Quand Malraux encensait Maurras

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Nous avons publié ici-même la dissertation sur la Jeune Captive d’André Chénier rédigée en 1883 par le collégien Charles Maurras. Les bons pères du collège d’Aix avaient quelque peu censuré le poème, et le jeune Maurras, instruit par leurs prudes précautions, avait décrit la prisonnière Aimée de Coigny sous les dehors de la plus parfaite innocence.

Or, en 1902, on découvre les Mémoires qu’Aimée de Coigny avaient consignés en 1817. Ils sont publiés et Maurras en tire un article qui paraît dans la Gazette de France en juillet de cette même année, et qui sera repris en 1905 dans L’Avenir de l’intelligence, sous le titre de Mademoiselle Monk.

Ce titre sera conservé dans toutes les rééditions successives de L’Avenir de l’intelligence. En 1923 Mademoiselle Monk sera publié à part, dans une petite brochure qui s’orne d’une gravure de Gorvel et d’une préface d’un tout jeune écrivain de 22 ans nommé André Malraux.

En revanche il ne sera pas repris dans les Œuvres capitales. Nous en ignorons les raisons, mais deux séries de considérations, qui se renforcent mutuellement, peuvent l’expliquer. D’une part, de nouveaux éléments sur la vie d’Aimée de Coigny ont été découverts bien après 1902, et leur prise en compte aurait nécessité des remaniements dans le texte, peut-être au détriment de sa cohérence. D’autre part, la quasi-totalité des arguments de prospective et de stratégie politique développés dans Mademoiselle Monk ont été repris, quasiment à l’identique, dans la préface de Mes idées politiques.

Si bien que Mademoiselle Monk vaut surtout aujourd’hui par la préface donnée par André Malraux à sa réédition de 1923.

Un retour sur André Chénier…

Maurras résume à grands traits, pour les lecteurs de la Gazette de France, la personnalité et la vie tumultueuse d’Aimée de Coigny, et s’attarde longuement sur le poème d’André Chénier, comme en écho à sa dissertation rédigée près de vingt ans auparavant. Il prend vivement le contrepied du préfacier des Mémoires qui nie vigoureusement toute possibilité de liaison entre le poète et sa voisine de cellule ; il affirme au contraire que cela n’aurait rien d’étonnant, arguant entre autres qu’un poète est mieux placé qu’un juriste pour comprendre l’inspiration d’un autre poète.

Poète, séducteur, mais non libertin, Maurras réagit surtout contre un certain parti-pris pudibond de la critique littéraire de son époque. Il est vrai que nous éprouvons quelque dépaysement à lire ces proses ampoulées où les perversions les plus criantes sont occultées, voire niées contre toute évidence… On est aujourd’hui tombé dans l’excès inverse. Mais au-delà de ces considérations contextuelles, ce qu’on sait de l’histoire de la prison Saint-Lazare pendant la Terreur rend l’hypothèse de Maurras fort plausible.

Pendant la première période de leur incarcération commune, Aimée de Coigny, André Chénier et leurs co-détenus ont connu un régime des plus permissifs. Mais leur gardien débonnaire, un certain Naudet, sera débarqué en prairial lorsque la Terreur entre dans sa phase ultime et paroxystique. Le nouveau directeur Bergot est un robespierriste fanatique qui instaure le règne de la délation. André Chénier y laissera sa tête, alors qu’Aimée de Coigny et son futur second mari réussiront à la sauver, on ne sait au prix de quels arrangements. Bergot sera guillotiné le 11 thermidor, et on peut se demander si le maintien en détention d’Aimée de Coigny pendant les deux mois qui suivent n’était pas destiné en fait à la protéger de quelque règlement de comptes…

La nuit précédant sa montée sur l’échafaud, Chénier compose La Jeune Captive et en fait parvenir le manuscrit à Aimée. Celle-ci ne le conserve pas, et le donne à Aubin-Louis Millin de Grandmaison, aujourd’hui connu comme savant naturaliste et archéologue, mais qui en prison était un indicateur connu et redouté. Ce geste a été interprété comme de l’indifférence, alors qu’au contraire c’était peut-être pour elle le meilleur moyen, risqué certes, de faire parvenir le poème à l’extérieur et d’assurer sa publication au cas où elle aurait été elle-même condamnée !

Rien n’exclut donc que Chénier et Aimée aient été un moment amants, au début de leur réclusion, et que la prisonnière ait conservé pour la mémoire du poète un vif attachement.

