pdf

Kiel et Tanger
[suite]

APPENDICES

[Retour au sommaire de Kiel et Tanger]

Appendice I
Conversation de Scheurer-Kestner avec Jules Grévy

Et d'abord, dès les origines, la grande affaire, la préparation de la Revanche, à laquelle le pays entier se croyait fermement exercé et conduit, avait été rayée du programme réel.

Scheurer écrit, pages 262, 263, 264 et 265 de ses Souvenirs :

Ma femme vint bientôt me voir. Nous allâmes ensemble rendre visite à Jules Grévy, le président de l'Assemblée, mon ancien défenseur de 1862, avec qui ma famille avait conservé d'amicales relations. Grévy nous reçut dans son superbe cabinet de la présidence, tout plein des souvenirs de Louis XIV. Cet apparat, au milieu du deuil de la patrie, produisit sur nous une impression pénible. Nos jeunes imaginations, exaltées par le malheur, ne pensaient qu'à la préparation de la revanche immédiate. Nous nous trouvions au milieu d'un luxe qui nous révoltait.

Grévy était assis derrière son bureau. Il se leva, avec cette gravité qui lui était habituelle, même dans les circonstances les moins solennelles, s'avança vers ma femme, lui prenant les deux mains, et lui dit avec un air paternel et protecteur : « Ma chère enfant, je suis heureux de vous voir, je sais ce que vous avez dû souffrir pendant cette horrible période au milieu des Prussiens. »

Après nous avoir demandé des nouvelles des nôtres, il ajouta avec un tact médiocre : — Il est « douloureux d'avoir perdu son pays, le pays qui vous a vu naître, où l'on a toutes ses affections. Mais, que voulez-vous, mes enfants ? Le régime qui a pesé si longtemps sur la France ne pouvait laisser que des désastres derrière lui. Vous qui n'êtes pas responsables de ses fautes, vous êtes punis cependant avec les autres, peut-être plus que les autres ». Dans notre émotion, nous attendions un correctif à ces paroles un peu cruelles dans leur banalité. Comme il tardait à venir, je me permis de dire au président : « La France a un grand devoir à remplir envers l'Alsace. Elle en a fait son bouc émissaire et n'en avait pas le droit. » Je ne pus achever. Grévy me regardait d'un œil sévère. « Mes enfants, dit-il, je sais que vous êtes pour la guerre. Eh bien ! je vous le dis à vous, mon ami, qui avez voté contre la conclusion de la paix : il ne faut pas que la France songe à la guerre. Il faut qu'elle accepte le fait accompli, il faut qu'elle renonce à l'Alsace. » Les larmes coulaient de nos yeux. Le président nous prit les mains et ajouta : « Ne croyez pas les fous qui vous disent le contraire et qui sont cause que nos malheurs ont été aggravés par une lutte sans espoir. » Comprenant l'allusion perfide à Gambetta et sentant l'injure faite au grand citoyen en qui l'Alsace-Lorraine mettait tout son espoir, nous sortîmes navrés de cette entrevue, comme si un mauvais génie venait de nous enlever tout ce qui nous restait de courage.

Ce jour-là, j'ai jugé Grévy. J'avais jusqu'alors considéré cet homme, remarquable à bien des titres, comme un vrai Romain, grave et austère, d'une simplicité peut-être un peu apprêtée. Derrière le masque antique, je vis reluire, pour la première fois, l'œil malin et madré du paysan franc-comtois. Le héros s'évanouissait. Depuis cette triste et décourageante entrevue, je n'ai plus eu avec Grévy – et je sais qu'il s'en est plaint quelquefois – que des rapports officiels et obligatoires.

Appendice II
L'idée de la Revanche d'après Scheurer-Kestner, le comte de Mun, Drumont, Jaurès, Gambetta, Ranc, etc.

Cette idée fut vraiment une reine de France.

I

Déçu par cet accueil de Grévy, Scheurer-Kestner courut se réchauffer auprès de Gambetta, qui mit beaucoup de vivacité dans ses paroles de « fidèle souvenir à l'Alsace ». L'Alsacien déclare qu'il en fut touché et conquis. Ce ne serait pas beaucoup dire, car certaines démarches et certaines attitudes de Scheurer à Strasbourg inspirent la même inquiétude que les relations étroites et intimes de Gambetta avec Henckel de Donnersmarck, le confident et le messager de Bismarck. Cependant, la qualité d'ancien député de Thann et le fait d'avoir été élu à Paris comme enfant de l'Alsace devaient (tout au moins jusqu'à l'affaire Dreyfus) régler la conduite publique de Scheurer et lui composer un langage. Par ce qu'il veut bien nous en dire, on voit quel pouvait être, vers 1871, l'état d'esprit des patriotes républicains, dont il parle avec une pointe de malignité saisissable :

Un soir, dans notre petit café, on parlait de la Revanche, dont personne ne doutait, et que nous croyions tous, ou presque tous, prochaine. Clemenceau me dit : « Es-tu sûr de la fidélité des Alsaciens ? Pendant combien de temps nous feront-ils crédit ? — Soyez sans inquiétude, répondis-je à mes amis. L'Alsace vous laissera le temps nécessaire. Seulement il faut qu'il lui soit bien démontré que la France ne l'oublie pas. » Cinq ans de patience nous semblaient alors le maximum qu'on pût demander à nos frères annexés, et ce délai paraissait bien long à beaucoup d'entre nous. Pour moi, instruit par l'expérience de la guerre, je reportai à quinze ans l'échéance suprême. Hélas ! vingt-quatre ans se sont écoulés au moment où j'écris ces lignes, et l'Alsace attend toujours, toujours fidèle. La France l'est-elle autant ? Depuis un quart de siècle, elle trouve dans son patriotisme les moyens de supporter des charges écrasantes et de concilier l'existence d'une armée permanente, formidable, avec les aspirations d'une démocratie républicaine. Une nation capable d'un si long effort mérite une récompense de la destinée…

II

À la date où Scheurer-Kestner écrivait ces lignes (1894-1895), il était presque indifférent que l'échéance fût reculée. L'imagination des Français pouvait atermoyer tant qu'elle était bien sûre de ne pas renoncer. Les arrière-pensées se traduisaient avec une clarté particulière toutes les fois qu'on discutait au parlement les crédits de la défense nationale. La dette étant sacrée, on lui votait le nécessaire à l'unanimité. M. de Mun a raconté une séance de l'ère boulangiste où, seize années après le traité de Francfort, le sentiment national se révéla intact et pur comme au lendemain de la guerre :

Le 8 février 1887 fut, dans les annales parlementaires, une journée mémorable. Aucun discours n'y fut prononcé ; nulle séance, cependant, ne m'a laissé une plus durable impression.

