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Kiel et Tanger
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LE NOUVEAU KIEL ET TANGER

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Histoire de huit ans
de 1905 à 1913 1

Ce petit livre est à peu près épuisé depuis la fin de l'année 1912 après avoir vécu plus de deux ans, et d'une vie assez active. Comme l'auteur n'y fut qu'une manière de greffier et de brocheur, s'étant borné à recueillir et relier des témoignages, il aura toute liberté pour reconnaître de combien de façons ce qu'il a écrit sur la feuille a pu entrer dans les esprits, y graver des idées qui déjà créent leur mouvement.

Kiel et Tanger propose à l'opinion française un doute radical sur le point de savoir si la République peut avoir une politique étrangère. Les faits qui y sont relevés ont-ils été groupés pour une thèse antérieure aux faits ? On l'a beaucoup dit à l'auteur. On a prétendu qu'il abusait de la permission de généraliser des cas déplorables, mais accidentels. On a cru répondre à son livre en assurant qu'une mauvaise saison de la République n'était pas la république elle-même. Cependant, voici qu'hier encore, au lendemain du discours d'un ministre des Affaires étrangères, un publiciste républicain presque officieux a pu écrire : « Soyons franc ! voyons net ! la France n'a nulle politique extérieure, elle reste lamentablement passive et atone 2 » Un député, M. Leboucq, si radical qu'il en est allé à la conférence de Berne, mais resté patriote, écrit à propos du partage de l'Asie turque : « Tout se passe comme si la France n'existait pas 3 ». Un autre député socialiste, unifié celui-là, M. Marcel Sembat, publie tout un livre sur le même thème d'alarme, « Faites un roi », dit-il, « sinon faites la paix 4 », et, l'inertie profonde qu'il conseille à la France, il la motive par l'inaptitude du régime à des actions de diplomatie et de guerre. Ce livre, dérivé du mien, mais autrement dur que le mien, émeut et préoccupe tous ses lecteurs, et les jeunes républicains parient plus volontiers pour lui que contre lui. M. Édouard Herriot, le sénateur-maire de Lyon 5, M. Edmond du Mesnil, le directeur du Rappel, lui font des échos plus ou moins discrets. « Je parle pour le cas où il y aurait une diplomatie française », peut s'écrier un vétéran de l'anarchie, M. Clemenceau 6. M. André Beaunier, archi-modéré, se demande s'il va falloir opter entre « le pays et le régime » 7. Telle est l'atmosphère, tels sont les courants de l'esprit. Le temps a mûri cette idée, loin de la flétrir : vrai signe que ses causes et ses raisons d'être ont dû subsister et s'accroître. Comme dit Sembat, c'est un « énorme point d'interrogation » « tracé sur un tableau noir ». On n'en peut « détacher ses yeux ».

Je ne dis pas que ces rumeurs, même grandissantes, suffisent à me donner raison, à dissiper les objections, ni à faire fonction de preuves ; mais enfin je n'ai pas rêvé ni bombyciné au fond de l'espace vide. Un cri public, qui ressemble parfois au gémissement national, reprend nos propositions d'il y a trois ans, qui, elles-mêmes, répétaient un mot d'Anatole France en 1896, interprétant une opinion de Renan, le Renan de 1871 : « Nous n'en avons pas, de politique extérieure… Nous ne pouvons pas en avoir. » Cette constance du retour du même murmure doit au moins donner à penser.

Il y a trois ans, les républicains, à qui je m'étais fait un devoir d'adresser l'objection, ont commencé par se dérober, s'excuser et se taire, Puis, l'effet naturel d'une réflexion obsédante, aiguisée peut-être par nos défis, a fait accepter ou subir peu à peu le débat qu'ils auraient préféré ne point engager. Ils n'y ont pas brillé. Mais la lutte inégale contre la vérité ne leur aurait valu qu'une ombre de disgrâce vite oubliée, si, onze mois plus tard, la crise d'Agadir 8 n'eût énergiquement rappelé l'attention du côté de nos pronostics. Alors, et alors seulement, non par un libre effort de pensée devant la pensée, mais sous la pression matérielle des faits brutaux, la République, très fidèle aux routines fatales des gouvernements d'opinion, se résigna à s'infléchir dans le sens d'une politique « nouvelle » : son ministère « national » constitué, au bout de six mois de tâtonnement, tenta de démontrer qu'une gestion extérieure républicaine était possible en essayant de la pratiquer.

Après ce silence contraint, après de si faibles réponses, l'effort réformateur ne contenait-il pas le commencement d'un aveu ? On entreprenait du nouveau et l'on devenait national : c'était donc bien que l'ancien système tournait le dos à la nation. Mais qu'imaginer d'autre que la conclusion et l'épigraphe de ce volume quand on constate, en fin de compte, qu'un effort aussi normal, une volonté aussi naturelle, n'ont su, malgré tout, qu'échouer ?

Chapitre premier
Après trois ans

Les nouveaux appendices de cette nouvelle édition 9 recueillent l'essentiel des « défenses » de Kiel et Tanger telles que je les ai exposées au journal de l'Action française huit ou dix mois avant que les choses mêmes ne m'eussent apporté leur triste surcroît d'évidence. Le lecteur jugera si j'ai raison de dire que les premières contradictions théoriques étaient un peu frivoles.

Ces nuées ayant achevé de s'évanouir à la lumière des réalités survenues, il importe de se rappeler nos épreuves dans leur ordre de succession.

Comptons :

De tous ces faits nouveaux, le dernier est celui qui confirme le mieux ce qui avait été prévu ici : nous ne savions pas si l'Allemagne aborderait la mer latine par le Maroc, la Principauté monégasque, la Libye ou, comme on l'a annoncé depuis, par un port de Syrie, mais nous savions qu'elle y aborderait, attirée par le poids de ses destinées historiques, de ses besoins économiques et de l'ensemble même des moyens qu'elle a réunis pour y faire face. Voilà l'affaire en train ; une division navale allemande est aujourd'hui à demeure dans « Notre Mer ».

Devant ces vérifications, comment nous souvenir des faibles ironies opposées à nos craintes ? On nous trouvait absurde de croire que le plus bel empire colonial resterait fragile tant qu'il serait soutenu par une flotte négligée et par une armée réduite : quelle risée quand nous pensions qu'il était exposé à nous être aisément enlevé par l'Anglais ! Avec les cipayes peut-être ? écrivait superbement M. Hanotaux, qui me demandait encore « ce que j'en savais ». Rien, hélas ! mais le cabinet de Londres n'eut même pas à déranger les cipayes, ses instances cordiales lui ont toujours suffi à obtenir ce qu'il a voulu convoiter de nous ; et Berlin qui n'est pas classé de nos amis, ou qui même a le titre inverse, rafle ce qu'il lui plaît sans rien mobiliser : il lui suffit d'une chétive canonnière embossée au bon endroit.

On nous a extorqué ainsi 220 000 kilomètres carrés de nos possessions africaines, ce qui fait presque la moitié de la France continentale, exactement dans les conditions qui ont été décrites au chapitre XVII de ce livre, autrement dit sans coup férir : une manœuvre qui a si bien réussi à l'Allemagne peut, à la prochaine occasion, recommencer du côté anglais, avec un succès identique.

Nous avions laissé la République française entre l'Angleterre et l'Allemagne qui se disputaient son amitié avec des intrigues et des menaces. Cette situation dangereuse est devenue plus onéreuse depuis que l'Angleterre paraît incliner à admettre les avances de Berlin. Les liens de l'Entente se relâchent à l'heure où nous aurions intérêt à les resserrer 12. Le voyage du président Poincaré à Londres a-t-il amené la réaction nécessaire ? Cela supposerait de notre part bien des sacrifices nouveaux.

Les anciens ne se comptent plus depuis les origines de cette amitié plus que chère. Nos coloniaux qui n'ont vieilli que de quelques lustres ont peine à reconnaître le peuple qui lançait la mission Marchand de l'embouchure du Congo jusque vers le Haut Nil dans la même nation qui, des portes de l'Algérie, dispute péniblement le port de Tanger aux influences de l'Angleterre. De même, nos marins en se repliant sur la Méditerranée, s'étonnent d'avoir à quitter l'Océan. « Où avons-nous perdu la bataille qui explique cette déroute 13 ? » Pareil fléchissement de l'activité et de l'esprit d'entreprise serait tragique. Mais ce n'est pas le sang français qui s'abandonne, c'est notre politique qui est tombée au-dessous de nos forces. Il n'y a pas à la juger ni à la qualifier. Car, proprement, elle n'est pas. Il lui suffirait d'être pour s'épargner d'être en perte à tous les coups. Les calculs de la politique anglaise ont pu varier de valeur, changer de qualité, suivant les hauts et les bas de son heure historique ; du moins continuent-ils à bénéficier des avantages de l'existence. L'entente avec l'Allemagne ne signifie ni pacifisme ni sommeil pour le gouvernement britannique : le parlement canadien refuse-t-il trois cuirassés qu'elle escomptait, l'Amirauté les fait construire par la métropole.

Au surplus, si, du fait de la mort d'Édouard VII, par les hésitations inséparables d'un nouveau règne et par la mollesse naturelle à un cabinet radical, il a pu sembler que nous nous étions exagéré le crédit mérité par la diplomatie anglaise, ce faux semblant s'est dissipé depuis que le chef actuel du Foreign Office 14 a pris la direction de la Triple-Entente en Orient : il a mené, comme il a voulu, les bureaux russes et français dans les directions tripliciennes, qu'il s'agît de l'Adriatique ou de la Turquie d'Asie… La tutelle d'Édouard VII 15 subsiste donc sous George V, elle continue d'être la mesure de notre accord anglo-français.

D'autre part, bien que l'alliance franco-russe se soit enfin raffermie, l'esprit ne s'en est pas amélioré. Les moins civilisés continuent d'y prendre le pas sur les moins barbares. La qualité inférieure de notre gouvernement met la France dans un état d'infériorité qui peut revêtir un aspect de vassalité. Cela se reconnaît à bien des détails graves ou légers. Les ministres impériaux gardent leur chapeau sur la tête quand ils reçoivent à Cronstadt le chef du ministère républicain arrivant tête nue 16 et le tzar peut écrire au président de la République de bonnes lettres d'un ton singulièrement protecteur 17. Sur ce sujet encore, Kiel et Tanger, accusé de traiter sans égard l'alliance russe, n'avait rien dit que la vérité en des termes que l'événement rafraîchit et aiguise comme une plaie. Je persisterai donc à renvoyer le lecteur au chapitre III de ce livre.

Enfin, pour Rome et Vienne le public a dû reconnaître que l'avertissement dispersé dans nos trois cents pages ne l'aura point mal préparé à comprendre soit le résultat du jeu nuancé mais fort des Italiens, soit le brutal déploiement de la force autrichienne beaucoup moins vaine que ne l'ont cru et dit la plupart de nos publicistes uniquement férus de l'idée du partage fatal de la Monarchie dualiste. Cela peut arriver comme bien d'autres choses. Pourtant, d'autres possibles valaient d'être considérés.

Les lecteurs ont été pareillement mis en garde contre cette chimère, vieille de quarante-trois ans, d'autant plus chère aux républicains français et d'après laquelle on peut attendre, parmi les bienfaits de la paix, l'effondrement automatique de la royauté prussienne, du militarisme prussien, la libération spontanée de l'Alsace-Lorraine, sous les coups du socialisme allemand. En 1913, comme en 1910, l'empereur Guillaume maintient la paix, mais gagne toujours contre nous dans l'ordre économique, social, religieux ; quant au socialisme germain, il tend à devenir impérialiste ou dynastique : il ne peut pas ne pas subir le poids des nécessités naturelles qui associent la faim, la soif, le lucre, le goût de l'expansion individuelle à ce qui reste la condition la plus générale de leur réelle satisfaction : au bonheur de former une communauté vivace dirigée par un État fort 18. Ainsi, le socialisme allemand s'est lui-même chargé de rédiger un post-scriptum inattendu à notre XVe chapitre, intitulé Le réalisme universel.

Chapitre II
Le passé de Kiel et Tanger

Quelque inouïes que puissent paraître ces attestations concordantes d'un avenir déjà dépassé, l'auteur ne s'est jamais flatté de détenir la lunette magique ou le projecteur enchanté qui permettent de prendre possession de la nuit des temps. L'instrument employé ici est dans la main de tous. C'est un simple calcul de sagesse empirique. On doit même avouer n'avoir pu, tout d'abord, s'y confier sans hésitation.

Les doutes instinctifs ont bien duré quatre ans entiers, de 1905 à 1910.

En effet, la plupart des études parues dans ce volume il y a trois ans, étaient dès lors assez anciennes. Elles avaient été écrites au jour le jour, et publiées en feuilles volantes, pendant la crise extérieure des mois de juin-juillet 1905, que termina la démission inexpiable de M. Delcassé sur la volonté de Berlin. À peu près tous les hommes politiques ont fait, à cette époque, des séries d'articles de journaux. Beaucoup d'entre eux, M. Pierre Baudin, M. René Millet, M. André Tardieu, en ont tiré immédiatement un volume. Ceux mêmes qui n'écrivaient rien dictaient, comme fit M. Delcassé à M. André Mévil. Le public d'élite qui voulut bien s'intéresser à nos analyses de la Gazette de France et de L'Action française nous invitait à suivre l'usage et à porter nos articles chez le libraire.

Mais, justement parce que je m'étais appliqué à pousser jusqu'au fond des choses, je n'étais pas arrivé à ma conclusion générale sans le frémissement d'une forte inquiétude. Si certain que parût l'aphorisme de M. Anatole France sur l'impossibilité d'une politique extérieure en démocratie, quelque fortement corroborée que fût dans son détail cette généralité souveraine, que peut sanctionner la raison avant les épreuves du fait, j'espérais, j'attendais que la succession des affaires apportât, malgré tout, un léger démenti de hasard à cette dure nécessité idéale, et, véritablement, je n'osais consentir à croire que pareille loi pût s'appliquer inflexiblement, sans une ombre, sans un retard ni une nuance, à la série complète de tous les cas. La défiance des idées m'était surtout soufflée par la foi dans le ressort intérieur de la France. Il me fallait douter encore et voir les choses de plus près avant de servir au pays, à la dose massive d'un traité, d'un volume, une si amère leçon !

J'attendis. Mais bien loin que la suite des choses imposât des adoucissements ou des réductions, elle ne cessait d'assombrir le tracé éventuel de la carte de nos malheurs. Aux divulgations scandaleuses osées dès octobre 1905 par M. Delcassé, qui sortait à peine de charge, s'ajouta bientôt cet autre scandale d'une crise ministérielle en pleine conférence d'Algésiras, un mois à peine après l'avènement d'un nouveau président de la République. Ces secousses ne pouvaient pas faciliter une politique liée ; mais les trois années qui suivirent (1906-1909) amenèrent un nouveau ministère, d'une stabilité relative: pas plus que les temps secoués, la période stable n'apporta d'amélioration à l'ensemble du fait diplomatique et militaire français.

C'était le 21 mars 1905, autrement dit quelques semaines après Moukden, que nous avions réduit le service militaire à deux ans ; dix jours plus tard, le 31 du même mois, l'empereur d'Allemagne avait débarqué à Tanger : non seulement le service de trois ans ne fut pas rétabli sur l'heure, ni après quelque temps de mûre réflexion, mais, personne n'y ayant même songé, on ne se mit pas en peine non plus d'organiser les cadres de l'armée de réserve ni d'exercer sérieusement cette réserve dont on avait fait le nerf de l'instrument de guerre nouveau. On aima mieux s'occuper de la réhabilitation du traître Dreyfus et de la promotion de Picquart, son complice. Bien pis, les périodes de manœuvre furent graduellement écourtées, et quand le généralissime Hagron se démit de sa charge, faute de vouloir accepter la responsabilité de la défense du pays en de pareilles conditions, le monde conservateur, c'est-à-dire celui qui était converti d'avance, en fut seul alarmé, le grand public en étant à peine informé, et dans quels termes rassurants ! Un murmure courut les sphères officielles : — Qu'était-ce que ce militaire, qui se mêlait de politique et critiquait le parlement ?

Le général Hagron avait écrit à un député, M. Millevoye, dans une lettre privée du 3 août 1907 19 :

Ce n'est pas uniquement pour dégager ma responsabilité que j'ai demandé au ministre de la Guerre à être relevé de mes fonctions. Ce n'est pas pour des considérations personnelles que j'ai fait le grand sacrifice de me séparer, avant l'heure, de mes camarades de l'armée et d'abandonner une œuvre à laquelle je consacrais avec passion tous mes instants : la préparation de la Défense nationale. J'ai voulu, avant tout, pousser un cri d'alarme avec l'espoir qu'il serait entendu et compris par les pouvoirs publics et par tous les bons Français.

La guerre du Maroc, entreprise avec l'armée de deux ans, fit admirer la qualité de cette jeunesse splendide que la République tirait inépuisablement du pays ; elle montra la valeur du commandement, la perfection du canon de 75 mis en service par cet ancien État-Major qu'avait décimé l'affaire Dreyfus ; mais l'impéritie, la faiblesse, la nullité de la direction et de la gestion du ministre de la Guerre Marie-Georges Picquart, cette créature du traître Dreyfus, firent ressortir l'inanité du fantôme d'État installé par la République sur les débris du gouvernement de la France. Et pourtant le ministère était présidé par un homme qui se piquait d'énergie et qui ne craignait pas de faire le cocardier. Dès l'automne de 1907, Clemenceau dut commencer d'abandonner le sultan marocain, protégé de la France, Abd-el-Aziz, au profit de Moulay-Hafid, protégé de l'Allemagne. Les massacres de Narbonne 20 et les mutineries du 17e régiment ne compensaient pas ce revers.

L'année suivante, un acte d'énergie esquissé dans l'affaire des prisonniers de Casablanca rendit au Ministère le précieux service de masquer l'impuissance où le surprirent les événements d'Orient.

Ce fut, en juillet, le coup Jeune Turc, dont nous n'avons pas su profiter, car le parlementarisme ottoman fut maintenu dans la même sujétion austro-allemande qu'avait subie l'absolutisme d'Abdul-Hamid 21, et la pirouette que nous adressèrent alors nos amis francs-maçons ou juifs de Constantinople vint montrer une fois de plus la stérilité des idées révolutionnaires, dites françaises, pour notre influence politique réelle à travers le monde. Nous sommes la nation rédemptrice et le peuple lumière, c'est entendu, mais nous ferions mieux d'être forts.

Ce fut, en octobre, la proclamation de l'indépendance bulgare et le couronnement du tzar Ferdinand 22, événement que notre ministre à Sofia, le métèque Paléologue, ne connut, assure-t-on, que par les journaux.

Ce fut, au même mois, l'annexion définitive de la Bosnie et de l'Herzégovine à la couronne austro-hongroise…

Heure critique où, dit un écrivain républicain du Temps, M. André Tardieu, « la guerre a été la plus menaçante », mais où notre ministre des Affaires étrangères, M. Stéphen Pichon (revenu au pouvoir à l'heure où j'écris) médita « ce qu'il en peut coûter de n'être pas assuré militairement quand on a la lourde charge d'agir diplomatiquement 23 ».

Oui, trois ans et sept mois après le coup de Tanger, trois ans et quatre mois après la démission obligatoire de M. Delcassé, espace de temps prodigué en stériles luttes intérieures, la République française ne s'était pas encore « assurée militairement ». Par cette incurie du régime qui avait conservé la direction politique et diplomatique de la patrie, sans être en état d'y suffire, nous avons fait un pas de plus dans le sens de l'abandon de notre héritage matériel et moral en Orient.

