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Kiel et Tanger
[suite]

Première partie
KIEL
L'erreur des républicains modérés
1895-1898

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Nous faisons de la politique monar­chique sans monarchie…

Le Comte de ***.

Chapitre premier
L'avènement des modérés

L'avènement des républicains modérés supposait la défaite du boulangisme (1889), le ralliement des catholiques (1890), les menaces, puis les attentats anarchistes (1892, 1893, 1894), la révélation de l'esprit nouveau par Eugène Spuller 1, l'assassinat du président Carnot, l'élection « réactionnaire » de Jean Casimir-Perier (1894-1895), enfin l'avènement de Félix Faure à la présidence. On se souvient que Félix Faure fut élu sur la désignation explicite de Mgr le duc d'Orléans : la lettre du prince au président de la droite sénatoriale, M. Buffet 2 père, faisait écrire à Joseph Reinach 3 : « Je dis qu'il y a là quelqu'un ».

La suite de ces événements dénote le progrès régulier de certaines idées de droite. Tout au début, la grande pensée de M. Constans 4 avait été de gouverner avec « les gens bien ». Elle se réalisait à vue d'œil. Les républicains se rangeaient. Leur meilleur historien fait dire à un préfet juif de cette période que le gouvernement se préoccupait d'aiguiller l'esprit public vers une certaine distinction de goût et de manières 5. Ce détail d'attitude et d'équipement exprime en perfection la tendance de l'heure. On allait à un régime aristocratique.

On n'y allait point sans combat, la lueur des bombes révolutionnaires l'atteste. Ces cinq années parlementaires présentent une série d'actions radicales et de réactions modérées, menées les premières par MM. Bourgeois 6, Peytral 7, Burdeau 8, les autres par MM. Ribot 9 et Charles Dupuy 10, souvent au sein des mêmes cabinets, dits cabinets de concentration républicaine. L'alliance russe se dessinait, et cet événement diplomatique plein de promesses faisait pencher la balance du côté de l'Ordre. Si, d'ailleurs, les outrances de la prédication anarchiste avaient été écoutées avec complaisance, la propagande par le fait selon Ravachol, Vaillant, Émile Henry et Caserio 11 détermina des paniques dont l'opinion la plus modérée profita. On eut des ministres à poigne. Leur action était faite pour les user rapidement, mais l'œuvre subsistait. En sorte que les « gens bien », se trouvant rassurés, prirent le courage d'oser des rêves d'avenir.

Il m'a été parlé, et il m'est arrivé quelquefois de parler moi-même d'un très vague « complot royaliste » qui aurait été ébauché vers le même temps. Il consista probablement en de simples conversations. La date peut en être placée aux premiers mois de 1896. Le public témoignait de sa crainte de l'impôt sur le revenu, et, les ministres s'étonnant de voir la Russie les pousser de plus en plus à se rapprocher de Berlin, quelques hommes politiques très républicains d'origine, dont j'ai bien oublié les noms, se demandèrent si le moment n'était pas venu de réaliser, comme on dit en Bourse, c'est-à-dire de convertir en des valeurs certaines, en des institutions stables, résistantes, définitives, les avantages de la politique modérée suivie jusque-là : il devenait trop évident qu'on allait se trouver aux prises avec de sérieuses difficultés. Ne valait-il pas mieux éviter ou réduire ces difficultés à l'avance en en supprimant les facteurs, l'occasion et le terrain même ? Le moyen le plus sûr de garantir et de fonder à tout jamais la politique modérée n'était-il pas, dès lors, de renverser la République et d'établir la Monarchie ?

Cette question hantait et tentait des esprits sur lesquels j'ai été renseigné de première source.

Cette tentation ne doit pas paraître incroyable. Ne serait-ce que pour l'honneur de ce pays, l'on se réjouirait qu'il se fût trouvé, en effet, dans les conseils supérieurs du gouvernement ou les alentours du pouvoir, beaucoup d'hommes assez sensés, assez sérieux, assez pratiques pour avoir conçu, dès cette époque, ce projet. C'était l'heure, c'était l'instant : il fallait se garder de les laisser passer. On pouvait encore assurer à l'État conservateur le moyen de durer et la force de s'ordonner. Les modérés avaient le choix : réaliser, ou s'exposer à de cruelles aventures sur la face mobile du régime électif et des gouvernements d'opinion.

Ils choisirent le risque. On ne fit pas un roi. Il ne sortit qu'un ministère de ce puissant effort d'imagination. Ce fut, il est vrai, le ministère modèle : ministère homogène, ministère sans radicaux, animé, disait-on, d'un esprit unique, incapable de tiraillement et de dissension. Les dix-huit premiers mois de ce ministère Méline 12 ont d'ailleurs mérité d'être appelés la fleur de la présidence de M. Faure.

On y verra aussi la fleur ou plutôt la semence des périls qui depuis ont serré le pays de si près !

Mais les contemporains affichaient une magnifique assurance. Oui, bien des ruines étaient faites ; les sujets d'inquiétude étaient nombreux : on ne s'aveuglait pas sur les éléments qui se coalisaient contre la société et contre la France ; mais, comme aucune agitation n'annonçait encore une catastrophe prochaine, on tirait gloire et gloriole de toutes les apparences contraires ; satisfait des dehors, ébloui des effets, on traitait d'importun qui s'occupait des causes. Ainsi, pouvait-on prendre pour la paix sociale de fuyantes clartés de concorde civile. On avait une armée, on croyait avoir une flotte, on venait de signer une belle alliance : sécurité, donc sûreté.

Par le poids de cette fortune, par ce mirage du bonheur inattendu, notre audace naissante devait tourner les têtes vers l'action au dehors, et notre pied glissait du côté de la pente de l'erreur que nous expions. Quand le ministre des Affaires étrangères imagina de concevoir une vaste combinaison politique, il ne rechercha point si ce grand luxe, très permis à l'empire allemand et même au royaume de Grèce, était bien accessible à la République française.

Cependant, jusque-là, elle-même en avait douté.

Chapitre II
Avant 1895 : « Point d'affaires ».
Aucun système

Avant 1895, la tradition du quai d'Orsay était un peu basse et assez facile : tous les ministres y recommandaient uniformément aux sous-ordres de ne « point » leur faire d'« affaires ». — « Politique de réserve et d'expectative », a dit le colonel Marchand 13 dans l'un des beaux articles qu'il a publiés dans L'Éclair sur nos alliances. Le mot « politique » est de trop. La politique ne peut être confondue avec l'administration, la politique ne se réduit pas à expédier les affaires courantes dans le continuel effroi d'en voir émerger de nouvelles.

Et d'abord, après Mac-Mahon, la grande affaire, la préparation de la Revanche, à laquelle le pays entier se croyait fermement exercé et conduit, avait été rayée du programme réel. Les monarchistes de l'Assemblée nationale n'avaient signé la paix de Francfort qu'avec cette arrière-pensée de reprendre par force ce que la force avait ravi. Mais, dès 1871, Grévy 14 avait déclaré à Scheurer-Kestner 15, alors député de Thann : « Il ne faut pas que la France songe à la guerre ; il faut qu'elle accepte le fait accompli ; il faut qu'elle renonce à l'Alsace. » Grévy ajoutait : « N'en croyez pas les fous qui vous disent le contraire 16… » Après la victoire du parti, la politique de Grévy s'imposa en fait ; les « fous » eux-mêmes, c'est-à-dire Gambetta et ses amis cessèrent de conseiller sérieusement « le contraire » ; s'ils continuaient d'en parler, ils y pensaient si peu qu'ils nouaient d'obscures intrigues avec M. de Bismarck 17. Il en résultait à Berlin une sorte de protectorat qui pesa lourdement sur nous. À la volonté agissante du Chancelier 18 correspondait chez nous la volonté de céder, de nous laisser mener, de ne jamais soulever de complications. Cette volonté toute négative que se transmirent nos diplomates aida Bismarck à les jeter dans la politique coloniale. On désirait nous éloigner des conseils de l'Europe, au moment même où nos gouvernants se montraient scrupuleusement attentifs à n'y plus rentrer : pour donner pleine satisfaction à ce bel accord, il suffisait de faire miroiter aux yeux de l'électeur ou du parlementaire français l'image de quelques « bons coups » à frapper sans risque. La Tunisie en parut un. L'Indochine en parut un autre. Cependant, notre empire colonial, dit M. Lockroy 19, « ne recèle pas les richesses qu'on lui attribue 20 ». Quand il nous faisait généreusement ces présents discutables, le prince de Bismarck comptait bien que la Tunisie nous créerait de longues difficultés avec l'Italie, si déjà il ne méditait de nous lancer obliquement contre l'Angleterre. Peut-être aussi calcula-t-il que, la mise en valeur de l'Indochine devant coûter très cher, il serait temps de s'approprier le domaine quand le trésor français l'aurait engraissé et rendu moins improductif. Nos gains, s'il y eut gain, étaient accompagnés, au même instant, de graves déchets. « Les marchés du Levant, de la Méditerranée et de l'Amérique nous ont été disputés, puis peu après enlevés », confesse M. Lockroy. Nous perdions des terres françaises : l'Égypte, la Syrie ! Pertes sèches, alors que les bénéfices nouveaux, loin d'être nets, étaient onéreux pour le présent et pour l'avenir bien précaires. L'unique avantage en aura été d'exercer l'activité de la nation. La politique coloniale nous forma des hommes, administrateurs et soldats. On murmurait en outre que, en mettant la chose au pis, elle fournirait la menue monnaie des échanges européens, quand s'ouvrirait, le plus tard possible, la succession d'un vieil empereur…

Ces lieux communs de l'éloquence gambettiste ou de l'intrigue ferryste étaient surtout des formules d'excuse destinées à masquer l'incertitude ou la versatilité des desseins. Nos expéditions coloniales doivent être comprises comme des dérivatifs allemands, acceptés par notre gouvernement en vue d'entreprises financières profitables à ses amis. Nul plan d'ensemble. On travaillait au petit bonheur, avançant, reculant, sans système tracé, ni choix défini, sans avoir voulu, sans même avoir su, mais (il convient aussi de le reconnaître) en parfaite conformité avec l'esprit des institutions. La nolonté 21 diplomatique de ce gouvernement se compose avec l'intérêt supérieur de la République et la condition même de sa durée.

L'instinct des vieux routiers de la Défense nationale 22 et des 363 23 ne les trompait donc point en ce sens. Trop heureux de rester, de vivre et de durer, se félicitant d'avoir les mains libres pour organiser au dedans ce que le naïf Scheurer-Kestner appelait assez bien « la lutte 24 », ce qu'on pourrait nommer encore mieux la petite guerre civile, c'est-à-dire le jeu électoral et parlementaire, ils sentaient admirablement combien, en politique extérieure, une vraie démocratie, bien républicaine, demeure dépourvue de la continuité et de l'esprit de suite qui permet aux aristocraties et aux monarchies de se marquer un but politique, puis de l'atteindre, lentement ou rapidement, par la constance de leurs actions successives et la convergence des services coexistants. Nos vieux républicains furent dociles à la nature de leur régime : ils se résignèrent aisément au défaut dont ils recueillaient le profit. Capituler, s'éclipser et faire les morts leur coûta d'autant moins qu'ils étaient naturellement modestes pour leur pays, auquel un grand nombre d'entre eux ne tenaient que de loin Génois, Badois, Anglais ou Juifs.

L'inertie devint le grand art. Ne rien prétendre, ne rien projeter, a été la prudente règle de leur conduite. Sagesse à ras de terre, inattaquable en fait. De M. Waddington 25, à M. Develle 26 de Challemel-Lacour 27 et Barthélemy-Saint-Hilaire 28 à M. de Freycinet 29, tous, – les simples et les subtils, les ignares et les doctes, les niais et les malins, – se soumirent à la maxime éminemment juste qu'on doit s'abstenir d'essayer ce qu'on n'est point capable de réussir. Un système diplomatique quelconque, un plan général d'action en Europe ou ailleurs, requérait d'abord l'unité et la stabilité, qui n'étaient pas dans leurs moyens ; puis le secret qui leur échappait également ; la possibilité de prendre l'offensive à un moment donné, de supporter sans révolution une défaite ou une victoire, ce qui leur faisait de même défaut. Cela étant ou plutôt rien de cela n'étant, mieux valait se croiser les bras. Si l'on se résignait à perdre sur ce que les rivaux gagneraient dans le même laps de temps, du moins se trouvait-on gardé provisoirement contre les risques d'une fausse manœuvre. On pouvait bien être enferré, mais on ne se jetait toujours pas sur le fer.

Ceux qui ont inventé cette humble sagesse n'ont pas à en être trop fiers. Comme il ne suffit pas de vouloir être en paix pour ne jamais avoir de guerre, il ne saurait suffire de se montrer paresseux et incohérent pour s'épargner la peine de marcher, et de marcher droit à défaut d'une direction nationale, conçue chez nous et dans notre intérêt, nous continuions à recevoir de Bismarck des directions systématiques, qui ne manquaient ni d'étroitesse, ni de constance, ni de dureté. Un ambassadeur d'Angleterre, lord Lyons, disait en 1887 30 : « Il est inutile de causer à Paris, puisque la France a confié toutes ses affaires au gouvernement prussien. » Pour causer avec nous, il fallait passer par Berlin, c'était l'opinion courante en Europe, aucun de nos divers ministres des Affaires étrangères ne l'a ignoré.

Chapitre III
L'alliance russe

Pourtant, ni les premières expéditions en Asie et en Afrique, où nous entraîna ce gouvernement, ni même la défaite de Boulanger, n'avaient éloigné des mémoires françaises le devenir de l'Alsace et de la Lorraine. Patriotes et boulangistes avaient passionnément souhaité l'alliance russe parce qu'ils supposaient que la Russie nous fournirait enfin l'occasion de reparaître sur le Rhin. Mais les vainqueurs du boulangisme avaient aussi un intérêt à conclure cette alliance à condition de la dégager du sens guerrier que lui donnait le pays. On leur fit savoir ou comprendre que l'état d'esprit de Saint-Pétersbourg correspondait à leur volonté de paix absolue.

L'intérêt de la Russie, déjà manifesté en 1875, était bien de ne pas nous laisser attaquer par l'Allemagne. Mais, déjà écartée par Bismarck de Constantinople, repoussée comme nous du centre de l'Europe vers les confins du monde, la Russie ne voyait plus dans l'Allemagne ni l'ennemie héréditaire, ni l'ennemie de circonstance. Tout au plus si une offensive résolue de la France aurait pu entraîner la sienne. Germanisée jusqu'aux moelles, gouvernée par des Allemands, la Russie n'aurait pas rompu la première avec Berlin. L'anti-germanisme a été pour nos alliés un sentiment, mais, s'il régna chez eux, ce ne fut pas sur eux.

Dans ces conditions, le vieux parti républicain s'accommodait fort bien de l'alliance russe 31, car elle respectait l'article fondamental de sa politique. Le « point d'affaires » étant assuré, on bernait les chauvins en se fortifiant de leur adhésion ingénue. C'étaient deux profits en un seul.

À quoi bon s'en cacher ? Dans la mesure très étroite où un simple écrivain, qui ne se soucie pas d'usurper, peut donner son avis sur une affaire d'État dont il n'a pas en main les pièces, il est permis de regretter les conditions dans lesquelles cette alliance disproportionnée a été conclue.

Le plus imposant des deux alliés n'était pas le plus éclairé, et notre infériorité manifeste quant à la masse n'était pas compensée par une organisation qui permît de tirer avantage de nos biens naturels : traditions, culture, lumières. On peut imaginer une France jouant auprès de la Russie le rôle d'éducatrice et de conseillère, en échange duquel l'alliée eût fourni les ressources immenses de sa population et de son territoire. Mais le gouvernement français n'était pas en mesure d'être centre et d'être cerveau. Notre France n'était plus assez organisée pour rester organisatrice.

Des deux pays, c'était le moins civilisé qui disposait de l'organisation politique la moins imparfaite. C'était nous qui subissions un régime qui convient à peine à des peuples barbares ou tombés en enfance. On médit beaucoup du tzarisme, on peut avoir raison. Mais que l'on se figure la Russie en république : une, indivisible, centralisée ! Ce modèle de l'ataxie, de la paralysie et de la tyrannie serait vite décomposé.

Telle quelle, la Russie peut avoir une politique. Telle quelle, en proie au gouvernement des partis, déséquilibrée, anarchique, la démocratie française ne le peut pas. Elle en était donc condamnée à remplir l'office indigne de satellite du tzar ! La pure ineptie de son statut politique plaçait la fille aînée de la civilisation sous la protection d'un empire à demi inculte, troublé par de profondes secousses ethniques et religieuses, exploité par une cour et par une administration dont la vénalité reste le fléau, depuis le temps où Joseph de Maistre, un ami pourtant, signalait « l'esprit d'infidélité, de vol et de gaspillage inné dans la nation ».