En ce temps-là, Guillaume Ier régnait sur l'Empire allemand, et le prince de Bismarck dirigeait la politique impériale. La France achevait l'œuvre laborieuse de son relèvement militaire, et la haine clairvoyante du chancelier prussien préludait à l'affaire Schnaebelé par des propos chaque jour plus provocants. M. René Goblet était président du Conseil, le général Boulanger, ministre de la Guerre. Pour hâter la fabrication du fusil Lebel, le gouvernement déposa une demande de crédits supplémentaires destinés à la réfection de l'armement.

C'était vers le milieu de cette journée du 8 février. Le projet fut aussitôt envoyé à la Commission du budget, et la séance, de fait, se trouva suspendue. Dans les couloirs, les groupes se formèrent, nombreux, agités. La droite, la gauche et le centre, radicaux et modérés, catholiques et libres penseurs se confondirent, dominés par la même et unique pensée. On était pourtant au lendemain des grandes discussions de la loi de 1886, qui organisait définitivement la laïcité de l'enseignement primaire. Mgr Freppel les avait soutenues avec éclat ; chacun de nous avait, à ses côtés, besogné de son mieux. Nos adversaires, M. Goblet lui-même, avaient ardemment poussé le combat. Mais, à la première nouvelle de la demande de crédits, toute autre préoccupation disparut des esprits : on entoura le président du Conseil, en lui demandant toute la vérité.

M. Goblet, calme et maîtrisant son ordinaire impétuosité, nous déclara nettement que les circonstances étaient graves et qu'il faisait appel au patriotisme de tous pour que les crédits fussent votés sans débat. Ce fut assez.

On rentra en séance. En un moment, les bancs furent garnis. Les tribunes étaient pleines, la loge diplomatique au grand complet : le silence de cette foule remplissait la salle d'une poignante émotion. Le président Floquet se leva, tenant dans ses mains, qui tremblaient un peu, le cahier des crédits. Sa voix résonna, seule et grave, Après le premier chapitre, lorsqu'il dit : Quelqu'un demande-t-il la parole ? le silence retomba lourdement. Alors vinrent les mots sacramentels :

Que ceux qui sont d'avis d'adopter le chapitre premier veuillent bien lever la main !

Aussitôt, cinq cents bras se dressèrent ensemble avec un bruissement sourd : je vois encore Mgr Freppel, à côté de moi, jetant en l'air, d'un élan saccadé, comme pour un mouvement du maniement d'armes, sa main largement ouverte : le feu de la Revanche était dans ses yeux 1. Ce fut ainsi, avec une régularité toujours plus saisissante, après chacun des chapitres, le geste banal avait pris l'apparence d'un rite sacré. Au vote sur l'ensemble, il se prolongea comme une muette acclamation. Il sembla que l'âme de la patrie traversait la salle. Les spectateurs retenaient leur souffle. Les diplomates regardaient, sérieux et surpris. Quand le président eut dit : — Le projet de loi est adopté, sans un mot, les députés se levèrent presque tous. De nouveau, la salle fut déserte.

La journée historique était finie. Elle eut à Berlin un retentissement énorme : le Reichstag l'entendit bientôt invoquer comme un exemple. (Le Gaulois du 21 septembre 1905.)

L'étonnement des diplomates s'explique bien. Ils venaient d'avoir là, enfin, la sensation, la révélation du souverain auprès duquel ils se trouvaient accrédités sans le connaître. Ce n'était ni le cabinet en fonctions, ni le président en exercice, ni le suffrage universel. Ce n'étaient pas non plus les membres visibles de cette assemblée, ni la nation dans sa multitude ou dans ses éléments variés. C'était ce qui avait fait passer, sur cette assistance, le frisson d'un esprit, d'un élan public unanime. Le souverain régnant sur la France, encore unie et sans partage, c'était, en 1887, le grand désir de recouvrer le plus tôt possible, les armes à la main, notre Alsace et notre Lorraine ! Ce désir faisait la synthèse des vœux du pays, il représentait légitimement la nation, en ce qu'elle avait de meilleur, de mieux défini, de plus fort. Il l'actionnait, il la dirigeait, il régnait.

III

Ce souverain idéal, ce mâle rêve de la reprise de Metz devait d'ailleurs être berné et mystifié sans miséricorde jusqu'au jour où on le détrôna sans façon. Les serviteurs professionnels de l'idée de revanche ayant passé leur vie politique à détruire les conditions de notre unité morale et de notre vigueur militaire, il ne reste, après quarante ans, qu'à souligner avec Drumont « l'ironie amère et violente » du souvenir de ces belles années de foi :

Pendant les premières années qui suivirent la guerre, la pauvre France naïve vivait dans l'admiration d'un Gambetta patriote qui, jour et nuit, méditait sur la Revanche. C'était le temps où l'on voyait des visages pâlir, où l'on entendait de vrais sanglots quand, dans la fumée d'une salle de café-concert, une chanteuse apparaissait avec le costume alsacien. L'atelier et le salon étaient d'accord dans le même sentiment. À 3 heures du matin, on pensait encore à la Revanche. Dans les brasseries littéraires et les sous-sols artistiques, on trouvait alors Paul Arène, ce poète exquis et cet obstiné noctambule. Accompagné par un piano, dont les touches à moitié cassées rendaient des sons affreux, il chantait et mimait Le Roi de Thulé.

Le Roi de Thulé, c'était le vieux Guillaume qui, en compagnie de ses barons et de ses généraux, vidait joyeusement la coupe dans la haute salle du château qui donne sur la mer. Soudain, un bruit formidable retentissait. Guillaume, saisi d'épouvante, se levait en trébuchant, la coupe encore à la main. Quel était ce bruit ? Parbleu, c'était l'armée de la Revanche qui arrivait tout à coup. C'étaient

Les conscrits pieds nus de Faidherbe
Et les mobiles de Chanzy.

Pendant ce temps-là, Gambetta dînait chez la Païva avec Henckel de Donnersmarck, le fameux Henckel dont Le Matin nous a signalé les louches manœuvres pendant le conflit marocain. (Extrait de la Libre Parole du 20 octobre 1906.)

Il fut un temps où les amis de Gambetta essayaient encore de nier cet ordre de faits qu'ils présentaient comme une invention des ennemis de la République ou le mensonge audacieux de la réaction. Henckel était un mythe, Donnersmark un fief dans la lune, la Païva une création de satirique et de romancier. Mais tout cela se trouve aujourd'hui vérifié par les publications récentes qui ont été faites en Allemagne. Les journaux gambettistes auront vainement essayé d'en tronquer et d'en esquiver les morceaux difficiles. M. Jacques Bainville, dans sa brochure en collaboration avec M. Marie de Roux, La République de Bismarck, a complété les textes et rétabli la vérité 2, qui fut amplement avouée depuis par la nouvelle orientation imprimée à l'esprit et à la volonté des républicains.