Cette alerte nouvelle ainsi passée, ainsi payée, pouvait avertir encore : tout présageait qu'après 1908, comme après 1905, le coup triplicien se répéterait. Mais tout montrait aussi que l'on serait de moins en moins « assuré » pour y faire face. Le seul effet de pareils avertissements était au fond de témoigner qu'ils étaient inutiles ; d'établir qu'il n'y a rien à attendre d'aucune épreuve et que la République est le système où rien ne peut servir à rien, hormis à démontrer avec une clarté croissante, qu'il n'est bon à rien en effet, puisqu'il est incapable de rien comprendre (ou même de rien sentir) aux expériences cruelles dont il est le champ.

Notre flotte continua donc de brûler paisiblement, et nos ministres de la guerre ne s'inquiétèrent point davantage de laisser les casernes vides d'hommes ou les arsenaux démunis. En juillet 1909, le général Langlois signalait au ministre Picquart l'insuffisance de nos munitions. Il disait au Sénat en des termes volontairement adoucis, que la presse étouffa encore :

Votre responsabilité, Monsieur le ministre, est entière ; et si par malheur l'infériorité de notre artillerie conduisait la France, je ne dirai pas à des désastres, car je ne crois pas que des choses accessoires entraînent de grands effets, mais à quelques revers, si elle avait pour conséquence de faire verser à notre infanterie un sang inutile, vous en auriez la responsabilité complète…

À quatre ans de distance, revenant avec plus de clarté sur cette gestion funeste, Le Temps accusait M. Picquart d'avoir « préparé la défaite ». Ces négligences militaires se produisaient moins de neuf mois après les événements d'octobre 1908, où l'on vient de voir que nous n'étions pas « assurés militairement ». Avec la même insouciance, tout allait à vau-l'eau partout.

En matière d'excuse, pouvait-on invoquer le ralentissement ou la stagnation de l'effort ennemi ? Mais, sur des témoignages qu'on ne peut suspecter (celui, notamment, du président du Conseil des ministres d'alors, redevenu simple journaliste comme nous, M. Clemenceau 24, et de M. André Lefèvre, député radical 25), l'Allemagne a fait depuis trente ans un « colossal effort » qui annonce (en regard de « la faiblesse », de la « dispersion », du « gaspillage de notre activité défensive ») « de tels desseins méthodiques conduits vers une fin inévitable qu'il faut ou nous abandonner ou rassembler en un suprême élan toutes nos énergies » ! « L'Allemagne a dépensé 2 milliards de plus que nous pour son matériel de guerre », « la progression des dépenses militaires a été pour nous de 70 % et pour l'Allemagne de 227 % »… M. Clemenceau, qui enregistre en 1913 des vérités qui commençaient à apparaître vers 1883, était premier ministre en juillet 1909 et il laissait faire à Marie-Georges Picquart 26 !

Or, en ce même été 1909, un jour qu'un ministre en fonction ayant besoin de se défendre contre un ministre en expectative lui jetait un peu étourdiment à la tête le souvenir de « la plus grande humiliation que nous eussions subie 27 », ce souvenir de la démission Delcassé et du coup de Tanger fut brusquement promu à la dignité d'effet oratoire et d'argument parlementaire. Il porta. Il tua. Un ministère en tombait mort, un autre ministère en naissait ; l'humilié de 1905, M. Delcassé, s'étant distingué dans cet épisode de guerre civile, retrouvait au milieu des débris épars du cabinet Clemenceau ses anciennes possibilités ministérielles qui devaient se réaliser moins de deux ans plus tard.

Devant ces spectacles féroces et frivoles, si mal en rapport avec la dure série de nos épreuves européennes, les conclusions qui m'avaient semblé presque impies quatre années auparavant quand je les rédigeais dans le feu de la première alarme du siècle, me parurent avoir acquis la solidité, l'autorité et l'utilité. Ces rudes idées me revenaient aggravées, mais approuvées aussi, par la sanction tangible de tant de malheurs répétés, quoique absolument incompris : elles m'avaient dit vrai, et elles me faisaient comprendre désormais que tout ce qui s'était produit se répéterait point par point en dépit de la grande scène de tragi-comédie qui avait coûté ses portefeuilles au ministère Clemenceau. Je n'avais confiance ni au génie réparateur d'Aristide Briand ni aux bienfaits des élections de 1910. Il n'y avait donc plus qu'à ouvrir mon écluse et à laisser ce petit livre répandre les tristesses et les lumières dont il est plein. Mais je ne pouvais pas m'y résigner sans une appréhension mélangée d'espérance :

— Si, contrairement à tous les calculs et conformément à toutes les promesses électorales, l'année 1910 régénérait la République, à quoi bon ce livre attristant ? S'il ne se trompait pas, quel resserrement au cœur de la France !

Chapitre III
Un gouvernement inhumain

La crainte de causer une angoisse au pays pouvait-elle entrer en balance avec les dangers qu'il était trop facile de voir venir ?

Nous ne faisons ni ontologie, ni mythologie politique. Nous savons que les sociétés humaines ne sont des êtres animés que par métaphore, nous avons assez critiqué l'organicisme social pour y tomber le moins du monde. Mais la précision des analyses antérieures, l'exactitude des historiques concrets, autorisent à emprunter, pour notre synthèse, un langage plus général. Tout adversaire qu'il fût de l'organicisme, Gabriel Tarde 28 n'estimait pas illogique de souhaiter à un État de se rapprocher autant que possible du modèle d'organisation représenté par l'esprit humain, et, puisque les États se développent dans la durée, de lui désirer, par exemple, de ne pas se composer d'impulsions contradictoires et de lier le mieux possible les instants successifs dont il est formé. Un État florissant ressemble à l'âme humaine, sui conscia, sui memor, sui compos 29. Il participe de cette humanité considérée par Pascal comme un même homme qui subsiste toujours et qui s'instruit continuellement. Ce n'est point là une simple vue de philosophie. Les plus médiocres artisans de la politique l'ont acceptée. M. Thiers a pu dire que la Marine signifiait « suite, volonté, coordination ». Tout le monde a exprimé le même vœu pour l'Armée, les Finances, les Affaires extérieures, l'ensemble et le détail de toutes les administrations.

M. Pierre Baudin a découvert, a contrario, qu'un « effort fractionné, momentané, éphémère, suivi de revirement et de réaction, devait naturellement faire souffrir toute notre organisation 30 ». C'est ce qui la tue forcément. Unité, cohérence, sont les conditions du service public. Si elles manquent partout et toujours, c'est qu'il manque un ressort central à l'État.

Une nation a besoin de se tenir et de concorder dans le temps, comme elle a besoin, dans l'espace, de lier ses parties, ses fonctions, ses bureaux. Elle en a besoin d'autant plus qu'elle doit accomplir un travail (ou une « mission ») plus difficile. Les républicains démocrates qui parlent à tout propos de la conscience nationale et de la dignité de la France, celle-ci volontiers conçue comme une personne morale, sont les derniers qui puissent contester la nécessité d'assurer à l'État français les organes sans lesquels on ne peut concevoir ni moralité ni personnalité. Leur État, tel qu'ils l'imaginent ou tel qu'ils le désirent confusément, doit, autant et plus que tout autre, comporter une sensibilité, une intelligence, une mémoire, une réflexion, une volonté générale, afin que la vie simultanée du pays, comme la succession de ses états de conscience, puisse s'y concentrer, s'y connaître, s'y exprimer. Mais, chose curieuse ! ces républicains démocrates, plus ils élèvent le niveau des devoirs qu'il leur plairait de voir pratiquer à la France, moins ils s'occupent de savoir si l'organisation de leur choix est outillée pour les remplir ou même pour en avoir idée.

Les obligations qu'ils imposent à leur pays sont celles d'une humanité angélique, mais pour y faire face, ils lui proposent des moyens et des organes inférieurs encore, et de beaucoup, à ceux dont peuvent disposer l'oursin et l'étoile de mer. Que deviendraient même l'éponge ou le corail, au fond de l'abîme, si la communauté de petits êtres qui les composent se réduisait à subir les impulsions mécaniques immédiates qui sont le partage d'une République française ? Ils ne deviendraient rien, et ils ne vivraient pas. Les colonies animales ou végétales suivent la direction d'un plan général imposé par les circonstances ou par d'intérieures affinités. Ce plan dont les effets brillent ici par leur absence, tout se passe comme s'il n'existait pas ; on ne trouve pas trace d'idée ni de loi directrice dans l'attitude d'une diplomatie qui ne sait jamais que subir.

Cette prodigieuse disparité entre la fonction surhumaine qu'on propose à la France et l'organisation proprement mécanique inhérente à la démocratie réalise tous ses effets dans les contrastes qui surgissent entre la moralité éthérée du programme idéal et la rare immoralité de la conduite effective. En laissant de côté tous ses scandales positifs, cet État décoré des plus hautes ambitions morales découvre la mesure de son immoralité réelle et profonde, de son ignorance absolue de la moralité, dans le fait flagrant de son irresponsabilité sans limite.

Assurément, l'immoralité démocratique tient d'abord au régime des assemblées, au gouvernement collectif, car l'initiative, le contrôle approbateur ou réprobateur, y sont divisés entre tant de têtes qu'aucune d'elles n'en supporte le vrai poids. Il ne peut exister de véritable responsabilité gouvernementale sans gouvernement personnel où la resserrer. Mais nos assemblées et nos oligarchies les plus anonymes ne sont pas toujours parvenues à supprimer les occasions de mettre en avant un nom d'homme pour caractériser et signifier une politique. Eh ! bien, même en ce cas, la responsabilité demeure fictive : à chaque instant, à chaque pas, il se produit un phénomène d'amnistie. Non l'amnistie légale, mais, bien plus forte et plus dangereuse encore, une amnistie physique et fatale, une amnésie tenant à l'absence de tout souvenir, provenant de l'absence d'un organe central qui fasse fonction de cerveau et introduise quelque rudiment de liaison et d'unité dans la suite des vicissitudes courantes.

C'est ainsi qu'un pauvre complaisant du régime a pu écrire que le « parlementarisme conserve ». Il conserve ses hommes à force de leur verser à flots ces eaux lustrales de l'oubli. Il conserve, mais quels déchets ! Un Rouvier, un Brisson, ont pu survivre au Panama, et, au bout de quelques saisons d'une plongée plus ou moins discrète, reparaître, frais comme rose, à la surface de l'élément. Un Joseph Reinach, une première fois recouvert par les sales boues du même scandale, a reparu aussi par la faveur de la campagne qu'il mena pour l'amour de son congénère le traître juif Alfred Dreyfus. Du moins pouvait-on croire, après la honte judiciaire et militaire de 1906, que, malgré tant de crimes impunis, Joseph Reinach mourrait en portant sur le front quelque stigmate ineffaçable des neuf années de subversion et de trahison dans lesquelles il avait présidé à la répartition des mensualités du Syndicat fameux réuni pour abattre, tête par tête, tous les ministres, tous les généraux, tous les fonctionnaires militaires et civils susceptibles de faire obstacle à la reprise publique d'un procès voué, par sa nature, au secret d'État. Il n'était pas injuste d'espérer que cette carrière et ce nom garderaient leur note d'infamie dans les souvenirs de la France.

Si nous avons perdu l'avance merveilleuse que nous donnait en 1896 la belle armée de Bétheny 31 ; si des chefs éminents ont été remplacés par des politiciens du modèle de Picquart et de Pédoya ; si les réfections hâtives ont dû être substituées au perfectionnement normal, au progrès régulier d'autrefois ; si les crédits militaires jadis votés à l'unanimité des voix des deux Chambres, comme un signe de notre unanimité nationale devant l'Étranger, sont devenus la proie de discussions indignes, symbole décisif de l'accroissement de nos divisions ; si le service de deux ans et toutes les mesures funestes qui l'ont précédé et suivi nous ont mis en état d'infériorité éclatante, qui s'aggrave de jour en jour ; si la publicité honteuse donnée aux opérations de notre contre-espionnage, incroyablement divulguées, a pour longtemps découragé ces Alsaciens, ces Badois, ces Bavarois, ces Autrichiens qui auraient pu et pourraient encore nous aider à percer le secret des institutions militaires de la Triple-Alliance ; si notre marine a été saccagée par un Pelletan, notre administration militaire par un André ; si nous avons rompu avec le Vatican, subi la guerre religieuse à l'intérieur ; si nos congrégations ont été dissoutes, chassées et poursuivies ; si le concordat a été dénoncé et, dans des conditions ignobles, l'Église et l'État séparés ; si, en dix années, nous avons cédé vers l'Orient latin plus de terrain que nous n'en avions jamais perdu jusque-là ; si, enfin, l'on s'est réveillé au bas d'une courbe de dépression nationale qui est peut-être sans exemple dans toute notre histoire, car elle n'est l'effet ni d'une guerre extérieure, ni d'une révolution sanglante à l'intérieur : le principal auteur commun de toutes ces ruines, leur responsable principal, est si parfaitement désigné par le nom de Joseph Reinach qu'on voudrait, en traitant de lui, pouvoir lui imposer la sensation physique de l'échafaud qu'il a hautement mérité. Dans le régime d'impersonnalité parlementaire et démocratique, il est incontestablement un de ceux qui ont le plus agi et qu'on a le mieux vus agir. Ce patriote juif, cet anti-patriote français, ce comédien du patriotisme français aura signé son œuvre : par la triple action concordante de sa fortune immense, de sa sottise énorme, de sa race toute-puissante, il s'est trouvé correspondre et satisfaire complètement, de tous les côtés, à chacune des conditions parlementaires et démocratiques requises pour les démolitions poursuivies.

Eh bien ! M. Reinach « fait » maintenant du catholicisme sans être souffleté par tous les catholiques dont il encombre les antichambres, les salles à manger, les journaux. M. Reinach « fait » du patriotisme sans risquer le coup de botte des bons Français. Tout au contraire, il peut frayer tranquillement avec eux…

La démocratie, c'est l'oubli.

Imagine-t-on le visage d'un prince, d'un prince de race, d'un roi de métier, devant qui pareil entrepreneur de trahison et de chambardement aurait prétendu comparaître dans cet affublement de reconstructeur et dans cette peau de sauveur ?… Je ne parle pas d'un grand prince ni d'un prince supérieur. Je songe au prince de Renan. « Le plus médiocre des princes », « conduit au trône par le hasard de l'hérédité », pourvu qu'il fût resté identique à lui-même dans la suite de ses années, aurait un air de tête qui suffirait à décourager un Reinach ! Ce Reinach s'en irait sans avoir seulement formulé l'offre de service qui pue la fausse réhabilitation, la spéculation et le piège. Mais, de quel œil atone le pauvre peuple-roi a suivi les marches et les contre-marches du même Reinach, l'a laissé trahir la patrie et puis feindre de la servir, sans être en état de concevoir l'idée du juste mouvement de la colère utile, de la défiance effective… On l'a vu, on l'a dit, les Archives israélites s'en sont enorgueillies : des députés nationalistes citent comme une personne naturelle, comme un Français normal, « l'honorable collègue » auquel ils refusaient naguère la qualité de citoyen, et jusqu'aux attributs de la nature humaine : « simple macaque », disaient-ils. Nous ne disions que « Juif ». La Libre Parole, aujourd'hui rédigée par l'élite des bons élus du régime parlementaire, a fini par restituer à Joseph Reinach tous les honneurs du droit commun.

Il faut bien se garder de voir dans le cas de Reinach un privilège de l'impudence juive. Delcassé n'est pas juif, non plus qu'Aristide Briand. Armé d'une parole sordidement dorée et grossièrement emmiellée, Briand n'eut même pas à se donner la peine d'abjurer son passé antipatriotique et antisocial. On vient de lire l'histoire de M. Delcassé : il lui a suffi de jeter par terre un cabinet pour être applaudi presque autant qu'il fut conspué quand, ministre d'hier, il faisait circuler, pour sauver sa mise 32, tous les secrets d'État qui palliaient sa chute en aggravant la honte qu'elle nous avait infligée.

Et Clemenceau ! Ce vétéran du Panama et ce vélite 33 de Dreyfus a trouvé le moyen d'ajouter au bel art de l'immunité dans la palinodie : chef du gouvernement en 1907, il nous a conduits au Maroc ; directeur de journal en 1913, nul n'est plus chaud que lui contre la guerre du Maroc. Très peu l'ont remarqué. Mais nul ne s'en est étonné. Quant à lui, il n'a même plus besoin de répondre que cette « incohérence » lui va comme un gant.

Ni Georges Clemenceau, ni Théophile Delcassé, ni Aristide Briand n'ont rien inventé. Ni même Reinach. M. Constans avait pratiqué avant eux la grande manœuvre, enseigné et montré l'habileté suprême des chefs de parti : il n'importe que de savoir obliquer et tourner au moment utile. Vers 1880, à l'exécution de décrets contre les congrégations, Constans, plus connu sous le nom de Zéphyrin et du Vidangeur, était considéré, dans le monde conservateur, comme un autre fléau de Dieu ; en 1889, nul ne s'étonnait encore de l'entendre affirmer avec sérénité « qu'il assassinait lui-même ». Mais, moins d'un an plus tard, quand il se fut approprié une partie du programme du boulangisme vaincu, il put faire appel aux classes dirigeantes, qui ne lui marchandèrent pas le zèle à servir.

Constans avait suivi le modèle donné par un certain antimilitariste de 1869 devenu grand chef de la défense nationale en 1870, Léon Gambetta. Ce Gambetta n'était lui-même qu'un élève de Thiers, sophiste intelligent et demi-grec rusé, qui, celui-là, savait la pratique et la théorie, ayant compris parfaitement les ficelles du gouvernement d'opinion. Quand, dans la jeunesse de Thiers, le régime parlementaire était tempéré par la Monarchie, on y subissait malgré tout une autorité personnelle, une mémoire humaine, et une volonté vivante, devant laquelle tout homme d'État devait rendre encore des comptes : le Roi parti, il n'y eut plus rien. Les Thiers, les Gambetta, les Constans, les Briand, les Delcassé, les Rouvier, les Clemenceau et les Reinach, n'ayant personne au-dessus d'eux, purent donner leur plein : ils le firent voir à la France.

Gouvernement de tous par tous, disaient-ils. En réalité, leur gouvernement ou plutôt le gouvernement de la liberté qu'ils avaient de changer à volonté de pensée et de multiplier sans risque les distractions, les négligences et les incohérences dont le pays faisait les frais, pour se faire ensuite audacieusement délivrer le mandat de travailler à les réparer, sans qu'ils eussent d'ailleurs à feindre de se mettre à cette besogne ni de se procurer des excuses ou des alibis, car le pays eut toujours autre chose à faire que d'aller contrôler si les travaux soumissionnés étaient accomplis : ce pays nerveux, occupé de ses besognes ou de ses plaisirs, divisé entre des milliers et des milliers d'intérêts contradictoires, ne repassant jamais par les états d'esprit qu'il a traversés une fois.

D'autres gouvernements ont commis des oublis fâcheux ou proclamé des amnisties utiles, mais celui-ci est composé de telle sorte que l'oubli est sa règle ; l'étourderie et l'impudeur, sa nature même ; la demi-mort de la distraction et du sommeil, sa vie essentielle. Comme disait un personnage de M. Anatole France dont nos réflexions ne font ici que paraphraser et éclaircir l'antique et véritable parole 34, la justice et l'intelligence lui sont également étrangères. C'est un gouvernement extérieur à l'humanité 35.

On commettrait aussi une injustice grave en le comparant à quelque animal inférieur. Même le végétal pousse et s'accroît par sa vertu interne, par un intime procédé de germinaison et d'évolution, le secret nisus qui s'exerce du dedans au dehors. Ici, c'est du dehors au dedans que s'exercent tous les stimulants, toutes les poussées. Il est tellement vrai que la République est gouvernée par des faits extérieurs à elle et à nous, que la preuve ou l'aveu en éclate dans ses journaux.