C'était un monde renversé, que cette alliance. Il en devait sortir de communes misères. Nous allions être dirigés par la Russie comme le seraient des voyants un peu perclus par un aveugle turbulent et malicieux, un troupeau d'hommes adultes par un berger enfant. C'est d'après son conseil que notre folie commença.

Chapitre IV
Grave erreur de principe : un système apparaît

Jusque-là, quelle qu'eût été, en réalité, la faiblesse des cabinets républicains devant la chancellerie allemande et quelque humiliante attitude de vassalité qu'ils eussent adoptée en fait, cette réalité, ce fait, ne s'étaient pas encore traduits dans un acte qui signifiât notre résignation tacite. Dans la teneur des explications données à demi-voix au pays, le pouvoir alléguait la pression d'une force majeure, douloureuse nécessité qui ne pouvait qu'aiguiser parmi nous le mâle et salubre désir du compte à régler. L'Alsace et la Lorraine subsistaient sur nos cartes avec une frange de deuil. Non, personne ne renonçait.

Le gouvernement disait quelquefois : « Voilà de forts beaux sentiments, mais n'y a-t-il pas autre chose ? » Il n'osait jamais ajouter : « La religion de nos défaites ne compte plus », et nul Français n'aurait osé suggérer d'interrompre nos actes de constance et de fidélité. Exactement, la suggestion vint de la Russie. De quelque façon qu'on explique ce jeu russe à Berlin et sans y concevoir de duplicité, si l'on s'en tient au simple fait des froissements de l'Asie russe et de l'Inde anglaise qui obligeaient le cabinet de Pétersbourg à rechercher plus d'un appui européen, il est trop clair que, non contente de se faire l'amie intime de l'Allemagne, la Russie fit toujours effort pour nous placer en tiers dans cette amitié.

La suggestion russe n'est pas niable 32. La Russie nous a bien poussés dans les bras de l'Allemagne. C'est le 10 juin 1895 que le mot d'alliance russe fut prononcé pour la première fois d'une façon formelle par MM. Ribot et Hanotaux, et, le 18 juin suivant, les vaisseaux français rencontrèrent les vaisseaux russes avec les escadres allemandes dans les eaux de Kiel, à l'entrée d'un canal construit avec l'indemnité de guerre que paya notre France à l'Allemagne victorieuse. Tandis que le tzar nous menait, l'empereur d'Allemagne influençait le tzar. Bien que, en ce même 18 juin 1895, qui était le quatre-vingtième anniversaire de Waterloo, il eût fait hommage d'une couronne d'or au régiment anglais dont il est colonel, Guillaume caressait déjà le plan d'une fédération armée du continent européen contre la reine de la mer : il mit donc tout en œuvre pour y ranger la France, que « l'honnête courtier » russe lui amenait 33.

Notre ministre des Affaires étrangères, M. Hanotaux, ne refusa point de prêter l'oreille au tentateur. Les mots de plan et de système ne lui donnèrent point d'effroi. Il les salua comme les signes d'une chose belle, brillante, nécessaire, la conception d'un but par rapport auquel ordonner l'économie de son effort. Les résultats diplomatiques ne s'obtiennent pas sans système, il y faut des plans à longue portée, suivis avec étude, appliqués avec cœur. Les simples jeux d'aveugle fortune donnent peu. Comme pour récolter, on sème, pour obtenir, il faut prévoir et combiner.

Il eût été absurde de penser autrement.

Mais on fut plus absurde encore de ne pas sentir que, si la pensée était raisonnable, toute application de cette pensée, en quelque sens que ce fût, sortait aussi de la raison, parce que cela dépassait malheureusement la mesure de nos moyens. Les vieux républicains de 1878 l'avaient parfaitement compris dès leur accès aux responsabilités du pouvoir après s'être bien consultés et, comme on dit, tâtés sur l'état de leurs forces, ils en avaient conclu qu'il ne s'agissait pas, pour eux, d'ordonner un mouvement quelconque vers un objet quelconque, éloigné ou prochain, mais de vivre le plus modestement possible en évitant même d'adhérer jamais aux propositions faites. — Pourtant, leur eût objecté M. Hanotaux, j'entends soutenir que nous sommes un gouvernement patriote. — « Nous sommes une République » est la forte parole qui l'eût rappelé au sentiment des réalités, au bon sens, s'il eût été placé sous un autre chef que M. Ribot. L'excès de zèle qu'il se permit voulait sortir du médiocre et nous jetait naturellement dans le pire.

Sans en venir encore à juger le système « Paris-Pétersbourg-Berlin », auquel il se rangea, retenons ce point que M. Hanotaux fut le premier à suivre l'idée d'un système. Il nous proposa un dessein, et, de ce chef, son successeur n'a fait que le continuer. Tout en repoussant le système qu'il trouvait en service, M. Delcassé conserva cette pensée maîtresse de construire de « grandes machines » en Europe. Bien qu'il intervertît les termes du plan Hanotaux, il en acceptait le point de départ, et cette acceptation réconcilie les deux personnages dans la responsabilité de la même erreur : qu'ils aient rêvé de soutenir l'Allemand contre l'Anglais ou l'Anglais contre l'Allemand, l'un et l'autre rêvaient tout haut.

Chapitre V
La République conservatrice et ses jeunes ministres

Le bon accueil fait aux avances de Berlin a été souvent expliqué par on ne sait quelle infériorité qui aurait été propre à la pensée de M. Hanotaux. De même, la malice ou l'incapacité profondes de M. Delcassé firent plus tard les frais de divers jugements portés sur son entente avec l'Angleterre contre l'Allemagne. J'ai donné autrefois dans ces verbiages. J'ai détesté de tout mon cœur M. Hanotaux. Franchement, était-ce la peine ?

Il est vrai que le ministre de 1895 était jeune et qu'il montrait, comme tous les hommes de sa génération, trop de goût intellectuel pour l'Allemagne. Les leçons de M. Monod 34, que ce dernier lui reprocha très amèrement par la suite, n'étaient pas suffisamment oubliées par l'héritier de Choiseul et de Talleyrand. Mais il ne manquait pas d'expérience technique, puisqu'il sortait des bureaux mêmes du quai d'Orsay et qu'il avait déjà fait partie du ministère précédent. Ses études d'histoire pouvaient toujours soutenir son expérience ; nos grands souvenirs nationaux, lui inspirer d'autres volontés et d'autres idées que d'aller parader dans un hémicycle.

Ce qui fut appelé mégalomanie chez M. Hanotaux, comme plus tard chez son successeur, n'était que rêve de l'action. Oui, remplir son mérite, servir son pays, cueillir ces fruits de gloire qui, pour un esprit neuf et, comme celui-ci, bien placé par les circonstances, deviennent aisément le seul digne objet de désir ! Neveu de l'historien patriote et révolutionnaire Henri Martin 35, l'homme d'État devait se dire qu'il serait beau d'avoir surgi enfin dans cette jeune République pour lui apprendre à se mouvoir entre les nations.

Elle avait vécu jusque-là d'une existence repliée et végétative, « à peine plus puissante », « mais moins honorée que la République helvétique ». C'était exactement le sort que lui avait prédit Renan. Eh bien ! on lui rendrait la vie supérieure et la figure humaine. L'étonnement de M. Hanotaux et de ses amis était qu'on ne l'eût pas essayé plus tôt. — Quelle erreur ! était-il de mode de se dire en 1895, quelle erreur que cette inertie !… Il semblait véritablement que ce fût erreur. Des nouveautés brillantes, vives, conformes à la tradition du pays, flattaient le regard, et l'espérance s'enhardissait. On choisissait de beaux ambassadeurs titrés, armoriés, dorés sur toutes les coutures. Amiraux, généraux, étaient mobilisés pour des missions d'État. Les cardinaux et les évêques attendaient leur tour, qui semblait imminent, au fur et à mesure que les organes du respect et ceux de la puissance semblaient renaître ou se rejoindre dans les différents corps d'une « démocratie » rayonnant au soleil du vingt-cinquième été.

Pendant que M. Jules Méline protégeait les intérêts agricoles et industriels, M. Félix Faure portait haut la cocarde et signifiait la forte tendance à « nationaliser le pouvoir ». Ce pouvoir cherchant à prendre appui sur des classes de la nation établies et enracinées, la politique financière elle-même inclinait au patriotisme ; certaines précautions de salut public étaient prises contre la coulisse hébraïque ; la bourgeoisie catholique et conservatrice cessait d'être éloignée des fonctions administratives ; les représentants de la vieille France coudoyaient les hommes nouveaux dans le brillant état-major du général de Boisdeffre 36. L'armée, bien entraînée, était pleine de confiance dans ses chefs, sa puissante organisation propageait même un esprit de déférence et de discipline dans la hiérarchie civile. Les tribunes officielles, les journaux reprenaient volontiers le thème typique du Temps, qui, bien qu'hostile au protectionnisme d'alors, ne faisait point mal sa partie dans le chœur mélinien : « Le gouvernement de la République n'est pas un gouvernement comme les autres, mais il est un gouvernement. » Il avait tout d'un gouvernement, en effet, excepté la tête et le cœur.

Aussi bien, M. Hanotaux commençait-il par s'affranchir du contrôle parlementaire. Il traita et négocia de son cabinet, sans rien communiquer aux élus du peuple. Ses discours furent des lectures aussi impertinentes que brèves. Comme il est vrai que l'homme est un animal gouverné, cette allure hautaine n'était pas mal accueillie des Chambres, des journaux. Les exaltés du libéralisme protestaient seuls 37. Encore étaient-ils peu nombreux. On n'aimait pas beaucoup l'orientation allemande, mais le vœu de discipline et d'ordre était si puissant que l'on évitait d'y faire une opposition vaine et qu'on préférait la laisser se développer jusqu'aux premiers fruits, quitte à juger ensuite de leur valeur. Un sens assez réel des nécessités générales rendait l'opinion plus que docile, très complaisante.

Hier on discutait, c'est-à-dire qu'on détruisait : ces républicains de gouvernement prétendaient construire. Déjeunant chez le pape et dînant chez le tzar, intelligents, actifs, suivis par à peu près toute la vraie France, la France honnête, aisée, patriote, laborieuse, ces jeunes députés et ces jeunes ministres ne pouvaient pas douter du pays ni d'eux-mêmes ; le ciel du « long espoir » et des « vastes pensées » semblait s'illuminer à chacune des ouvertures successives de Guillaume et de Nicolas. Tableaux étincelants, flatteuses perspectives, dont ils se plaisaient à oublier la fragilité ! La puissance même du charme aurait bien dû les mettre en garde. Elle avertissait d'autant moins qu'elle agissait avec plus de force. On ne comprendra rien d'humain si l'on se refuse à comprendre leur illusion.

Chapitre VI
Du système Hanotaux : qu'il reniait la République

Que l'illusion fût folle, nous l'avons déjà remarqué. Que ces plans, ces desseins, fussent irréalisables en l'absence du seul moyen de les réaliser, c'est aussi l'évidence pure. Toutefois, en eux-mêmes et abstraction faite du reste, ils étaient soutenables et pouvaient tenter les esprits.

D'abord, cette politique eut ceci pour elle de correspondre à des prévisions justes. Le système Hanotaux, normalement pratiqué et continué, n'eût pas été surpris par la guerre sud-africaine : l'heure de l'action, d'une action qui pouvait réussir, eût sonné immanquablement quand les forces anglaises furent immobilisées par le petit peuple des Boers. La Russie et la France pouvaient, alors, tout entreprendre contre l'Angleterre avec la coopération militaire et navale de l'Allemagne 38, celle-ci essayant d'entraîner ou de neutraliser l'Italie. Des patriotes avérés, tels que M. Jules Lemaître 39, ont aimé cette conception. Je n'ai aucun sujet de contester le patriotisme d'hommes tels que Félix Faure, M. Méline ou M. Hanotaux. Un autre ami de cet accord franco-allemand, M. Ernest Lavisse, avait longtemps prêché dans ses cours de Sorbonne la mémoire pieuse des pays annexés : on se disait tout bas que l'alliance allemande lui apparaissait un détour pour obtenir ou arracher plus tard la suprême restitution.

Or, une Monarchie aurait pu faire ce détour. La Monarchie peut feindre d'ajourner ses meilleurs desseins pour les réaliser en leur temps. La Monarchie française, dont la tradition fut toujours de cheminer du côté de l'Est, aurait pu conclure une alliance provisoire avec l'Allemagne et se réserver l'avenir. Le plus national des gouvernements aurait pu gouverner d'une manière utile et même glorieuse en faisant une violence passagère au sentiment national et en formant une liaison avec les vainqueurs de Sedan il gouverna ainsi, de 1815 à 1848, avec l'amitié des vainqueurs de Waterloo, contre l'opinion du pays, mais dans l'intérêt du pays, sans avoir eu à renoncer le moins du monde à l'adoucissement des traités de 1815, puisqu'il ne cessa de s'en occuper et qu'il était à la veille d'en obtenir de considérables quand les journées de Juillet vinrent tout annuler par la Révolution.

La politique extérieure n'est pas un sentiment, même national : c'est une affaire, on le dit, et l'on dit fort bien. Mais à la condition que le sentiment public ne fasse pas corps avec le pouvoir politique. À condition que l'intérêt soit représenté et servi par un pouvoir indépendant de l'opinion. Quant à vouloir poursuivre l'exécution d'une pensée et d'un système politiques sans le concours de l'opinion alors qu'on n'est soi-même qu'un pouvoir républicain, c'est-à-dire un sujet, une créature de l'opinion : le vouloir, c'est vouloir entreprendre un effort immense et consentir d'avance à ce qu'il soit stérile, car c'est en même temps se priver de l'unique moyen dont on ait la disposition.

Ainsi, dès son premier effort systématique, la diplomatie nouvelle se trouva induite à prendre conscience de son incompatibilité de fait avec le gouvernement de la France, lequel était un autre fait. « Manœuvrons temporairement avec l'Allemagne », disait par exemple une certaine idée de l'intérêt national. « Manœuvrons en secret », ajoutaient l'expérience technique et le sens de nos susceptibilités françaises. « Mais », interrompait alors la sagesse politique, « si vous manœuvrez en secret contre le cœur et la pensée de la nation pour vous entendre avec ces Prussiens qu'elle traite en ennemis mortels, vous serez sans soutiens aux premières difficultés qui feront nécessairement un éclat dans ce public dont vous dépendez ».

En effet, l'action de M. Gabriel Hanotaux pouvait bien être patriote dans son intention et dans son objet : dans sa formule expresse, qui eût immanquablement révolté le sentiment national, elle ne pouvait lui être soumise en aucun langage explicite. Rien d'important ne devait donc en être traité qu'en dehors des agents de la démocratie, en dehors du Parlement, à l'écart de la presse, alors que le principe et le jeu des institutions exigeaient le contrôle perpétuel de l'opinion du pays et, surtout, en cas d'émotion, son ferme concours…

M. Gabriel Hanotaux ne fut pas seul à éprouver cette contradiction. Lorsque, plus tard, M. Delcassé s'engagea dans une manœuvre plus conforme au sentiment national, mais qui était contraire aux intentions de son parti, les mêmes renaissantes nécessités l'obligèrent à renouveler les procédés du gouvernement personnel, à renier le principe républicain, à ne tenir aucun compte de l'opinion républicaine, enfin à subir l'ascendant des mêmes méthodes que son prédécesseur.

Un ami politique de M. Delcassé redisait volontiers pendant les dernières années :

Nous faisons de la politique monarchique sans monarchie 40.

Mais faire – non pas feindre – de la politique monarchique sans monarchie, c'est ce qui paraîtra l'impossible même, à qui voit le rapport des institutions avec les fonctions dans la suite des desseins et des événements. On peut se conformer au système républicain, et pour l'amour de lui se priver d'agir pour la France. On peut aussi renverser cette République pour l'amour de l'action française à travers le monde. Mais, sans la renverser, essayer d'opérer comme si elle n'était pas debout, agir sans tenir compte de cette présence réelle, agir comme si l'on avait un autre régime, que l'on n'a point, ne pas vouloir tenir compte de cette absence non moins réelle, annoncer aux nations qu'on se comportera comme si ce qui existe n'existait pas et comme si ce qui n'existe pas existait, c'est une gageure que l'on peut soutenir quelque temps par la distraction ou la confiance du public, la longanimité ou la ruse de l'adversaire ; mais, sitôt que le jeu devient sérieux, on perd.

Chapitre VII
Du système Hanotaux : le sentiment de la Revanche

Cette puissante politique d'amitié allemande n'était pas seulement tenue à se cacher du sentiment national, elle se devait de le détruire.

Qu'elle le voulût ou ne le voulût point, ce n'est pas en question : pour se poursuivre en paix, cette politique devait proscrire les allusions, les commémorations, les revendications intempestives, et, en s'efforçant de les arrêter en fait, elle devait étouffer aussi l'idée de Revanche dans le principe de sa libre expansion. Aucune convention ne l'y obligeait, certes : simplement la nature du chemin qu'elle avait choisi. Le seul effet matériel d'une entente berlinoise voilait le souvenir, endormait les ressentiments et les espérances.