IV

Car ils ont bien marché. Ce que le Gambetta d'il y a vingt-cinq ans était réduit à dissimuler, non seulement on en convient, mais on l'utilise en manière d'argument et d'autorité. L'accord explicite de Gambetta et de Bismarck, ses rencontres secrètes avec l'envoyé de Bismarck, sont invoqués publiquement au secours de cette opinion que Jules Grévy se contentait d'exprimer dans l'intimité : « Il ne faut pas que la France songe à la guerre… Il faut renoncer à l'Alsace. » Pour tout dire, ce Gambetta inconnu ou nouvellement découvert fortifie M. Jean Jaurès : il lui fournit de quoi bien démontrer que l'idée de Revanche est une pure honte et pourquoi elle réalise le plus funeste ; le plus fol anachronisme dans la « conscience » d'un peuple européen au XXe siècle. Voici la thèse générale soutenue par M. Jaurès dans L'Humanité du 16 octobre 1905, au cours des polémiques inspirées par les révélations de MM. Delcassé, Sarraut, Lauzanne, etc.

Tant que la revanche restera parmi les possibles de la politique française, la tentation viendra à des hommes d'État de profiter des circonstances qui leur paraissent favorables à ce dessein, et la tentation viendra à d'autres peuples, qui auront contre l'Allemagne des griefs d'un autre ordre, d'exploiter cette survivance obscure de l'idée de revanche pour nouer une coalition anti-allemande.

Le surlendemain (18 octobre), M. Jaurès ne se borna point à flétrir l'idée de revanche et le désir d'en sauvegarder de vagues semblants, il affirma de plus que, en fait, cette obsession devait prendre fin, du moment que les « combinaisons anglaises » offertes à M. Delcassé avaient été repoussées, cinq mois auparavant, par les autres membres du cabinet Rouvier.

Ces combinaisons, M. Rouvier les a renversées pour le plus grand bien de la France, de la République et de l'Europe. Mais quel est le gouvernement qui pourra reprendre avec quelque autorité une politique de Revanche, maintenant que, sur cette politique, grosse de son fruit détestable sans doute, mais viable, une opération d'avortement a été pratiquée ?

C'était faire beaucoup d'honneur à M. Delcassé que d'expliquer sa politique par l'idée de revanche, mais là n'était pas la nouveauté ni l'intérêt de l'article de M. Jaurès ; au contraire, tout ce qui suit est fort piquant :

Par un singulier paradoxe, c'est le gambettisme, dont il semblait que la politique de revanche fût l'âme profonde, qui s'y est opposé. Une première fois, c'est Gambetta lui-même. Après l'éclatante victoire républicaine du Seize Mai, il se crut désigné pour le pouvoir ; et qui l'eût été, en effet, mieux que lui, sans les timidités réactionnaires du centre gauche puissant encore, sans les intrigues de la jalousie et l'hostilité sournoise de l'Élysée ? Mais son nom était comme le symbole de la Revanche. Gambetta s'appliqua aussitôt à rassurer la France et l'Europe. Il affirma, en toute occasion, que la France voulait la paix avec tous. Et il alla jusqu'à préparer un voyage à Berlin et une entrevue avec M. de Bismarck. Détail frappant : le même Henckel de Donnersmarck, celui qui avait servi d'intermédiaire entre Gambetta et M. de Bismarck, et combiné une rencontre d'où devait sortir AU MOINS UN AJOURNEMENT DE L'IDÉE DE REVANCHE, est venu à Paris dans la crise récente [1905] ; et il a été mêlé aux négociations officieuses qui ont préparé la détente de la situation redoutable créée par Delcassé. Il n'a eu, sans doute, à invoquer auprès de M. Rouvier que le nom et le souvenir de Gambetta.

M. Rouvier, lui, c'est d'abord contre le général Boulanger 3, c'est ensuite contre M. Delcassé, qu'il a sauvé la paix. C'est la destinée extraordinaire du Gambettisme de faire avorter périodiquement la politique de revanche.

M. Jaurès résume ensuite son avis personnel dans l'audacieuse exclamation suivante : « Comme si, dans l'état présent du monde et avec le douloureux effort de l'humanité vers la justice sociale, la guerre de revanche, MÊME AVEC LA CERTITUDE DE LA VICTOIRE, n'était pas un désastre ! »

Ce mot impie fit scandale dans le petit monde des modérés.

Quelques-uns osèrent répondre nettement que la tradition gambettiste, si elle eut des faiblesses, n'avait jamais admis qu'une victoire de la France sur l'Allemagne pût être qualifiée de « désastre ». En quoi les modérés se trompaient gravement. Le gambettisme le plus orthodoxe, le plus autorisé, n'a peut-être pas dit cela, mais il l'a laissé dire, il a coopéré de toute sa force en faveur de M. Jean Jaurès, lequel l'a dit… En effet, peu de jours après avoir produit cet aphorisme, en faveur duquel l'ensemble de l'article paraissait invoquer l'autorité de Gambetta, M. Jaurès fut honoré de la plus haute approbation qu'il pût rêver pour lui à ce moment : celle de M. Ranc.

Personne n'était mieux placé que M. Ranc pour rétablir, si on l'eût dénaturée, la vraie pensée de Gambetta. Loin de rectifier, M. Ranc confirma. Avec la plus incroyable facilité, il a mis en morceaux la légende militaire de Gambetta. Il a flétri la généreuse contrefaçon du grand homme telle que l'ont accréditée quelques généraux illusionnés, et, avec eux J.-J. Weiss, Déroulède, Georges Duruy. M. Ranc a restitué la véritable définition du Gambettisme. On me saura gré de la reproduire en entier, d'après Le Radical daté du vingt-trois octobre 1905 et paru, en réalité, le vingt-deux. M. Ranc disait :

Dans la séance déjà célèbre du Conseil des ministres dont les détails — vrais ou faux — ont été livrés à tous les vents de la publicité, sinon par M. Delcassé, au moins par ses amis, le protégé du tzar a eu l'outrecuidance, pour justifier sa folle politique, d'évoquer le souvenir de Gambetta ; il a même poussé l'impertinence jusqu'à en appeler au témoignage de ceux de ses collègues qui avaient été les collaborateurs ou les amis de Gambetta. C'était une façon d'insinuer que les gambettistes, s'ils ne partageaient pas les vues de M. Delcassé, s'ils ne le suivaient pas aveuglément dans ses fantaisies de haute politique, se mettraient en contradiction avec les enseignements du grand patriote, du grand homme d'État.