Prenez, lecteur impartial, le plus grand de tous. Ouvrez Le Temps. Si vous suivez les hauts et les bas de sa ligne quotidienne, vous verrez que, dans les questions de politique militaire, qui sont, au juste, les plus importantes pour la nation, cette ligne aura consisté à imiter exactement les hauts et les bas de la politique militaire allemande. Un projet de loi militaire impérial est-il annoncé ? Vite, s'écrie le vieux journal républicain, aux armes ! Et d'aligner des statistiques, et de publier des tableaux, et de montrer qu'il faut répondre à l'ennemi ainsi menaçant et armant ! Mais la presse allemande et le gouvernement allemand aiment-ils mieux faire les morts pendant quelque huit jours ? Aussitôt, loin de flairer l'embûche du silence et de mettre à profit les sérieux avertissements du passé, le zèle du Temps et de ses confrères républicains patriotes se ralentit, ils lâchent des articles favorables à des concessions et à des réductions ministérielles qu'ils eussent blâmées comme inacceptables trois jours plus tôt. Mais que le bruit des armes recommence à courir, depuis la Spree jusqu'au Rhin, à travers les organes et les conseils de Guillaume II , la trompette guerrière retentit vive et chaude parmi les abonnés de M. Adrien Hébrard et, de nouveau, les statistiques font rage, les dénombrements font fureur, on croirait assister au départ pour le camp dans la pièce d'Aristophane. Et l'ardeur tombe dès que l'alerte s'apaise sur l'autre versant des Vosges. Prolongée, au contraire, l'alerte extérieure prolongera et perpétuera cette ardeur, laquelle variera exactement comme sa cause et suivra avec non moins de docilité toutes les suggestions, toutes les impulsions, toutes les directions qui seront données de là-bas.

Est-il situation moins libre ou plus servile ? Peut-on moins ressembler à une essence indépendante ? Est-il possible de se montrer plus complètement infidèle à la définition officielle d'une démocratie maîtresse de ses destinées, justement fière de se gouverner elle-même ? Le gouvernement qui fait vaciller à son gré, je ne dis pas nos armements, mais la simple velléité de nous armer, ce gouvernement n'est pas celui de la France. Aucun roi ne règne sur nous à Paris, mais cela n'empêche qu'on est gouverné par un roi et que la République affranchie de nos Capétiens est en fait, la sujette docile du Hohenzollern. Sous la main de l'empereur-roi, notre République ressemble aux ludions qui montent ou descendent dans le bocal selon les coups de pouce sur la membrane, au caprice du physicien. Comment en serait-il autrement ? Où l'opinion gouverne, personne ne gouverne, la spontanéité gouvernementale n'a même plus de centre, d'organe, ni de lieu : athénien, polonais, français, l'État ne peut plus que flotter comme un bouchon de liège, sinon rouler comme une boule de billard. Toutefois, si l'indépendance et l'initiative tombent ainsi à rien, cela n'annonce pas du tout la fin du mouvement et des tribulations : au contraire ! l'activité que nous n'avons plus, on nous l'imprime ; si nous ne marchons pas, on nous fait marcher. Marcher, c'est subir et souffrir pour ce gouvernement né passif.

Il ne souffrira pas dans son corps parce qu'il n'en a point (j'entends un corps unique rassemblé par un même réseau nerveux), ni dans son âme, dont il est plus dépourvu encore : mais il en souffrira d'autant plus fort et plus profondément dans les chairs vives qu'il juxtapose. L'État démocratique souffrira dans ses membres, patriotes et bons citoyens tout d'abord, dans l'ensemble de ses administrés ensuite. Les bons Français souffriront de sentir que l'effort patriotique leur est imposé comme les pures suites et les simples effets des mouvements conduits contre eux par un prince étranger. Ils souffriront de voir comment la réaction nécessaire, au lieu de les fortifier, les divise encore, les épuise peut-être, par le fait de l'entre-choc armé des factions. Ce ne sont guère là que souffrances morales. Mais, comme peu de démocraties répondent autant que la nôtre à leur définition théorique la plus sévère, nous approchons manifestement d'une zone où les particuliers recevront leur part matérielle et directe de chacun des maux de l'État, qui seront d'autant plus sensibles qu'ils auront été précédés d'une période plus longue ou plus profonde d'inerte insouciance et de fausse sécurité. Tous souffriront alors de cet effort violent qu'ils devront faire pour rattraper l'avance de l'Ennemi, et aussi de l'effort qu'ils ne pourront pas faire, et aussi de celui qui, à peine ébauché, sera brisé ou dispersé par l'événement. Il faudra de toute façon s'émouvoir enfin ! Et, quelque bonne chance que puisse encore ménager l'âcre stimulant du péril, c'est un jeu dangereux que de se fier à ce risque, il est infini, et mieux vaudrait cent fois se pourvoir à l'avance, et le plus tôt possible, d'une organisation nouvelle et sérieuse, capable de voir, de prévoir, afin d'être prête au jour dit.

Tel quel, notre régime d'une insuffisance sauvage, épanoui jusqu'aux derniers de ses effets, rejoindrait, atteindrait et frapperait non plus seulement « la France éternelle », mais l'être physique et moral de chacun des Français vivants, nos contemporains : ils sont menacés dans leurs biens et dans leur vie. Un patriotisme lucide revêt donc naturellement les formes les plus hautes de la pitié. Comment ne pas s'apitoyer sur la destinée de générations florissantes conduites par l'ignorance, l'amnésie et l'aveuglement de l'État aux « cavernes de mort » de la plus sombre et la plus cruelle des boucheries ? Juste pitié qui se transforme bientôt en colère quand on découvre dans le monde officiel et officieux un effort insolent pour nier le mal et le justifier.

« Ce qui frappe », écrit un théoricien républicain qui en résume quantité d'autres 36, « ce qui frappe le plus dans la doctrine royaliste, c'est l'édifice sur lequel elle repose » : l'idée « du salut public ». Cette idée nous « hypnotise ». Elle nous « inspire une véritable phobie » ; « dans cette disposition d'esprit, les inconvénients secondaires, les accidents fortuits, les défaillances individuelles du régime » « prennent une importance considérable, et leurs conséquences sont immédiatement généralisées ». Le royaliste montre « un noir pessimisme à l'encontre du présent », « les événements sont interprétés comme autant de marques de décadence ». « En réalité, LA PATRIE N'EST PAS EN DANGER, et sa sauvegarde ne réclame aucune mesure de SALUT PUBLIC ». — « À l'extérieur, aucun péril immédiat ne nous menace, et à l'intérieur, la France traverse une crise d'évolution tout comme les autres puissances européennes. »

Ne pouvant parvenir à rendre les résultats de la République conformes aux lois de la raison, aux conseils de la prévoyance, on essaie d'altérer le texte de ces lois inscrites pour nous fermer les yeux sur des résultats désolants. Les phénomènes de triste insouciance et de honteuse impéritie, dont il est impossible de contester l'éclat, on s'efforce de leur conférer la reconnaissance de droit. Ils sont normaux, puisque la norme est le régime ! L'esprit du régime rejoint et égale ainsi la stupidité de son être matériel ; dès que les choses le menacent trop clairement, il prie les choses de lui apparaître couleur de nuit : c'est l'affaire d'un coup de lancette sur la rétine. Un aveuglement théorique et volontaire confirme alors l'aveuglement pratique : les citoyens distraits ont raison de l'être, leur distraction et leur légèreté sont morales, sont politiques 37. Très sages de ne pas s'instruire. Plus sages encore de s'y refuser.

Comprenons la nécessité naturelle de cette philosophie, il n'en est pas d'autre permise en gouvernement d'opinion ; comprenons aussi quelle décadence elle dénote et multiplie, surtout quels dangers elle annonce. Au bas mot, en termes concrets, elle doit nous représenter 500 000 jeunes Français couchés, froids et sanglants sur leur terre mal défendue 38.

Telles apparaissant les cruautés naturelles à l'illusion inconsciente, plus naturelles encore à la fable officielle enseignée et vécue, la publication de Kiel et Tanger se présentait comme un devoir. Il fallait publier l'avertissement ou renoncer à toute pitié pour la France. Que pesait même l'appréhension du dommage causé à notre bon renom à l'étranger ! Notre figure extérieure est chose précieuse : mais avant elle doivent passer l'être réel de la patrie à garder ou à rétablir, par conséquent la destruction du trompe-l'œil politique existant, par conséquent la destruction des sophismes obturateurs dont on le protège, par conséquent l'institution d'un régime de chair et d'os animé d'un cœur d'homme, éclairé et conduit par l'humaine raison.

Chapitre IV
Essai loyal d'une réforme après Agadir

Il n'y eut pas à regretter cette publication. Les adversaires naturels de la vérité politique ont accusé M. Alcide Ebray, l'auteur de la pessimiste France qui meurt, d'avoir renseigné l'ennemi sur notre point faible. Personne n'a osé proférer la même absurdité haineuse contre mon livre 39 ; plutôt qu'on ne l'a diffamé on s'est même efforcé de faire droit à ses critiques ; quelques sombres confirmations nouvelles qui aient été apportées depuis 1910, on ne peut même dire que les pronostics de Kiel et Tanger aient été perdus pour l'ordre des réformes immédiatement praticables.

On nous a écouté, mais, malheureusement, d'une façon trop partielle, sur les points trop secondaires de la question : on n'a pas consenti à renverser la République ; dès lors le désordre a dû persister dans la mesure où il était républicain. Ce n'est pas peu de chose.

À voir les choses dans leur ensemble, tous les maux que nous avions observés de 1895 à 1905, et que nous avions vus s'amplifier de 1905 à 1910, se sont reproduits de 1910 à 1913. Ils ne pouvaient pas ne pas se renouveler, leur génératrice ayant été respectée. Du moins, leur répétition devrait nous rendre le service de mettre hors de doute l'élément qui les a causés. Dix-huit ans d'observation, d'analyse, de prévision vérifiées, en déposent. L'élément qui n'a pas cessé d'agir de la même manière sous l'administration et sous la présidence des factions opposées et des cabinets différents ne sauraient être que celui qui n'a pas varié durant ces dix-huit ans, celui qui est également réparti entre ces années, celui qui se retrouve pareil dans ces factions, ces cabinets, et ces présidences. Si ce n'est pas la République, qu'est-ce que c'est ?

M. Briand, M. Monis, M. Caillaux, offraient entre eux bien des traits de diversité ou même de contradiction : mais comment leur politique extérieure aurait-elle évité de reproduire les mêmes misères ? De toute évidence, pareil échec attend tout autre individu et tout autre groupe, vous, moi, n'importe quel mammifère qu'on soumettra au même jeu de discussions effrénées dans la même « absence de prince 40 », au même conflit rituel d'opinions, d'intérêts et de coteries, à la même nécessité de faire prévaloir les conditions vitales des partis sur les conditions vitales de la patrie ; enfin à la nature d'un État où chaque intérêt particulier possède ses représentants attitrés, vivants, militants, mais où l'intérêt général et central, quoique attaqué et assiégé par tous les autres intérêts, n'est pas représenté, n'est donc pas défendu, par personne ! sinon par hasard ou par héroïsme ou par charité, et n'a, en fait, aucune existence distincte, n'existant qu'à l'état de fiction verbale ou de pure abstraction, agitée et brandie successivement ou simultanément par les créatures et par les meneurs de tous les partis.

La République académique de M. Poincaré a bien pu succéder à la République financière de M. Caillaux ou à la République bohémienne des premiers ministères Briand ; la distinction et le talent de quelques personnages ministériels n'ont pu améliorer l'administration. Et même la substitution d'apparences louables à des apparences qui ne l'étaient point ne pouvait être l'œuvre spontanée et propre du régime. La tentative, l'honnête effort a bien eu lieu sous l'aiguillon des partis, mais pas de leurs partis, pas des partis républicains : c'est à ses adversaires nationalistes et royalistes, c'est à nous, s'il vous plaît, que la République dut l'initiative de ses derniers beaux jours.

Pour élever une aspiration, même faible, vers l'intérêt de la patrie, l'État républicain, même provoqué d'Allemagne, a eu besoin de se sentir pressé à l'intérieur, et dans les œuvres vives de la coterie qui le mène. Parmi les accoucheurs de la réaction poincariste, on ne découvre aucun moyen de ne pas compter ce petit livre, dont la contribution se mesure à la part qu'il a prise à l'effort de l'Action française depuis cinq ans.

Cela ressortira d'un rapprochement entre deux époques.

En 1905, nul mouvement d'opinion n'a suivi le coup de Tanger : c'est qu'en 1905, l'Action française n'avait pas encore sa librairie, son Institut, son journal, ni sa forte prise sur la jeunesse et sur l'élite intelligente du pays. En 1911, au contraire, l'esprit public a réagit devant le coup d'Agadir : c'est que, en 1911, nous étions là, avec toutes nos forces, hommes et idées. Guillaume II n'était plus seul à stimuler la République ; une autre action que celle de la Wilhelmstrasse s'exerçait sur le monde républicain : par l'effort d'un jeune journal parisien, par son contrôle impitoyable, le monde républicain le plus avancé dut se mettre à penser et à parler à la française, dont il avait perdu l'habitude et le goût.

Sous la simple menace de l'empereur allemand, on n'avait guère fait que des réponses démocratiques et républicaines, c'est-à-dire discontinues et brèves, comme il convient aux êtres qui sentent à peine, enchaînent peu, ne pensent rien : notre œuvre aura été d'éclaircir la vue du péril, et de la débrouiller, et de la rendre intelligible : d'en faire chaque jour un rappel très concret. Assurément, l'Allemagne de 1911 aura, plus qu'en 1905, pressé le bouton, mais nous l'avons bien remplacée dans l'intervalle des sonneries. Et c'est alors que le pays a répondu par des efforts de réflexion personnelle qui ont réorganisé toute sa pensée. De là est sorti ce qu'un publiciste 41 a pu appeler une « renaissance de l'orgueil français » et qu'il faudrait appeler plutôt un retour de l'intelligence politique française.

L'attitude de la presse républicaine envers notre livre put en témoigner à partir de ce moment-là.

De juillet 1910 à juillet 1911, on avait chicané sur Kiel et Tanger. Mais, du jour où la Panther 42 menaça le Sud marocain, tout conteste s'arrêta et l'on se mit à le réciter, à le récrire, à l'utiliser. Nos trois cents pages devinrent le manuel du journaliste ou du politique, et l'on en adoptait jusqu'aux plus modestes détails de vocabulaire. Quel était le conseil prodigué inlassablement par les journaux républicains aux négociateurs de la République ? Le conseil même que nous avions ressassé : il faut «  manœuvrer » l'adversaire pour n'être pas «  manœuvré » par lui… Que blâmait-on dans notre politique extérieure ? Comme nous, la discontinuité, l'ataxie et, dès lors, le défaut d'activité spontanée. On allait jusqu'à dénoncer le défaut central à sa place, dans ces vides supérieurs de l'État que le député socialiste Marcel Sembat m'avait très bien définis, dans une lettre antérieure 43, « un trou par en haut » : quand, au cours des débats sur l'accord congolais, le cinquième ou sixième successeur de M. Delcassé, M. de Selves, se vit réduit à quitter la place, sa lettre publique au chef de l'État déplora que «  à notre politique extérieure » fissent défaut « l'unité de vues et l'unité d'action solidaire 44 ». La solidarité nationale en un régime de parti ! On souhaitait cette chimère, on proposait d'autres remèdes ridicules et palliatifs dérisoires ; mais c'était toujours du même côté que se tendaient les regards et les intelligences. On sentait distinctement ce qui nous manquait.

« Nous n'avons pas, nous ne pouvons pas avoir… ! » L'épigraphe de M. Anatole France obsédait les esprits comme l'ombre portée par l'illusion républicaine à son couchant. La presse officielle ne pouvait pas nommer l'immense lacune, mais elle en trahissait la haute anxiété. Anxiété, non pas doute. Sentiments avivés et empoisonnés, par une terreur manifeste que la France tout entière n'en vînt à reconnaître l'inaptitude ou l'indignité de la République. Comme il arrive en temps de crise, on pouvait voir glisser les plus secrets des masques, ceux que prend une idée avant même de s'énoncer.

Après M. Anatole France et son mot terrible et fameux, le plus grand succès de l'époque aura été pour un autre Athénien l'orateur Démosthène. Nous avions cité à plusieurs reprises le reproche sanglant qu'il adressait à ses compatriotes qui, sans même avoir été réellement vaincus par Philippe, se comportaient en sujets de ce roi, puisque l'initiative guerrière, comme l'impulsion politique, ne leur venait jamais de leurs conseils, mais de ceux du Macédonien. Peut-être sans l'avoir voulu, l'orateur démocrate, par la pure lumière où il a mis le fait, a démontré pour notre siècle quel état de passivité politique est attaché à toutes les démocraties de l'histoire. Voici ses paroles :

Athéniens, il ne faut pas se laisser commander par les événements, mais les prévenir : comme un général marche à la tête de ses troupes, ainsi de sages politiques doivent marcher, si j'ose dire, à la tête des événements ; en sorte qu'ils n'attendent pas les événements pour savoir quelle mesure ils ont à prendre, mais les mesures qu'ils ont prises amènent les événements.

… Vous faites dans vos guerres avec Philippe comme fait le barbare quand il lutte. S'il reçoit un coup, il y porte aussitôt la main. Le frappe-t-on ailleurs ? il y porte la main encore. Mais de prévoir le coup qu'on lui destine, ou de prévenir son antagoniste, il n'en a pas l'adresse, et même il n'y pense pas.

… Jamais de projets arrêtés ! Jamais de précautions ! Vous attendez qu'une mauvaise nouvelle vous mette en mouvement. Autrefois, peut-être, vous pouviez sans risque vous gouverner ainsi mais le moment décisif est venu, il faut une autre conduite.

C'est un excellent signe que ces claires paroles n'aient pas été perdues pour nos bons confrères. Beaucoup s'y sont précipités avec une avidité presque touchante. Dès le lendemain d'Agadir la réminiscence sortait par tous les pores des grands journaux parisiens. Avec un ensemble admirable, en des termes presque pareils, on sommait le gouvernement de prévenir l'Allemagne au lieu de se laisser prévenir par elle, et sans se soucier le moins du monde de savoir si le régime était capable d'une telle gymnastique ou si l'essai ne ferait pas tomber (comme en 1895 M. Hanotaux) de Charybde en Scylla (oui, de l'inertie périlleuse naturelle à la République dans l'agitation pleine de danger inhérente à une politique monarchique sans monarchie), on pressait M. Jules Cambon et M. Joseph Caillaux d'arrêter des plans à l'avance et de suivre d'amples desseins, sagement médités. On déplorait que notre diplomatie fût également incapable de riposter avec choix ou d'attaquer avec intelligence et qu'au lieu de se protéger par des feintes, elle se jetât imprudemment sur le fer ennemi. L'antique métaphore venue de la lutte à mains plates cédait à des images tirées du jeu des salles d'armes, mais la pensée était la même, la haute inspiration reconnaissable, et d'ailleurs suggérée par l'analogie des époques et des régimes. Il reste trace de cet état d'esprit dans le recueil des articles publiés à cette date par le principal porte-parole du gouvernement républicain dans la presse, l'auteur du Mystère d'Agadir, M. André Tardieu. Un de ses admirateurs et ami zélé, M. René Pinon, du Temps, analysant ce précieux recueil, a pu écrire avec justesse :

Il y a, dans Le Mystère d'Agadir, une phrase qui revient à plusieurs reprises et qui en est comme le leitmotiv : — Au lieu « de mener les événements, la diplomatie française se laissa mener par eux. » (En note : p. 446, 451.) C'est, condensée en une formule, la grande faiblesse de notre politique extérieure : on dira qu'elle n'ose pas ou qu'elle ne sait pas prendre des initiatives… L'art de la politique ne consiste pas seulement à parer les coups et à faire face aux difficultés qui surgissent ; il consiste surtout à prévoir et à préparer de loin des solutions que l'avenir mûrira. 45

À marcher, disait énergiquement Démosthène, à la tête des événements comme un général à la tête de ses troupes

Une parole antique, où la vérité amenée à ses éléments simples et généraux peut atteindre à ce maximum de lucidité, devient tout à fait efficace 46 ; sa diffusion est un bienfait public. On eût simplement désiré que le malheureux Démosthène fût associé par MM. Tardieu et Pinon à l'épiphanie de son formulaire ; une mention modeste, signée d'un de ces grands publicistes républicains, aurait causé sans doute un plaisir obscur à ses mânes.

