pas, hélas, les plus en vue des « maurrassiens » qui, ce dernier demi-siècle et déjà auparavant, auront poursuivi l’œuvre de Sainte Beuve et contesté son terrain au marxisme ; si telle a effectivement été l’ambition affirmée par toutes les générations d’étudiants d’Action française qui se sont succédé, leurs aînés se sont au contraire complu et noyés dans une démarche de « vieille France qui se trompe », de pâle copie différée de l’erreur de Chateaubriand !
Remettre d’accord la vieille France et la France moderne ; l’enjeu n’a pas changé. Relisons le texte de 1898 ; c’est incontestablement Sainte-Beuve, surclassant Auguste Comte, qui est la pierre angulaire des Trois idées. C’est sur lui qu’il faut reprendre l’analyse.
Car sur Chateaubriand et Michelet, Maurras renouvelle et synthétise des jugements déjà émis de son temps, par Taine bien sûr, et plus près de lui par Pierre Lasserre. Mais sur Sainte-Beuve, il innove entièrement. Avec une ambition épistémologique quasiment prométhéenne ! L’empirisme qu’il définit n’est pas seulement organisé, ce qui serait déjà beaucoup, mais organisateur, ce qui lui donne des allures de thaumaturgie. C’est l’instrument de la « réforme intellectuelle et morale » appelée par Renan après le désastre de Sedan, c’est le cicérone de L’Avenir de l’intelligence, qui suivra les Trois idées de quelques années.
Faut-il, pour en retrouver la trame, réhabiliter aujourd’hui Sainte Beuve ? L’auteur des Lundis est aujourd’hui bien oublié, et l’on se souviendra plus aisément de Volupté ou de Port-Royal. L’étude et la critique littéraires sont des genres bien passés de mode. Il ne reste de Sainte-Beuve que le récit de ses aventures amoureuses avec Madame Hugo…
Déjà, de son temps, il fut abondamment brocardé et caricaturé. Le coup de grâce lui fut donné par Marcel Proust qui, dans son célèbre essai Contre Sainte-Beuve, proclame l’autonomie de l’œuvre par rapport à l’auteur, affirmant que celle-ci sait parfois jaillir d’elle-même, surpassant aussi bien la conscience que tous les déterminants sociaux ou culturels de celui-là.
Sainte-Beuve avait en effet imposé l’idée que l’étude de l’écrivain doit précéder celle de l’œuvre, et que la première prédétermine la seconde. Travailleur acharné, il était capable de compiler en peu de temps (ses articles paraissaient chaque lundi) une quantité invraisemblable de documentation et avait ainsi éclairé d’un jour nouveau nombre d’œuvres et de personnages littéraires que l’on n’avait avant lui considérés qu’au premier degré.
Mais l’empirisme organisateur que décrit Maurras va bien au-delà de ce parti-pris, qui n’en est qu’un des composants. Et par ailleurs il est clair qu’à trop suivre la démarche de Sainte-Beuve, à ne faire que cela, et sans l’énorme investissement intellectuel auquel il s’astreignait, on en vient au travers sartrien et moderne de ne juger une œuvre que par l’origine ethnique ou les préférences politiques et sexuelles de son auteur ; si c’est contre cette dérive que Proust voulait nous mettre en garde, il n’y aura pas de mal à le réconcilier avec Maurras !
Et en tous cas, à donner le goût de redécouvrir Sainte-Beuve, et l’impérieuse nécessité de se donner une méthode en politique.