On va voir ce que signifient les mots de « grand patriote » dans l'idiome du gambettisme, d'après M. Ranc :

Or, voici ce que, le 12 août 1881, à l'Élysée-Ménilmontant, dans une réunion publique, devant ses électeurs de Belleville, Gambetta disait :

« À la politique extérieure je ne demande qu'une chose, c'est d'être digne et ferme, c'est de se maintenir les mains libres et les mains nettes ; c'est de ne choisir personne dans le concert européen et d'être bien également avec tout le monde ; c'est de considérer la France non pas comme isolée, mais comme parfaitement détachée des sollicitations téméraires ou jalouses ; c'est de dire : — Désormais, la France n'appartient qu'à elle-même, elle ne favorisera les desseins ni des dynastiques du dedans, ni des ambitions du dehors ; elle pense à se ramasser, à se concentrer sur elle-même, à se créer une telle puissance, un tel prestige, un tel essor, qu'à la fin, à force de patience, elle pourra bien recevoir la récompense de sa bonne et sage conduite. Et je ne crois pas dépasser la mesure de la sagesse et de la prudence politiques en désirant que la République soit attentive, vigilante, prudente, toujours mêlée avec courtoisie aux affaires qui la touchent dans le monde, mais toujours éloignée de l'esprit de conflagration, de conspiration et d'agression, ET ALORS, je pense, j'espère que je verrai ce jour où, par la majesté du droit, de la vérité et de la justice, nous RETROUVERONS, nous rassemblerons les frères séparés. »

M. Ranc ajoutait à la citation :

Ne semble-t-il pas que ces belles paroles, empreintes d'une profonde sagesse et du plus pur patriotisme, ont été prononcées hier ? Ne s'appliquent-elles pas admirablement aux événements d'hier ? Ne sont-elles pas la condamnation des combinaisons folles, de la politique d'aventures où, dans son infatuation, M. Delcassé espérait entraîner le gouvernement de la République ? Non, nous ne sommes pas infidèles aux enseignements de Gambetta, quand nous répétons avec lui : pratiquons la politique des mains libres ; quand nous disons : ne soyons les complaisants de personne, ni de l'Allemagne, ni de l'Angleterre ! C'est bien assez, c'est trop d'avoir été pendant des années les complaisants de la Russie ! C'est grand dommage qu'un de ceux à qui, le 6 juin, s'adressait M. Delcassé, ne l'ait pas tout bonnement renvoyé au discours de Ménilmontant. Malgré sa gloriole, malgré son bel aplomb, M. Delcassé serait resté quinaud. Il serait rentré… sous son portefeuille.

L'Écriture ne vaut pas sans la Tradition qui l'interprète.

Grâce à la forte autorité de ce prêtre du gambettisme, la doctrine est donc fixée : parmi les échappées contradictoires du tribun, nous savons bien lesquelles nous ont porté sa vraie pensée.

Un accord parfait s'est conclu en octobre 1905 entre le gambettisme, représenté par M. Ranc, et le renoncement, représenté par M. Jaurès. Quand on voit à quel point cela fut spontané, facile, naturel, on commence à sentir ce qu'a été la comédie de la Revanche. Il « semblait » que la politique de revanche fût « l'âme profonde du gambettisme », a déclaré d'une part M. Jaurès. D'autre part, a-t-il ajouté, c'est le « gambettisme » qui, trois fois – par Rouvier en 1905, par Rouvier en 1887, par Gambetta lui-même en 1877 – « fit » certainement « avorter » la politique de revanche. Et Ranc ne proteste ni contre l'une ni contre l'autre de ces deux propositions de M. Jaurès. Il en sanctionne la double thèse en fournissant, comme à l'appui, un texte authentique et public de Gambetta, tiré du discours de 1881 à l'Élysée des Beaux-Arts. Enfin, il n'élève aucune objection contre cette écœurante assertion de M. Jaurès qu'une guerre de revanche, même victorieuse, serait toujours un « désastre » pour l'Humanité.

Jaurès comprit, et, dans les vingt-quatre heures qui suivirent la bénédiction gambettiste de M. Ranc, le 23 octobre 1905, il publiait en tête de L'Humanité un article qui liquida la question des provinces perdues, au point de vue démocratique et républicain. En dissipant toute équivoque sur le sens historique de la revanche, M. Jaurès instruisit les lecteurs de L'Humanité de ce qu'il leur faut croire, de ce qu'il leur faut rejeter, en un mot, de ce qui doit rester de la tradition gambettiste prise pour centre de l'orthodoxie républicaine. Les petits catéchismes diocésains ne sont pas plus précis dans leurs définitions dogmatiques. La Revue de l'Action française du 15 avril 1907 analyse dans les termes suivants la définition de M. Jaurès :

1o Ce qu'il faut croire :

La plupart des Français traitant des Provinces perdues en ont considéré soit la fonction stratégique, la valeur comme « Marches » françaises, soit la part morale ou matérielle prise au commun travail intérieur de la nation. On a lu des pages admirables de Proudhon pour montrer l'éternel effort des maîtres de la Gaule, qu'ils fussent Césars ou Capets, à pousser leurs frontières jusqu'aux berges du Rhin. Le feu duc de Broglie a su noter, en quelques mots, la légitimité de l'effort dont Proudhon n'a voulu voir que la constance. On ne saurait demander à M. Jaurès d'arrêter son regard sur des problèmes « nationaux » qu'il doit négliger par état. Cependant, abstraction faite du patriotisme, de l'intérêt national ou du point d'honneur, l'Alsace et la Lorraine existent ; elles ne forment pas un territoire abstrait disputé entre deux concepts : le labeur de quatorze siècles s'y est incorporé, elles représentent une œuvre, un produit, en même temps qu'un instrument des travaux futurs, et cet outil, fait en majeure partie de main d'homme, semble, par là, éminemment précieux à l'esprit humain et au genre humain. Un tel capital collectif, qui n'est pas seulement moral, devrait atteindre à quelque valeur « sociale » aux regards de M. Jaurès. Chose bien remarquable, M. Jean Jaurès n'en dit rien. Dans le litige franco-allemand qui l'occupe, l'objet lui paraît tellement insignifiant qu'il n'en fait aucune mention.

Il n'y a point d'Alsace, il n'y a point de Lorraine. Jaurès ne retient, il ne compte que l'idée d'une offense morale faite en 1871 aux Lorrains et aux Alsaciens, à ceux, du moins, qui vivaient à ce moment-là. Où nous parlons géographie, économique, histoire, art militaire, il nous répond jurisprudence, éthique et religion : les Allemands ont fait du mal aux Alsaciens et aux Lorrains, ils les ont annexés sans leur consentement ; les Allemands sont donc tenus à réparer leur tort. M. Jaurès est inflexible sur ce dommage. Mais on peut lire et relire son article, on n'y trouve rien qui soit relatif au fait alsacien-lorrain considéré comme nécessaire à la force et à la durée du reste de notre patrie.