Le précieux concours donné par M. Anatole France, Démosthène et les autres collaborateurs de Kiel et Tanger, ne se limita point à une information générale de l'esprit public non plus qu'à des utilisations de détail. Le service fut plus direct et plus actif encore. Munis de notre table sommaire des événements qui avaient commandé toute cette crise, les royalistes se trouvèrent en mesure d'interpréter jour par jour chaque fait nouveau surgissant et de le rapporter à ses causes intimes : — « Nous retrouvons Kiel et Tanger » ! « étudions Kiel et Tanger » ! sont des espèces de refrain qui scandèrent, de vive voix ou par écrit, des arguments auxquels nos démocrates n'avaient pas de réplique.

Plus encore qu'une doctrine on y trouvait une méthode efficace et satisfaisante. C'est pourquoi les plus jeunes, les plus libres d'esprit d'entre les patriotes attardés dans la République, en comparant notre analyse des diverses difficultés antérieures à tel accident qui venait de leur être appris, ont saisi le rapport et se sont délivrés de l'erreur politique ; on les a vus quitter allègrement le camp troublé du régime des dissensions et des incohérences pour la doctrine de l'unité, de la durée et de l'autorité. Un grand aîné, M. Émile Flourens, donna le même exemple de haute vertu. Mais la plupart de ceux qui étaient de son âge restèrent enchaînés par les habitudes et les intérêts du passé : les concessions et les emprunts qu'ils ne cessaient pas de nous faire n'en montrèrent que mieux le degré de la prise qui s'exerçait sur eux. Comme on dit en logique, ces messieurs répétaient nos « prémisses » en faisant de leur mieux pour y adapter les « conclusions » d'un démocratisme opiniâtre ou résigné, mais le principe de cet effort ne venait guère que de nous. La patrie profitant du décalque et démarquage, il n'y avait rien que d'honorable pour tout le monde.

Pour citer un exemple aussi tranché que possible, à peine M. Delcassé fut-il devenu ministre de la Marine, qu'il nous donna la satisfaction de mettre à profit les conseils rétrospectifs que nous lui avions prodigués : reniant la pratique d'un septennat antérieur 47, il associa l'opinion au travail de ses directions, appela la presse dans le vestibule de ses comités techniques, organisa la grande revue navale du 4 septembre 1911, enfin convia les multitudes françaises à collaborer aux efforts de son gouvernement. Le même homme qui avait jalousement renfermé dans ses bureaux une politique susceptible d'intéresser le patriotisme français se rendait maintenant au reproche élevé par nous.

« Eh ! quoi… » avait grondé le XIXe chapitre de Kiel et Tanger, « votre défi à l'empereur remplit la presse européenne, y compris la russe et la turque. Et voilà qu'une seule presse, une seule opinion, en est tenue absolument ignorante, et c'est la presse officieuse de votre pays, c'est notre presse nationale ! L'opinion française est censée gouverner, et vous ne faites rien pour l'avoir avec vous. Vous ne faites rien pour émouvoir le pays et pour l'associer à votre mouvement… » 48

Le Delcassé de 1911 voulut mettre les bouchées doubles. En janvier 1912, entrés après lui dans le ministère, le premier à la Guerre, le second aux Affaires étrangères, MM. Millerand et Poincaré tentèrent comme lui de ne pas faire une politique nationale sans le concours de la nation. M. Poincaré ouvrit au quai d'Orsay une espèce de salon de réception, les méchants dirent de fumerie, pour y recevoir toute la presse parisienne ; M. Millerand compléta d'heureuses initiatives techniques, par des spectacles et des manifestations qui permirent aux patriotes de revoir enfin des soldats dans la rue et d'y saluer le drapeau ; les officieux furent priés de dire et d'imprimer que nous conservions une armée digne d'estime et que ses chefs n'étaient point du tout des fléaux publics qu'il y eût lieu d'accabler de notre mépris. L'idée des retraites militaires, souvent réalisée d'une façon très heureuse, témoignait de l'appel répété aux bonnes volontés du pays. Les généraux et les amiraux de carrière succédant aux militaires politiciens qu'on remerciait, rentrèrent dans les directions administratives avec une faveur qui rendait confiance. Le gouvernement adopta dans ses déclarations publiques et dans ses journaux un langage frappé au coin des idées nouvelles : il déclarait vouloir répondre de l'intérêt général, ou, disait-il encore, de l'intérêt national qu'il opposait correctement à l'intérêt particulier (c'est-à-dire aux partis, c'est-à-dire à la République !). Ce langage réactionnaire était parlé par tout le monde à l'Officiel, au Temps, dans les communiqués du Conseil des ministres, et tout homme en place se montrait résolu à tirer parti du progrès que la critique royaliste avait fait accomplir dans l'intelligence des grands devoirs.

Croyant le succès assuré, des républicains optimistes perdirent toute retenue : sans discrétion, ils confessèrent d'où leur étaient venus l'exemple et la leçon. Oh ! ils se hâtaient d'ajouter que les royalistes avaient perdu, «  depuis quinze mois », «  le plus beau de leurs forces, le privilège du patriotisme » (ce qui déjà donnait à croire que nous avions détenu ce privilège un bout de temps, concession qu'au surplus nous ne demandons guère, car le patriotisme peut être partout : éclairé ici, là obscur). Ils en déduisaient que dès lors notre «  rôle politique avait diminué d'intérêt ». Avec M. Étienne Rey, jeune écrivain à qui j'emprunte ce cri de joie bien naturel, mais irréfléchi, comme la suite l'a démontré, ils croyaient pouvoir se réjouir en ces termes :

La marque d'un gouvernement valide, de même qu'un organisme bien portant, c'est de savoir tirer de toutes choses les éléments les plus utiles pour se les assimiler. C'est ainsi qu'a procédé la République à l'égard du nationalisme et de l'Action française. Au début, elle a repoussé toutes les manifestations de leur idéal traditionaliste, parce qu'elle voyait dans ces survivances du passé un danger pour elle ; mais dès qu'elle a pu s'assimiler sans péril certaines parcelles de cet idéal, elle n'a pas hésité… De là, la disparition actuelle du préjugé contre l'armée (hélas !) ; de là ce désir d'un gouvernement qui gouverne ; de là enfin cet effort pour développer dans tout le pays le patriotisme.

L'auteur républicain ajoutait à ces prétentions généreuses, mais sans mesure, un témoignage loyal, environné de vaines réserves :

L'idée qui présidait au Boulangisme et au nationalisme était belle et grande : la fidélité au souvenir de la défaite, le culte de la revanche, le respect de l'armée, le souci des traditions purement françaises, le goût d'une certaine fierté nationale, en furent, à côté de bien des petitesses, les plus nobles aspects. C'est cette même idée que, depuis dix ans, l'Action française a reprise et élargie. Et en cela elle a accompli une œuvre salutaire. Il est certain qu'il y a quelques années, le sentiment de la patrie avait fléchi dans tout le pays ; en lui donnant une forme vigoureuse et combative, l'Action française a préparé son réveil et pris une part des plus actives au mouvement actuel de renaissance française.

Mais, cette renaissance désormais lancée, assurée, notre mission était finie, M. Rey croyait pouvoir l'affirmer dans une formule augurale : « Le meilleur de la doctrine nationale est maintenant entre les mains du parti républicain. »

Mains débiles ! Mains incapables de prendre ou de retenir fortement autre chose que les avantages immédiats du pouvoir ! Qu'autrefois elles eussent laissé échapper le soin de la grandeur et de l'orgueil français, M. Étienne Rey ne permettait plus d'en douter. Que, depuis, ces pauvres mains fussent plus ou moins agitées du désir de nous reprendre un noble dépôt, ce n'était pas niable non plus. Mais, vu et jugé à distance, leur désir n'a plus qu'une valeur historique et n'importe plus guère qu'à la chronique des intentions et des tentatives. Seulement, celle-ci présenta un vif intérêt pour la passion avide avec laquelle le monde républicain se jeta sur des idées et des formules qui plaisaient, non seulement par la mise en ordre et la mise en œuvre, mais par l'extrême convenance à la situation.

Déjà bien avant Agadir, et Jules Lemaître l'avait remarqué, certaines jeunes équipes républicaines, celle surtout qui entourait Aristide Briand 49, tendaient à souscrire à tout ou partie du programme d'Action française, dont elles jalousaient le très vif succès dans l'élite de la nation, sans en toujours saisir les raisons et les causes. Néanmoins ces tendances étaient circonscrites à de très petits groupes, elles s'agitaient dans des caves.

Le réveil d'Agadir leur permit de se manifester au grand jour parce qu'elles étaient dès lors autorisées à classer nos idées comme nous les classons, par rapport à leur axe, à leur centre normal : sentiment national, intérêt national. Le patriotisme était redevenu à la mode, on n'en rougissait plus, il devenait même une manière de parure. Bientôt, l'équipe poincariste, en réalisant mieux qu'aucune autre ce qui avait été rêvé sous Briand, ne garda plus aucune mesure de prudence dans son extrême application à nous refléter, et, comme nous, dans les mêmes termes, elle appela la patrie régionale et municipale au service de la commune patrie française ; contre tous les usages de la démocratie, sans peur de chagriner M. Joseph Reinach par d'intempestifs « réveils du passé 50 », on parla provinces, traditions, particularisme local ; le flanc de nos vaisseaux de ligne naguère étrangement timbré aux noms d'Ernest-Renan, d'Edgar-Quinet, de Démocratie ou de Justice fut signé Lorraine, Bretagne, Provence. À cette religion du sol de la France, on ne craignit pas d'ajouter le culte de son histoire : les deux années 1912 et 1913 virent librement circuler à travers les rues de Paris ce cortège de Jeanne d'Arc pour lequel, aux trois années précédentes, les Camelots du roi avaient dû affronter les batailles contre la police et la prison qui s'ensuivait. On donnait même de timides coups de sonde dans la direction des questions sociales pour essayer de les résoudre sans antagonisme de classe et abstraction faite de l'anarchisme démocratique… C'était notre programme presque au complet, reconnaissable à tous les ornements empruntés aux Lettres et aux Arts dont nous avions pris plaisir à le décorer. Pour en faire tenir ensemble tous les éléments et pour le faire vivre, il n'y manquait plus que le Roi. Mais en ce temps-là (l'année dernière), on aimait à se déclarer « Action française sans le roi ». Ce mot, qui a couru certains milieux officiels, nous a été rapporté souvent. Ce qu'allait devenir le programme royal, conçu pour remonter cent vingt années de révolution et d'erreur, mais ainsi amoindri et, pour ainsi dire, tronqué de son moyen, de son royal organe d'exécution, ce fut pour nous, durant quelques mois, un digne sujet de curiosité. Curiosité sans malveillance : il ne pouvait pas nous déplaire d'assister à la mise en essai de notre programme. Curiosité sans illusion : nous savions comment tournerait cet effort insensé de disciples inattendus.

Pour que l'échec eût toute sa valeur probante et démontrât l'usage de l'outil historique dont on prétendait si cavalièrement se passer, il convenait que l'expérience républicaine se poursuivît en toute liberté, comme un essai loyal, sans coup de pouce royaliste, les événements seuls ayant la charge de mettre en lumière la vérité. Le patriotisme nous rendit cette réserve plus que facile.

Sans conteste possible, dès l'époque des négociations congolaises, de juillet à novembre 1911 51, et pendant la période d'agitation parlementaire qui précéda la ratification du traité franco-allemand, nous aurions eu des occasions de mettre le gouvernement dans un vif embarras. De ces révélations qui, plus tard, en janvier suivant, abondèrent dans les journaux et dans les commissions, on était venu nous proposer quelques-unes. Nous les avions toutes très impartialement ajournées. À ces informateurs bien intentionnés, mais emportés par la fureur que donne l'habitude de l'opposition, nous avons répondu qu'il nous était moralement impossible d'affaiblir à l'extérieur la position de la France, soit dans la personne d'un ambassadeur, fût-il irrégulier, soit dans celle de l'un des ministres en fonction. Il était évident que la place Beauvau, où est l'Intérieur, faisait la guerre au quai d'Orsay, où sont les Affaires étrangères, et que la rue Oudinot, où l'on a relégué les Colonies, n'était pas toujours en accord avec les deux autres maisons ; dix ministres, douze ministres, chacun avec sa faction, avec son parti, c'étaient les forces de la France dix ou douze fois divisées, par ces administrations concurrentes au lieu d'être accrues et multipliées par la concordance de leurs efforts : comme nous avions résolu de servir le pays, mais non de le perdre, nous n'avons pas voulu ajouter un atome de désordre à cette anarchie ; nous n'avons ni prononcé un mot ni fait un signe qui pût gêner personne même dans la chiourme de M. Caillaux, à plus forte raison dans le bateau qui suivit : lorsqu'un partisan trop pressé nous reprochait notre réserve, il était simple de montrer, par l'autorité d'un axiome royal, que, s'il existe un lieu où le respect des intérêts nationaux garde son refuge, c'est bien dans les cœurs royalistes. Au surplus, ne manquions-nous pas d'ajouter, l'opposition n'y pouvait perdre : cette anarchie est assez forte par elle-même pour se passer de notre collaboration, fara da se 52.

Et elle a fait.

Chapitre V
Le déclin de l'expérience Poincaré

L'examen attentif des tendances politiques les plus récentes semble montrer que l'apogée de la nouvelle République nationale et conservatrice a été touché de janvier 1912 à janvier 1913, par le cabinet Poincaré. Combien fut rapide la décroissance !

On pouvait le prévoir d'après les difficultés rencontrées fin 1911, d'après la forte résistance que devaient opposer à un effort très honorable tout d'abord sa matière même, – puis les partis, – ensuite les hommes, – et, plus que tout, la suggestion pervertissante et corruptrice du système républicain.

Un matériel agité par trente ans d'anarchie est un instrument peu maniable et un pauvre soutien. Dès septembre 1911, neuf jours après la revue navale de M. Delcassé, l'organe officieux du monde maritime anglais 53 nous dissuadait de concevoir trop d'illusions sur le nombre des unités mises en ligne; on en avait compté plus de cent: avions-nous, en réalité, plus d'une douzaine de bateaux utiles ? Vingt et un jours plus tard, d'autres amis anglais purent s'écrier : Quelle malheureuse marine ! L'explosion de la Liberté aggravait le deuil national 54 de vingt sortes de doutes sur la qualité de la force ainsi déployée. On mit en cause qui l'on put : les chefs, les équipages, la main de l'étranger insuffisamment surveillée ; on s'arrêta aux poudres. Cette discussion ne faisait que de commencer quand la flotte italienne, au 29 septembre, prit le large et gagna les bords de Tripoli, comme pour avertir des différences qu'il faut faire entre l'usage rationnel d'une flotte et ses vaines ostentations. L'enthousiasme militaire ne fut pas moins fécond en surprises désagréables : en particulier, l'aéronautique, si bien partie, servie par une corporation de héros, a déçu le peuple français, d'abord si confiant dans la nouvelle arme. Il en a gardé le cœur gros 55.

Son désenchantement n'a pas été moins vif, lorsque, sur un plan bien inférieur, il s'est aperçu que les retraites militaires se développaient dans Paris de manière à entrer en conflits réguliers et comme désirés avec la jeunesse ouvrière des syndicats. Était-ce un coup de police ? Ou l'effet du gouvernement des partis dont la tradition naturelle, la pente nécessaire, étaient d'extraire du réveil national une recrudescence d'esprit diviseur ? Il faut bien que les partis s'accroissent en démocratie, et ils vivent de ce qu'ils trouvent. De toute façon, une intrigue invisible d'émissaires secrets travaillait à exciter les uns, à provoquer les autres, pour rendre aux Français la vie en commun insupportable, impossible l'activité en commun. L'opinion démocratique, même saine, est sommaire et brutale. D'elle-même, elle s'offre aux tentations de l'ennemi, faute d'y pouvoir prendre garde ou de vouloir y résister. Comment resterait-elle maîtresse de son mouvement ? Comment marcherait-elle sans être conduite et traînée ?

Pour conduire ou traîner, il eût fallu des hommes. Cette question du personnel, si elle n'est pas la plus haute de toutes, reste bien l'une des plus graves.

Suivant une habitude que l'on doit nous connaître et qui se vérifie dans ces pages mêmes, je n'incriminerai ni les intentions ni les volontés et, plutôt que de former des jugements d'ordre moral sur les décisions des personnes, j'aime mieux supposer des vues droites à tout acte normal, fût-il malheureux. Quant aux œuvres d'une utilité patriotique certaine, il déplairait beaucoup de les expliquer par des sentiments inférieurs : à tout homme de nationalité française, et de passé plus ou moins net, mais ayant montré quelque activité depuis Agadir, nous avons toujours accordé plus que l'estime et même plus que la gratitude. Pourtant, une question préalable se pose à propos des artisans de la réaction poincariste : à leur insu peut-être, est-ce qu'ils n'ont pas toujours un peu craint de trop réussir ? d'aller trop loin dans les directions purement patriotiques ? de trop céder à ce que le vocabulaire de leur jeunesse appelait réaction ? et, moyennant ces mots en l'air, ne leur inspirait-on pas avec trop de facilité la crainte de leur ombre ? les moyens utiles et nécessaires, les seuls, ne leur causaient-ils pas une aversion spontanée dont il faut tenir compte ? Ils devaient être aussi bien gênés par quelques-unes de leurs amitiés. Il n'est pas très facile de diriger le patriotisme français quand on est flanqué, à droite, de Reinach, à gauche, du traître Dreyfus.

Dès qu'un gouvernement ainsi formé règle plus ou moins honorablement quelque question nationale, il est placé dans l'alternative de deux malheurs : ou s'exposer, s'il persévère, à succomber à bref délai ; ou, pour ne pas périr, dépenser le crédit moral que lui vaut sa bonne attitude à commettre des infamies qui rassurent les pires éléments du « pays légal », du monde républicain orthodoxe. Il lui faut toujours rechercher la moyenne entre la trahison et le salut public : c'est là sa véritable proportionnelle. Et cette proportion, cet équilibre aussi invraisemblable qu'introuvable qu'il lui faut concevoir entre la vie et la mort de la France, représente un état d'esprit plus dangereux que tous les maux qui en sont le signe ou l'effet. Cette maladie qui consiste à trouver sage de penser premièrement à nous arranger de toutes nos plaies ne cédera qu'à un remède radical. Les expédients héroïques, fussent-ils insensés, sauveraient tout d'abord du comble de l'insanité: de la fausse sagesse.