Pour la première fois depuis son avènement, « la République des républicains » obtenait de ce côté un résultat moral appréciable. Pour y venir, il avait fallu dix-sept ans (1878-1895). Jules Ferry 41, qui n'eut pas les audaces de M. Hanotaux, dans la pratique de l'action, en avait donné le premier conseil. Bien avant les Gascons et les Marseillais qu'on accuse si légèrement de tiédeur patriotique, cet homme de l'Est, ce Lorrain, détourna les Français de « la trouée des Vosges ». Il ne réussit pas, faute d'un élément que le plan Hanotaux a fourni à ses successeurs. Il n'avait pu détruire le sentiment qu'il ne pouvait pas remplacer. Mais, peu à peu, quand, à la suite de mauvais heurts coloniaux, on eut marié la haine de l'Angleterre à celle de l'Allemagne, le cœur des citoyens cessa d'appartenir aux seuls « pays encore annexés ». Quelques doux songeurs parlaient bien de porter une guerre simultanée sur la Manche et sur le Rhin ; aussi fin que le charcutier d'Aristophane, notre public comprit qu'il ne pouvait regarder de ces deux côtés à la fois sans loucher : entre la Manche et le Rhin, le continent et l'Océan, il lui fallait choisir, et cette possibilité d'un choix créa vite l'état de doute et de partage qui tue les passions, dans les groupes d'hommes aussi bien que dans l'homme seul.

La passion de la Revanche tenait alors chez nous un rôle particulier. Ingénieusement, M. Robert de Bonnières 42, à la mémoire de qui l'on doit rendre cette justice, a soutenu un jour que, pendant vingt-cinq ans, cette idée de Revanche a servi de lien à l'unité française. Rien de plus vrai. C'est une belle chose, mais rare, courte et d'autant plus précieuse que le gouvernement d'un peuple par une idée. Cette idée fut vraiment une Reine de France 43. Sa régence avait établi la discipline de nos troupes, le travail de nos officiers. Nous lui devions l'existence même de notre armée. Si le parti républicain a poursuivi avec une certaine lenteur les destructions qu'il nommait les plus nécessaires, c'est encore de l'idée de Revanche que nous sont venues ces années de grâce et de sursis. Quelle carte splendide nous avait jetée là le destin ! Il eût fallu la retenir à tout prix. Un office public aurait dû être préposé à la garde de cette idée-force. École, presse, État, famille, tout le monde aurait dû rivaliser d'attention et de vigilance pour conspirer à ce maintien. En l'absence du Prince, la Revanche faisait briller un reflet, une image de son autorité. Politique du Rhin, retour vers le Rhin, sur les pas de César et de Louis XIV ! Un peu des volontés et des traditions capétiennes subsistait au fond de nos désirs et de nos regrets.

Le jeune ministre Hanotaux avait-il réfléchi à cela ? Ce qu'il détruisait sans pitié n'était pas réfectible. Mais l'insouciance publique ressemblait à de la confiance. Comme elle ne mettait aucune limite à l'autorité qu'il exerçait, elle l'enivrait. Ce crédit, fait au ministre plus qu'à l'homme, était général. Tout en s'appliquant à bien remplir son mandat de pleine puissance, il s'en exagérait, non point peut-être l'étendue ni la valeur, mais assurément la durée… Autour de lui, on partageait et on encourageait son rêve. À quoi bon cultiver le « thème vague 44 » de la Revanche ? À quoi servait-il désormais ? Non plus même à la politique intérieure. Le parti modéré avait cru s'assurer un personnel capable de tenir honorablement la place d'une dynastie devant l'Europe et la nation. On n'avait plus besoin de la collaboration du gros public dans une République ainsi appuyée sur un monde respectable, compact et fort. Celui-ci représentant l'intérêt public, l'opinion publique faisait corps avec lui… — Éternellement ?

Ces étranges républicains, ces républicains apostats, tenaient un compte très exact de toutes leurs données, sauf une, sauf la principale, celle qui avait été la condition de leur arrivée au pouvoir et qui restait maîtresse de leur départ éventuel. Comme il s'agissait d'eux, la démocratie cesserait d'être versatile…

La théorie de la Revanche n'était certes pas reniée de front. On se contentait de lui prodiguer les petites provocations, les menues négligences. Mais on fut promptement compris à demi-mot. Trop bien compris ! Deux ans plus tard, au moment de l'Affaire, quand le ministère Méline-Hanotaux dut faire appel au sentiment national pour résister à l'Étranger de l'intérieur, on s'affligea de le trouver si cruellement affaibli. S'aperçut-on que l'on avait lâché la proie pour l'ombre, un sentiment réel, vivace et fort pour une abstraction de chancellerie 45 ?

Chapitre VIII
Suite du système Hanotaux : la mission Congo-Nil.
L'Affaire

Nous avons un gouvernement, nous aurons les desseins des autres gouvernements, — s'était dit ce ministre des Affaires étrangères que les gens du bel air commençaient à qualifier tout haut de « chef du Foreign Office français ». On n'a jamais assez admiré cette locution. Elle dit le style d'un temps. Elle est « jeune ministre ». Elle qualifie l'ambition, aussi noble qu'aveugle et que naïve, de nos politiques vers 1895.

La France ou ceux qui se croyaient les fondés de pouvoir de cette personne historique, la France ou son mandataire, avait donc le dessein de préparer toutes sortes de surprises désagréables à l'Angleterre. D'accord avec l'Allemagne et la Russie, des pièges lui furent tendus sur différents points. Quelques-uns médiocres, en Chine et au Japon. D'autres excellents, comme la mission Congo-Nil.

En 1896, l'Angleterre, aujourd'hui installée très solidement, n'en était guère qu'à la moitié de la grande entreprise africaine : si haut qu'elle eût mis l'espérance, elle doutait encore de pouvoir la réaliser. S'emparerait-elle de l'épine dorsale du monde noir ? Achèverait-elle cette voie ferrée du Cap au Caire, que ses travaux simultanés poussaient également du nord au sud et du sud au nord ? C'est au Sud africain surtout que son progrès était saisissant. Elle avançait rapidement au delà de Boulowaïho 46. Mais les nations rivales avaient aussi le temps de couper cette magnifique route militaire et commerciale. En s'emparant de ce qui n'appartenait à personne dans la partie moyenne de l'Afrique, la France pouvait espérer de joindre sa colonie orientale d'Obock 47, où le négus était pour elle, à son vaste domaine de l'Ouest africain : la transversale ainsi menée arrêtait net la route verticale de l'Angleterre, et l'intervention française, passant au sud des cataractes, permettait de rouvrir la question d'Égypte, la question des Indes, la question de la Méditerranée, et de toutes les autres mers sur lesquelles régnait jusqu'alors, sans conteste, le pavillon de Sa Gracieuse Majesté.

C'est en juillet 1896 – sous le règne de Félix Faure, la présidence 48 de M. Méline et l'administration de M. Hanotaux – que le commandant Marchand, à qui avait été suggérée 49 cette grande tâche, débarqua au Congo. La mission était-elle trop peu nombreuse ? Fallait-il une armée où le gouvernement n'envoyait qu'une petite troupe ? Les héritiers politiques de Jules Ferry avaient-ils imité sa méthode des petits paquets ? On l'a dit. Il est possible que cette faute de conduite ait été commise. Nous en verrons de beaucoup plus graves. Mais, sur ce point, j'aime mieux penser le contraire, et croire un témoin qui vaut la peine d'être cru ; Marchand en personne déclare n'avoir pas été arrêté par l'insuffisance de l'effectif. En effet, l'explorateur n'a pas été vaincu à Fachoda, où la victoire était possible, mais à Paris, où elle ne l'était pas.

Il avait bien fallu commencer par de petits coups de force, mais l'itinéraire du jeune officier français ajoute à l'éclat de cette marche militaire la beauté d'un effort de conquête économique, administrative et, osons le dire, bien qu'il s'agisse de pauvres nègres, diplomatique. Pour donner passage au matériel, on devait construire des routes ; pour assurer les positions, élever des forts. Plusieurs de ces rudes travaux furent accomplis par des hommes mourant de faim, qui ne s'arrêtaient de marcher ou de travailler que pour solliciter et obtenir l'amitié des tribus. Une seule comparaison vient à la pensée : on songe à la course des légions de Rome charriant avec elles le capital, l'élan, le génie et la vertu d'un monde civilisé. Chamberlain 50 a nommé leur expédition « une des plus étonnantes et plus magnifiques dans l'histoire de l'exploration africaine… » Quel chef ! quels braves compagnons ! Que manquait-il donc à Marchand, qui servait brillamment, pour servir utilement ? Il ne lui manquait que la France. Son instrument colonial et militaire était parfait. Pour qu'il fût employé, il eût suffi d'un gouvernement à Paris.

En juillet 1896, ce gouvernement n'existait pas. C'était un malheur grave ; mais le pire malheur était qu'il eût l'air d'exister. Il avait toutefois un peu d'existence réelle, dans l'ordre que les philosophes appellent la catégorie de la simultanéité, de l'espace ; l'Élysée, le quai d'Orsay, la présidence du Conseil, étaient occupés par trois hommes qui agissaient avec un certain ensemble ; mais ils ne possédaient vraiment ni la certitude ni la puissance de prolonger cette action au delà de la minute écoulée. Quant à la catégorie du successif et au point de vue de la durée, le gouvernement qui envoyait Marchand vers le Nil et qui avait grand besoin de se maintenir au pouvoir, du moment qu'il venait d'engager et d'hypothéquer l'avenir en visant l'arrivée de Marchand sur le Nil, ce gouvernement n'avait aucune solidité. Il pouvait cesser d'être, d'un moment à l'autre. Il dépendait d'un caprice parlementaire ou d'une simple saute de vent électorale.

— Qui en doutait ? demanderez-vous.

Hélas ! faut-il répondre, qui s'en doutait ?

Non, personne ne s'en doutait : les républicains de cette génération, hypnotisés par le pouvoir, ont été anesthésiés sur les conditions du pouvoir. Leurs prédécesseurs du quatre septembre 51, compagnons des 363, avaient gardé mémoire de l'ère difficile : ils savaient combien leur office était précaire, leur situation menacée. Fils des révolutions, ils se savaient exposés aux révolutions. Un passé personnel très chargé venait leur rappeler la nature chancelante et périssable de leur fortune. Une perquisition bien menée ferait peut-être découvrir que leur paquet est toujours fait. « Est-ce ce soir que l'on m'arrête ? » demandait Rouvier au préfet de police Lozé, un jour fâcheux du Panama 52. Mais les nouveaux venus n'ont pas ce sentiment. Ils sont nés dans la République et n'ont jamais frôlé ni bagne ni prison ; ils ont une tendance à se croire ministres à vie. La griserie est naturelle. Tout le régime n'est funeste que parce qu'il met en jeu, contre l'intérêt du public, tout ce qui tente, grise, étourdit les particuliers. M. Lemaître l'a bien dit : au lieu de venir au secours de notre faiblesse, ce régime en sert le conseil ; il en favorise l'erreur. Sous Combes et sous Waldeck, il a ouvert le pouvoir à des scélérats, mais, sous Faure, sous Méline et sous Hanotaux, il avait perverti des hommes d'esprit, de talent ou d'intelligence en leur enlevant la raison.

Marchand a-t-il dressé la concordance de ses actes avec les actes de la vie intérieure de la Métropole ? La double série serait admirable à poser en regard sur des colonnes parallèles… On peut admettre, provisoirement, que, de juillet 1896 à novembre 1897, MM. Félix Faure et Hanotaux, ayant les mains libres au dedans, ont su faire tous les préparatifs convenables en vue d'appuyer Marchand et de lui fournir, quand il approcherait du but, l'appui décisif. Comme on le verra tout à l'heure, ils ne le firent point en ce qui concerne la guerre maritime. Mais peut-être qu'ils se disposaient à le faire. Un événement leur en arracha tout moyen.

… En effet, dans le mois de novembre 1897, et comme Marchand approche de Fort-Desaix, un phénomène absolument imprévu du grand public, bien que préparé de longue main dans un petit monde, éclate tout à coup en France : MM. Ranc 53, Scheurer-Kestner et Joseph Reinach lancent la révision du procès du traître Dreyfus. L'Affaire, alors, commence, les passions se heurtent, et le gouvernement français, hier assez fort pour dessiner une offensive contre l'Étranger, se trouve tout à coup réduit à se défendre contre l'ennemi de l'intérieur. Il lui devient très difficile de continuer sa politique russo-allemande : l'ambassade allemande est mêlée à l'Affaire ! D'ailleurs, les colères et les inquiétudes sont éveillées, les factions sont en armes : personne n'est plus disposé à faire confiance à ce cabinet ni à aucun autre, comme le prouveront la formation pénible, la vie accidentée et la chute rapide des deux ministères suivants, Brisson et Dupuy.

Déjà, M. Méline perd une fraction importante de ses premiers soutiens modérés, libéraux et opportunistes : les croyants de la doctrine républicaine d'une part, les coquins de la défense républicaine de l'autre, se sont prononcés pour Dreyfus. Dreyfus représente pour les naïfs l'incarnation souffrante des chimériques Droits de l'homme ; pour les vendus, il correspond au type réaliste et productif des droits du Juif. Tout ce monde fait à l'État une guerre violente, et M. Méline n'y peut riposter que modérément. Il observe toutes les règles du jeu que l'on s'applique à violer contre lui. Ses paroles sont justes, mais faibles. Ses actes sont nuls. Son adversaire agit sans cesse et ose tout.

Un roi de France eût fait ce qu'eût fait le roi d'Italie ou l'empereur d'Allemagne : avant de laisser propager le roman de l'erreur judiciaire, il se fût assuré des perturbateurs avérés. Mais, sur les douze ou quinze personnes qu'il eût fallu arrêter dans la même nuit, M. Jules Méline reconnaissait un sénateur que son ministre de la Guerre ne pouvait s'empêcher d'appeler son « excellent » et son « honorable ami », des collègues de la Chambre avec qui il avait des relations aussi anciennes que courtoises, des hommes ayant fondé la République avec lui ou qui, s'y étant ralliés dès la première heure, s'en montraient les plus fermes mainteneurs et soutiens : quelles mesures pouvait-on se permettre contre eux 54 ? Sans doute, le salut de l'État exigeait ces mesures. Mais, outre que le salut du parti républicain ne les exigeait peut-être pas, le président du Conseil ne disposait d'aucun pouvoir légal l'autorisant à ces mesures de salut.

Nul arbitraire intelligent et responsable ne veillait : nous n'avions ni une institution ni un organe politique qui fût chargé en général de cette surveillance essentielle. Les morceaux fonctionnaient, mais aucune pièce centrale. Le lucide Anatole France vit donc se vérifier la mémorable sentence : « Nous n'avons pas d'État, nous n'avons que des administrations. » Les administrations se montrent implacables quand elles ont affaire à des individus isolés ou à des groupes de vaincus (catholiques, conservateurs), mais elles sont bien obligées de montrer une insigne mollesse quand elles trouvent devant elles des compagnies puissantes ou des individus solidaires comme nos Juifs, nos protestants, nos métèques et nos francs-maçons.

Le gouvernement de M. Méline dut reconnaître qu'il n'était qu'un frêle assemblage de bureaucraties mal liées. L'anarchie eut cours libre, le pouvoir seul se trouva arrêté et mis en échec. Son effort n'aboutit qu'à manifester l'intention de refuser aux Juifs une révision injuste en elle-même, dangereuse pour le pays. Mais l'effort ministériel ne parvint même pas à tenter d'opposer un obstacle réel aux réalités menaçantes.

Grâce à la ferme parole de M. Méline, le droit public que l'on tentait d'usurper demeura intact, mais, du fait de son inaction, toute notre activité politique fut immobilisée, puis brisée et réduite en miettes. Qui voudra étudier le détail de cet épisode 55 verra comment un honnête homme peut, sans forfaire à son honneur, par simple ignorance politique, commettre, au moment du danger, une désertion fertile en désastres 56.

Ces vérités n'enlèvent rien à l'estime personnelle due à M. Méline, dont la politique agricole sauva un intérêt français. Il eût pu faire un bon ministre sous un roi. La haine dont la juiverie l'a toujours poursuivi depuis pourra nous le faire honorer. Mais il faut se garder d'honorer son infirmité, qui fut d'être républicain, et cette grande faute d'avoir essayé d'oublier, ou de faire oublier, la qualité incohérente et inconsistante de ses pouvoirs dans un gouvernement d'opinion.

La faction révolutionnaire en vint à bout quand il lui plut.

Faible, infiniment faible pour contenir ou pour maintenir, l'opinion pouvait tout pour la destruction.