Ce vide est d'autant plus sensible que l'article est loin d'être composé de pures nuées. Indifférent aux conditions générales de l'existence nationale, M. Jaurès se soucie énergiquement de préserver nos contemporains d'une guerre, et il examine, avec attention, toute chose réelle qui risquerait de l'amener. Il dénonce comme un péril toute diplomatie trop active, tout système de manœuvre, tout défi prolongé qui nous menacerait de la moindre complication. La politique de revanche lui déplaît surtout à ce titre. Il ne néglige rien de ce qui assure, au jour le jour, la sécurité apparente : si la frontière découverte et le territoire amoindri ne lui inspirent que des vues idéalistes sur l'iniquité du Germain, la moindre perspective de mobilisation lui suggère une opposition très pratique et très véhémente. Il est impossible de ne pas en conclure que sa témérité de penseur se réserve pour les sujets qui n'entraînent pas de risques corporels.

Un de ces sujets, c'est la faute des Allemands. M. Jaurès semble penser que le dommage qu'ils ont fait à la population de l'Alsace et de la Lorraine constitue, à leur charge, à leurs dépens, un grief absolu, perpétuel, indélébile. Cela lui permet de se cantonner avec autant de résolution que de force dans son point de vue uniquement 4 juridique.

On ne saurait trop louer la commodité de ce point de vue. Suivez bien. Du moment qu'il y a procès, qu'il n'y a que procès, et qu'on ne se représente cette affaire internationale qu'à la manière d'une cause destinée à quelque assemblée de grands juges européens qui ne siégeront peut-être jamais ; du moment surtout qu'on pose le problème dans la langue de la chicane, il arrive infailliblement que les idées changent de place et que les faits perdent leur sens, de sorte que les situations en paraissent interverties. C'est à la partie lésée que le « beau rôle » échoit alors. Elle en vient à penser qu'elle tient (comme on dit vulgairement) le bon bout. Ce n'est plus pour l'Alsace ni pour la France qu'il faut s'inquiéter, c'est pour la pauvre Allemagne qui s'est donné le tort de ne pas traiter les populations d'Alsace-Lorraine comme la France avait traité les Niçards et les Savoyards : faute d'un plébiscite en règle, elle perdra, nous gagnerons, quand on jugera entre nous. Quelle situation privilégiée! Mais, dès lors, attention de nous y tenir! Prenons bien garde d'en remplir exactement les devoirs, c'est-à-dire de ne rien changer à l'état des faits ! Surveillons-nous ! Un avantage militaire détruirait manifestement le bel ordre qui nous favorise. Évitons-le. Mais pas de concession non plus. Nous ne renonçons pas. Nous maintenons les « droits » des Alsaciens-Lorrains. Nous avons même l'air de maintenir tous les nôtres, puisque nous en parlons encore, à l'instant même où nous pressons nos compatriotes, dans les termes les plus formels, d'en abdiquer une partie, en réprouvant toute revendication par les armes…

Quand Gambetta disait cela, ou tournait plus ou moins autour de ces idées, les Français comprenaient si mal qu'ils se méprenaient tout à fait. Mais cela devient clair et net sous la plume de M. Jaurès reprenant l'affaire au point où M. Ranc l'a laissée en nous conseillant « les mains libres » :

« Nous voulons, dit M. Jaurès, que la France réserve envers tous son entière liberté d'action.

Mais cette liberté d'action, quel usage en fera-t-elle ? S'en servira-t-elle pour une politique de revanche militaire, ou pour une politique de paix ? Voilà la question décisive. Voilà la seule question. Tant que la France n'aura pas reconnu, dans l'intimité de sa conscience, que ce n'est point par les combinaisons et les hasards de la force que LE DROIT violenté en 1870 peut être réparé, tant qu'elle ne se sera point engagée envers elle-même 5 à ne mêler aucun calcul de revanche militaire, avoué ou secret, à sa politique extérieure et à sa diplomatie, tant que les hommes d'État français pourront croire que leur devoir envers la nation est de préparer cette revanche militaire et de la rendre possible par le jeu des alliances, c'est le poids intérieur qui fera toujours dévier notre politique vers les aventures ; et nous verrons se reproduire, périodiquement, des entraînements funestes comme celui qu'a subi M. Delcassé 6 ou des tentations imprudentes comme celles que le gouvernement anglais ne nous a pas ménagées.

Le Temps dit que nous nous efforcerons de prévenir les conflits entre l'Angleterre et l'Allemagne. Comment le pourrons-nous, si nous-mêmes, dans le fond de notre pensée, nous croyons que notre devoir est de guetter et de saisir une occasion favorable de revanche ? Si la France est convaincue, comme le sont les socialistes, que les groupes humains opprimés en Finlande, en Pologne, en Alsace-Lorraine, en Irlande même, seront réconfortés et restitués dans leur droit par l'effort intérieur des peuples vers la démocratie et par l'action croissante de la classe ouvrière internationale, si elle croit cela comme nous, et si elle croit que la paix hâtera cette croissance bienfaisante de la démocratie européenne et du prolétariat, alors oui, elle peut servir la cause de la paix générale. Alors oui, elle peut travailler à prévenir entre l'Allemagne et l'Angleterre des chocs funestes ; car elle adhère du fond même de sa conscience à une politique pacifique. Mais si elle peut être justement soupçonnée, si elle peut, en s'interrogeant tout bas, se soupçonner elle-même de chercher dans les événements l'occasion longtemps attendue d'une revanche militaire contre l'Allemagne, quelle sera son autorité morale, quelle sera la sincérité et l'efficacité de son action quand elle prétendra s'employer à prévenir les conflits ? Voilà la vraie question, question décisive, celle qu'on n'ose pas aborder ou qu'on aborde obliquement et qui pèsera sur toute la situation européenne, tant qu'elle n'aura pas été résolue ou par la détestable aventure de la guerre ou par l'affirmation française de la paix définitive, en qui la promesse de justice est contenue. »

Ne reprenons de cet exposé que le dogme central en réservant les raisons vraies ou fausses dont il est soutenu. — Est-il vrai qu'une politique de revanche française soit le seul cas de guerre pour les Européens 7 ? M. Jaurès conviendra tout à l'heure qu'il n'en est rien. La guerre peut nous être déclarée contre notre attente et contre notre vœu. Nous pouvons y être entraînés par nos affaires coloniales ou méditerranéennes, par notre évolution politique ou économique. Enfin, elle peut éclater chez les autres. Tout cela ne dépend en rien de notre volonté de résignation ou de revanche ; mais tout cela interromprait, de l'avis de M. Jaurès, le mouvement démocratique et, par une conséquence qu'il tire lui-même, retarderait indéfiniment le triomphe du « droit »… D'autre part, est-il vrai que la démocratie ne puisse être arrêtée que par la guerre ? Ne lui connaît-on d'autres ennemis ? M. Jaurès le dit mais ne le montre pas. Enfin, la démocratie, certainement inapte à l'organisation militaire, en est-elle plus apte à créer l'état de justice et de paix ? Autant dire qu'il suffit d'ignorer la stratégie et la tactique pour savoir l'économie politique et le tibétain…