C'est ainsi que M. Poincaré, président du Conseil, se vit sollicité, attiré, entraîné, au dîner Mascuraud, et peu de mois plus tard, dans l'exercice d'une fonction supérieure, à l'inauguration du buste de Ranc. Ranc signifie pourtant l'insurrection en 1871 et la destruction de l'armée en 1897-99. Le nom du sénateur Mascuraud est devenu synonyme du trafic électoral de la croix d'honneur. Ni l'armée ni la patrie ne gagnaient grand-chose à ces compromis du chef du gouvernement. Pourtant il ne faudrait pas croire que les sentiments ou les tendances intimes d'un républicain modéré fussent beaucoup contrariés par l'idée d'un hommage ainsi rendu à la corruption et à la destruction. Les deux hommes que nous pouvons traiter, pièces en mains, de corrupteurs ou de destructeurs de la France ont pris part à la fondation ou à la défense de la République, et, de ce chef, tout haut dignitaire républicain doit estimer que leur œuvre est, à quelque degré, positive, utile, bienfaisante. Mais la contradiction de l'idée républicaine et de l'idée française n'en apparaît que plus vivace, étant réalisée au fond du même esprit : elle est faite pour dérouter l'homme d'État qui la porte en lui, ébranler, inquiéter et dérouter sa marche comme elle inquiète, ébranle et déroute aussi le public qui regarde et qui voudrait suivre…

Il est bien d'autres mauvais tours que l'esprit ou le fait des institutions jouèrent alors à leur personnel.

De par le texte des lois constitutionnelles, un moment critique approchait. Au fort de ces dures crises orientales, que l'Italie avait si savamment tirées de la Tripolitaine, on devait nous élire un nouveau président. Il aurait mieux valu l'élire à un autre moment. En monarchie, le mauvais hasard ou le crime peut seul créer des coïncidences de cette malignité. En République, la concordance pernicieuse naît de la loi écrite. La date, parfaitement connue à l'avance, de nos déménagements et transferts de pouvoir fournit une indication précieuse à l'Étranger, dont elle autorise, provoque et facilite les entreprises — comme il est déjà arrivé à la veille de l'élection Fallières, en 1905.

Quelque rôle qu'ait tenu l'Étranger dans les intrigues présidentielles de 1912-1913, la reconnaissance nationale républicaine y a souffert d'une vive déconsidération par la facilité avec laquelle ses plus grands chefs ont immolé tout au désir de leur promotion personnelle. On disait, par exemple, que M. Delcassé s'était indissolublement marié à notre Marine, et cette chaste épouse de sa pensée semblait devoir suffire à son bonheur en ce monde. Les esprits simples comme le mien s'en réjouissaient, parce que, malgré tout, ce ministre avait paru finir par réussir, en somme. Cependant, plusieurs occasions s'étant présentées à lui pour accéder, de la Marine, à la présidence de la Chambre des députés, réputée l'un des postes qui conduisent à l'Élysée, M. Delcassé avait répondu sans hésitation qu'il était prêt à tout quitter, bureaux, directions, commissions, arsenaux et escadres, pour se jucher un peu plus haut sur le degré de nos fonctions publiques.

Des remarques de même nature ont un peu dénimbé M. Poincaré quand il a délaissé, après une année d'exercice, dans une heure fort délicate, la direction personnelle des Affaires étrangères pour un poste de présidence où la décoration l'emporte sur l'action et sur les responsabilités. Déjà sa perspicacité avait été mise en doute quand il avait pris pour second aux Affaires étrangères un Paléologue, métèque étourneau, bavard et sans consistance. Un certain nombre d'autres illusions s'envolèrent en le voyant quitter la partie difficile, et qui se compliquait, pour une affaire d'avancement personnel. Tant de fierté française, tant de calme lorrain n'étaient-ils que littérature ? On le crut, on le dit. Voilà ce que notre cursus honorum fait penser. Voilà ce que la République fait de la réputation des républicains.

Dans le même remue-ménage, M. le ministre de la Guerre Millerand disparut, emporté, balayé sur la simple apparence du soupçon de ne pas pratiquer tous les rites de la religion dreyfusienne : un cas de conscience véritablement byzantin posé par le seul nom du lieutenant-colonel du Paty de Clam 56 sut primer et couvrir tout souci d'intérêt public. Si d'autres raisons mystérieuses se sont jointes au prétexte invoqué, il restera que ce prétexte aura suffi à justifier la retraite. Or, le scandale est là surtout ! Une fois de plus, la poussée du parti domina sans difficulté, ni discussion, ni résistance, domina sans effort l'intérêt du pays.

La même préséance se fit remarquer peu de jours après dans le débat sur la réforme électorale qui suffit à déterminer la crise ministérielle et rejeta du cabinet les derniers chefs du « ministère national ». Après le départ de Millerand, l'élection de M. Poincaré à la Présidence avait fait nommer, le 21 janvier, un nouveau ministre des Affaires étrangères, M. Jonnart : M. Jonnart fut en fonction jusqu'au 18 mars, date du nouveau remaniement. Cinquante-six jours au quai d'Orsay ! Ce fut presque trop long. Un passage de vingt-quatre heures, comme celui de M. Lebrun à la Guerre, n'eût dérangé personne ni rien. M. Jonnart n'était pas au courant des Affaires, mais il allait sans doute y être mis quand il quitta la place à M. Stéphen Pichon, surtout connu pour ses anciennes concessions à la Triple-Alliance. En même temps, M. Delcassé, malheureux au Palais-Bourbon, malheureux à l'Élysée, abandonnait sans qu'on sût pourquoi sa fidèle et chère Marine pour une ambassade à Saint-Pétersbourg.

Le cabinet suivant, présidé par M. Barthou, qui tutoie M. Poincaré, fournit, à son avènement, un signe manifeste de ses volontés patriotiques : le dépôt de la loi du service militaire de trois ans, demandée par le Conseil supérieur de la Guerre 57. Le nouveau ministère donna un signe non moins clair de sa faiblesse constitutionnelle par son incapacité d'aboutir au vote rapide qu'imposaient alors les nécessités diplomatiques tout autant que l'intérêt militaire. Il eût fallu montrer à l'Europe belliqueuse la résolution et l'énergie du peuple français. L'opinion s'y prêtait de tout cœur. L'antimilitarisme se mourait, même dans le journal 58 de M. Hervé ; le socialisme international n'osa point se montrer durant les premières semaines. Le champ était libre et ouvert, on pouvait marcher. Mais il eut fallu le vouloir ! Quelque tiraillement interministériel retarda cette volonté. Et, dès qu'on eût commis la faute de traîner et que la résistance eut été rendue possible, tout put résister à la fois : le formalisme parlementaire si lent, parce qu'il est timoré, inintelligent et paresseux ; puis les partis électoraux appuyant les partis révolutionnaires.

Au nom de la doctrine de la Démocratie, de son formulaire mystique, Jaurès et Sangnier 59 s'unirent sur le principe : pas d'action gouvernementale, sans discussion dans le pays. Jaurès et Sangnier avaient raison de penser qu'il n'y a pas de gouvernement démocratique sans un contrôle appesanti sur les compétences par les incompétences. Et puis, l'on est en République ou l'on n'y est pas ! À Berlin, le gouvernement de l'action agit et réalise parfois sans attendre les votes du parlement. À Paris, le régime du bavardage a tous les moyens d'entraver et d'annihiler l'activité. Le cabinet dut se laisser gagner de vitesse. L'opposition antimilitaire se sentait aussi bien approvisionnée et armée que le gouvernement était démuni par l'égoïsme et la fatuité des individus, l'intérêt des élus à réélire, la peur de compliquer, de défier, même de paraître pousser à la guerre…

Pendant ces curieuses semaines qui coururent de février à mai 1913, les partis dominants, les idées régnantes, une portion du haut personnel universitaire se sont appliqués à décomposer point par point la bonne volonté d'un pouvoir éphémère et les élans de l'enthousiasme public. Les forces exhalées du fond de la Nature et de l'Histoire de la France se heurtaient à ce qu'il y a de plus stable ou de mieux lié dans le régime et, là contre, s'exténuait l'effort isolé de la fraction ministérielle mise pour une heure au service de notre intérêt national.

Un parlementaire radical, ancien ministre, le comte de Lanessan, a résumé la situation assez spirituellement 60 en disant que ceux qui avaient tenté de rapprocher tous les Français, « d'unir tous les républicains dans le parlement », et de « rallier autour d'un même drapeau les citoyens », devaient reconnaître qu'ils s'étaient trompés, n'ayant « fait que créer des éléments nouveaux de divisions et des luttes » : « le seul rapprochement qu'ils aient opéré est celui des radicaux socialistes unifiés ». L'essai loyal aboutissait à un nouvel effort vers le Bloc radical et réveillait tous les démons d'anarchie enfermés dans la démocratie. Comme Kiel et Tanger le fait entrevoir, « la défense nationale » en République fournit « un nouveau sujet de guerre civile ».

Dès avril, les délibérations des conseils généraux ont mis au jour l'influence croissante de la volonté révolutionnaire, la faiblesse croissante des réactions patriotiques. L'incertitude politique commença et passa bientôt du gouvernement dans le pays même. Un incident de Nancy, soulevé entre quelques noctambules français et des voyageurs allemands, surexcita les pangermanistes, mais ne stimula point le patriotisme français autant qu'on l'aurait pu prévoir et désirer. Le cabinet lui-même dut se laisser gagner par le fléchissement général : il eût pu se plaindre à Berlin des outrages gratuits de la presse allemande, il a préféré fournir une réparation aussi exagérée que hâtive d'offenses dont il était parfaitement innocent. Cependant les injures pangermanistes n'étaient pas négligeables et pouvaient être relevées. « Dira-t-on », objectait un écrivain républicain, M. Jean Herbette, « que, si la France avait interprété ainsi la situation, des difficultés se seraient produites ? La réponse serait facile : “Je sais bien”, disait l'honorable M. Pichon, à la tribune du Sénat le 8 février 1912, en refusant de signer le traité franco-allemand, “je sais bien que certaines difficultés sont venues du fait que l'Allemagne a eu une autre interprétation que celle-là” : MAIS ALORS IL FALLAIT LUI RÉSISTER. » 61

Reste à savoir si M. Jean Herbette, aussitôt qu'il aura remplacé M. Stéphen Pichon aux Affaires étrangères de la République, ne sera pas contraint de l'imiter au gouvernement dans cette docile faiblesse, après avoir suivi ses fiers exemples de fermeté dans l'opposition. Quel changement de personnel changerait rien à la débilité du centre de tout le système ?

Chapitre VI
L'esprit du mal

Pauvre éphémère Renaissance unanime de l'orgueil français, union spontanée ou concordance artificielle des ignorances et des roueries de la politique courante ! Nous ne triomphons pas de cette dépression, message de ruine civile ; mais nous estimons qu'il serait de devoir élémentaire d'en approfondir les raisons. Car enfin voilà la troisième fois depuis dix-huit ans qu'on essaie et qu'on manque un dessein conservateur et national dans la République. Ni en 1895, comme il est exposé au chapitre premier de Kiel et Tanger, ni en 1910, comme le disait la préface du même livre, ni davantage en 1913, comme nous le voyons, ces entreprises ne correspondent à l'intention. Ce que nous exposons n'est donc pas une vue de l'esprit à l'appui d'une thèse, c'est l'histoire suivie selon le droit fil des événements, sans aucune idée préconçue. Considérez l'objet, car tout dépend de lui. Notre simple lumière s'y dégage des choses, elle n'en est rien que l'esprit, l'esprit des affaires publiques analysé sans partialité, mais avec un peu d'attention.

La plus récente expérience, celle qui est en train d'échouer et ainsi d'exposer gravement le pays, a été faite dans des conditions favorables, qui ont tiré de la masse républicaine tout ce qu'elle peut contenir de bons sentiments français, de vertus nationales. Nous l'avons aidée de nos ressources propres, nous lui avons donné, — quelquefois à coups de défis et de provocations — tout ce qu'un mouvement royaliste comporte d'initiative patriotique, d'autorité et d'ordre quand le roi n'est pas là, régnant et gouvernant. Mesurez le concours chaleureux, désintéressé, magnifique, de Léon Daudet par son enquête de L'Avant-Guerre, celui de Maurice Pujo et de ceux qu'il appelle ses « gendarmes supplémentaires », les Camelots du roi et les Étudiants d'Action française, par leurs belles campagnes en faveur des trois ans. Supputez le courage ainsi communiqué à des régions plus froides de l'opinion conservatrice et patriote, qui s'éveillaient et s'échauffaient après nous. Non contents de ne leur créer aucun embarras, nous aurons couru en avant par toutes les voies où leur timidité naturelle devait faire hésiter des républicains de naissance. Ces voies, nous les avons ouvertes et quelquefois forcées afin de frayer le passage. Notre action ayant seule les moyens de mordre, de pénétrer, d'entraîner, nous avons été, durant des mois et des saisons, comme la pointe et la flamme spirituelle d'une lame que nous engagions après nous : bon gré, mal gré, elle suivait et elle entrait. Les républicains éclairés ne nient plus ces bienfaits certains ; consciente ou non, l'idée royaliste ne cesse de les occuper, invisible et présente. Mais l'illusion était de croire qu'ils pourraient continuer indéfiniment un tel échange de bons procédés ; nous, fournissant les ouvertures, les conseils ou les suggestions utiles ; eux s'en faisant honneur par des tentatives d'application.

Il aurait fallu nous écouter jusqu'au bout ou ne pas nous entendre. Si l'on était résolu à écarter décidément la conséquence de tout ce que l'on amorçait, il eût mieux valu ne poser aucune de ces amorces, car, sans le Roi, elles aboutissent naturellement à des phénomènes de retour anarchique d'autant plus vifs que l'on aura fait présumer d'intentions plus réactionnaires sans s'être muni de l'instrument d'une réaction franche, effective, mesurée et sage.

Cet indéniable concours moral des royalistes, qu'il lui faut accepter en le désavouant, n'est pas sans dommages immédiats pour un gouvernement républicain à vues patriotes. Assurément, on sert un régime, quel qu'il soit, quand on l'aide à vivre ; mais on le dessert lorsque, en même temps, on ruine la confiance dans son esprit, le respect de sa procédure et de son formulaire. À chaque instant le gouvernement républicain modéré dialogue et polémique avec notre pensée, la contestant par sa parole, mais la mêlant à sa pratique perpétuelle. Position gênée et gênante qui ne peut durer indéfiniment. Toutefois les républicains au pouvoir n'y renoncent pas sans ennui : « Grâce à vous, nous disait l'un d'eux, je puis me faire une moyenne par rapport à Jaurès 62. »

Chétive conception où l'économie d'un régime dépend de ses ennemis à l'intérieur ! Ces adversaires officieux et bénévoles doivent répondre à son appel, ou il est perdu. Car leur appoint n'est pas exigé sur une question secondaire, pour une manœuvre de luxe, ni une affaire d'occasion : non, non, c'est aux affaires de salut public, au fondement des institutions militaires et civiles que le royaliste et l'antidémocrate doivent coopérer avec l'État démocratique et républicain, à peine de mort pour cet État, qui, livré à lui-même, ne connaîtrait sur ces points-là qu'hésitation funeste, débat stérile et furieuse contradiction… La sécurité nationale est livrée à un jeu de forces dont la présence et la mise en œuvre, nullement assurées en fait, sont, au contraire, exclues formellement par le droit constitutionnel du régime.

Aussi, quand y naît par hasard un accord spontané des bons citoyens, c'est un bienfait que rien ne prolonge et que personne ne maintient. Entre ce bien présent et les maux ultérieurs possibles l'État est neutre. L'État semble se désintéresser de conduire sa bonne et heureuse fortune jusqu'à l'aurore d'un lendemain qu'il ne peut avoir souci de garantir. La garantie n'existerait que par l'institution d'un magistrat préposé et intéressé uniquement à l'accord, au bien. Mais ce magistrat est exclu par le seul nom de République. La République confie le soin de maintenir l'accord à cet accord lui-même, c'est-à-dire à rien du tout. Elle fait confiance à la fermeté de l'opinion, à la raison du jeu des partis. Autant dire qu'elle se confie à la vague. Patriotes, conservateurs, assurez-vous sur cet élément…

De plus, nos idées, nos formules, qui mettent si haut l'idée de l'État, ont la vertu d'irriter tel républicain et d'attirer tel autre : contribuant ainsi à les diviser furieusement, elles les poussent à s'entre-détruire avec plus d'entrain. Discuter et se prendre aux cheveux sur tout, aboutir le plus tard possible à l'action, qui impose l'union, c'est chez eux, à la fois, habitude, système et fatalité. Ils n'en sortent que s'il s'agit de préserver cette façon de perdre la vie et le temps : en ce cas de défense républicaine, ils agissent d'autant plus vite qu'ils sont plus pressés de revenir à leur cher entr'égorgement.

On est patriote, on est royaliste avec quelqu'un, pour quelque chose. On est républicain, surtout contre quelqu'un, pour réprouver ou désavouer quelque chose. Ce n'est pas en vertu d'un raffinement vain que de « jeunes républicains », voulant honorer Jeanne d'Arc, trouvent à la louer comme victime de l'Église et du Roi plutôt que de la considérer tout d'abord en libératrice de la patrie : la libération de la France mettrait les gens d'accord, mais elle ôterait du culte de Jeanne le piment spécial dont les Partis ne se passent point. Dès qu'une circonstance quelconque oblige ces partisans-nés à reléguer au second plan l'intérêt factieux pour se maintenir dans la communauté de l'intérêt ou du sentiment national, ils y sont mal à l'aise, ils en souffrent, leur conscience républicaine ne tarit pas de ses chicanes à leur conscience française : chicanes juridiques, chicanes philosophiques ou religieuses, toutes ayant figure et force de scrupules. Même chez les meilleurs, elles devaient cruellement envaser la direction gouvernementale.

Mais ce n'est pas tout.

Il faut tenir compte du profit que l'on tire de toute division dans le système diabolique où le fait d'agiter l'opinion et de contredire le gouvernement fait la fortune politique des hommes.

Les méchants, qui existent, sont nés pour abuser de la conscience des bons. Leurs embûches auront d'autant plus de succès qu'elles pourront agir sur des esprits troublés et des caractères irrésolus. Les circonstances difficiles créeront des adjuvants et des stimulants nouveaux pour leur intrigue. Tandis que les Français loyaux s'imposaient, après Agadir, une réserve dont on a vu plus haut la rigueur, il était naturel que les patriotes conditionnels tinssent une conduite tout opposée ; les étrangers du dedans et les séditieux à leur solde, voyant s'élever leurs facultés de tout entreprendre, devaient essayer de mettre l'aventure à profit. S'ils apercevaient mieux le point faible de l'État, leur indifférence à la cause française les dégageait de l'embarras sur le choix du moment et celui des moyens. À la renaissance du patriotisme devait, par conséquent, répondre comme un renouveau révolutionnaire. L'effort cosmopolite est appelé à grandir assez promptement. On ne voit pas ce qui l'empêchera de dominer bientôt les partis républicains, lui qui, au fond, ne diffère en rien de la République. Pas plus que lui, la République, dans l'esprit de ses fondateurs et de ses logiciens, n'admet ni armée, ni famille, ni classes, ni épargne, ni propriété, ni ordre, ni patrie, rien enfin qui soit national ou social. Le point de départ des républicains les induit à laisser complaisamment se réaliser le programme révolutionnaire, sinon à le réaliser d'eux-mêmes. La démocratie vénère obscurément l'anarchie, comme son expression franche, hardie et pure. Quand le malheur des temps l'oblige à la combattre, elle en subit secrètement la fascination, et c'est toujours de ce côté qu'elle tombera dès qu'une cause extérieure cessera de l'impressionner.

