Le fondateur de l’Action française, Henri Vaugeois, meurt en pleine guerre, le 11 avril 1916. Dans l’éditorial qu’il publie le lendemain, Charles Maurras rappelle tout ce qu’il doit à son ami, qui était son aîné de quatre années, cet homme d’action et de commandement, cet esprit de synthèse qui possédait « une espèce de grâce [qui] supprimait tous les intermédiaires inutiles, ces béquilles qui servent au commun pour penser ».
On connaît peu Henri Vaugeois, si tôt disparu. On le connaît beaucoup moins que Léon Daudet ou Jacques Bainville. On ne l’associe pas spontanément à l’histoire de l’Action française ou à celle du royalisme, on sait peu de chose du rôle qu’il y a effectivement joué.
Pourtant, à la réflexion, ce rôle fut sans doute considérable, mais davantage par le vide que laissa sa disparition que par la dynamique des premières années. Celles-ci nous sont essentiellement connues par les souvenirs qu’en ont laissé ses amis, notamment Maurras dans le Signe de Flore.
Henri Vaugeois ne fut pas que le fondateur de l’Action française. Il en assura ensuite la direction, le pilotage, la cohérence entre l’action militante et le combat des idées. On peut se risquer à dire qu’à cette fonction centrale, il ne fut jamais remplacé.
Après la mort de Vaugeois, Maurras qui avait acquis sur ses compagnons un primat intellectuel indiscutable, fut naturellement appelé à être, aussi, le capitaine du navire, le seul maître à bord. Et la « gouvernance » changea profondément de nature. Maurras le reconnaîtra, longtemps après, dans sa Tragi-Comédie de ma surdité.
Il est clair qu’après la saignée de la Grande Guerre, si l’Action française continue de séduire quantité d’esprits jeunes et brillants, elle sait de moins en moins les conserver, et elle ne rallie plus guère d’esprits confirmés. Bien des raisons ont été invoquées pour expliquer cette impuissance qui va s’aggraver au fil des années, et il serait bien puéril de n’y voir qu’un effet de la disparition d’Henri Vaugeois ! En revanche, un enchaînement de causes indirectes peut être proposé.
Il y a eu entre Maurras et Vaugeois comme un partage des rôles, une connivence peut-être plus fortuite que pensée. Entre le républicain nationaliste et le jeune félibre fédéraliste, il y a d’abord la recherche commune d’une solution à la crise politique, intellectuelle et identitaire née de l’Affaire Dreyfus. Tous deux concluent à la Monarchie et à l’Ordre, Maurras le premier, et il convainc sans peine son ami. Mais Maurras laisse à Vaugeois le soin de faire la traversée complète ; l’anticlérical républicain qu’était Vaugeois devient catholique et royaliste. Devant ses contemporains, il est un chef entier, l’organisateur du mouvement, pleinement cohérent avec ses convictions.
Maurras, au contraire, reste sur la ligne de crête de l’agnosticisme. Et s’il décide de « rentrer en politique comme on entre en religion », il le fera en polémiste, en homme de lettres et de culture ; à Maurras le génie flamboyant de la création, à Vaugeois la conduite des affaires.
Maurras ne changera pas après la disparition de Vaugeois. Il n’en revêtira pas la tunique. Il restera ce qu’il est, félibre, agnostique, inclassable. Pour conserver ses troupes catholiques, pour rassurer l’épiscopat, il devra redoubler d’efforts, de justifications, de contorsions. Il ira jusqu’à se dédoubler, mettant en scène sa propre incapacité d’aboutir, dans Le Mystère d’Ulysse, dans Le Mont de Saturne.
En ce sens, Vaugeois aura largement façonné le profil politique, le personnage de Maurras. Ils furent comme deux chevaux tirant l’attelage. Et lorsque l’un disparut, le second ne changea pas de place pour se mettre au centre. Partielle certes, cette interprétation de l’histoire de l’Action française ne manque pas de séduire ; doit-elle être poursuivie ?