Mais, M. Jaurès a pris tous ces postulats pour accordés, il suppose que tous ces vœux seront exaucés et sur cet enchaînement d'hypothèses repose la série des actes de foi proposés à l'Humanité : « Droit violenté » mais qui peut être réparé ; « promesse de justice » ; « autorité morale » de la France ; « réconfort » et « restitution » des « groupes humains opprimés » ; retour au « droit » par « l'effort intérieur vers la démocratie », cet effort coordonné par l'Internationale ouvrière…

DOGME : le droit alsacien-lorrain revivra comme celui de tous les peuples opprimés quand aura lieu l'avènement du prolétariat d'un bout à l'autre de la terre habitée. Croire autre chose est adhérer de près ou de loin à une erreur dont M. Jaurès va nous découvrir la malfaisance horrible. Il est intéressant de lui voir rechercher une exacte et complète formule de cette erreur. Quel digne adversaire la fournira ? M. Jaurès n'espère point que M. Delcassé ou Le Temps, auxquels il répliquait tout à l'heure, lui opposent rien de très pur. Au fond, il sait parfaitement que M. Delcassé n'a jamais voulu la Revanche, et Le Temps, toujours pris entre la vergogne civique et l'intérêt électoral, ne cesse de flotter entre les patriotes et la démocratie. Ces contradicteurs sont trop près de lui. Dès qu'il lui faut citer l'expression radicale d'un système opposé au sien, M. Jaurès est obligé de chercher plus à droite. Il ne trouvera ce qu'il cherche que passé les frontières du Vieux Parti républicain, tout proche du parti national et en pleine réaction, chez ceux que M. Ranc a excommuniés ou qu'il a reniés : les amis de M. Méline ! N'est-il pas significatif qu'il faille habiter loin du Bloc pour se trouver véritablement en conflit avec M. Jaurès sur la question de l'Alsace-Lorraine ?

2o Nous arrivons à ce qu'il faut rejeter :

L'avant-veille, en critiquant la politique de M. Delcassé, mais en faisant à ce ministre la royale largesse de lui prêter des desseins tels qu'il n'en eut jamais, la feuille de M. Méline, La République française, avait écrit quelques lignes bien faites pour appeler sur les joues de M. Jaurès les roses de la pudeur offensée :

L'intérêt de la patrie, même lorsqu'on le place dans la reconstitution du patrimoine national, n'est pas de faire la guerre à toute occasion, c'est de remporter la victoire – on reconnaîtra que ce n'est pas tout à fait la même chose – et le devoir d'un homme qui préside aux destinées de la France, c'est de ne risquer la guerre que lorsqu'il aura la conviction d'avoir accumulé toutes les chance de succès. M. Delcassé y travaillait ardemment, et il a pu dessiner une politique de revanche (!) très séduisante.

M. Rouvier ne tient pas moins que lui à la revanche (!), mais il n'a pas estimé que nous fussions prêts à soutenir victorieusement la guerre, et il s'est opposé à une politique qui aurait pu conduire à la guerre.

— Quel pitoyable état d'esprit ! répond M. Jaurès :

C'est dire que la France n'attend pour faire la guerre à l'Allemagne que l'heure où elle se croira assurée du succès. C'est dire qu'elle n'aura, en attendant, d'autre politique que de préparer, de hâter cette heure de la revanche et de la guerre. Quel effet doivent produire ces paroles, reproduites et commentées en Allemagne ! Quel argument elles fournissent au chauvinisme et au militarisme allemands ! Il en sera ainsi tant que la politique de revanche n'aura pas élé décidément éliminée de la pensée et de l'action de la France.

Par là, certes, ne disparaîtra pas toute menace à la paix de l'Europe et du monde. J'ai déjà dit combien la politique de l'Allemagne en Asie était rétrograde et violente, grosse de périls de tout ordre et de sinistres aventures. Je sais aussi que l'Allemagne, même quand elle doit simplement se prémunir contre une agression du dehors, a une manière brutale et lourde qui laisse dans les cœurs le ressentiment et le malaise (!) ; et ces procédés sont comme aggravés par les brusques oscillations d'une volonté irresponsable (?). L'Angleterre aussi a ses vues égoïstes, ses arrière-pensées mauvaises que l'entente cordiale ne nous oblige point à seconder. Mais plus grande sera l'autorité morale de la France pour COMBATTRE dans le monde la politique d'égoïsme, de violence et de ruse quand elle-même, répudiant à jamais tout dessein d'agression, se sera élevée par une sublime anticipation au point de vue de l'avenir, quand elle aura affirmé sa foi idéaliste en la justice immanente qui s'accomplira pour les PEUPLES VIOLENTÉS comme pour les classes opprimées, par la démocratie et le socialisme grandissant dans la paix. »

Eh ! en attendant l'heure qui accomplirait les promesses, on ne voit pas très bien comment notre nation pourrait « combattre » n'importe quoi ou n'importe qui « dans le monde », du moment qu'on lui supposerait ce grand dégoût et cet extrême effroi de la guerre que M. Jaurès s'attache à lui inculquer ! Comprend-on qu'il nous conseille de renoncer à la volonté de revanche pour pacifier l'univers, dans l'instant même où il assure que la guerre européenne peut éclater autrement que de notre fait ?

Le fait d'oublier et de sacrifier l'Alsace peut nous valoir la guerre autant et plus que le fait de nous souvenir ou de nous armer. On peut attaquer les gens de peur de leurs bâtons et de leurs grands couteaux ; mais la plupart des agresseurs donnent leur préférence aux passants qu'ils estiment incapables de se garder. Étions-nous, dans la réalité des choses, assez pacifistes, démunis, renonciateurs, sous le gouvernement de ce « Delcassé le provocateur » qui n'était pourtant rien que le digne collègue d'André, de Loubet et de Combes ! Or, cela n'a pas empêché (au contraire) Guillaume II de traiter Delcassé comme Bismarck n'osa traiter ni le général Boulanger ni les ministres du maréchal qui lui inspiraient des inquiétudes plus légitimes.

Dans son très vif désir d'écarter, par tous les moyens, l'idée de la guerre, M. Jaurès ne craint pas d'avancer une vérité de bon sens. Il y a du vrai dans son objection générique à tout système de politique étrangère dont le but avoué, public, officiel, serait le retour vers le Rhin. Non seulement ce serait le cas du joueur qui se trahit lui-même en laissant voir son jeu, mais la provocation constante le condamnerait au soupçon perpétuel, aux pièges, aux mauvais coups et à la plus solide impopularité en Europe. Reste à savoir s'il est inévitable d'être découverts à ce point. On peut méditer une politique sans la dire, la préparer sans la crier. Il suffit de posséder un gouvernement capable de secret, de réflexion et d'esprit de suite. Que ce gouvernement ne puisse être républicain, c'est peut-être de quoi nous imposer l'horreur de la République 8, mais M. Jaurès exagère la portée de ses arguments en se figurant qu'ils imposent l'oubli de Strasbourg et de Metz.