Chapitre IX
Comme en Pologne

On vit s'opérer en peu de mois un revirement général. L'opinion avait ratifié la bonne entente avec le Pape : or, il suffit de quelques campagnes de presse pour réveiller, en 1897, l'anticléricalisme de 1877 ; dans toutes les classes de la société républicaine, les tolérants et les sceptiques de la veille redevinrent fanatiques et persécuteurs.

L'opinion avait ratifié sans mot dire les mystères hautains de nos Affaires étrangères dans les sujets qui intéressaient le plus gravement le pays ; or, il suffit d'une banale affaire judiciaire pour exaspérer les curiosités et ravir aux ministres ce crédit implicite qui leur avait donné, en fait, pleins pouvoirs.

L'opinion de 1896 souhaitait un gouvernement responsable et fort, une belle armée : dix mois après, par un brusque et logique revirement, les libéraux démocrates ramenaient le thème anarchiste. Une moitié de l'ordre des avocats, tout ce que la haute société comptait d'utopistes, et le monde universitaire de philosophes mystiques, retourna, avec les Waldeck, les Barboux, les Duclaux, les Grimaux, les Saussine et les Boutroux, à leurs prototypes révolutionnaires de 1789, 1848 ou 1871.

M. Jules Méline, M. Gabriel Hanotaux et M. Félix Faure avaient donc bien mal calculé la résistance de ce banc de nuage sur lequel ils s'étaient ridiculement installés ! L'opinion change : c'est sa nature dont ils ne se méfiaient pas. Elle a suffi à les renverser.

Sur les causes de cette révolution de l'esprit public, M. de Freycinet disait au conseil de guerre de Rennes que la campagne Dreyfus avait été « très désintéressée en France » (il en était « sûr »), mais qu'elle « l'était peut-être un peu moins à l'étranger ». Ce témoin, le plus indulgent des hommes, n'avait pu fermer les yeux à l'évidence de l'intérêt majeur qu'avaient telle et telle puissance à diminuer la cohésion et le prestige de notre organisation militaire. Mais, plus encore que l'Armée, les amis de Dreyfus affaiblissaient l'État ; ils opposaient à toute politique générale un conflit intérieur qui paralysait. L'immobilité ainsi obtenue servait si clairement les intérêts de l'Angleterre qu'on ne peut supporter qu'elle y soit demeurée étrangère. La politique anglaise a toujours profité du jeu des factions parmi nous. Il est aussi de règle qu'elle les suscite et les paye. Son intervention était naturelle et d'ailleurs presque juste. C'était la riposte indiquée au plan Hanotaux, mais appliquée par un gouvernement traditionnel au point faible d'une démocratie. Le « chef du Foreign Office français » avait envoyé les tirailleurs de Marchand opérer au loin contre l'Angleterre : le chef du véritable Foreign Office répondait en envoyant la cavalerie de Saint-Georges 57 manœuvrer dans nos villes contre le cabinet français et les soldats français. Comme les souples et silencieux cavaliers ne rencontraient aucun pouvoir d'État indépendant de l'opinion (cette opinion qu'ils étaient capables de faire) ; comme ils étaient déjà assurés du concours actif de tous nos ennemis de l'intérieur (déjà maîtres d'une partie de cette opinion versatile) ; comme enfin ils ne trouvèrent de résistance que dans l'administration militaire (qui, étant subordonnée à la République, devait céder en fin de compte à l'opinion) : il leur suffit de réussir à impressionner puissamment ce vague et vibrant composé de sentiments, d'intérêts, de caprices et de passions, dont la mobilité est prodigieuse en France. Un tel succès était facile. Qui émeut l'opinion ? La presse. Et qui mène la presse ? L'or.

C'est pourquoi, en raison de cet or anglais et de cette presse vénale, par la faute ou le crime de cette opinion souveraine et de ce régime démantelé, quand les journaux français de 1897 et de 1898 lui parvinrent, après ses longs mois d'immersion dans la solitude africaine, le colonel Marchand dut se détourner pour pleurer.

Un Forain prophétique éternise ce souvenir.

On peut répondre que ce fut simple coïncidence de fortunes fâcheuses. Mais le hasard est innocent des maux immenses qui résultaient de la série de nos troubles civiques. Ces maux sont dus à l'imprévoyance des hommes et surtout à l'anarchie des institutions. Si, pendant qu'on édifiait Fort-Desaix, Mathieu Dreyfus a pu recruter un parti au traître, son frère 58, et allumer ainsi une guerre civile, – si l'œuvre d'un simple particulier a pu causer de tels effets, – si, au moment même où les nôtres se mettaient en marche pour Fachoda, Paris et la France ont pu se battre jour et nuit pour M. Zola : ces accidents scandaleux n'ont été possibles qu'à la faveur de la caducité absurde de l'État. Non, n'alléguons pas de surprise. La sagesse politique consiste à savoir qu'il y a des imprévus dans la marche du monde : elle échelonne les moyens d'y faire face et d'y pourvoir.

La folie, la faiblesse des années 1897, 1898, 1899, étaient comme enfermées et sous-entendues dans un régime où nul barrage n'était opposé aux sautes de l'opinion ni préposé à la défense de l'intérêt général contre le caprice des foules ou l'entreprise des factions que subventionnait un ennemi bien organisé et bien soutenu. « Nous n'avions point d'État ! » On avait négligé d'en forger un quand il était temps. On avait refusé de construire le roi : nos actions extérieures ne pouvaient que succomber aux convulsions de l'intérieur. Les prédictions de quelques journalistes perdus, griffonnées dès l'éclat des premières alarmes 59, restent pour faire foi de la nature essentiellement organique et constitutionnelle des difficultés auxquelles se heurtèrent alors les Hanotaux et les Méline, ainsi qu'ils devaient s'y heurter. Les républicains modérés purent s'apercevoir qu'il n'y avait aucune proportion entre les outils dont ils avaient disposé et la grande œuvre extérieure et intérieure à laquelle ils avaient entraîné leur pays.

L'un de ces ministres d'alors, grand ami de M. Méline, Alfred Rambaud, en convenait vers la fin de l'année suivante 60. En examinant les points noirs d'Asie et d'Afrique au Transvaal, en Chine, au Japon, puis la crise autrichienne, alors imminente, et en considérant tout ce qui se défait, tout ce qui se refait dans l'univers autour de nous et en dehors de nous, l'ancien ministre rédigeait ce mélancolique mémoire, ce compte douloureux du temps et des efforts que l'Étranger nous avait fait perdre dans l'affaire Dreyfus :

Pour faire front à tant de périls, il faudrait une France une, non pas seulement au point de vue administratif, mais d'intelligence et de cœur. Il faudrait qu'aucun Français n'eût rien de plus cher que la grandeur et la sécurité de la France.

En sommes-nous là ?

Il faudrait un gouvernement qui n'eût d'autre pensée que celle de notre salut, une armée très forte, une diplomatie attentive et souple.

Or, depuis deux ans quel est celui de nos ministres de la Guerre qui a pu dévouer tout son temps et toute son intelligence à la préparation de la Défense nationale? Pour chacun d'eux, qu'on fasse le compte des heures qu'il a pu consacrer à cette tâche et de celles que lui ont gaspillées d'autres préoccupations, d'autres dossiers.

L'un d'eux 61, et non des moins dignes de cette haute fonction, était obligé de répondre à une interpellation sur nos ouvrages de défense : «  Je suis ministre depuis huit jours ; j'ai dû en employer sept à l'examen de… ce que vous savez. » Faites ce même compte pour les présidents du Conseil, les ministres de la Marine. Faites-le pour le ministre des Affaires étrangères lui-même.

Faites-le pour le Conseil des ministres : demandez-vous pendant combien de minutes, dans une séance de deux ou trois heures, les hommes chargés de la défense nationale ont pu retenir sur cet objet l'attention de leurs collègues.

Faites-le même compte pour les séances du parlement. Combien ont été employées à des discussions utiles ? Combien à l'Affaire et aux affaires connexes, dont elle fut une infatigable mère Gigogne ?

Par la place qu'elle a prise dans les colonnes des journaux, appréciez ce qui restait d'espace à ceux-ci pour tenir le public au courant de ce qui doit le plus intéresser des patriotes, pour éclairer l'opinion sur notre situation en Afrique, en Asie, et sur nos propres frontières.

Pendant tout ce temps, que devenait l'armée? Une furieuse campagne tendait à l'affaiblir dans sa cohésion morale, dans sa confiance en ses chefs, dans sa discipline. Un incident comme celui des réservistes de l'Yonne 62 aurait-il été possible il y a seulement un an ? Est-ce simplement un incident ? Ne serait-ce pas un symptôme ? Et de quelle gravité !

Notre diplomatie ? Il y a dix-huit mois, elle se heurtait déjà à des difficultés inexplicables, il une force d'inertie évidemment expectante, et, jusque dans les négociations pour le Niger, elle constatait l'influence maligne du trouble des esprits en France et des calculs malveillants à l'étranger.

Cela ne pouvait qu'empirer. Nous l'avons bien vu pour Fachoda.

Nous l'éprouverons dans d'autres occasions autrement graves et périlleuses, si nous ne parvenons à nous ressaisir.

Un tel état de choses est évidemment très avantageux à nos rivaux. Ils avaient intérêt à le prolonger, à l'envenimer, et ils n'y ont pas manqué.

Les uns ont prodigué l'argent ; les autres y sont allés de leurs précieux conseils ; à Londres, au moment le plus critique du fameux procès, quand les cœurs de tous les Français, encore que pour les raisons les plus différentes, étaient étreints de la même angoisse, on s'amusait à ouvrir des paris.

Maintenant, à Londres, on ne s'amuse plus : on se fâche tout rouge. Il s'est tenu à Hyde-Park un meeting monstre d'indignation. Toute la canaille britannique a crié : « À bas l'armée française ! » N'avons-nous pas assez pour cette besogne, de notre propre canaille ? Et, dans ce meeting, on a assommé quelques Français.

On a failli voir des officiers étrangers, dont le rôle d'espionnage a été reconnu aussi bien par la défense que par l'accusation, venir figurer comme témoins. Bien mieux : comme arbitres. Presque comme juges.

Quand il fait crédit au régime qu'il peut impressionner, diviser et troubler si facilement, l'Ennemi peut attendre que la victime soit à point. Mais l'exterminateur n'attendra pas toujours. La Pologne, écrit M. Rambaud, a fini par être « partagée » :

Il ne faut pas croire que ce soit du premier coup que les armées ennemies ont pénétré sur le territoire polonais. Non. L'invasion étrangère a été précédée, préparée de longue main par une infiltration d'éléments étrangers et d'influences étrangères.

De l'argent étranger entrait en Pologne pour y fomenter certaines agitations. Les étrangers avaient pris l'habitude de critiquer les lois du pays, de vouer au mépris de l'Europe intellectuelle les sentences de ses juridictions, de boycotter, à coups de tarifs, ses produits.

Ils estimaient injustes que les protestants et les orthodoxes n'eussent pas les mêmes droits politiques que les catholiques, et en cela ils avaient raison, mais les Polonais qui leur donnaient raison avaient tort, car l'étranger n'est jamais désintéressé dans ses critiques.

Des Polonais prenaient l'habitude de fréquenter chez les ambassadeurs étrangers, de leur demander des renseignements, de croire à leur parole, de suivre leur direction. Les uns dénonçaient aux Prussiens et aux Russes l'intolérance catholique de leurs compatriotes ; les autres les suppliaient de garantir les libertés anarchiques du pays ; d'autres s'entendaient avec eux pour condamner le « militarisme » polonais.

Au bout de quelques années de cet échange de bons offices entre Polonais et étrangers, la Pologne s'est trouvée mûre pour l'invasion et le partage.

Notez que la Pologne était vraiment une RÉPUBLIQUE, encore qu'elle eût à sa tête un roi qui, d'ailleurs, avait encore moins de pouvoir effectif qu'un président français. Il est également facile de démontrer que (les paysans mis à part) la Pologne était une DÉMOCRATIE.

Comme elle, nous ayons pour voisins de puissants États monarchiques et militaires. Ces voisins ont intérêt à ce que la France soit paralysée, neutralisée par impuissance…

Telle était l'opinion d'un esprit modéré jugeant à une année de distance : il commençait à dominer l'histoire de la crise, il en apercevait nettement les instigateurs. Les difficultés et les embarras extérieurs que nous avions suscités au Royaume-Uni étaient revenus à la République sous forme d'embarras et de difficultés à l'intérieur. Contre ce coup violent le régime ainsi attaqué demeurait sans riposte, parce qu'il était sans pouvoir. Dès lors impossible de rien sauver à moins que de changer la Constitution en pleine bataille et d'opérer une contre-révolution radicale sous le feu de l'ennemi ! Mais bien peu songeaient à ce remède héroïque. Tout s'écroula paisiblement.

Chapitre X
La fin du système Hanotaux : le désarroi de la Marine

La catastrophe consommée découvrit au régime un autre point faible par lequel il est bien probable que l'effondrement se serait produit, alors même que l'Angleterre se fût épargné les dépenses de l'affaire Dreyfus.

Pour la commodité et pour la clarté de l'exposition, j'ai laissé de côté ce point : j'ai supposé que le fragile gouvernement de MM. Félix Faure, Méline, Hanotaux, et leur façade d'administrations éphémères composaient, tout au moins, à chaque instant donné, une surface une, liée, suivie et cohérente. C'est ce qu'on avait attendu de leur « ministère homogène », et c'est ce que réclame toute politique sérieuse, en particulier, la politique extérieure, qui, avant d'obtenir la continuité dans le temps, a besoin de bien assurer sa liaison dans l'espace. Bismarck, à Ems, ne put se résoudre à marcher sans avoir consulté, une dernière fois, ses principaux collaborateurs, Moltke et Roon.

Mais en France il fallait compter avec les conditions qui sont inhérentes à toute république démocratique ; faute d'un chef suprême, stable et puissant, le gouvernement y est divisé et segmenté à perte de vue, pour le plus grand bonheur des chefs de service et le pire malheur des services eux-mêmes. Deux ministres y sont égaux sous un chef qui n'est pas un maître. Deux ministères sont deux maisons qui s'ignorent l'une l'autre. Ces rivales jalouses ne se pénètrent pas et refusent de se rien céder l'une à l'autre. On correspond, on traite, mais c'est entre puissances étrangères, lointaines, et l'on n'agit pas de concert ni sous une même impulsion. Il en était ainsi en 1896. Il en est ainsi aujourd'hui. Les ministres modérés trouvèrent cet état de choses incoordonné et, loin de le modifier, n'y furent même pas sensibles.

La fortune voulut que cette secrète ataxie n'apparût point aussi longtemps que le système « Pétersbourg-Berlin contre Londres » fut en vigueur et que les ministres modérés furent en fonctions. Mais, trois mois après leur départ, au jour précis de l'échéance du principal effet tiré par M. Hanotaux sur notre avenir national, c'est-à-dire en septembre 1898, on découvrit subitement que tout avait été agencé par nos mains en vue d'une rencontre possible avec l'Angleterre sans qu'on eût pris aucune des précautions navales qu'impliquait une telle éventualité… Un rapport de l'amiral Fournier déclara textuellement : « Nous ne sommes pas prêts… » La « forme républicaine » qui avait permis ce cas d'imprévoyance et de distraction monstrueuses apportait ici les effets directs de son essence propre. « Elle est la dispersion, elle est la diversité, elle est le mal. » On ne peut que redire ces définitions de l'abbé Lantaigne 63 pour peu qu'on se reporte à ce moment-là. Oui, en septembre 1898, et notre mission Congo-Nil venant de se heurter à Fachoda contre l'Angleterre, l'opinion française découvrit, sans en être d'ailleurs autrement émue, que, pendant ces quatre ans d'une politique évidemment anti-anglaise, nous n'avions négligé qu'un élément : nos forces de mer. Nous n'étions dépourvus que d'un organe, et c'était précisément du seul organe utile, l'unique organe de défense et d'attaque contre l'Anglais. Notre armée de terre était encore bonne, mais ne servait pas à grand'chose ici. Une protection sérieuse du littoral métropolitain et colonial, sur la mer, des escadres, à terre, des ports en état, c'était aujourd'hui l'indispensable, et cela manquait. Le Cabinet Brisson-Cavaignac-Lockroy eut la charge d'improviser ce qui aurait dû être préparé à loisir dans les années antérieures et ce qui n'y avait même pas été commencé.

La présidence de la République était occupée par un ancien armateur havrais, ancien ministre de la Marine, à qui l'importance de la mer ne pouvait vraisemblablement échapper. Elle ne pouvait échapper non plus à son ministre des Affaires étrangères.

M. Gabriel Hanotaux s'était appliqué à consolider notre situation en Tunisie, en nous déliant de traités antérieurs : à quoi bon, si le passage de la Méditerranée n'était pas assuré par une flotte suffisante ? La grande île de Madagascar avait été proclamée colonie française le 20 juin 1896 : à quoi bon si, de Madagascar à Marseille, une force étrangère restait facilement maîtresse d'arrêter nos communications ?