Comme deux de ces causes agissaient puissamment (les menaces européennes, notre action sur l'esprit public), il était difficile aux républicains de gauche de traiter d'idolâtres et d'adorateurs de Moloch les demi-radicaux qui pressaient le pays d'adopter pour commune mesure le critère de son intérêt national. L'esprit républicain se consolait en prévoyant que les partis ont toujours été subtils et habiles à se déchirer sur la manière de comprendre le bien public. Tout débat un peu prolongé sur le meilleur moyen de servir la patrie peut finir par causer tout autant de désordres que l'antipatriotisme, l'antimilitarisme et l'anarchisme réunis. On peut d'ailleurs adopter ce critère en le détestant. C'est le parti que prirent notamment Jaurès et Sangnier – le Jaurès de l'Affaire, le Sangnier de Par la mort 63

Ces ennemis publics prétendirent servir, et bien mieux que les autres, et même servir seuls l'intérêt sacré. Ce privilège revendiqué hardiment leur assura le libre usage de toutes les ressources du vocabulaire patriotique et les introduisit dans le débat à la manière de ces belligérants sans drapeau ni uniforme qui déterminent les plus sinistres méprises. Grâce à eux, par l'effet de leurs cris confus et leur agitation de filles furieuses, l'objet de la discussion se déplaça : on ne contestait plus de la valeur ni de l'utilité de certaines mesures pour la patrie, on ne traitait que du mérite des patriotes avoués, de la sincérité des patriotismes mis en comparaison : tout le débat se réduisit à savoir en un mot si le préopinant était aussi patriote que l'opinant. C'est sur ce petit point que, par l'art oratoire, on se foudroya.

— … Vous manquez de patriotisme…

— Je suis aussi patriote que tous…

Ces misères feront comprendre pourquoi nous conseillions aux écrivains de la réaction poincariste de ne pas abuser de l'étalage des bons sentiments et pourquoi nous disions qu'il importait de substituer méthodiquement aux explosions du bon cœur français l'étude des moyens de réorganiser notre France. Ce n'était pas mépris ni sécheresse, mais désir d'un ouvrage utile. On a enivré les Français du doux spectacle de la générosité de leur âme. La question n'est pas là. La question, c'est d'armer, d'exercer et de protéger cette âme si belle. Ni l'idée et l'amour de l'unité française, ni l'idée et l'amour de la patrie française ne suffisent à réaliser l'unité ni à servir effectivement la patrie. Seul, le gouvernement de la parole et de la plume peut encore se leurrer de cette fumée vénéneuse.

Le patriotisme tribunitien exhumé par les chefs révolutionnaires de leurs magasins d'autrefois rendait hommage à la vigueur de l'opinion patriotique. Mais il la minait de toutes ses forces. Après tout, pourquoi pas ? L'opinion faite, l'opinion nantie et devenue maîtresse du gouvernement a-t-elle le droit d'étouffer l'opinion à nantir et qui se fait ? De très abondantes contributions matérielles sont assurées du dehors à l'opinion antipatriote 64 ; l'Étranger prend trop d'intérêt à ce que nous soyons divisés et faibles pour cesser de soutenir l'opinion qui affaiblit notre esprit public. L'afflux des étrangers à Paris, une garnison de plusieurs milliers de Juifs russes, galiciens et roumains, tous révolutionnaires, qui campent au Marais, aux Gobelins et à la Glacière depuis l'affaire Dreyfus, ajoute aux subsides financiers un certain appoint de militants armés, ceux que l'on a vus opérer en 1909 à l'assaut de l'ambassade d'Espagne 65 et que l'on a revus en 1913 au Manège du Panthéon. Ces militants suffisent pour conserver un reste de vie à la doctrine des « vive l'Allemagne » et des « à bas la patrie ». Or, celle-ci devait soutenir et encourager le centre et la droite des unifiés.

Les parlementaires d'extrême-gauche devaient aussi trouver un avantage personnel à seconder énergiquement, et coûte que coûte, le mouvement anti-militaire. Ils reprenaient contact avec les organisations révolutionnaires, dont l'avant-garde avait fini par se détacher d'eux. Ils employaient à leur service une idée basse et lâche, mais courante, qui fournissait à leur agitation la force motrice naturelle, capable de la mettre en marche. Ils y trouvaient ou comptaient y trouver de quoi balancer, pensaient-ils, ce réveil patriotique, réactionnaire, royaliste qui inspire aux prétendus avocats du peuple tant de surprise mortifiée et de honte envieuse ! Enfin, toute perturbation permet toujours au « Parti » de faire figure devant le pays pendant l'heure qui passe.

Quant au lendemain, qu'aurait-il pu apporter de pire que l'état d'atonie où vivait le « Parti » ? Le raisonnement de Jaurès et de ses amis en mars 1913 était d'une grande simplicité : — Si la loi de trois ans est votée, et que la guerre éclate, l'agitation menée nous aura donné des forces en vue de tout événement consécutif ou concomitant aux hostilités ; si la loi est votée sans que la guerre éclate, il y aura sous peu fatigue, mécontentement et murmure – toutes choses inhérentes à un service militaire égal, et à long terme ; si enfin le projet de loi est rejeté ou considérablement amendé, nous en tirerons mérite et honneur aussi longtemps que la paix sera maintenue et, quand viendra la guerre, notre mauvaise action sera mise en oubli par le rapide cours d'événements plus graves, et qui balaient tout, comme fut oubliée en 1870 et 1871 la conduite des républicains pacifistes de 1867, 1868, 1869 : ne devinrent-ils pas, au Quatre Septembre, les maîtres de tout 66 ?

Par le régime républicain, ce Parti hostile à la France joue donc sur le velours en France : des hypothèques prises par lui sur les quatre faces de l'avenir, s'il est vrai que toutes sont ignobles et conduisent à l'abaissement de la patrie, aucune ne trompe l'intérêt personnel et alimentaire de ses auteurs. Aussi séduisent-elles bon nombre de radicaux et de radicaux-socialistes, – la « jeunesse » du Vieux Parti. Le génie opposant et l'esprit de contradiction propre à la nature du démocrate a retrouvé son élément vital dans cet élan nouveau donné tout d'un coup aux intérêts et aux sentiments anti-militaires 67. C'est pourquoi les bonnes résolutions de l'année précédente ont craqué toutes à la fois, les bons propos se sont débandés, pour les motifs les plus simples, les plus grossiers et les plus faciles à prévoir.

Mais, éternel enfant qui chante dans la nuit pour se donner du cœur, c'est l'instant que choisit le gouvernement pour formuler les prétentions les plus sensiblement contraires à sa structure profonde et à la crise qu'il traversait. La cérémonie annuelle des Jardies, en commémoration de Gambetta, fournit l'occasion d'attaquer un air de bravoure ! Le ministre de la Guerre Étienne vanta « la continuité d'action » de la République, malgré la composition (« souvent si diverse ») de son personnel dirigeant. Joseph Reinach, sorte de ministre sans portefeuille et perpétuel, plus que ministre même, comme Warwick était plus que roi, voulut enchérir sur Étienne. Fort de son inviolabilité personnelle et de l'impudence particulière au peuple juif, il déclara :

Ces erreurs et ces fautes ne se sont produites que dans la politique intérieure de la République, le pays n'en a pâti qu'au dedans ; mais jamais la France, sous la République, n'a été atteinte, au dehors, par la faute de la République, comme elle l'a été en d'autres temps, sous les gouvernements personnels, dans sa force et dans son prestige ! 68

Un peu plus modeste ou moins hardi, le ministre des Affaires étrangères M. Pichon, jura que « notre régime, si décrié par ses ennemis », était « capable » « de subordonner ses intérêts de parti à l'intérêt suprême de la patrie ». Ah ! vraiment, il en est capable ? Sous les yeux du monde ironique, la production de ce paradoxe de démocrate, qui eût fait figure d'inavouable truisme chez tout représentant d'un gouvernement régulier, fit juger que les fortes têtes du mouvement républicain national commençaient à n'être plus très certaines d'avoir raison contre M. de Selves, contre M. Anatole France, contre nous-mêmes. Leur inquiétude s'exprimait au travers du plus fallacieux des chants de triomphe.

Il eût été beaucoup plus sage que MM. Pichon, Étienne, Barthou, Poincaré, Millerand, toutes ces créatures d'un même mouvement, tous ces fonctionnaires d'une même idée vraie, s'occupassent de faire aboutir ce mouvement en suivant l'idée jusqu'au bout. Il leur eût appartenu de réaliser ce que Méline et Hanotaux (ces Poincaré-Barthou de 1896) ont manqué avant eux. Ceux-ci l'avaient manqué faute de savoir et de voir. Mais eux ! Avec tous les exemples de l'histoire de leurs aînés, avec les souvenirs de leur propre aventure, avec les clartés du programme royaliste qu'ils empruntaient, avec toutes les facilités du pouvoir, comment en étaient-ils à rédiger en ces termes affirmatifs de simples désirs ou des rêves, à mettre au temps présent leurs vues optimistes sur le futur, à contredire jusqu'au son de l'heure même où tout commençait d'ébranler cette chimérique espérance ?

Leur cantique insensé est de la mi-avril 1913.

Cinq semaines plus tard, tous les voiles se déchiraient, l'identité hautement invoquée entre la patrie et la République tombait de toutes parts. Le 21 mai, à la Chambre, devant les faits nouveaux qui venaient de se produire 69, M. Barthou se voyait contraint de crier que la défense nationale était actuellement la forme la plus impérieuse de la défense républicaine. M. Vallée proclamait, le même jour, dans la Marne : « Il y a quelque chose au-dessus de la République, c'est la défense et la conservation de la Patrie. » L'avant-veille, un autre sénateur, M. Henry Bérenger, avait posé la distinction et l'opposition en termes plus crus. « La France… n'acceptera définitivement la République que si la République ne favorise pas la désorganisation de la France. » — Plus loin : « Le devoir s'impose donc au Parlement, s'il veut maintenir la République, de refuser toute compromission avec les alliés officiels du drapeau noir et de l'antipatriotisme. » Pour mieux serrer sa pensée, Bérenger accouchait de la forte maxime : « La République a pu vaincre, non sans des luttes pénibles, les partis monarchiques et le parti clérical. Il lui reste à SE VAINCRE ELLE-MÊME ou à disparaître. »

Se vaincre elle-même ! Le système politique chargé de faire vivre la nation contient donc un ennemi de cette nation ? Il lui faut vaincre l'ennemi intérieur pour remplir le premier de tous ses devoirs, qui est de repousser l'ennemi du dehors ; il lui faut lutter contre son moi avant d'aller contre la Prusse ? Son « moi » secret est donc l'allié du Prussien ?

Les mêmes inquiétudes apparaissaient dans les articles d'un jeune écrivain républicain inquiet, qui n'est pas sénateur comme Bérenger, mais qui le sera, à son heure, et qui est dès aujourd'hui le porte-parole d'une jeunesse très républicaine, mais plus troublée encore que républicaine : M. Edmond du Mesnil, directeur du Rappel. Que s'était-il passé ? D'où venait tout ce trouble ? Tout simplement les idées de la République avaient repris un corps. En revêtant ce corps naturel et logique, en se révélant ce qu'elles étaient, sédition militaire et indiscipline civique, en faisant explosion à Toul, à Châlons, à Belfort, à Rodez, un peu partout, les idées républicaines établissaient par des actes incontestables leur incompatibilité avec l'honneur, le devoir, le drapeau, la cité. Tout ce qu'avaient prédit les politiques, les moralistes, les historiens du Droit, les psychologues sociaux et les philosophes d'État s'était réalisé sans plus, et l'opposition éclatait entre le citoyen et le soldat, entre « l'armée disciplinée, équipée scientifiquement, et une nation gouvernée démocratiquement » (Charles Benoist).

Ce n'était certes pas la première fois que des troupes se révoltaient, ni que l'Ennemi essayait de les débaucher ; mais ce n'était qu'en régime républicain que la mutinerie avait pu invoquer la Charte même du régime : la souveraineté de l'individu, l'autorité et l'insurrection du sens propre, les maximes de liberté civile, d'égalité politique, de fraternité internationale, tout ce qui se placarde, au nom du Peuple français, sur tous les murs, tout ce qui se récite, d'après la déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, dans les écoles de l'État. L'esprit des principes directeurs et fondamentaux de l'État insurgeait les défenseurs de l'État. Devant cette révolte, moins grave en soi qu'on ne l'a pu craindre 70, mais extrêmement significative, chacun a dû poser, reconnaître et examiner la double et invincible difficulté de soumettre la République au service de la Patrie ou d'accommoder la Patrie au naturel de la République.

Elles sont deux, voilà le fait mis en lumière par le grave échec militaire qu'un simple murmure venu des camps fit essuyer au poincarisme devant la Chambre. Preuve, et preuve par neuf, qu'il n'était pas aussi facile que l'on voulait bien s'en flatter de « prendre » aux royalistes leur programme patriotique pour en confier la réalisation à la mauvaise ouvrière qui s'appelle démocratie 71. Le statuaire eût été sage de calculer la dureté du marbre, la fragilité du ciseau. « Elle est le Mal », disait M. l'abbé Lantaigne en parlant de la République.

Chapitre VII
Faites un roi

On ne saurait trop le redire, le premier bienfait de la Monarchie ne sera pas de réaliser son programme réparateur, mais d'abord de détruire la République et ainsi d'arracher le pays à cette trahison permanente et profonde, à ce « mal » d'un gouvernement qui, au lieu de garder et de faire vivre, détruit. Le désordre cessera d'être prêché par l'institution : nos virtualités positives cesseront de rencontrer l'adversaire et l'obstacle au point central où l'appareil politique doit prendre son appui.

Kiel et Tanger a soutenu énergiquement que, pour ce qui est de la solidité de la nation française, il convient d'avoir confiance. Le fond du pays reste bon, il s'améliore peut-être. Il n'y a rien à retrancher du XXIVe chapitre où nous avons exprimé cette vérité « que la France pourrait manœuvrer et grandir ». Il ne serait pas impossible d'ajouter de nouvelles clartés à ces évidences.

Ce n'est pas notre peuple qui est coupable de nos revers. Sa valeur physique et morale en son élément militaire, déjà mise en lumière par la guerre du Maroc, a été confirmée par la guerre des Balkans : là, notre « canon franc », et notre tactique française, l'œuvre militaire des Deloye, des Mercier, des Bonnal, auront, au dire des vainqueurs, établi la supériorité de l'industrie et de l'intelligence de notre patrie. Ni la race ni la patrie n'ont rien à envier en France. Le mal qui nous arrive arrive à tous les peuples qui tombent en démocratie. C'est celui du peuple ottoman, malheureuse victime de ses parlementaires. C'est celui du peuple chinois qui se trouve déjà misérablement tiraillé entre les passions du séparatisme intérieur, les actions de la ploutocratie, les hautes et croissantes exigences de l'étranger, les violents mais inévitables remèdes de la tyrannie. La ruine d'une civilisation comme la nôtre est nécessairement plus lente que la chute d'une barbarie. Elle se produira pourtant si nous refusons d'en extirper la cause vivace. Les grandes lois matérielles et morales qui sont à l'œuvre depuis la fondation de la nature humaine n'ont pu changer en vertu de 1789 ou de 1848. Elles fonctionnent à nos dépens, voilà tout, au lieu de s'exercer pour nous aux dépens des républiques de Venise ou de Gênes, de l'empire électif allemand 72, comme il arrivait sous notre ancien régime. C'est ce qu'il importe de faire voir à ceux qui objectent à tout propos, comme des exemples qu'il appartiendrait à notre seule volonté d'imiter, ce qui se fait de beau ou de bon chez deux ou trois grands peuples. Toujours l'Angleterre ! Toujours l'Allemagne ! On oublie d'indiquer les deux génératrices de la force anglo-allemande : l'aristocratie et la monarchie.

Il est vrai, nous ne sommes plus au temps où la critique et la science se mettaient d'accord pour nous rabaisser devant la race et l'esprit des Germains 73. On avoue qu'ils ne sont pas plus élevés que nous sur l'échelle humaine. On concède qu'ils n'ont aucun droit à se dire nos maîtres. Mais, si les résultats supérieurs qu'ils ne cessent de récolter à notre barbe ne viennent pas de leur substance propre, mystérieuse, incommunicable, ils doivent leur venir d'un ordre, d'une discipline, d'une organisation : belles choses que nous connaissons assez bien, puisqu'en Allemagne tout au moins elles ont été imitées et empruntées de nous ! Il n'y a donc qu'à nous organiser en commençant par nous libérer du régime désorganisateur par essence. Rétablissons notre discipline historique. Secouons le joug d'une anarchie systématisée. C'est le seul parti acceptable pour la raison, et en dehors duquel on devra toujours répéter aux bonnes volontés vagabondes : « Que voulez-vous ? Où allez-vous ? Que ferez-vous ? Que pourrez-vous ? » sans qu'elles puissent rien répondre, entre l'incertitude de l'objet qu'elles visent et la mémoire insoutenable de tous leurs échecs du passé. « Améliorons ce qui existe », répète M. Piou. Justement on vient de le faire 74. On vient de voir aussi où s'arrête forcément l'amélioration. Elle reste bien en deçà de l'important, du nécessaire. Cette évidence n'est pas encore tout à fait comprise ? Raison de plus pour en recommencer la démonstration. Nous ne serons de bons citoyens qu'à ce prix.

Précisément parce que le gouvernement démocratique n'a pas tari les réserves morales ni épuisé les richesses matérielles de la nation ; parce que le grand cœur de la France ne s'est pas encore fatigué d'expier l'instabilité des institutions ni d'en satisfaire l'incomparable voracité ; parce que le pays produit et donne sans hésiter tout ce qu'on lui demande : très précisément, si j'étais un homme politique du parti libéral ou du monde républicain gouvernant, la spontanéité magnanime du dévouement de la nation me ferait réfléchir. Je me demanderais jusqu'à quel point, dans un pays qui prodigue avec tant d'insouciante bravoure la plus belle fleur de sa confiance, de son sang, de son or, il peut être moralement permis à ses chefs de ne pas être attentifs, prudents, prévoyants, économes, je dirai jusqu'à l'avarice. Dès lors l'honnêteté commanderait d'examiner tout au moins l'origine de ce gâchage et, si l'on démontrait qu'elle est dans la nature du gouvernement, je m'occuperais de pourvoir à faire disparaître cette abominable nature.

Je prêterais l'oreille au conseil de Marcel Sembat : « Faites un Roi », et « pratiquez la silencieuse concentration de toutes les énergies nationales autour du chef monarchique 75. » Le conseil tombe à pic, puisqu'il s'adresse, à « ces animaux hybrides qui s'appellent des républicains militaristes  » ; mais il convient en outre, à tous les Français : qu'ils veuillent ou non la revanche, qu'ils désirent ou non le relèvement national. En effet, le militarisme est la loi de la situation présente. En disant que l'Allemagne ne prétend pas nous attaquer, on ne prouve pas qu'elle ne doive point nous envahir sur un autre champ de bataille ni renoncer à nous infliger le Sedan économique promis par Bismarck. L'entente avec ce peuple n'y changerait rien, au contraire. La paix armée veut la force. Nous n'avons pas le choix, le militarisme s'impose. S'il faut monter la garde pour prévenir une agression, il faudra la monter aussi pour défendre notre sol, notre sous-sol, nos ports et nos chantiers, contre le produit, le producteur et le capitaliste d'Allemagne, pacifiques envahisseurs.