La vérité est que cet oubli est inhérent à la doctrine de M. Jaurès. Autant ses raisons adventices, empruntées à la supputation des faits ou au calcul des forces, semblent faibles, alors même qu'il leur arrive de contenir quelque chose de juste, autant, quand on remonte au principe formel de sa pensée, comprend-on que M. Jaurès se désintéresse du souvenir français en raison de l'objet et de la nature de ce souvenir : il est national !

Entre « les peuples violentés », qu'il mentionne avec émotion, M. Jaurès ne semble pas songer que l'un d'eux est le sien. Il peut s'attendrir sur le membre détaché du corps, il ne mentionne pas le corps privé du membre. S'il permet de garder du traité de Francfort une certaine pensée de deuil, ce n'est, en aucune manière, qu'il déplore l'affaiblissement du pays. Qu'est-ce là? Le vrai mal, ce n'est pas d'avoir été diminué, mais de l'avoir été par force. Si, en même temps que l'Alsace-Lorraine, Nancy, Dijon, Châlons et Besançon nous avaient échappé à la fois, mais sans nulle contrainte, en douceur, l'intérêt du problème eût vraisemblablement disparu pour M. Jaurès, la plainte devrait cesser net. Dans une rupture accomplie sans violence, ni douleur, le litige et le corps du litige, le grief même seraient absents. Il n'y aurait ni mal ni offense.

L'offense spirituelle et morale reçue voilà trente-six ans étant notre seul titre contre l'Allemagne, ôtez-la, et vous enlevez tout ce que voit et déplore M. Jaurès. Retournez la situation, vous retournez son jugement et son sentiment. Que nous recouvrions nos provinces par le moyen qui a le malheur de lui déplaire, et ce sera son tour de se séparer de nous, car cette « violence » nouvelle ne se pouvant sans de nouvelles injustices, M. Jaurès ne pourrait que nous prendre en mépris ou en pitié, comme les membres d'une cité inférieure : plaignants naguère dignes et glorieux, bons spoliés d'hier, naguère bientôt heureux et irréprochables, en règle avec toutes les plus subtiles prescriptions du Code des devoirs internationaux, nous nous verrions déchus aussi bas que possible dans la triste posture des criminels diadémés qu'on appelle triomphateurs. M. Jaurès pâlit à la seule pensée de voir s'envoler l'auréole et tomber en lambeaux la robe du martyre que la France avait méritée. Le voilà, le « désastre » ! Puissent les lecteurs de L'Humanité n'être jamais enveloppés de cette infortune ! « L'autorité morale » de la France y succomberait. Elle y perdrait la foi, « sa foi idéaliste » dans les plans éternels de « la Justice immanente ».

Et je sais bien que ces derniers mots feront rêver, douter peut-être quiconque voudra se représenter comment ils ont été articulés par Gambetta : sous Gambetta, ils paraissaient vouloir signifier, à tout le moins, que nous ne devions pas avoir peur de faire la guerre, la Justice étant avec nous, et M. Jaurès leur fait exprimer que cette même guerre doit nous inspirer une sainte horreur !

3o La tradition de Gambetta

Serrons mieux la comparaison. Lorsque Gambetta prononce : « la majesté de la vérité et du droit », comme dans son discours de l'Élysée des Beaux-Arts, ou quand il assure que : « de grandes réparations peuvent sortir du droit », comme dans son discours de Cherbourg, le reste du morceau semble nous le montrer les sourcils réunis et l'œil étincelant, martelant les syllabes, un poing ou deux tendus contre un invisible ennemi, à la rumeur lointaine des cuivres, des tambours et de la fusillade : or, on ne trouve pas un terme guerrier dans le texte. Les métaphores sont du modèle que M. Ranc a passé à M. Jaurès. Elles sortent uniformément du cabinet de l'avocat ou de l'étude du notaire. Seulement, au rebours de ce qui se passe dans la sérénade de Mozart, l'orateur accompagne sur un rythme guerrier ces paroles d'une très pure sagesse bourgeoise. Oppose-t-il le droit au fait, le juste au violent, le moral au brutal, on croit entendre, au lieu du petit pas de l'huissier ou du bredouillement du greffier, le déclic des armes qu'on charge ou le commandement du feu. L'artifice est continuel, et toujours semblable à lui-même.

À ce modèle de phraséologie, M. Jaurès n'ajoute rien. Ses propos vont montrer ce qu'il en retranche et comment la vertu de cette ablation lui permet des développements harmoniques. On va trouver le gambettisme conduit au dernier degré du raffinement dont il était capable. Rarement commentaire s'adapta aussi bien au texte, le serra de plus près en l'améliorant. Les conclusions de Gambetta sur la majesté du droit, de la vérité et de la justice se complètent et s'illuminent en ces paraphrases destinées à exorciser, pour la dernière fois, l'esprit de conflagration, de conspiration et d'agression.

M. Ranc écrivait hier ces fortes paroles : « Ne soyons les complaisants de personne, ni de l'Allemagne, ni de l'Angleterre ; c'est bien assez, c'est trop d'avoir été, pendant des années, les complaisants de la Russie. »

J'y souscris pleinement. Je lui demande seulement la permission d'ajouter que toute politique de revanche, avouée ou secrète, fera de nous les complaisants, les satellites de la puissance en qui nous croirons trouver une compagne d'agression contre l'Allemagne.

M. Ranc cite l'admirable discours prononcé par Gambetta en août 1881 à l'Élysée-Ménilmontant : « — Je ne crois pas dépasser la mesure de la sagesse et de la prudence politique en désirant que la République soit attentive, méfiante, prudente, toujours mêlée avec courtoisie aux affaires qui la touchent dans le monde, mais toujours éloignée de l'esprit de conflagration, de conspiration et d'agression, et alors, je pense, j'espère que je verrai le jour, où par la majesté du droit, de la vérité et de la justice, nous retrouverons, nous rassemblerons les frères séparés… » Voilà vingt-quatre ans que ces paroles ont été dites. Et plus le temps s'écoule, plus il apparaît que la condition des frères séparés, comme celle de tous les groupes ethniques qui pâtissent d'un régime de violences, ne pourra être relevée selon la justice que par l'avènement décisif de la démocratie européenne, inspirée de l'esprit socialiste. Cette majesté de la vérité et du droit, invoquée par Gambetta, elle ne peut prendre corps que dans les peuples libres 9 ; elle ne peut se manifester pleinement que dans ce prolétariat international dont l'élite, sans cesse accrue, cherche à éliminer de tous les rapports humains, rapports de nation à nation et d'individu à individu 10, l'arbitraire et la violence. Ce prolétariat international, cette nouvelle démocratie européenne, ne peuvent accomplir leur œuvre que dans la paix.