Tous ces actes publics devaient nous obliger à veiller sur l'armée navale. À plus forte raison, cet acte secret, la mission du Congo vers le Nil. Ou c'était folie pure, ou l'entreprise sous-entendait des armements, des constructions, des approvisionnements maritimes réguliers et complets. Notre politique d'alors aurait permis, à la rigueur, de négliger les armées de terre, puisqu'elle escomptait le concours de l'armée russe et de l'armée allemande, mais elle exigeait l'entretien et, au besoin, la réfection de la marine. Précaution d'autant plus nécessaire que le concours de la flotte italienne semblait douteux, depuis que l'Angleterre se l'était assuré par un traité plus fort que l'arrangement triplicien. Ce long ministère modéré et conservateur, couronné d'une présidence plus modérée et plus conservatrice encore, avait donc légué un modèle de négligence maritime à ses successeurs radicaux. Si l'incurie et l'incohérence agressives de M. Camille Pelletan 64 ont pu faire pardonner au public l'incurie et l'incohérence passives de l'équipe antérieure, l'historien ne l'oubliera pas. Une forte marine était supposée dans le dessein conçu et poursuivi dès 1895 et 1896 : or, nous ne l'avions pas à l'été de 1898 !

Comme toujours, alors, sous le poids des choses, sous la pression des circonstances, on essaya d'improviser 65. Le ministère radical s'efforça de bien mériter de la patrie en parant tout de suite au plus nécessaire. Notre littoral se hérissa de canons. Les soutes des vaisseaux de guerre se garnirent de combustibles et de munitions. On jeta du charbon dans les postes lointains pour le ravitaillement de nos stationnaires. Ce fut un élan général.

On ne peut s'empêcher d'observer néanmoins que cette ardente réorganisation maritime devait coïncider, par une gageure ironique, avec un changement de front en diplomatie : le ministre nouveau détournait peu à peu sa pointe de notre vieille concurrente maritime ; c'est un ennemi continental que M. Delcassé allait nous mettre sur les bras. Dès ce moment-là, nous aurions eu besoin d'affermir et de consolider notre armée de terre. Mais, précisément dans les années qui suivirent, on ne travailla qu'à la désorganiser. En 1899, toujours à propos de Dreyfus, qui venait d'être recondamné et qu'il s'agissait de faire absoudre à tout prix, la lutte s'engageait entre l'important Service des renseignements, organe de notre défense nationale, et la Sûreté générale, qui ne défendait que la République. En 1900, Waldeck-Rousseau donnait raison aux défenseurs de la République contre les défenseurs de la France : « Le Bureau des renseignements n'existe plus », déclarait-il à la tribune. Le général André 66 remplaça Galliffet 67 au ministère, les généraux se virent dénoncés par des sous-officiers influents dans les Loges, un vaste service de délation fonctionna. En 1903 et 1904, le ministère de la Guerre donnait tout son cœur à la réhabilitation de Dreyfus, à la diminution du budget de la Guerre, au service de deux ans, et, lorsque, en 1905, éclata le coup de foudre de Tanger, qui ne fut rien qu'un Fachoda interverti, nous nous trouvions exactement dans la même impuissance pour des raisons égales, quoique toutes contraires : il aurait fallu exercer notre armée de terre, et c'était à l'armée de mer qu'on avait donné quelques soins.

Chapitre XI
L'oscillation de la Marine

Mais la réforme maritime de 1898-1902 ne s'avança qu'avec des lenteurs, des incertitudes et des contradictions ; elle échoua, en fin de compte, sur un double écueil bien républicain : les Chambres, les Bureaux.

M. Édouard Lockroy avait remplacé rue Royale le brave et digne marin 68 qui, pour répondre à un interpellateur du Sénat, déclarait que ses équipages sauraient mourir. Le ministre civil entreprit quelques modifications brillantes, au beau milieu desquelles un parlementaire nouveau, M. de Lanessan, survint pour les bouleverser ou les remanier. Ce double programme Lockroy-Lanessan à peine esquissé, M. Pelletan paraissait et cassait tout (1902-1905). Les dégâts et les ruines ont été particulièrement sensibles sous le ministère de M. Thomson 69, qui se flattait de raccommoder quelque chose. C'est une question de savoir si l'incohérente série de ces ordres et de ces contre-ordres n'était pas aussi vaine, en étant plus coûteuse, que l'inaction sommaire de M. l'amiral Besnard. Il ne faut pas lutter contre les colosses de la bureaucratie, ou il faut être armé de manière à en triompher.

La monarchie seule le peut. Les incontestables progrès obtenus sous la République dans l'armée de terre ne doivent pas faire illusion, car, ici, l'anarchie démocratique a été puissamment tempérée par le stimulant de la Revanche 70, qui n'existait pas pour l'armée de mer. Il y a trop longtemps que nous n'avons plus fait de grande guerre maritime. L'âge de nos progrès sur mer remonte au prince de Joinville 71. En 1878, le rapport fameux de M. Étienne Lamy 72 élevait contre notre marine un ensemble d'accusations que l'on n'a cessé de reprendre et de renouveler 73. Le rapport fut écrit dans un but d'action et de progrès ; la fatalité démocratique a réduit cette pièce au rôle humiliant de memento pour mécontents. Aucune réforme utile n'en est sortie, mais tous les brouillons de la Chambre s'efforcent d'en démarquer les vieilles critiques qu'ils aigrissent et retournent en pointes offensantes contre le corps de nos officiers de vaisseau. Dans cet ordre naval, la République tricolore des Dufaure et des Lamy n'échappe donc à la routine qu'en poussant à la destruction. C'est par l'effroi des réformes qui détruisaient que la République rose de l'amiral Besnard était revenue aux pratiques de l'immobilité, d'où, nécessairement, le pendule devait se remettre, peu après, à courir de nouveau dans le sens des ruines.

La longueur de l'oscillation peut surprendre au premier abord. Mais c'est la faute du régime si les fautes n'apparaissent que lentement. Les services de la marine ne sont pas comparables à d'autres administrations techniques qui exigent aussi une très forte part de compétence spéciale, mais qui reçoivent, comme les chemins de fer, par exemple, la vérification et la critique perpétuelle de l'expérience publique : chaque voyageur et chaque actionnaire peut se convaincre des résultats bons ou mauvais de l'exploitation. La seule expérience publique bien concluante à laquelle puisse être soumise une marine militaire est celle qui vient d'une guerre, c'est-à-dire lorsqu'il est trop tard pour rien réformer 74. En temps de paix, ce personnel et ce matériel immenses, hautement spécialisés, ne sauraient être sérieusement contrôlés qu'à force de présence d'esprit, de volonté ingénieuse et de sagesse vigilante : œuvre de personnalité, de science humaine et d'esprit humain, affaires de prince et de chef. Les aristocraties versées dans les choses maritimes et commerciales, Carthage, Venise, aujourd'hui encore la ploutocratie américaine, peuvent réussir à faire de bonnes inspections, à donner des directions sérieuses à leurs ministres et fonctionnaires de la mer : elles ont la durée et la compétence. Aucun pouvoir démocratique et républicain ne possède ces deux vertus.

Un ministre, un grand chef militaire n'y peut garder longtemps sa place sans porter ombrage à l'État. Quant à contrôler des serviteurs successifs, les mieux douées des démocraties y échouent forcément : elles vont de déconvenue en déconvenue, trompées par l'indolence de leurs spécialistes divers qui se fatiguent, s'usent et se combattent les uns les autres, ou desservies par la compétition, le tumulte et le bruit qui sont le partage des assemblées. Les professionnels s'endorment ou s'incrustent, le peuple, le souverain, n'en peut rien savoir ; et ses représentants, les commissions incompétentes, les rapporteurs ignares, les ministres turbulents et destructeurs le précipitent, dès qu'ils ont le dessus, dans l'abîme du mal contraire.

C'est un réformateur parlementaire, c'est M. de Lanessan, qui, par ses décrets, imposa l'incohérence aux services du ministère et facilita la révolte dans les arsenaux. C'est un autre réformateur parlementaire, Pelletan, qui prit à tâche de soulever les équipages, d'arrêter les constructions et de distribuer les commandements à la mer d'après les opinions philosophiques et religieuses des officiers. L'attitude de ce ministre échappait complètement aux reproches d'étroitesse ou de routine qu'on adresse aux professionnels : mais il en résulta une épouvantable série d'échouements, de naufrages, d'explosions, d'incendies, d'accidents et des désastres de toutes sortes, effets normaux de la malfaçon, de l'incurie, de la malveillance ou de la trahison. Quand, durant deux années entières, le malheur public éclatant, cet unique avertisseur et contrôleur des démocraties, eut longuement et cruellement fonctionné, le pays finit par l'entendre et le faire entendre au pouvoir. On rouvrit donc le vieux « conservatoire de tous les abus », et l'on revint, par les deux lentes étapes 75 de MM. Thomson et Picard, au ministère d'un amiral.

Mais l'expérience avait coûté cher : du deuxième rang que nous tenions en 1899, nous tombions, en 1909, au cinquième : la marine française s'est classée au-dessous des marines de l'Allemagne, des États-Unis, même du Japon…

Le résultat n'était pas évitable. Mais un autre malheur est au bout du système contraire auquel on semble devoir se ranger.

Affranchie des fous furieux du parlement, la marine retombe sous le particularisme de ses bureaux. Dès qu'un grand pouvoir ne s'élève plus au-dessus des administrations, ces puissances subalternes, mais compétentes, doivent s'ériger en petites souverainetés indépendantes, comparables à des seigneuries féodales ou même aux Grandes Compagnies du XVIe siècle. En tout bien tout honneur, en tout scrupule de parfaite honnêteté, les professionnels en possession d'état, et par là même très hostiles aux changements et, de leur nature, opposés à tout élément qui n'est pas de leur partie, sont conduits à confondre le bien général avec les avantages de la spécialité qu'ils détiennent ; ils ne conçoivent plus qu'un service, et c'est le leur propre, et nul contrepoids ne leur est opposé que par d'autres coteries analogues, formées quelquefois en factions ou en clientèles : coalitions d'intérêts privés qui peuvent demander par hasard des réformes, mais qui, toutes ensemble, aspirent seulement à maintenir l'abus ou à le déplacer. Dans ce système comme dans l'autre, l'utilité générale cherche en vain son représentant.

Au lendemain du passage de Pelletan, on a dû avouer que cette routine, avec tous ses défauts, reste supérieure à l'immixtion brutale des orateurs et des rapporteurs ; cette clique étrangère superpose à des torts purement administratifs tous les vices du désordre politicien. Le vieux tableau conserve un reliquat d'organisation, les bonnes traditions du commandement, ses usages utiles, un esprit de corps précieux. Pauvre musée flottant qui ne peut entreprendre des pointes bien hardies vers la haute mer, mais qu'on pourra garder en rade jusqu'au changement de régime, qui, rendant de nouveau les réformes possibles, lui fournira le moyen de se rajeunir.

Chapitre XII
Une réforme en Monarchie

Dans l'été de 1900, un écrivain français, à qui l'instabilité parlementaire avait fait des loisirs, visitant les arsenaux, les ports, les chantiers de la mer du Nord et de la Baltique, écrivait au directeur du Temps qu'une émotion profonde l'étreignait « à la vue d'une pareille explosion de vitalité et de force ». La jeune marine allemande jaillissant des eaux toute neuve, pourvue des derniers perfectionnements de l'outillage scientifique moderne, lui donnait une idée de « vie intense » qui suggérait la comparaison avec l'Amérique. Mais l'auteur se rendait compte des différences et notait qu'il ne s'agissait point de la simple exubérance d'une nature longtemps vierge, révélant tout d'un coup des trésors de fécondité : non, le sol est ingrat, la race est lourde en Allemagne, les côtes fournissent des matelots médiocres et en petit nombre. Seulement un principe y domine tout : c'est la division du travail, l'économie des moyens, l'énergie de l'impulsion. « Une discipline sévère, jointe à un esprit d'initiative qui ne recule devant aucune audace, là est le secret de la force. » Comment ce secret a-t-il été mis en œuvre ? Comment se maintient ce bel ordre des travailleurs très divers si exactement spécialisés ?

Le voyageur, qui n'était autre que M. Édouard Lockroy, arrivait un an à peine après la réorganisation de l'administration supérieure de la marine. En décrivant le jeu de cette réforme, il fait voir et toucher, sans y songer peut-être, assurément sans le vouloir, le double avantage de la monarchie. Cette institution conservatrice de l'ordre et dont il prononce à peine le nom se révélait à lui réformatrice par excellence : prompte, directe, sans tergiversations ni tâtonnements superflus. Il écrit :

Quand en Allemagne une réforme paraît utile, elle est toujours rapidement accomplie. L'exécution suit toujours de près, la pensée. Le 7 mai 1899, un décret impérial modifia profondément les choses, supprima l'Oberkommando 76, créa à sa place l'Admiralstab, augmenta les pouvoirs du Reichsmarineamt, et plaça enfin toute la marine sous l'autorité directe de l'empereur, aidé de son cabinet militaire.

Ce fut une révolution. À la tête de l'Oberkommando avait été placé un homme que l'éclat de ses services et sa longue expérience rendaient sympathique à tout le pays : l'amiral de Knorr. Jeune encore, puisqu'il n'était âgé que de cinquante-neuf ans, l'amiral de Knorr était entré au service à quatorze ans… (Ici les titres de l'amiral.) On l'avait fait Oberkommandant, c'est-à-dire commandant en chef de la marine allemande. Cependant, il fut tout à coup, et sans que personne s'y attendît, relégué dans le cadre de réserve. L'Oberkommandant s'en alla avec l'Oberkommando.

M. Lockroy attribue la rapidité et le radicalisme de cette « révolution » bienfaisante à ce que l'Allemagne était alors, au point de vue maritime, une table rase ; l'esprit d'innovation n'y était gêné par aucune des traditions naturelles aux pays engagés depuis longtemps dans cette voie. Il ne dit pas si cette absence de traditions maritimes n'était pas compensée par la présence d'une tradition politique si forte et si continue qu'elle est incarnée dans une famille représentée par un homme. Continuons à lire les explications données au Temps du 9 septembre 1900 :

Ce remaniement des autorités supérieures de la marine, qui avait coûté si cher à l'amiral de Knorr, simplifiait encore l'organisation de 1889. Elle avait surtout pour but d'empêcher ces compétitions entre les services, qui entravent la marche, des affaires d'une façon toujours fâcheuse. [L'inconvénient serait donc le même, n'en déplaise à l'auteur, dans ce pays sans traditions et clans et dans nos pays de vieilles traditions maritimes.] Pour la rendre à peu près IRRÉPROCHABLE, on n'eut qu'à copier l'organisation de l'année de terre, Tout le monde sait que l'empereur allemand commande personnellement cette armée. Toutes les attributions sont spécialisées et séparées avec un art méticuleux et admirable. Il en fut de même pour la marine. On ne conserva de l'Oberkommando que le service relatif à la préparation à la guerre, qui, sous le nom d'Admiralstab, devint le pendant du Generalstab ou état-major général. À lui furent spécialement réservées les questions de stratégie et de tactique navale, les questions de politique militaire se rapportant aux navires de guerre allemands qui se trouvent à l'étranger, enfin la mobilisation. Le Reichsmarineamt s'enrichit des disponibles de l'administration supprimée, et l'empereur, à la tête de son cabinet militaire, prit le commandement effectif et direct de la marine entière.

Le décret impérial, dont M. Lockroy nous traduit le texte, ne manque pas d'allure :

« Ayant décidé de prendre en mains le commandement de la marine comme je l'avais fait jusqu'ici pour l'armée, j'ai jugé qu'il n'était plus nécessaire de laisser entre moi et les divers commandants une autorité spéciale et centrale qui n'avait d'autre service à faire que mes ordres à transmettre.

« En conséquence, j'ordonne ce qui suit :

« La branche spéciale appelée Oberkommando est supprimée. »

M. Lockroy ajoute :

C'est ainsi que s'est accomplie en quelques jours, on pourrait dire en quelques heures, la révolution administrative et militaire qui, pour la seconde fois, a profondément modifié les conditions du commandement supérieur de la marine allemande. Il a suffi que l'on constatât des défauts dans l'organisation existante et qu'on ne la crût pas suffisamment en harmonie avec un principe fondamental, pour qu'aussitôt, sans souci des situations acquises, sans crainte de jeter le trouble dans l'administration, on résolût un changement radical. Si le nouveau système présente encore des inconvénients, et si – ce qui n'est pas impossible – quelque frottement se produit entre le Marinekabinet et l'Admiralstab, on n'hésitera pas à retoucher l'œuvre nouvelle.

C'est en poursuivant avec cette ténacité l'exécution d'une série ininterrompue de progrès et de réformes que l'Allemagne est parvenue, on pourrait dire en quelques bonds, au degré redoutable de puissance où nous la voyons aujourd'hui. Voilà-t-il pas une leçon et un exemple ?