…et quelques mots sur Aimée de Coigny

Il est très difficile de reconstituer l’histoire réelle d’Aimée de Coigny. On ne peut qu’en brosser un portrait psychologique, et laisser l’imagination remplir les zones d’ombre. Nul doute que tout homme normalement constitué voudrait la rencontrer telle qu’elle était à vingt ans et la séduire. Ou plus simplement se laisser séduire par elle, car elle n’attendait pas qu’on vînt la chercher.

Mais pendant la Terreur les choses sont plus compliquées. Chacun se couvre, mène un multiple jeu, feint, ment et trahit pour survivre. Le comportement d’Aimée de Coigny, revenant à deux reprises à Paris alors qu’elle était en sécurité à l’étranger ne peut qu’obéir à des raisons obscures que nous ignorons. Contrairement à d’autres qui sont revenus par bêtise ou par crédulité se jeter dans la gueule du loup, elle savait certainement ce qu’elle faisait et pourquoi.

Ce que l’on sait d’elle provient de ses propres écrits, des Mémoires rédigés en 1817 et un roman, largement autobiographique, écrit la même année et qui ne sera redécouvert qu’en 1912. Or en 1817 Aimée de Coigny est prématurément vieillie, malade, aigrie, ruinée… ce qui jette un doute sur l’objectivité de son récit d’une vie passée toute pleine d’aventures, de faste, de séductions, d’intrigues, de commerce des grands de ce monde, de triomphes et de chutes, et sans doute aussi de turpitudes inavouables.

De tout cela, que reste-t-il ? Peut-être fut-elle l’un des modèles dont Jacques Laurent s’inspira pour imaginer sa Caroline chérie. Maurras reprend quant à lui ce qu’Aimée raconte du rôle d’intrigante qu’elle joua de 1812 à 1814 pour favoriser le retour des Bourbons. De là l’évocation de Monk, de là des considérations sur la marche et la succession des événements en politique, sur la capacité des hommes (et des femmes…) à influer sur le cours des choses.

Orléaniste tant par son histoire personnelle que par sa tournure d’esprit, devenue légitimiste sous l’influence de son amant du moment, Aimée de Coigny joua-t-elle un rôle aussi considérable que Maurras le laisse entendre, et qui lui fasse mériter a posteriori ce surnom de Mademoiselle Monk ? Ce n’est pas impossible, encore qu’il soit bien difficile de démêler l’imagination de la réalité. Il est certain qu’elle en voulait à Bonaparte et à l’Empire, et qu’elle avait l’oreille de Talleyrand ; mais que fut son rôle ensuite, notamment pendant les Cent Jours, alors que Bruno de Boisgelin, son amant, était à Gand auprès de Louis XVIII ? Nous sommes dans le domaine des supputations.

Lisons son éloge funèbre écrit par Népomucène Lemercier, qui fut l’un des participants réguliers aux dîners organisés chez Talleyrand et dont Aimée de Coigny était l’égérie, tel que le publia Le Moniteur :

Une personne qui n’avait atteint encore que la moitié de sa vie nous est enlevée avant le terme prescrit par la nature. C’était elle que chanta, dans sa jeunesse, le poète André Chénier dans son ode intitulée La Jeune Captive. La duchesse de Fleury connut, par sa situation, tout ce que l’élégance, la délicatesse des bienséances, les grâces donnaient de charmes à la cour de Versailles ; depuis que la séparation d’avec son époux lui fit reprendre le nom de son père, la comtesse de Coigny connut tout ce que la Révolution fit naître de plus intéressant, de plus solide, de plus éclairé sur les affaires et sur les personnes qui les avaient dirigées. Ce mélange d’instruction mit en valeur ses qualités naturelles et les avantages de son éducation extraordinairement soignée. Également familière avec les belles-lettres françaises et latines, elle avait l’acquis d’un homme ; mais le savoir en elle n’était jamais pédant ; elle resta toujours femme et l’une des plus aimables de toutes. Sa conversation éclatait en traits piquants, imprévus et originaux. Elle résumait toute l’éloquence de Mme de Staël en quelques mots perçants. On a lu d’elle un roman anonyme qui, sans remporter un succès d’ostentation, attacha, parce qu’elle l’écrivit d’une plume sincère et passionnée. Elle a composé des mémoires sur nos temps, et une collection de portraits sur nos contemporains les plus distingués par leur rang et par leurs lumières, qui réussirent mieux, étant vivement tracés et plus sincères encore. Nous l’avons perdu le 17 janvier 1820 ; recueillons ce qu’elle nous a laissé et pleurons-là, car son vif et rare esprit, tout brillant qu’il fût, séduisit bien moins que ne touchait la bonté de son cœur.