Et ce n'est pas au seul point de vue militaire et national qu'apparaît la nécessité d'une économie vigilante appliquée à l'emploi des ressources de la nation. La République, étant reconnue par le même Sembat une « préférence donnée aux luttes intérieures des partis sur les luttes extérieures », devait jeter le désordre partout ; les fureurs de ces divisions ne peuvent céder qu'à une autorité forte, liée, durable, d'accord avec elle-même, proportionnée à son objet. La justice, les finances, les relations stables des particuliers, des corps de l'État, de la religion, réclament donc tout le contraire de la démocratie et de la République. Le gaspillage universel par le gouvernement de tous et de personne pose sans cesse cette question de l'autorité vers laquelle tout nous rabat. La paix ne résout rien. « Faites un roi » demeure l'inévitable issue logique de tout mouvement réformateur désintéressé.

Quant au doute sur la possibilité de la réalisation monarchique, c'est l'argument de la mauvaise volonté et de la paresse.

Il est toujours possible de composer ce dont on possède les éléments 76. Ceux qui parlent d'impossibilité vont la chercher dans une métaphysique de l'histoire du monde. Ils devraient commencer à s'apercevoir qu'ils retardent affreusement. Les « succès » de la Monarchie, comme dit Jacques Bainville dans le maître livre qui découvre, pièces en mains, l'avenir des grandes monarchies autoritaires au XXe siècle 77, comme aussi les insuccès de la République, sont des vérités également visibles en France, en Allemagne, au Portugal et en Chine 78 ; surtout depuis la seconde moitié du XIXe siècle, l'expérience parle un langage unanime et concordant 79. La réussite du gouvernement personnel commence même à paraître distincte et décisive dans cette Amérique du Nord, seule patrie des formes républicaines en vogue aux âges récents. Quelles singulières paroles ont été portées à la tribune du Congrès de Washington par le nouveau président de l'Union américaine, M. Woodrow Wilson ! Rompant avec une fausse tradition de quelque cent ans, il a dit :

J'ai la satisfaction de m'adresser de vive voix aux deux Chambres et de leur prouver ainsi par ma présence qu'un président des États-Unis est une personne, et non une simple fraction du gouvernement qui communique avec le Congrès comme une entité politique jalouse de son pouvoir, confinée dans son isolement comme dans une île, et envoyant des messages au lieu de faire entendre naturellement sa propre voix. C'est un être humain, essayant de coopérer avec les autres êtres humains pour le bien public.

Après cette agréable expérience je me sentirai tout à fait à l'aise dans nos futures relations.

Il y a seulement trente années, tous les libéraux des deux mondes eussent couvert ces maximes de leurs vives protestations et de leurs cris perçants. Est-il possible ! « Le président est une personne », il n'est plus une « entité » ni une « incarnation » ? Il n'est plus le simple produit ni le total brut, ni la différence nette des deux totaux, ni la résultante des volontés du corps qui l'a élu, il n'est plus une glaciale figure de la Loi… Ah ! le monde a marché. Au berceau des idées « nouvelles », au cœur de la modernité constitutionnelle, on fait « l'expérience » et même, ô blasphème, « l'expérience agréable » d'une autorité vivante, animée de la volonté énergique de reprendre, pour vivre mieux, la salubre aventure du gouvernement personnel !

De l'avis de tons ceux qui voudront réfléchir à la courbe générale des idées politiques depuis 1776 ou 1789, il y a peu de faits plus significatifs ni plus harmonieux, j'entends plus en rapport avec l'ensemble de la vie politique présente. L'initiative de M. Woodrow Wilson apparaît aussi neuve, aussi moderne que la République de Lisbonne apparaît rétrograde, ou retardataire notre comité Mascuraud 80. L'initiative de M. Woodrow Wilson porte avec elle sa raison consciente. Le monde moderne perçoit les périls dont l'environnent l'anonymat, l'impersonnalité, l'irresponsabilité du gouvernement collectif. On veut désormais que l'État soit une personne avec une tête et des membres, une cervelle, un cœur, des entrailles vivantes, quelqu'un enfin à qui le public puisse dire, comme autrefois : L'État, c'est vous.

Reste à désigner ce vous, ce moi, ce roi. Comme il n'y a rien de plus onéreux pour l'État que les compétitions parlementaires ou plébiscitaires armées ou non, telles que l'Union américaine est en train de les subir chez elle ou de les réprimer au Mexique, telles que nous les connaissons, avec tous leurs désastres, sous la forme la plus hypocrite et nocive, cette question se posera de savoir si l'Hérédité (en d'autres termes, le Passé et l'Histoire) en établissant la souveraineté nationale dans une famille où elle roulera et se transmettra par le sang, ne sera pas chargée d'arbitrer, une fois pour toutes, l'énervante question du qui sera chef 81 ?

En attendant la solution de ces graves difficultés dont nos traditions nous dispensent, l'initiative nouvelle est riche de sens. Ce que les premiers présidents américains avaient fait par habitude d'ancien régime, ce que leurs successeurs depuis cent ans ne faisaient plus, par scrupule de modernité erronée, ce nouveau président y revient par libre choix, par calcul réfléchi d'une meilleure entente de la chose publique. Thiers, qui avait fait tâter de cette méthode à l'Assemblée nationale, où le libéralisme était en force, ne put pas la continuer : il dut se réduire aux « messages ». Quand le Congrès américain n'y aurait pas applaudi autant qu'il l'a fait, l'essai du nouveau président composerait déjà un sérieux indice ; mais le Congrès, ayant témoigné sa satisfaction, fortifie notre vieille maxime que, par ses besoins et ses mœurs, la civilisation actuelle est plus près d'un régime intermédiaire entre Louis XIV et saint Louis que des assemblées de la Restauration ou des comités de la Convention.

Nous ne sommes pas des métaphysiciens. Nous savons que les besoins peuvent changer. Il peut y avoir un moment où les hommes éprouvent la nécessité de se garantir contre l'arbitraire par des articles de loi bien numérotés ; à tel autre moment, cette autorité impersonnelle de la loi écrite leur paraît en soi dérisoire. Dans le premier cas, ils réclament des constitutions et des chartes. Au second, les statuts leur paraissent importer de moins en moins : c'est pour l'association et la fédération des citoyens et des sujets, pour la responsabilité effective et personnelle des administrateurs, des exécuteurs et des chefs que l'on se passionne partout.

L'Europe et le monde s'éloignent de la première zone. Et c'est dans la seconde qu'entrent à pleines voiles les États civilisés résolus à ne pas sombrer. L'observation que l'on en fait ne forme certes pas la raison unique, ni la plus forte, de la nécessité et de l'urgence d'une restauration monarchique dans la France contemporaine, c'est à peine s'il est permis de l'appeler une raison ; mais quiconque travaille à ce relèvement y trouvera un motif de sécurité et un sujet de confiance. Non seulement il est utile et pressant de s'affranchir de la démocratie, mais cela apparaît en plein accord avec les réalités prépondérantes de l'heure : dans ces voies royales nouvelles, les courants et les vents favorables ne manquent plus ; au milieu des nuages, les constellations se prononcent pour nous.

25 juillet 1913.

Post-scriptum d'avril 1914
Avertissement pour le troisième tirage

25 avril 1914

Le nouveau Kiel et Tanger, daté du 25 juillet 1913, a paru le 23 août suivant. Mais, depuis, les conclusions de cette analyse de la politique extérieure de la République ont été vérifiées rigoureusement ou cruellement aggravées par la suite naturelle des destinées de ce régime.

À l'automne de 1913, l'historien Edmond Barthélémy, du Mercure de France, me jugeait un peu prompt à déclarer la faillite de l'expérience Poincaré. Mais au 1er janvier, il s'avouait vaincu par l'évidence : « Qu'au bout de quarante ans et plus la République en soit là, à gouverner révolutionnairement, c'est à se demander si elle ne peut durer autrement ! » Les écrivains qui avaient pris en pitié mon inquiétude ou qui parlaient avec hauteur de mon pessimisme, M. Henry Bérenger, le comte de Lanessan se montraient plus inquiets et plus pessimistes que moi. Je m'étais proposé de répondre à leur critique de septembre et d'octobre. Il suffira de lire leurs lamentations de janvier.

En effet, la chute du second cabinet formé par M. Poincaré (2 décembre 1913) a fait réfléchir tout le monde. Sans parler des crises et des scandales intérieurs qui se sont succédé, de la rébellion du général Faurie à l'assassinat de Gaston Calmette par la femme d'un ministre en fonctions, il a fallu s'apercevoir que, en moins d'une année, le portefeuille des Affaires étrangères venait de changer de titulaire quatre fois. Il a fallu constater, au dehors, pendant le même temps, les progrès de l'Allemagne dans l'Europe méridionale, son essai d'installation à Constantinople, son invasion de l'Asie turque, les accords européens pour le Bagdadbahn, où la France a été éliminée, diminuée, expropriée selon le langage du Temps (17 février 1914) et parallèlement à notre « éviction », à notre « disparition » de ce beau domaine, les voies d'accès et d'influence de l'Afrique équatoriale ont été partagées entre l'Allemagne et l'Angleterre aux dépens de deux Républiques, la portugaise et la française ; la Triple-Alliance a été étendue à la Méditerranée, où l'Autriche et l'Italie prennent un essor plus hardi…

Devant ces déceptions, M. Hanotaux a pu s'écrier dans la Revue hebdomadaire du 4 avril 1914 : « les incertitudes de l'heure présente paraissent d'autant plus cruelles qu'elles ont succédé, avec une rapidité foudroyante, aux espérances conçues il y a un an à peine. L'avènement d'un parti national, l'élection de M. Poincaré, le vote d'une loi d'abnégation et de patriotisme, tout permettait d'escompter le relèvement ; ce fut une heure d'espoir et de confiance comme nous en avons peu connu ; et il a suffi de quelques mois pour tout ravager. » Oui : « la veille », ce « système » de la République modérée « avait tout : l'éloquence, la majorité, le pouvoir ». « Le lendemain, il n'avait plus rien. » On se serait cru en 1898…

… C'est avec une armature aussi inconsistante et aussi menacée, c'est avec un État pareil, toujours instable, branlant et dont les bons moments sont toujours pleins de pièges et de surprises, que nous courons au-devant de complications européennes tragiques : « le nœud du drame se serre et nul ne peut en deviner le dénouement. » « Il n'est pas nécessaire d'être prophète pour pronostiquer, après la crise balkanique, la crise méditerranéenne, la crise européenne… Un jour ou l'autre, il faudra choisir. S'il en est ainsi, l'expérience et la suite dans les idées sont nécessaires au pouvoir. » Plus nécessaires que jamais, elles en sont aussi plus absentes que jamais : or « c'est toujours quand les peuples sont divisés et affaiblis que le danger extérieur se dresse à la frontière ».

Ainsi parle un républicain, un héros de Kiel et Tanger, qui fut aussi de ses critiques…

Un autre républicain, grand lecteur de Kiel, a déjà répliqué : — Faisons un roi 82, sinon résignons-nous à une espèce de protectorat allemand. Mais un Français est survenu : — Non, non, le roi de France plutôt que le roi de Prusse 83 ! Voilà le mot qui sera repris en chœur par la France.

ET LE ROI DE PRUSSE EST TOMBÉ
LE ROI DE FRANCE N'EST PAS RÉTABLI ENCORE
ET LE MALHEUR DE L'ENNEMI
N'AURA PAS FAIT
NOTRE BONHEUR

LE PROTECTORAT ALLEMAND CÈDE
AU PROTECTORAT ANGO-AMÉRICAIN
ET LA FRANCE VICTORIEUSE DEMANDE
CE QU'EST DEVENUE
SA SOUVERAINETÉ NATIONALE

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Charles Maurras
  1. Ces pages ont servi de préface à l'édition de 1913. Elles forment en réalité un livre nouveau. [Retour]

  2. Paris-Midi, 17 mai 1913. [Retour]

  3. La France du 21 mai 1913. [Retour]

  4. Faites un roi, sinon faites la paix, par Marcel Sembat, 1 vol. in-18, chez Eugène Figuière, Paris, 7, rue Corneille. [Retour]

  5. Le Rappel du 20 juillet 1913. [Retour]

  6. L'Homme libre du 16 juillet 1913. [Retour]

  7. Le Figaro du 23 juillet 1913. [Retour]

  8. Agadir a été le théâtre d'un incident entre la France et l'Allemagne, à propos de l'envoi d'une canonnière de la marine de guerre allemande dans le port marocain, alors placé sous protectorat français, le 1er juillet 1911. L'Allemagne entendait ainsi protester contre la main-mise française sur le Maroc, jugée excessive par l'Allemagne alors que la conférence d'Algésiras en 1906 avait voulu la limiter au profit de l'Allemagne, précisément. L'engagement diplomatique du Royaume-Uni aux côtés de la France à partir du 21 juillet fit reculer l'Allemagne, qui ne s'estimait pas prête pour engager un conflit européen. Un accord précaire fut trouvé et formellement conclu le 11 novembre 1911. (n.d.é.) [Retour]

  9. Pour la « critique et la défense de Kiel et Tanger », voir les appendices XIII (Hanotaux), XIV (Henry Maret), XV (Marcel Sembat), XVI (Flourens), XVII (les Marches de l'Est), XVIII (André Tardieu).

    On me permettra de remercier ici le grand nombre des écrivains patriotes qui ont fait accueil à ces études. Il convient de citer à leur tête notre maître Drumont, Georges Malet, Étienne Charles, Angot des Rotours, Léon Philouze, Charles Dupuis, Rubat du Mérac, Alcide Ebray, Alphonse Massé, Hubert Bailly. – Il serait impossible d'énumérer tous mes chers amis et compagnons d'armes de l'Action française qui, dans leur journal, leur revue, les feuilles amies, puis au cours d'innombrables conférences, ont su faire aux idées de ce livre un sort. Mais entre tous Bernard de Vesins, lui, fut magnifique. [Retour]

  10. Voir l'appendice XIX, Agadir. [Retour]

  11. Voyez appendice XII. [Retour]

  12. M. Asquith a nié péremptoirement l'existence d'aucune convention militaire entre son gouvernement et la France. [Retour]

  13. La question est de M. Larisson, dans Excelsior du 21 juin 1913. [Retour]

  14. Sur le véritable moteur de la politique extérieure anglaise, je laisse, suivant notre habitude, parler un fonctionnaire républicain, M. Tardieu, au Temps du 25 février 1913 : « Comme l'explique fort bien M. Bardoux (dans Le Correspondant), le Foreign Office est maître absolu de la politique anglaise : “Aucune commission des affaires étrangères ne contrôle leur gestion, de brèves questions ne troublent pas leur activité. Le culte britannique de la discrétion met le Foreign Office à l'abri des bavardages. La religion nationale de la monarchie le protège contre les attaques. Couvert par le roi, aidé par le sous-secrétaire d'État permanent, le ministre des Affaires étrangères conserve au début du XXe siècle une autorité sans pareille.” Sur la politique extérieure de l'Angleterre, notre maître et ami M. Paul Bourget aime à réciter les paroles suivantes, animées d'un beau rythme et qui sont tirées du discours prononcé à Manchester, en octobre 1879, à propos de l'occupation de Chypre, par lord Salisbury : « L'occupation de Chypre était simplement le développement de la politique traditionnelle du gouvernement anglais depuis un long temps déjà. Quand l'intérêt de l'Europe avait pour centre les conflits qui étaient débattus en Espagne, l'Angleterre a occupé Gibraltar. Quand l'intérêt de l'Europe eut pour centre les conflits qui se débattaient en Italie. l'Angleterre occupa Malte. Maintenant qu'il y a une chance pour que l'intérêt de l'Europe ait pour centre l'Asie Mineure ou l'Égypte, l'Angleterre a occupé Chypre. Il n'y a rien de nouveau dans la politique. Nous ne prétendons pas avoir quoi que ce soit de nouveau dans notre politique. Notre prétention est de suivre la tradition qui nous a été léguée. » [En 1920, il ne faut ajouter à ce schéma qu'un mot, mais il est de taille : CONSTANTINOPLE]. C'est ainsi que se forment les grands empires. [Retour]

  15. « Ce que je veux, disait l'empereur Guillaume II  à M. Étienne, c'est que la France cesse d'être gouvernée par mon oncle Édouard VII ». (Jacques Bardoux : L'Angleterre radicale, p. 24-25.) [Retour]

  16. Scène illustrée par un croquis de L'Illustration du 17 août 1912. [Retour]

  17. Voir la lettre du 6 février 1913… [Retour]

  18. Voir les articles de M. Charles Andler à L'Action nationale des 10 novembre et 10 décembre 1911, Le Socialisme impérialiste dans l'Allemagne contemporaine. M. Charles Andler, socialiste militant, appartient aussi à la haute université dreyfusienne. C'est donc un témoignage qui n'est pas suspect de nationalisme français, bien que M. Jaurès ait discuté sa thèse avec autant de faiblesse que de passion. [Retour]

  19. Dans une lettre du 30 juillet 1907, adressée à un de ses camarades, exhumée au Temps du 6 juin 1913, le général Hagron s'était plaint de « l'agonie de l'armée », « prélude de la fin de tout ». Il ajoutait :

    Je ne pouvais pas, par mon silence, trahir la confiance du pays.

    Quant aux causes secondaires qui venaient s'ajouter aux deux précédentes, elles sont légion, et si ceux qui ont mission de veiller aux intérêts de la patrie les connaissaient, ils seraient frappés de stupeur en les apprenant.

    Il y a cependant un grand Conseil de la Défense nationale. Je n'y ai jamais été convoqué. Il y a un Conseil supérieur de la Guerre. Le ministre ne l'a réuni qu'une seule fois, et pour une question secondaire, alors que notre réunion était légale, ou plus exactement imposée par la loi, etc., le chapelet est long.