L'auteur écrit que l'« on » constata. Qui, on ? Il ajoute qu'« on » ne crut pas et qu'« on » résolut. Qui ne crut pas ? Qui résolut ? Et plus loin : « l'Allemagne ». L'Allemagne, c'est, Guillaume II. C'est le successeur du roi-sergent devenu l'empereur, disons l'empereur quartier-maître, qui traite l'administration maritime comme son trisaïeul traitait les grenadiers. C'est l'esprit toujours agissant d'une dynastie militaire. Ainsi la monarchie, quand elle est dynastique, peut associer aux lourdes garanties de stabilité qu'elle porte en elle un esprit de réforme qui ne s'embarrasse outre mesure ni des situations acquises ni de la crainte de jeter le trouble dans l'administration. Esprit éminemment pratique d'ailleurs, puisqu'il réalise les réformes conçues par lui avec une telle célérité que le narrateur, la voulant bien qualifier, emploie, à tort sans doute, mais emploie le terme de révolution qui lui est naturellement sympathique. Des révolutions conservatrices, des cyclones tutélaires et protecteurs, voilà ce dont la Monarchie est capable.

Nous n'étions pas en monarchie dans les années 1895, 1896, 1897 et 1898 77 : aussi, notre Marine ignorait bien ce que faisaient les Affaires étrangères, et nos Affaires étrangères ne se doutèrent pas que nous avions quelque part une Marine en souffrance ; et cette Marine était en souffrance parce que, en dépit d'une bonne technique professionnelle, elle se trouvait inévitablement livrée à l'inertie de son mouvement routinier : il n'existait aucun mécanisme supérieur de surveillance et de contrôle, aucun organe d'ordre, aucun pouvoir d'irrésistible coercition.

Le contrôle des services d'une marine, services à la fois spéciaux, techniques et militaires, doit, pour être efficace, posséder au plus haut degré la durée, la puissance et la discrétion. Ce sont les vertus mêmes du contrôle royal. L'intérêt monarchique n'est pas de causer un scandale sous le prétexte d'imposer une réforme pour renverser un Cabinet, mais bien de réformer, en fait, tout en évitant les éclats. Ennemi personnel des prévarications et des négligences, comme de cette impunité qui fait les rechutes, le Roi suit son intérêt et fait son devoir en recherchant le mal, en vue non de l'étaler, mais de l'extirper.

Maître de procéder sans aucune publicité, il ne peut être retenu par la crainte de donner une alarme excessive. Aisément prémuni contre les emportements de l'esprit public, il lui est pourtant naturel de presser et de stimuler l'indifférence du pays aux grands objets de politique nationale. Cette opinion publique, il aide à la faire, n'étant pas roi pour suivre, mais pour guider, éclairer et rectifier. Véritable disciple de Louis XIII et de Louis XIV, qui ont fait tout cela avant lui, Guillaume II a su trouver dans sa Ligue navale un merveilleux auxiliaire civique qui lui fournit l'appui moral et jusqu'à des ressources. L'opinion qui détruit tout dans notre pays se trouve donc là-bas conviée et utilisée pour construire. L'initiative du pouvoir est soutenue, multipliée, ravitaillée par le concours de la nation. Sans doute, tout monarque est appelé à vieillir. Mais le royaume a de fortes. chances de conserver sa jeunesse, l'État est défendu par sa nature même contre les routines qui asservissent notre inertie : au fur et à mesure que le Prince décline, son héritier grandit, et chaque nouveau règne renouvelle la Monarchie.

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Charles Maurras
  1. Le 3 mars 1894, M. Spuller, alors ministre des Cultes, vint célébrer à la tribune de la Chambre un « esprit nouveau de tolérance, de bon sens, de justice, de charité », qui animerait désormais « le gouvernement de la République dans les questions religieuses ». Il fut approuvé par 315 voix contre 191. Ces dernières étaient d'ailleurs les seules à savoir ce qu'elles voulaient. [Retour]

  2. Louis Buffet, 1818-1898, partisan de Cavaignac en 1848, opposant modéré sous l'Empire, il occupe plusieurs fonctions dans les débuts de la troisième République avant d'être nommé sénateur inamovible en 1876. (n.d.é.) [Retour]

  3. Joseph Reinach, 1856-1921, journaliste et homme politique français fortement engagé pour Alfred Dreyfus, et l'une des cibles principales des anti-dreyfusards. (n.d.é.) [Retour]

  4. Jean Antoine Ernest Constans, 1833-1913, fut le premier gouverneur général de l'Indochine française, plusieurs fois ministre de l'Intérieur, il s'illustra en particulier dans la répression des boulangistes ; c'est lui qui le 3 avril 1889 signa la décision de dissoudre la Ligue des patriotes. Il fut de 1898 à 1909 ambassadeur de France à Constantinople, poste où il s'enrichit considérablement en poussant, contre les instructions de Paris, à la construction – pour l'essentiel par des firmes allemandes – du chemin de fer de Constantinople à Bagdad. (n.d.é.) [Retour]

  5. Anatole France, Histoire contemporaine. [Retour]

  6. Léon Bourgeois, 1851-1925, est un homme politique français, député radical élu contre le général Boulanger, plusieurs fois ministre, président de la Chambre des députés de 1902 à 1904, théoricien du solidarisme. Il est le premier président de la Société des Nations en 1919 ce qui lui vaut le prix Nobel de la paix en 1920. Aujourd'hui encore sa mémoire est particulièrement honorée par le Grand Orient de France. (n.d.é.) [Retour]

  7. Paul Peytral, 1842-1919, député puis sénateur radical, plusieurs fois ministre. À ne pas confondre avec son fils, Victor Peytral, lui aussi radical et ministre d'Édouard Herriot dans les années 1920. (n.d.é.) [Retour]

  8. Auguste Burdeau, 1851-1894, professeur de philosophie à Nancy, il a pour élève Maurice Barrès. Chef de cabinet de Paul Bert, il le remplace au ministère de l'Instruction publique. Il est élu député du Rhône de 1885 à 1894. Ministre de la Marine et des Colonies de 1892 à 1893, il est ministre des Finances de 1893 à 1894 dans le cabinet de Casimir-Perier. Il devient président de la Chambre des députés le 5 juillet 1894. Défenseur de la laïcité, il est l'auteur de L'Instruction morale à l'école (1893) et du Manuel d'éducation morale (1893), ouvrages qui visent à démontrer que la morale n'est pas obligatoirement liée à la religion. Il est à l'origine de l'expression d'ordre social désirable qui caractérise la volonté d'un État d'assurer une large mission d'organisation de la vie sociale en fonction de l'intérêt général. (n.d.é.) [Retour]

  9. Alexandre Ribot, 1842-1923, député républicain modéré, il est l'un des principaux opposants au parti radical dans les années 1880. Sa crainte du boulangisme le convertit ensuite à l'alliance avec les radicaux dans les cabinets de concentration républicaine. Ministre des Affaires étrangères en 1890 il est l'un des promoteurs importants de l'alliance russe. Il a été trois fois président du Conseil entre 1892 et 1895, l'un des ses gouvernements tombant sur l'affaire de Panama. Ensuite opposant à la politique religieuse de Waldeck-Rousseau, il s'opposa au ministère Combes dont il fut l'un des artisans de la chute. Il sera à nouveau président du Conseil durant la guerre : quelques jours en 1914 et plus longuement en 1917 au moment critique de l'offensive Nivelle et des mutineries consécutives, qui provoquent la chute de son ministère. (n.d.é.) [Retour]

  10. Charles Dupuy, 1851-1923. Député, ministre et cinq fois président du Conseil. Ministre de l'Intérieur en 1892, pendant les deux premières présidences d'Alexandre Ribot, il organisa la répression brutale des troubles estudiantins à Paris et des troubles ouvriers en 1893. Suite au scandale de Panama, il fut chargé de former le gouvernement à la chute du cabinet Ribot ; il y conserva le ministère de l'Intérieur et des Cultes et travailla comme son prédécesseur à l'alliance franco-russe. Il était président du Conseil quand Sadi Carnot fut assassiné et fut candidat malheureux à sa succession face à Jean Casimir-Perier, qu'il réussit à faire démissionner au bout de quelques mois. C'est également sous son ministère que Dreyfus fut condamné. Dans cette affaire, il ne put contenir l'agitation croissante des ligues : quand le baron Cristiani agressa à coups de canne le président Loubet au champ de courses d'Auteuil, on accusa son gouvernement car les policiers, pourtant présents en nombre, n'étaient intervenus que mollement. Cet incident lui valut une motion de censure. C'est lui qui quelques années plus tôt présidait la séance de la Chambre des députés lors de l'attentat de l'anarchiste Vaillant et qui aurait prononcé la formule célèbre « Messieurs, la séance continue ». (n.d.é.) [Retour]

  11. François Claudius Königstein, dit Ravachol d'après le nom de sa mère, est l'auteur de divers attentats anarchistes à la bombe en 1892, qui le firent condamner à mort. C'est pour venger la mort de Ravachol qu'un autre anarchiste, Auguste Vaillant, jeta peu après une machine infernale artisanale en pleine Chambre des députés. L'anarchiste Caserio poignarda mortellement le président de la République Sadi Carnot en 1894. Émile Henry est lui l'auteur de deux attentats anarchistes à la bombe en 1892 et 1894. (n.d.é.) [Retour]

  12. Jules Méline, 1838-1925, fut député puis sénateur des Vosges, ministre de l'Agriculture du gouvernement Ferry, président du Conseil du 28 avril 1896 au 15 juillet 1898. Son action fut guidée par la conviction que l'agriculture était le seul fondement de la richesse et il laissa en particulier son nom aux « tarifs Méline » de 1892, loi protectionniste visant à protéger l'agriculture française de la concurrence étrangère. (n.d.é.) [Retour]

  13. Jean-Baptiste Marchand, 1863-1934, entre autres responsable de la mission Congo-Nil, dite mission Marchand, qui s'illustra par l'épisode de Fachoda. Il démissionna de l'armée au moment de l'affaire des Fiches, ne reprenant du service que durant la Première Guerre mondiale. (n.d.é.) [Retour]

  14. Jules Grévy, 1807-1891, fut, au terme d'une carrière politique déjà longue, président de la République après la démission de Mac-Mahon en 1879. Il reste à la fois le symbole de l'installation des républicains dans les institutions et attaché à l'un des grands scandales de la troisième République, l'affaire des décorations : son gendre fut accusé de vendre des nominations dans l'ordre de la Légion d'honneur. Ce scandale contraignit Grévy à la démission en 1887. (n.d.é.) [Retour]

  15. Auguste Scheurer-Kestner, 1833-1899, était l’oncle de l'épouse de Jules Ferry. Républicain, opposant à l'Empire, il fut élu député du Haut-Rhin le 2 juillet 1871 et devint sénateur inamovible de la Seine le 15 septembre 1875. Vingt ans après, il était le dernier représentant de l'Alsace française au parlement. Ami très proche de Gambetta, il était considéré comme l'une des hautes autorités morales de la République. Il joua un rôle important dans l'Affaire, où il fut d'abord convaincu de la culpabilité de Dreyfus, puis partisan prudent de son innocence. (n.d.é.) [Retour]

  16. Souvenirs de Scheurer-Kestner. On trouvera le texte de la conversation à l'appendice I. [Retour]

  17. Voyez, sur ce sujet, La République de Bismarck, par Marie de Roux et Jacques Bainville, et Bismarck et la France, par Jacques Bainville, à la Nouvelle Librairie nationale, 1907. — Au surplus, l'examen des budgets de la Guerre permet de saisir les intentions et les arrière-pensées dans les actes. D'après les chiffres donnés par M. Klotz, rapporteur du budget de la Guerre en 1906, le budget de préparation nationale à la guerre, constructions neuves et approvisionnements de réserves (3e section du budget du département) s'est mis à décroître rapidement à partir de 1881 : « De près du double des dépenses similaires allemandes en 1881 » (145 millions contre 80 en Allemagne), « elles tombent à moins d'un cinquième en 1905 », c'est-à-dire à 27 millions contre 137 millions en Allemagne. Cette date de 1881 est celle de la deuxième législature républicaine. Elle marque des élections triomphales et l'affermissement du pouvoir de Grévy et de Gambetta. J'extrais ces indications et ces renvois d'un article du général Langlois au Temps du 26 février 1906. [Retour]

  18. Otto von Bismarck, chancelier d'Allemagne, artisan de la défaite française en 1870, qui ne quitta le pouvoir qu'en 1890. (n.d.é.) [Retour]

  19. Édouard Lockroy, 1838-1913. Resté fidèle à l'extrême gauche pendant les années 1870, Lockroy se rapprocha ensuite du républicanisme opportuniste puis des radicaux, dont il devint l'une des figures importantes. Longtemps à la tête du ministère de la Marine, son passage au ministère du Commerce et de l'Industrie lui permit de soutenir activement l'édification vivement contestée de la Tour Eiffel. Lockroy épousa en 1877 la veuve de Charles Hugo, le fils de l'écrivain Victor Hugo. (n.d.é.) [Retour]

  20. Lockroy, La Défense navale. — Sur les origines bismarckiennes de notre politique coloniale et les premiers budgets du ministère des Colonies, on peut aussi consulter le substantiel opuscule du comte de Chaudordy Considérations sur la politique extérieure et coloniale de la France, 1897. [Retour]

  21. Néologisme formé sur le latin nolo (ne pas vouloir) comme volonté est formé sur volo (vouloir). (n.d.é.) [Retour]

  22. L'expression désigne le gouvernement républicain groupé autour de Gambetta en 1870. (n.d.é.) [Retour]

  23. Durant la présidence Thiers, la question du régime n'avait pas été tranchée formellement. Porté à la présidence de la République le 24 mai 1873, le maréchal de Mac-Mahon pratique une politique conservatrice, mais il doit accepter la formation d’un gouvernement d’opposition après les élections de février 1876, gouvernement dirigé par Jules Dufaure puis par Jules Simon. Républicain et anticlérical, Jules Simon procède à une épuration de l’administration et refuse d’intervenir contre le gouvernement italien qui s’oppose au pape. Hostile à cette politique, Mac-Mahon prend pour prétexte le vote d’une loi sur les délits de presse et adresse à Jules Simon, le 16 mai 1877, une lettre publique dans laquelle il remet en cause l'autorité du gouvernement ; Jules Simon démissionne. Un gouvernement d’« ordre moral » est nommé par Mac-Mahon avec à sa tête le duc de Broglie. Le 22 juin, les 363 députés républicains votent un ordre du jour de protestation et l’Assemblée est dissoute le 25 juin. Les élections qui suivent cette dissolution apportent une nouvelle majorité républicaine et Mac-Mahon finit par démissionner en janvier 1879, scellant définitivement, après les articles constitutionnels de 1875, la forme républicaine du régime. [Retour]

  24. « En présence des menées royalistes, il importait au parti républicain de s'organiser pour la lutte. » Souvenirs, p. 265. (n.d.é.) [Retour]

  25. William Henry Waddington, 1826-1894, archéologue et homme politique d'origine anglaise, naturalisé français, il fut député, sénateur, ministre de l'Instruction publique (1873 et 1877) puis des Affaires étrangères (1877-1879) et enfin président du Conseil durant la plus grande partie de l'année 1879. Il fut ensuite ambassadeur à Londres. (n.d.é.) [Retour]

  26. Jules Develle, 1845-1919, d'abord secrétaire de Jules Grévy, fut douze fois ministre, dont ministre des Affaires étrangères dans les gouvernements Ribot et Dupuy. Raymond Poincaré fut son chef de cabinet au ministère de l'Agriculture. (n.d.é.) [Retour]

  27. Paul-Armand Challemel-Lacour, 1827-1896, normalien, professeur de philosophie, exilé en Suisse sous l'Empire. Il est proche de Gambetta qui le fait nommer préfet du Rhône en 1870, il est ensuite élu député et siège à l'extrême gauche. Peu à peu il va parcourir toutes les nuances républicaines de l'assemblée pour finir dans les rangs des républicains modérés. Il a été ministre des Affaires étrangères dans le cabinet Ferry. (n.d.é.) [Retour]

  28. Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, 1805-1895. Jeune journaliste, il s'oppose à la politique de Charles X. Après 1830, il contribue à différents journaux, puis il renonce à la politique afin de se consacrer à l'histoire de la philosophie antique et entreprend une traduction complète d'Aristote qui l'occupera une grande partie de sa vie. Il en retire une certaine réputation, qui lui permet d'obtenir une chaire de philosophie antique au Collège de France. Après la Révolution de 1848, il est élu député républicain du département de Seine-et-Oise, mais est obligé de se retirer après le coup d'État. Élu député en 1869, il rejoint l'opposition à l'Empire et, en 1871, il contribue à l'élection de Thiers. Nommé sénateur à vie en 1875, il prend place parmi les républicains modérés. Ministre des Affaires étrangères dans le cabinet Ferry, l'événement le plus important de son administration est le protectorat français imposé à la Tunisie. La petite histoire rapporte qu'il aurait été un fils illégitime de Napoléon Ier. (n.d.é.) [Retour]

  29. Charles de Freycinet, 1828-1923, polytechnicien, il devient collaborateur de Gambetta comme délégué à la guerre dans le gouvernement de la Défense nationale en 1870. Il devient ensuite sénateur de la Seine en 1876, mandat qu'il conserve jusqu’en 1920. Ministre des Travaux publics (1877-1879), son nom est attaché à la multiplication de lignes de chemin de fer, et il contribue également à la modernisation des voies fluviales. Il est ensuite à plusieurs reprises président du Conseil après avoir été appelé pour la première fois par Jules Grévy, cumulant cette fonction avec celle de ministre des Affaires étrangères en 1879-1880, puis en 1885-1886. Il soutient Jules Ferry dans ses projets de laïcisation et de scolarité obligatoire. En 1886, il fait expulser les prétendants au trône de France. Premier civil à devenir ministre de la Guerre en 1889-1890, il fait porter le service militaire à trois ans, crée l’état-major général et modernise l’équipement militaire en faisant adopter par l’armée le fusil Lebel et le canon de 75 modèle 1897. Accusé d’avoir voulu étouffer le scandale de Panama, il est éloigné du pouvoir, mais retrouve le ministère de la Guerre dans le cabinet Dupuy où, soucieux de défendre l’honneur de l’armée, il se montre ardemment anti-dreyfusard. Président de la commission des forces armées au Sénat, il est encore ministre d’État dans le gouvernement Briand en 1915-1916. (n.d.é.) [Retour]

  30. Comte de Chaudordy, La France en 1889, p. 230. Le comte de Chaudordy, diplomate de carrière, ancien délégué aux Affaires étrangères à Tours pendant la guerre de 1870, parait avoir recueilli directement ce propos de la bouche de lord Lyons. [Retour]

  31. Ce n'est certainement pas à la guerre que pouvait songer M. de Freycinet dès les débuts de l'alliance russe : c'est le simple maintien de la paix qu'il en espéra. Le 10 septembre 1891, au déjeuner militaire de Vandeuvres, après les premières grandes manœuvres d'armée, il jetait sur les effusions du chauvinisme exalté cette douche froide : « Personne ne doute que nous soyons FORTS ; nous prouverons que nous sommes SAGES. Nous saurons garder dans une SITUATION NOUVELLE le calme, la dignité, la mesure qui, aux mauvais jours, ont préparé notre relèvement. »

    — Il est bon de noter que ce document fut cité par M. Maurice Sarraut, répondant à Jaurés dans L'Humanité du 22 octobre 1905, pour établir combien M. Delcassé s'était tenu éloigné de l'idée de Revanche. La convention militaire entre la France et la Russie dut être signée vers décembre 1893. [Retour]

  32. M. Poincaré la confirme absolument dans ses Origines de la guerre. Pour Kiel, il y eut, par « note écrite » de Nicolas II, « désir formel que nos bateaux y vinssent à côté des siens ». « Le cabinet français s'inclina. » (Note de 1920.) [Retour]

  33. Guillaume II essaya de recommencer la manœuvre dix ans plus tard. Ce fut l'affaire Bjoerkoe (23 juillet 1905), dont les journaux ont fait tant de bruit, mais en oubliant pour cette simple tentative le coup réussi de 1895. (Note de 1920.) [Retour]

  34. Gabriel Monod, 1844-1912, historien et grande figure intellectuelle de l'époque. Maurras consacra à la famille, pour ne pas dire la dynastie universitaire et mondaine des Monod, une série de textes. Voici ce qu'il en dit dans la troisième partie d'Au signe de Flore :

    J'avais, depuis des mois et des mois, sur ma table, le manuscrit inachevé d'un bizarre petit ouvrage qui m'amusait comme exercice et qui me paraissait valoir quelque chose pour enseigner en amusant.

    Comment avais-je été amené à entreprendre ces Monod peints par eux-mêmes que Barrès devait un jour traiter de « fameux » et qui ne purent jamais sortir de mes caves ? À la fin du printemps de 1897, dans la Gazette de France, j'avais dirigé un certain nombre de menues pointes contre M. Gabriel Monod. Il ne s'agissait pas encore de Dreyfus, dont l'Affaire ne devait éclater qu'à l'automne suivant. Je m'étais contenté de critiquer la place que tenait dans l'État, et spécialement dans l'Université, la curieuse famille cosmopolite dont M. Gabriel Monod faisait la parure et l'honneur.

    Le hasard avait fait tomber entre mes mains des documents très pertinents sur sa généalogie, sa tradition, ses tendances politiques, et qui accusaient, avec une naïveté pleine de saveur, un désintéressement profond des choses de France, une préférence exaltée donnée au peuple, à l'esprit allemands. Cela était d'ailleurs sensible dans certain petit livre qu'il venait de publier : Portraits et souvenirs, plus sensible encore dans un opuscule ancien, datant de 1871, Allemands et Français, et cela s'était surtout exprimé dans la longue campagne d'épuisantes chicanes qu'il avait infligée aux dernières années de Fustel de Coulanges, vieux lion harcelé sans pudeur ni mesure par ce moucheron. Fustel mort, Gabriel Monod était devenu un très puissant personnage. Directeur de la Revue historique, maître absolu de l'agrégation d'histoire, il y faisait régner par sa terreur, par ses faveurs, l'orthodoxie germaniste qui l'animait.

    Mes rancunes philosophiques furent aiguillonnées quand M. Gabriel Monod parut au premier rang du parti dreyfusard dans des conditions qui avaient réjoui les Deux mondes. La Cour de Cassation avait eu de la peine à garder son sérieux, le jour où il était venu déposer.

    […] Gabriel Monod, conte Dutrait-Crozon, avait, lui aussi, apporté le résultat de ses nombreuses enquêtes : enquête graphologique sur le bordereau, enquête auprès de M. Hanotaux, enquête en Alsace sur la famille Dreyfus, enquête en Italie, enquête sur la communication secrète. Et il savait que Dreyfus n'avait pas écrit le bordereau, que M. Hanotaux considérait l'affaire Dreyfus comme le « grand malheur de sa vie », qu'il s'était traîné aux pieds du général Mercier pour l'empêcher de faire le procès, et que si, en Alsace, le père de Dreyfus n'avait joui que d'une médiocre sympathie, en revanche ses fils étaient connus pour l'ardeur de leurs sentiments français, spécialement Alfred pour « son patriotisme un peu exalté ». En Italie, la Reine, les ministres, les généraux, les amis de M. Panizzardi étaient convaincus de l'innocence de Dreyfus… M. Hanotaux infligea un démenti formel aux allégations le concernant quand il les connut.

    Le ridicule n'empêchant pas la puissance ni l'influence, l'indiscrétion du touche-à-tout nous semblait excessive ; l'idée d'une contre-attaque énergique fut jugée d'assez bonne guerre, et j'avais occupé mes moments perdus à la rédaction du petit pamphlet que j'intitulai sur le mode de Granville et de Zola : Les Monod peints par eux-mêmes, histoire naturelle et sociale d'une famille de protestants étrangers dans la France contemporaine.

    J'avais collé sur la chemise l'avant-propos suivant :

    « La famille Monod est la plus puissante de France après la famille Dreyfus. L'une apportant son or, l'autre fournissant son influence, elles se sont coalisées. Mais j'ai découvert les Monod bien avant que la condition fût publique, et je n'ai pas cessé de les suivre avec intérêt.

    « Dans les cas de trouble civique, tout citoyen est magistrat. Le bien de la nation commande aujourd'hui que je donne le compte-rendu détaillé de ce que j'ai appris. Mais je dois commencer par l'exposé des indices qui éveillèrent mes soupçons et qui me désignèrent la famille Monod comme le type pur de ces étrangers établis chez nous, ou Métèques, véritables ennemis de l'intérieur. »

    À la suite d'une introduction qui posait mon sujet, je le traitai en composant chaque chapitre sur le rythme quaternaire, un, deux, trois numéros d'histoire et le quatrième en forme de conclusion morale. Quelques extraits parus à la Gazette de France avaient plu. Amouretti et Hugues Rebell, ayant eu la confidence du reste, s'en étaient amusés et ils trouvaient, comme moi, le joujou instructif. Quoique assez loin du point final, je croyais toujours y toucher et annonçais, une ou deux fois par mois, ce livre jamais prêt.

    La publication dans une revue ne serait-elle pas tout à fait propre à ma faire avancer moins lentement ?

    Dans ma promenade nocturne avec Henri Vaugeois, comme nous approchions du pavillon de Flore, au Pont Royal, je dis :

    — Voudriez-vous mes Monod pour L'Action Française ?

    Au fond, mon offre était osée. Tous mes nouveaux amis venaient de l'Union pour l'action morale, pays judéo-protestant, où l'esprit et l'État protestants faisaient la loi. Si Vaugeois leur vouait une extrême aversion politique et philosophique, il y avait laissé de fortes chaînes d'amitié ; le coup droit, porté de sa main, n'ajouterait-il pas aux plaies de la rupture quelque chose comme un attentat envers des personnes que Vaugeois n'avait pas cessé de chérir et même d'idolâtrer, comme il faisait de toutes les personnes humaines, les unes en tant qu'amies, et les autres comme capables de le redevenir un jour ?

    — Quel Polyphile vous faites ! Et quel Pamphile ! Ne cessais-je de lui redire.

    De cette universelle charité, j'attendais une hésitation. Il n'y en eut aucune.

    — C'est cela, dit-il ; donnez-moi vos Monod. Ce sera un acte.

    Ma pochade commença donc à paraître au cinquième numéro de la Revue grise, le 1er octobre 1899. J'oserai en donner, au chapitre suivant [soit au livre IV d'Au signe de Flore], l'essentiel.

    (n.d.é.) [Retour]

  35. Henri Martin, 1810-1883, historien, député de Paris, sénateur de l'Aisne. Il est l'auteur d'une monumentale et fort datée Histoire de France en 17 volumes. (n.d.é.) [Retour]

  36. Raoul Le Mouton de Boisdeffre, 1839-1919, brillant général, il est l'un des premiers artisans de l'alliance franco-russe. Jouant un rôle important dans l'affaire Dreyfus, il démissionne après que le faux Henry est avéré, en 1898. Sa mention après celle de Gabriel Monod revêt peut-être un sens particulier : au chapitre quatre d'Au signe de Flore, Maurras revient longuement sur un épisode pourtant très mince : la fille de Gabriel Monod et de sa femme Olga Herzen avait appelé son chien Boisdeffre ; Monod avait nié la chose, mais d'une manière si maladroite et gênée que cela valait confirmation : Maurras avait consacré un article entier, devenu par la suite un long passage d'Au signe de Flore, à disséquer la psychologie de Monod à la lumière de ce nom donné au petit chien de sa fille. (n.d.é.) [Retour]

  37. Parmi ces libéraux fidèles à la tradition du caquetage public, il faut citer M. Deschanel et M. de Pressensé. En juin 1905, peu après la démission de M. Delcassé, qui avait continué les habitudes de discrétion inaugurée par M. Hanotaux et qui n'en avait pas mieux géré nos affaires, M. Deschanel élevait ce soupir de soulagement au sein d'une Commission de la Chambre :

    On a parfois reproché au Parlement les interventions dans l'ordre diplomatique. Il est permis de penser, au contraire, que le contrôle parlementaire, et en particulier votre expérience et les remarquables travaux de vos rapporteurs ont rendu au pays de notables services, et que, si nous avions été renseignés à temps, certains événements eussent pris une autre tournure [!]. La France peut s'expliquer librement avec tout le monde parce qu'elle n'a d'arrière-pensée contre personne et parce que ses intérêts se confondent avec la cause de la civilisation générale et du droit. (Gazette de France du 16 juin 1905.)

    Ainsi, pour M. Deschanel, le remède au désordre était de l'aggraver.

    M. de Pressensé écrivait, le 10 juillet 1905, dans L'Humanité :

    Ce qu'il faut par dessus tout, c'est que la démocratie française proclame nettement, hautement, ses desseins, ses principes, ses fins en matière de politique étrangère, et qu'elle ne permette plus à un ministre infatué d'en falsifier l'esprit et de l'entraîner, malgré elle, à son insu, dans des voies aventureuses. On avait réussi à y faire de la diplomatie de la République une sorte de mystère ésotérique. La démocratie souveraine abandonnait à des hommes d'État de raccroc, successeurs improvisés et mal préparés de Richelieu ou de Vergennes, une toute-puissance moins contrôlée, une irresponsabilité plus complète qu'oncques n'en offrirent les ministres de la Monarchie absolue. Si je n'ai jamais réussi à comprendre comment et pourquoi le suffrage universel ne devait pas être le maître de sa politique étrangère comme de sa politique intérieure, le gardien vigilant des relations extérieures du pays, j'ai encore moins réussi à m'expliquer de quel front on osait revendiquer sans rire cette omnipotence pour des politiciens que le hasard seul des combinaisons parlementaires avait hissés à la tête d'un département à la direction duquel rien absolument ne les avait préparés. Le plus logiquement du monde nous avons recueilli les fruits amers de cette sottise commise par la routine.

    M. de Pressensé et M. Deschanel maintenaient à la fois la tradition de la démocratie qu'ils ont dans le sang et les intérêts de leur opposition libérale chez l'un, anarchiste chez l'autre. Mais M. Hanotaux pouvait toujours leur répondre en invoquant, avec les leçons de l'histoire et les maximes du sens commun, l'intérêt et la tradition du pays. Toutes les fois que nous avons tenté de la diplomatie en plein vent, de la politique extérieure démocratique, les résultats n'ont pas été de nature à nous encourager. M. Hanotaux en a précisément rappelé un triste exemple dans son histoire de la troisième République, en parlant des négociations de 1870-71, avec le chancelier prussien : « Les plénipotentiaires français jouaient cartes sur table, alors que personne ne connaissait le jeu des négociateurs allemands… » [Retour]

  38. Une démarche effective faite par l'ambassadeur allemand à la veille de la chute de M. Hanotaux ne reçut de son successeur aucune réponse. (n.d.é.) [Retour]

  39. Jules Lemaître, 1853-1914, écrivain et critique dramatique, il joua un rôle dans l'affaire Dreyfus et fut membre de l'Action française. (n.d.é.) [Retour]

  40. Ce mot a été dit par le comte de *** à l'auteur de ce livre, pendant l'enterrement de Gabriel Syveton, le 10 décembre 1904, c'est-à-dire quatre mois avant l'éclat de Tanger. (n.d.é.) [Retour]

  41. Jules Ferry, 1832-1893. Avocat, opposant actif à l'Empire, il connaît la notoriété en publiant en 1868 une brochure accusatrice contre le préfet de la Seine : Les Comptes fantastiques d'Haussmann. Il est élu député républicain de la 6e circonscription de Paris en mai 1869. Le 4 septembre 1870, il devient membre du gouvernement de la Défense nationale. Maire de Paris du 16 novembre 1870 au 18 mars 1871, il eut la charge d'assurer le ravitaillement de la capitale assiégée par l'armée prussienne. Les restrictions alimentaires qu'il dut imposer lui valurent le surnom de « Ferry-Famine ». Pendant l'insurrection de la Commune de Paris, il fuit de la ville et prend rang parmi les Versaillais.

    Aux élections du 8 février 1871, il se fait élire représentant des Vosges à l'Assemblée nationale et sera réélu député en 1876, siège qu'il conservera jusqu'en 1889.

    Nommé par Adolphe Thiers ambassadeur à Athènes (1872-1873), il devient ensuite l'un des chefs de l'opposition à Mac-Mahon jusqu'à l'élection de Jules Grévy à la présidence.

    Nommé ministre de l'Instruction publique du 4 février 1879 au 23 septembre 1880 dans le cabinet Waddington, il attache son nom aux lois scolaires. Président du Conseil du 23 septembre 1880 au 10 novembre 1881, il redevient ministre de l'Instruction publique du 31 janvier au 29 juillet 1882 (ministère Freycinet) et dirige à nouveau deux gouvernements du 21 février 1883 au 30 mars 1885. C'est sa politique d'expansion coloniale que vise Maurras dans les lignes qui suivent. (n.d.é.) [Retour]

  42. Robert de Bonnières, 1850-1905, romancier, journaliste au Figaro sous le pseudonyme de Janus et poète. (n.d.é.) [Retour]

  43. Voir l'appendice II, L'idée de la Revanche, d'aprés Scheurer-Kestner, le comte de Mun, Drumont, Jaurès, Gambetta, Ranc, etc. [Retour]

  44. Hanotaux, Histoire de la troisième République. [Retour]

  45. C'est vers 1895 que le sentiment national commença à baisser chez les instituteurs. M. Jean Tharaud en a fait un jour la remarque : « Il a suffi d'une dizaine d'années pour transformer radicalement la mentalité de nos maîtres d'écoles. De 1870 à 1895 environ, ils ont formé le groupe le plus patriote peut-être de la nation. On leur avait tant répété dans leurs écoles normales, que c'était le maître d'école allemand qui avait vaincu en 1870, qu'ils s'étaient habitués à se considérer comme les préparateurs, les organisateurs de la revanche prochaine. Dix ans, vingt ans passèrent ; peu à peu la guerre cessa d'apparaître comme possible, comme désirable. Ils finirent par se lasser de ce rôle d'annonciateurs d'un événement qui ne se réalisait jamais. En même temps, leur orgueil, exalté par une science pourtant médiocre, souffrait de la situation subalterne que leur faisait la Société.