    Pour bien voir la portée de ces lignes, il ne faut pas oublier que le général Hagron les écrivait deux ans après le coup de Tanger. Preuve matérielle du seul point qui soit à prouver : cette épreuve n'avait servi de rien au gouvernement. [Retour]

  20. Le 1er avril 1907, les vignerons du midi tiennent des meetings pour dénoncer leurs difficultés. En juin le mouvement des vignerons du Midi prend une tournure insurrectionnelle et l'on voit 50 0000 manifestants à Montpellier. Des bagarres éclatent le lendemain à Narbonne. Deux leaders apparaissent, un petit propriétaire, Marcelin Albert, et le maire socialiste de Narbonne, le docteur Ernest Ferroul, qui démissionne le 10 juin, déclenchant une grève municipale suivie par des centaines de communes de l'Hérault, de l'Aude et des Pyrénées-Orientales. Clemenceau, président du Conseil, craint une paralysie administrative. Le 17 juin, le gouvernement engage des poursuites contre les dirigeants. Le docteur Ferroul est arrêté après avoir fait arborer le drapeau noir sur la mairie. Le 20 juin, six manifestants sont tués. La préfecture de Perpignan et la sous-préfecture de Narbonne sont incendiées en représailles. Le 21, à Béziers, les militaires du 17e régiment, composé de natifs de la région, refusent de tirer sur les manifestants. Ils seront envoyés à Gafsa en Tunisie. Le 29 juin, une loi interdisant la chaptalisation est votée, calmant les esprits qui y voyaient la principale cause de la baisse excessive des prix du vin. L'agitation se calme ensuite peu à peu et des non-lieux seront prononcés pour les dirigeants du mouvement. Voir Rémy Pech et Jules Maurin, 1907 — Les Mutins de la République / La révolte du Midi viticole, Toulouse, Privat, 2007, 256 p. (n.d.é.) [Retour]

  21. L'antépénultième sultan ottoman qui eut à faire face aux Jeunes Turcs en 1908 puis fut déposé. (n.d.é.) [Retour]

  22. Ferdinand de Saxe-Cobourg-Gotha, 1861-1948, tzar de Bulgarie en 1908 à la faveur de la révolution Jeune-Turcs, mais qui exerçait la réalité du pouvoir depuis 1877, la tutelle turque étant devenue presque uniquement nominale. Il dut abdiquer en 1918. (n.d.é.) [Retour]

  23. Temps daté du 15 avril 1913, paru la veille au soir. [Retour]

  24. Les textes qui suivent sont tirés d'un article de M. Clemenceau dans L'Homme libre du 8 juin 1913. [Retour]

  25. Journal officiel de République française du 6 juin 1913. [Retour]

  26. On a trouvé tout naturel qu'après trois ans d'une incapacité scandaleuse à son ministère, M. Picquart fût nommé commandant de corps d'armée, et l'on a oublié depuis l'impéritie extraordinaire dont il fit preuve aux manœuvres de 1910. [Retour]

  27. Il est à retenir que dès ce moment-là L'Action française quotidienne avait fait un sort à cette parole échappée à la verve très véridique de M. André Tardieu. [Retour]

  28. Jean-Gabriel de Tarde, 1843-1904, souvent dit simplement Gabriel Tarde, professeur titulaire de la chaire de philosophie moderne au Collège de France, il fut l'un des fondateurs de la sociologie, mais sur des fondements inverses de ceux de Durkheim, voyant dans les phénomènes collectifs des expressions des individus. Son œuvre, longtemps oubliée, a été quasiment redécouverte par Gilles Deleuze. Gabriel Tarde est également connu pour ses travaux de criminologie. (n.d.é.) [Retour]

  29. « Qui a la conscience, la mémoire et la maîtrise de soi. » (n.d.é.) [Retour]

  30. Journal officiel de la République française du 21 mai 1913. [Retour]

  31. En 1896, Nicolas II en visite en France pour sceller l'alliance franco-russe fit étape à Bétheny, dans la Marne, où il assista à une imposante revue militaire. (n.d.é.) [Retour]

  32. Voyez l'épilogue. [Retour]

  33. Vélite : soldat d'infanterie légère habituellement chargé de harceler l'ennemi. (n.d.é.) [Retour]

  34. Voyez cette note. [Retour]

  35. Sa politique « humanitaire » elle-même, tant vantée, retarde sur toute l'Europe. Ce qui la caractérise, c'est le nombre des illettrés, des criminels et des alcooliques, c'est l'incurie des administrations et l'audace effrénée des étrangers qu'il laisse s'installer en maîtres chez lui. [Retour]

  36. M. Léon Jacques, docteur en droit, Les Partis politiques sous la IIIe République, p. 186 et suiv. [Retour]

  37. Depuis, un député, ancien ministre, M. Paul-Boncour (séance de la Chambre du 1er juillet 1913), a développé jusqu'au bout la pratique de ce système. Pour établir qu'il n'y avait pas lieu d'augmenter le temps de service actif en dépit de l'accroissement de l'armée active allemande, il a montré que, à aucun moment, la République n'avait voulu recourir à cette augmentation, et bien au contraire « quelle qu'ait été la gravité des circonstances diplomatiques, malgré les augmentations continues, croissantes, des effectifs allemands » ! Il y avait alerte européenne grave en 1882 : moment où Gambetta proposa la réduction du service de cinq à trois ans ; il y avait alerte grave en 1889 : quand M. de Freycinet réalisa la promesse de Gambetta. Il y avait alerte en 1905 (après Moukden, avant Tanger) : quand le service militaire fut réduit à deux ans. Conclusion : s'il y a alerte en 1913, il n'y a qu'à continuer dans le même sens et à réduire de plus en plus le service… C'est ainsi que l'on substitue habilement à la loi utile les fautes et les erreurs commises contre elle ; on fait prendre pour ce qui doit être ce qui a le malheur d'exister. (Voir appendice XXII.) [Retour]

  38. Rappelons ici que Maurras écrit ces lignes en 1913. (n.d.é.) [Retour]

  39. Que ceux qui ont imposé au peuple des Gaules le gouvernement d'opinion portent la peine des effets produits par la révélation de notre faiblesse : ils le disent eux-mêmes, tous les progrès sont à ce prix. [Retour]

  40. Ce mot est de M. Anatole France. [Retour]

  41. M. Étienne Rey. [Retour]

  42. Nom de la canonnière allemande dont la présence dans le port d'Agadir provoqua la crise avec l'Allemagne en 1911. (n.d.é.) [Retour]

  43. Voyez l'appendice XV. [Retour]

  44. Lettre du 9 janvier 1912. [Retour]

  45. Le Temps du 5 juillet 1912. [Retour]

  46. Cette rapidité avec laquelle la pensée de Démosthène a été comprise, assimilée, emportée dans le flot de la circulation, comporte quelques leçons : et, d'abord, que les Français de 1911 n'étaient pas aussi barbares qu'on le prétend ; ensuite que la sage antiquité a prévu bien des choses que nous croyions d'hier, sa fréquentation, même intermittente, n'est donc pas sans fruit ; troisièmement, que, la démocratie étant ainsi toujours pareille à elle-même, à Athènes comme à Paris et à Varsovie, les républicains athéniens se conduisant devant Philippe comme les républicains français devant Guillaume II, il n'y a qu'un moyen d'améliorer la démocratie : la détruire. [Retour]

  47. M. Delcassé avait été ministre des Affaires étrangères de 1898 à 1905 avant d'être ministre de la Marine en 1911 et 1912. [Retour]

  48. Voir chapitre XIX. [Retour]

  49. Y compris La Démocratie sociale, qui rage à chaque fois qu'on le lui rappelle. [Retour]

  50. Reinach : Le Matin du 19 avril 1895. — L'article de M. Reinach a été recueilli dans Un débat nouveau sur la République et la décentralisation, par Paul-Boncour et Charles Maurras. [Retour]

  51. Ce traité de 1911, auquel Maurras a déjà brièvement fait allusion plus haut, est celui qui fixa les frontières de la colonisation allemande du Cameroun, bordé par le Nigéria anglais le Gabon français et l'Afrique Équatoriale Française. Ce traité est une conséquence directe de la crise d'Agadir, le règlement ayant consisté principalement en ce que l'Allemagne renonçait à ses ambitions au Maroc en échange du Cameroun. La présence allemande ne fut effective que jusqu'en 1916 du fait de la guerre. (n.d.é.) [Retour]

  52. Elle (se) fera par elle-même : maxime des patriotes italiens au moment de l'unification italienne, qui voulait signifier que l'Italie n'avait besoin d'aucune puissance étrangère pour conquérir son unité. (n.d.é.) [Retour]

  53. Naval and Military Record du 13 septembre 1911. [Retour]

  54. Le 4 septembre 1911 avait eu lieu une grande revue de la flotte française à Toulon, en présence du président de la République Armand Fallières et du ministre de la Marine Delcassé. Le cuirassé Liberté, mis en service en 1908, était l'un des fleurons de la Marine française : il mesurait 134 mètres de long et jaugeait près de 15 000 t. Au petit matin du 25 septembre, le feu prit à bord de la Liberté qui renfermait plus de 5 000 obus. Malgré les efforts pour éteindre le feu, le bateau explosa, tuant nombre de ses propres marins et endommageant gravement de nombreux autres bateaux alentours. Lors des obsèques officielles des 148 victimes identifiées, on refusa aux syndicats de déployer leurs drapeaux rouges, et le président Fallières s'inclina devant l'évêque de Fréjus et Toulon : cela fit accuser le gouvernement de réprimer les syndicats tout en flattant le clergé. Durant le passage du cortège funèbre, divers mouvements de panique lancés par des rumeurs s'emparèrent de la foule et même d'une partie des soldats chargés de la contenir : il y eut 280 blessés.

    Plus tard furent enterrés sans grands honneurs les restes des victimes trop mutilées pour être reconnaissables, au nombre estimé de 74.

    L'accident arrivait après une série d'autres du même type, en particulier l'explosion de l'Iéna qui fit près de 200 morts en 1907. On évoqua l'espionnage et le sabotage allemand. On affirma la collusion de l'Allemagne et de certains mouvements socialistes ou anarchistes français. Jean Jaurès fut mis en cause par la presse en raison d'une homonymie avec l'officier qui s'était absenté de la Liberté le matin de l'explosion, et qui avait commandé dans le passé un autre navire accidenté quelques jours avant la Liberté, le cuirassé Gloire, accident qui avait fait neuf morts.

    Il est admis aujourd'hui que la série d'accidents est due à la poudre dite poudre B, du nom du général Boulanger sous le ministérat de qui elle avait été adoptée par la marine : elle avait une fâcheuse tendance à s'enflammer spontanément à la chaleur. Delcassé fit rapidement adopter une nouvelle poudre. (n.d.é.) [Retour]

  55. On peut voir ce que nous en disions, il y a trois ans, appendice V, Dirigeables et aéroplanes. [Retour]

  56. Alexandre Millerand démissionnera après guerre, alors qu'il sera président de la République et en conflit avec une partie de la Chambre des députés. Maurras parle ici de la démission de Millerand du poste de ministre de la Guerre, en 1913, sous la pression des dreyfusards, pour avoir réintégré du Paty de Clam en échange du retrait d'une plainte déposée contre le ministère par ce dernier dans l'une des séquelles judiciaires — qui duraient encore — de l'affaire Dreyfus. (n.d.é.) [Retour]

  57. Le Conseil supérieur de la Guerre n'avait pas été consulté pour la réduction du service à deux ans en 1905. [Retour]

  58. Le Soleil. (n.d.é.) [Retour]

  59. Il importe de rappeler ici l'enquête scandaleuse menée sur l'opinion de simples soldats par La Démocratie de Marc Sangnier, La Critique du libéralisme écrivait le 1er mai :

    Déjà les bons esprits déploraient que l'adoption d'une mesure de salut national, définie comme telle par les autorités compétentes, réclamée comme telle par les hommes qui ont la responsabilité du gouvernement, dépendit des mille influences qui dominent la volonté des parlementaires : Marc Sangnier a trouvé le moyen d'étendre encore ce péril en conviant les officiers et les soldats en activité de service à joindre leurs voix à la cacophonie générale. Il ne nous manquait plus que cela, en vérité ! Et l'on se demande où s'arrêtera la contagion du morbus comitialis, maintenant que le sillonisme a pu ainsi pénétrer impunément dans l'armée. Et il faut voir comme lui-même triomphe de l'« originalité » de son entreprise :

    « Originale, écrit M. Georges Hoog, qui le contesterait ? Aucun journal, aucune revue n'a jusqu'ici, en effet, songé à demander à tous les militaires, officiers aussi bien que soldats, — les plus directement, les plus immédiatement intéressés dans la question, en définitive — leur opinion sur la réforme proposée par le gouvernement. »

    Eh ! non, certes, « aucun journal, aucune revue » n'y aurait songé, et il fallait la perversion intellectuelle de Marc Sangnier et de sa cohorte pour concevoir une idée aussi saugrenue, aussi diamétralement opposée à toutes les données de la logique et du bon sens. Les adversaires du parlementarisme, tel qu'il fonctionne sur la base du suffrage universel purement numérique, lui reprochent communément de n'assurer aucune représentation compétente et efficace aux intérêts légitimes ; mais encore, quand ils réclament cette représentation des intérêts, jamais il ne leur viendrait à l'esprit de comprendre, dans la nomenclature des intérêts à faire représenter, les intérêts militaires, dont le sort, par définition, se doit régler d'office par la volonté supérieure de l'autorité publique, sans adjonction d'un appoint représentatif quelconque. Marc Sangnier, lui, pour une fois qu'il donne à une consultation une base objective et réelle, portant sur un « intérêt » défini, va précisément choisir l'intérêt militaire : ainsi éclate l'aberration flagrante de son incurable démocratisme…

    Mais, nous y songeons, le sophisme dont nous plaisantons de la sorte, et dont nous ne savons s'il ne mérite pas plutôt la pitié ou l'indignation, a été réfuté avec une autorité souveraine par Pie X lui-même, précisément dans sa magnifique et toujours triomphante encyclique du 25 août 1910 sur le Sillon. De quoi s'agit-il, en effet, dans l'enquête dont nous dénonçons le contre-sens foncier, sinon d'une application nouvelle, et particulièrement funeste, du système, cher à Marc Sangnier, de l'« autorité consentie » ? Le service de trois ans, nous dit-on, ne vaudra que si les soldats l'acceptent de bon gré : c'est bien là, n'est-il pas vrai ? la subordination de la loi, c'est-à-dire de ce que saint Thomas nomme ordinatio rationis, non pas à l'autorité de celui qui curam communitatis habet, et qui se détermine en vue du bonum commune, mais bien au consentement de ceux à qui elle doit s'appliquer, et c'est là que là que M. Georges Hoog voit « la force et la beauté du régime démocratique », tout en concédant qu'il y voit aussi « la délicatesse de ce régime ».

    Et La Critique du libéralisme cite le passage de l'encyclique où sont analysées les « notions erronées et funestes » qui continuent de fournir un principe aux agitations de Marc Sangnier. On a pu voir l'effet pratique de ces agitations dans nos casernes. [Retour]

  60. Le Siècle du 21 mai 1913. [Retour]

  61. Écho de Paris du 19 avril 1913. [Retour]

  62. C'est l'erreur commise par le spirituel auteur des Problems of Power, M. Morton Fullerton, erreur d'autant plus excusable chez lui qu'elle se rattache à une notion très anglaise de l'équilibre et du bienfait des partis. Après avoir traité l'idée monarchique de « morte », ce qui est gai, notre confrère écrit ces mots que je ne puis ni ne veux traduire : « It is impossible, however, to exaggerate the admirable and useful roll of certain leaders of the anti-republicain opposition in helping to create discontent in France and to transmute that discontent into a force capable of destroying grave abuse. The service rendered to french society, and even to the Republic, by M. Charles Maurras, the Royalist leader, are invaluable. » Le présent chapitre fait voir dans quelle limite étroite peut s'améliorer une République française et comment l'unique réforme qui lui soit applicable, c'est la suppression pure et simple. [Retour]

  63. Dans ce drame, M. Marc Sangnier bafoue l'idée de la revanche et tourne en ridicule le patriotisme guerrier. Voyez, à l'appendice de mon Dilemme de Marc Sangnier une analyse de Par la mort, rédigée par M. François Veuillot. [Retour]

  64. En 1920, les socialistes avouent les subventions de la sozial Demokratie allemande avant la guerre. [Retour]

  65. Le 13 octobre 1909, au soir, dans de nombreuses capitales et ville d'Europe, se déroulent des manifestations afin de protester contre l'exécution en Espagne de Francisco Ferrer. À Paris, de violents affrontements ont lieu devant l'ambassade d'Espagne entre police et manifestants, des kiosques sont abattus, des tramways renversés, des coups de feu claquent, une dizaine de manifestants sont blessés, mais également le préfet Lépine et un agent de police qui mourra de ses blessures. Il y eut de nouvelles manifestations les 16 et 17 octobre. (n.d.é.) [Retour]

  66. Ce n'était pas mal raisonné, et c'est un oubli de ce genre qui s'est produit en 1914. (Note de 1920.) [Retour]

  67. En juillet 1913, nous avons eu l'amer plaisir de revoir jusque dans L'Action de M. Bérenger, qui était devenu ultrapatriote, des déclamations contre le militarisme et les traîneurs de sabre. [Retour]

  68. Ce discours de M. Reinach, paru au Temps du 14 avril 1913, fut loué sans restriction dans Le Temps du lendemain 15 par M. André Tardieu. Or, les louanges prodiguées à ces contre-vérités sont incluses au même article, cité plus haut, où M. Tardieu écrivait : « M. Pichon… était au quai d'Orsay à l'heure où la guerre a été la plus menaçante — en octobre 1905 — et il sait ce qu'il en peut coûter à ces heures-là de n'être pas assuré militairement quand on a la lourde charge d'agir diplomatiquement. » Voilà comment la République n'a « jamais été atteinte du dehors ! » On se demande : avec quoi tout ce monde-là pense-t-il ? Est-ce avec sa moelle épinière ? Un encrier renversé tracerait des figures plus raisonnables. [Retour]

  69. Maurras fait allusion, comme plus bas, à l'agitation qui entourait les débats sur la loi rétablissant à trois ans la durée du service militaire : il y eut des manifestations de protestation tant à Paris qu'en province.(n.d.é.) [Retour]

  70. C'est toutefois cette révolte qui a fait mutiler la loi de trois ans tombée à trente-deux mois et décider le renvoi de la classe de 1910, par la Chambré des députés ; malgré l'objurgation des radicaux patriotes tels que M. André Lefèvre, et au grand scandale de ce bon apôtre de Clemenceau devenu nationaliste pour le simple plaisir de faire tomber des ministres : un mouvement d'indiscipline militaire sans grande importance aura été décisif dans ses répercussions politiques. Toujours l'œuvre d'institutions inertes pour le bien, mais ardentes multiplicatrices du mal ! [Retour]

  71. L'expérience de la guerre a fait saisir en grand les conditions de ce mauvais travail. Les sacrifices de la France ont durement payé celle malfaçon. (Note de 1920.) [Retour]

  72. Remarque originale développée par son auteur, M. Jacques Bainville, dans le livre Le Coup d'Agadir et la Guerre d'Orient à la Nouvelle Librairie nationale. [Retour]

  73. Pour se rendre compte de l'état d'esprit antérieur, il faut se reporter aux « enquêtes » faites, vers 1895, sur les mérites comparés de la France et de l'Allemagne. – [Note de 1920-1921 :] Voir mon livre de 1916 Quand les Français ne s'aimaient pas. [Retour]

  74. Du point de vue du mérite, le vote de la loi des trois ans par la Chambre est une merveille. Du point de vue du résultat, qui seul importe en politique. il n'y a rien de plus mal venu et de plus piteux. – [Note de 1920-1921 :] Même remarque pour notre défense nationale de 1914-1918 : très méritoire mais si l'on compare les moyens dépensés aux résultats acquis, déception. [Retour]

  75. Courrier européen du 11 avril 1913. Voyez l'appendice XX. Cet article paraît avoir été l'origine du livre Faites un roi, sinon faites la paix. [Retour]

  76. Voyez l'appendice XIV. [Retour]

  77. Le Coup d'Agadir et la Guerre d'Orient. [Retour]

  78. Voyez l'appendice XXI. [Retour]

  79. La chute des empires centraux à peine obtenue par l'intervention de M. Wilson, l'évolution antérieure a aussitôt repris dans le sens de la réaction en Hongrie et en Allemagne (Note de 1921). [Retour]

  80. Chez nous, le fait de l'effort poincariste était un signe du même ordre. On vient de voir comment cet échec, dérivé du mécanisme républicain, laisse intactes les bonnes volontés spontanées de la France. – C'est en pleine régression caillautiste que le coup de tonnerre du 2 août libéra de nouveau ces bonnes volontés (Note de 1921). [Retour]

  81. Le lecteur que ces calculs de vraisemblance pourraient surprendre fera bien de méditer ce qu'un prêtre catholique américain disait à l'un de nos amis :

    La France sera mieux, agira mieux avec un roi (France will be better with a King). – Les hommes ne sont pas faits pour se gouverner eux-mêmes, il leur faut un maître (all men want a Ruler). La République n'est pas une forme de gouvernement qui peut durer, ce n'est jamais que du provisoire ; tout pays va à la ruine avec ces changements continuels. En Amérique, nous arriverons à la Monarchie, moins vite que vous, parce que nous n'avons pas de dynastie. Vous avez les Orléans : une race d'hommes, Orléans are men. C'est une race capable de grandes et nobles choses.

    (L'Action française du 1er juillet 1913.)

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  82. Faites un roi, sinon faites la paix, par Marcel Sembat. 1 vol. chez Figuière. [Retour]

  83. Le roi de France, plutôt que le roi de Prusse, par Henri de Monpezat, 1 vol., à la librairie Oudin. [Retour]

Texte de 1921.

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