    « Dégoûtés de prêcher la revanche, profondément humiliés et mécontents, ils étaient tout préparés à recevoir la foi socialiste. C'est vers 1895 que le mouvement de propagande révolutionnaire commença d'être conduit, parmi eux, avec un peu de vigueur. »

    Vers 1895. Cette date approximative est tout à fait juste. Je regrette que Jean Tharaud n'ait pas eu la curiosité de se demander en quoi cette année se distingua des précédentes et précipita les suivantes vers un ordre nouveau. Le sens de ce nombre fatal eût ajouté quelque chose à son analyse. Certes, il a bien raison de dire que l'enthousiasme patriotique des instituteurs (et des autres) a dû se refroidir faute d'aliment et que, la Revanche apparaissant moins prochaine, la guerre moins probable, on devait se lasser. Mais il est certain que, en 1895, cette lassitude rencontra une raison d'être précise et un motif qui put paraître décisif. C'était en 1895 que la Russie et la France s'étaient unies à l'Allemagne. C'était en 1895 que la flotte russe et la flotte française étaient venues fraterniser avec la flotte allemande dans les eaux de Kiel. C'était en 1895 que toute la fraction avancée, réfléchie et bruyante du gros public français avait compris que son gouvernement lui conseillait l'oubli de la « grande idée ». [Retour]

  46. Aujourd'hui Bulawayo, en ex-Rhodésie. (n.d.é.) [Retour]

  47. Ville portuaire appartenant aujourd'hui à la république de Djibouti. (n.d.é.) [Retour]

  48. Du Conseil. (n.d.é.) [Retour]

  49. M. Hanotaux a fait remarquer, après Marchand, je crois, qu'il n'est point le premier auteur de cette suggestion, à laquelle M. Delcassé n'avait pas été étranger. Il y a une phase anti-britannique dans l'existence politique de M. Delcassé durant son passage au ministère des colonies dans le cabinet de Charles Dupuy (1894). Le lecteur sent combien ces questions de personnes ont peu d'intérêt dans un exposé général. — Ajoutons que M. Hanotaux met aujourd'hui une extrême énergie à contester que la mission Marchand et généralement sa politique africaine aient été dominées par l'idée d'une guerre avec l'Angleterre ou qu'elles aient dû y aboutir nécessairement. Il nous suffira de répéter que cette politique, était par son essence même, affectée du risque constant d'un conflit armé avec l'Angleterre. Si le ministre ne prévoyait pas la possibilité de ce conflit, avec ses conséquences, il se dissimulait une des faces principales de la question. [Retour]

  50. Arthur Neville Chamberlain, 1869-1940, homme politique britannique, premier Ministre du Royaume-Uni du 28 mai 1937 au 10 mai 1940. Maire de Birmingham en 1915, il est élu député conservateur en 1918 puis est chancelier de l'Échiquier à deux reprises avant de devenir premier Ministre. (n.d.é.) [Retour]

  51. Le 4 septembre 1870, Léon Gambetta proclamait la République aux Tuileries. Cette proclamation ne fut pas suivie d'effet, puisque la forme républicaine du gouvernement de la France ne fut fixée, après bien des luttes, qu'avec l'amendement Wallon du 30 janvier 1875. Rétrospectivement, la IIIe République y voyait néanmoins son origine. (n.d.é.) [Retour]

  52. Le scandale du Panama est l'un des nombreux scandales politico-financiers de la troisième République, en 1892-1893. (n.d.é.) [Retour]

  53. Arthur Ranc, 1831-1908. En décembre 1851, il combat sur les barricades pour s'opposer au coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte. Il est condamné à la déportation en Algérie en 1854. Il réussit à s'évader et à rejoindre l'Italie, puis la Suisse. Il rentre à Paris après l'amnistie de 1859 et collabore au journal Le Réveil de Charles Delescluze, puis à La Rue de Jules Vallès. Il est condamné à de multiples amendes et peines de prison pour incitation à la guerre civile.

    Après la proclamation de la République le 4 septembre 1870, il est nommé maire du IXe arrondissement. Pendant le siège de Paris, il rejoint Léon Gambetta à Tours. Le 8 février, il est élu député de l'Assemblée nationale, mais en démissionne le 2 mars pour protester contre la signature des préliminaires de paix avec les Allemands. Le 26 mars, il est élu au Conseil de la Commune par le IXe arrondissement. Il démissionne le 6 avril pour protester contre le décret sur les otages que vient de prendre la Commune.

    Après la Semaine sanglante, il se présente en juillet 1871 aux élections municipales de Paris, mais la presse de droite l'attaque et il doit s'enfuir en Belgique. Il est condamné à mort par contumace par le conseil de Guerre en octobre 1873.

    Il revient en France après l'amnistie de 1880, puis est élu député de gauche de la Seine en 1881, et sénateur en 1891. (n.d.é.) [Retour]

  54. « S'il existait des lois qui me fussent applicables… », disait un peu plus tard, au procès de Rennes, M. Trarieux dans un beau mouvement contre un homme de peu, qui s'était permis de l'accuser de faux témoignage. [Retour]

  55. On en trouvera tous les faits dans l'admirable Précis de l'affaire Dreyfus, par Henri Dutrait-Crozon. La position juridique de M. Méline, en 1897, lorsqu'il opposa un ferme refus, fondé sur des motifs absolument inattaquables, à ceux qui voulaient lui imposer l'initiative d'une révision, a été indiquée dans ma préface au premier ouvrage de Henri Dutrait-Crozon : Joseph Reinach historien, p. xv et xvi, surtout à la note de la page xv. [Retour]

  56. Un ami de M. Méline, M. Judet, appelle cette désertion la « grande défaillance gouvernementale de 1898 » (L'Éclair du 7 septembre 1909). [Retour]

  57. La cavalerie de Saint-Georges : l'expression aujourd'hui vieillie désigne la politique d'influence vénale souvent prêtée à l'Angleterre. (n.d.é.) [Retour]

  58. C'est à ce moment-là que Mathieu Dreyfus écrivit la lettre publique dans laquelle il dénonçait, comme le véritable traître, un homme de paille à la solde des Juifs, Esterhazy. [Retour]

  59. Par exemple, celles de Barrès, de Drumont, et, si j'osais les placer à leur suite, quelques-uns de ceux que la Gazette de France et Le Soleil ont publiés sur ces sujets à partir du 1er décembre 1897. [Retour]

  60. Le Matin du 21 septembre 1899, quelques jours après la seconde condamnation du traître Dreyfus au conseil de guerre de Rennes. – Rappelons à ce propos que cette condamnation du 9 septembre 1899 n'a pu être cassée, le 12 juillet 1906, par la Cour de Cassation, qu'à la suite d'une enquête frauduleuse et de débats scandaleux couronnés par la violation et la falsification de l'article 445 du Code d'instruction criminelle. [Retour]

  61. M. de Freycinet. [Retour]

  62. Ces histoires de réservistes anti-militaristes se sont bien multipliées depuis douze ans. [Retour]

  63. L'admirable passage du discours de M. l'abbé Lantaigne à M. le professeur Bergeret, dans L'Orme du mail, de M. Anatole France, serait à apprendre par cœur.

    Nous l'avons cité bien des fois. Mais il faut le relire.

    M. Lantaigne. — … Fût-elle respectueuse de la religion et de ses ministres, je haïrais encore la République.

    M. Bergeret. — … Pourquoi ?

    M. Lantaigne. — Parce qu'elle est la diversité. En cela, elle est essentiellement mauvaise…

    … La diversité est détestable. Le caractère du mal est d'être divers. Ce caractère est manifeste dans le gouvernement de la République qui, plus qu'aucun autre, s'éloigne de l'unité. Il lui manque avec l'unité l'indépendance, la permanence et la puissance. Il lui manque la connaissance, et l'on peut dire de lui qu'il ne sait pas ce qu'il fait. Bien qu'il dure pour notre châtiment, il n'a pas la durée, car l'idée de durée implique celle d'identité, et la République n'est jamais un jour ce qu'elle était la veille. Sa laideur même et ses vices ne lui appartiennent pas. Et vous avez vu qu'elle n'en était pas déshonorée. Des hontes, des scandales qui eussent ruiné de puissants empires, l'ont recouverte sans dommage. Elle n'est pas destructible, elle est la destruction. Elle est la dispersion, elle est la discontinuité, elle est la diversité. Elle est le mal.

    La page, d'une extraordinaire lucidité, a précisément été écrite en 1896, alors que les jeunes ministres de la République conservatrice gravaient dans la chair vive, inscrivaient dans les faits concrets ce mémorable monument de dispersion, de discontinuité et de diversité dont il est fait ici l'historique. [Retour]

  64. Camille Pelletan, 1846-1915, fils d'Eugène Pelletan. Il est après la guerre de 1870 l'un des chefs des radicaux qui s'opposent aux opportunistes regroupés autour de Ferry. Membre du parti radical-socialiste dès sa création, il en incarne l'aile la plus avancée et joue un rôle important dans la défense de Dreyfus, puis devient ministre de la Marine dans le gouvernement Combes. Jugé trop conciliant avec les grévistes de Marseille en 1904, il ne retrouve pas de poste ministériel après la chute du ministère Combes en 1905 et redevient député des Bouches-du-Rhône. (n.d.é.) [Retour]

  65. On trouvera un récit de ces improvisations aux appendices III et IV : Les fonctions propres de l'État, Mais il faut la violer. [Retour]

  66. Louis André, 1838-1913, général issu d'une famille conservatrice et cléricale, il s'en voit rejeté à cause de son mariage avec une cantatrice. Il en conçoit de l'animosité pour son milieu d'extraction et, chef de garnison au Mans dans les années 1890, professe des opinions avancées et ultra-républicaines qui le font remarquer par Waldeck-Rousseau, lequel lui propose le poste de ministre de la Guerre en remplacement de Gallifet. André se fixe pour tâche de démocratiser l'armée et de « rapprocher le corps des officiers de la nation républicaine ». C'est lui qui abaisse le service militaire à deux ans en 1905. Il imagine, ayant peu confiance en ses propres services, de faire tenir par les loges maçonniques des fiches sur les opinions politiques et religieuses des officiers français, afin de favoriser dans l'avancement les officiers les plus républicains et les moins catholiques. La mise au jour de cette affaire des Fiches entraînera en 1905 la chute du ministère Combes après un bref sursaut républicain entraîné par la gifle donnée par le député Syveton au général André en pleine Assemblée, Syveton étant mort peu après cet épisode dans des conditions mystérieuses. (n.d.é.) [Retour]

  67. Gaston de Galliffet, 1830-1909. C'est à ce militaire couvert de gloire sous l'Empire, l'un de ceux qui réprimèrent la Commune en 1870 et distingué par Gambetta en 1880 que Waldeck-Rousseau fait appel en 1899, en pleine crise politique consécutive à l'Affaire, pour occuper le ministère de la Guerre. Ayant ennemis comme amis dans tous les partis, il passait pour impartial et capable de faire accepter à l'armée des décisions difficiles. C'est lui qui demande la révision du procès de Dreyfus. Il démissionne en 1900, suite à un désaccord avec le président du Conseil. (n.d.é.) [Retour]

  68. L'amiral Armand Besnard. Voici la liste des ministres de la Marine pour la période dont parle Maurras :

    • du 30 mai 1894 au 17 janvier 1895 : Félix Faure ;

    • du 28 janvier 1895 au 1er novembre 1895 : amiral Armand Besnard ;

    • du 1er novembre 1895 au 29 avril 1896 : Édouard Lockroy ;

    • du 29 avril 1896 au 28 juin 1898 : amiral Armand Besnard ;

    • du 28 juin 1898 au 22 juin 1899 : Édouard Lockroy ;

    • du 22 juin 1899 au 7 juin 1902 : Jean-Marie de Lanessan ;

    • du 7 juin 1902 au 24 janvier 1905 : Camille Pelletan ;

    • du 24 janvier 1905 au 22 octobre 1908 : Gaston Thomson ;

    • du 22 octobre 1908 au 24 juillet 1909 : Alfred Picard ;

    • du 24 juillet 1909 au 2 mars 1911 : amiral Auguste Boué de Lapeyrère ;

    • du 2 mars 1911 au 21 janvier 1913 : Théophile Delcassé.

    (n.d.é.) [Retour]

  69. Gaston Thomson, 1848-1932, député de Constantine de 1877 à sa mort ; Maurras est un peu sévère avec lui : c'est à son action que l'on doit un important accroissement du tonnage de la flotte française auquel ne sera comparable que l'effort de Georges Leygues à la fin des années 1920. (n.d.é.) [Retour]

  70. Voir à l'appendice V, Aéroplanes et dirigeables, ce qui se passe aujourd'hui dans les services techniques de la Guerre. [Retour]

  71. François d'Orléans, prince de Joinville, 1818-1900, troisième fils de Louis-Philippe. (n.d.é.) [Retour]

  72. Étienne Lamy, 1845-1919, député du Jura en 1871, son vote contre une partie des lois scolaires en 1880 lui fit perdre tout rôle politique important. Il est surtout connu aujourd'hui pour les travaux littéraires qui lui valurent son élection à l'Académie française, en particulier sa préface aux Lettres d'Aimée de Coigny, la « Jeune Captive » d'André Chénier. (n.d.é.) [Retour]

  73. Rapports du budget de la marine, 1870-1879. No 926, p. 17 et 20. [Le rapport d'Étienne Lamy est de 1876 (n.d.é.)] [Retour]

  74. Cependant la période qui courut de 1907 à 1911, avec ses incendies et ses explosions, apporta une demi-sanction expérimentale. Fut-elle seulement sentie ? (Note de 1920.) [Retour]

  75. Combien ces étapes ont été lentes, on peut s'en faire une idée par des chiffres recueillis dans un grand organe officieux du gouvernement républicain, Le Temps. Les trois années 1907, 1908 et 1909, celles qui ont vu éclater les conséquences du système Lanessan-Pelletan, et se vérifier, à coups de sinistres, tous les pronostics les plus sombres, ont vu périr ou mettre hors d'usage un certain nombre de nos unités de guerre maritime. Combien en a-t-on reconstruit ? Voici les mises en chantier en Allemagne et en France :

     
    France
    Allemagne
    Cuirassés
    0
    10
    Croiseurs cuirassés
    0
    3
    Croiseurs protégés
    0
    9
    Contre-torpilleurs
    17
    76
    Sous-marins
    0
    8

    [Retour]

  76. Haut commandement des armées de mer qu'en 1889 l'amiral von der Goltz avait constitué en service distinct du ministère de la marine ou Reichsmarineamt. [Retour]

  77. Et, hélas ! neuf années après ces années de Fachoda, nous n'étions pas encore en monarchie, et cela s'est bien vu à l'explosion de l'Iéna, en mars 1907 : cent cinquante bons Français, officiers et matelots, ayant été tués ou blessés grièvement dans cette catastrophe, le général de La Rocque, ancien directeur de l'artillerie au ministère de la Marine (1892-1899), a pu écrire à ce propos (Lettre à L'Éclair du 20 mars) :

    Les enquêtes contre l'artillerie, les constructions navales, les commandants des navires, prouveront que tout le monde a tort, si elles sont bien conduites – mais elles ne remèdieront pas au mal… Avec un personnel incomparable à tous les degrés et dans tous les corps, avec des ressources financières beaucoup plus que suffisantes, on aboutit à n'être pas en mesure de faire la guerre contre la dernière des puissances maritimes ! Les énormités et le chambardement dont nous avons le triste spectacle, depuis quelques années, sont imputables au régime parlementaire, qui affirme en principe, mais supprime en fait, la responsabilité où elle doit porter tout entière, c'est-à-dire sur les ministres.

    Le général répétait la même pensée en d'autres termes à un envoyé du Temps (24 mars) : « Les coupables sont moins les hommes que le système. Ce système est celui de l'irresponsabilité. Le désordre en est la conséquence. Nous ne manquons ni d'argent ni de collaborateurs dévoués. Mais nous ne savons utiliser ni l'un ni les autres. »

    Le système peut être défini, celui auquel aucune expérience ne sert de rien ou, pour mieux dire encore, c'est un régime politique sans mémoire. Précisément parce que « tout le monde » peut s'y mêler de tout, on n'y trouve personne dont le rôle défini soit de pouvoir, de devoir et de savoir se souvenir dans l'intérêt public et en vue de l'action commune. [Retour]

Texte de 1921.

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