Pourquoi la France se refuserait-elle à prononcer la parole décisive ? Pourquoi laisserait-elle subsister une racine d'équivoque d'où repoussent sans cesse les tentatives d'ailleurs manquées ?

Loin d'altérer en rien la thèse gambettiste, cette adaptation pacifiste en découvre complètement le sens secret. Cette forme nouvelle en éclaircit le fond originel. On dirait que l'idée de Gambetta, longtemps comprimée ou gênée par les circonstances, vient enfin de toucher à sa juste limite d'épanouissement. Grâce à la clarté explicite répandue sur le but et sur les moyens, M. Jaurès a pu débarrasser sa prose du bruyant cliquetis dont les oracles de son maître restent encombrés et couverts. Le rythme et le son de la voix vont d'accord avec la pensée. Nulle musique militaire ne l'accompagne plus, nul geste menaçant ne ponctue les propos conciliants et juridiques. M. Jaurès avoue ce qu'il fallait que Gambetta gardât pour lui. Il ne s'agit aucunement de préparer une guerre heureuse. Il ne s'agit plus de rattacher à la France les pays qu'on lui arracha. Des hommes violentés seront rendus à eux-mêmes, sans aucun effort national de notre part, du seul fait de la commune poussée démocratique de tous les autres hommes de l'Europe et du monde.

L'orateur est assez sûr de lui et de M. Ranc pour se résoudre à parler net et à cesser de battre des signaux de retraite sur le rythme de la charge et de la victoire. Le seul bon goût universitaire aurait pu suffire à conseiller cette innovation à M. Jaurès. Mais tant d'autres circonstances l'ont imposée à son esprit ! En vérité, s'il faut admirer quelque chose, ce n'est pas la liberté de langage de Jaurès, mais le détour que prit Gambetta. Jaurès, en 1905, est absolument libre de dire tout ce qu'il lui plaît. Un parti nombreux le soutient, il est presque au pouvoir. Le sentiment public ne peut se tourner contre lui, étant démoralisé, depuis la démarche de Kiel qui nous rapprocha de l'Allemagne, par l'affaire Dreyfus qui sépara la nation de l'armée, par la destruction officielle et régulière de la force publique au gré d'un André ou d'un Pelletan, enfin par la basse pratique de la délation et les appels continuels à la désertion. Ce que Jaurès demande est peu au prix de tout ce qu'il a obtenu ; dix ans d'un insolent triomphe donnent à sa démarche une assurance incomparable. Le désarmement qu'il réclame paraît, en soi, presque plausible. Assurément, tous nos intérêts nationaux, l'état certain des réalités de l'Europe, contredisent nettement l'optimiste rêverie de M. Jaurès; mais les apparences immédiates, les impressions diverses de l'opinion française ne sont pas très éloignées de lui. Tout se passe comme s'il parlait dans l'esprit de la situation, avec la lâche approbation, plus ou moins consciente, des meilleurs interprètes du « sens commun ». Ce qu'il veut apparaît possible par le seul fait qu'il le demande si ouvertement. Il exige avec violence ce qu'on ne lui refuse que mollement.

Gambetta eut affaire à plus forte partie. On saisit maintenant son art : en un temps où les forces vives de la nation, les éléments actifs et remuants tendaient à la guerre, il voulut, sut et put empêcher cette guerre, qui, faite sous la République eût été mortelle au régime qu'il fallait sauver à tout prix. Pour empêcher la guerre, il rassembla autour de lui ceux qui la voulaient, il fit semblant de la leur prêcher « à outrance », mais, en réalité, par le subtil usage du plus étonnant des jargons, remplaçant l'acte par le geste, le mot qui définit la pensée par l'émission de voix qui la trouble, il inspira, en fin de compte, aux véritables républicains, fort intéressés à la paix, un sentiment de confiance et de sécurité sans réserve.

L'arrière-pensée gambettiste, d'une simplicité si audacieuse, ne courait aucun risque de s'égarer jusqu'à la masse du pays. Celui-ci, s'il eût dû comprendre, aurait compris au premier mot ; car, toujours le tribun avait défini le plus clairement du monde sa pensée, mais, toujours aussi, il l'avait ornée et couverte de tels rugissements que, personne ne voulant s'en tenir à d'aussi inanes formules, tout le monde voulait penser que, à des éclats si rudes, devait correspondre un dessein plus grave dont on refusait de lui parler explicitement ; de sorte que, toujours, ce qui était la pure vérité passa pour une précaution oratoire destinée à donner le change à l'Europe, et les fausses intonations, les fausses mimiques, les jeux de scène patriotiques passèrent toujours, non moins nécessairement, pour le rayon voilé d'une conception formidable et sous-entendue que tout brave Français devait saisir à demi-mot. La vérité était prise pour une fable diplomatique et, au contraire, la suggestion subtile, la prudente insinuation de la fable guerrière, la réticence calculée et aussi menaçante que mystificatrice, obtint cet immense crédit qui est à peine épuisé.

C'est à la faveur de cette équivoque entre Gambetta et la France que la République a pu s'établir et se développer sans encourir l'hostilité de tous les éléments patriotes et clairvoyants. Le mal une fois fait à la faveur du règne de la cause du mal, ce qui devait être a été.

La vraie doctrine républicaine, que Grévy n'osait professer hors du cercle de ses intimes et que Gambetta prenait soin de rendre tout à fait méconnaissable avant de la produire au dehors, cette doctrine demeurée longtemps mystérieuse s'énonce aujourd'hui toute pure 11. Encore un coup, tel est l'effet de la perversion du sentiment public par les abominables discussions de l'Affaire. Telle est la conséquence éloignée, mais directe, de l'incompréhensible et démoralisante rencontre de Kiel, dans laquelle M. Hanotaux prétend ne plus reconnaître aujourd'hui qu'une « politesse diplomatique 12 », mais qui ouvrit une ère. Tel est, en un mot, le durable effet du régime, de son intérêt et de son esprit.

Appendice III
Les fonctions propres de l'État

Comme toujours, alors, sous le poids des choses, sous la pression des circonstances on essaya d'improviser.

D'après la revue de L'Action française du 15 juillet 1901.

Un ancien ami de M. Félix Faure vient de donner, dans Le Figaro du cinq juillet 1901, sous la signature « Saint-Simonin », de curieuses révélations sur l'état d'esprit gouvernemental au moment de Fachoda.

Ces révélations, fort curieuses, étaient aussi des plus complexes, la plupart des commentateurs, dans les journaux, en ont négligé l'essentiel.

Sur l'illégalité ainsi révélée par l'indiscret du Figaro, ont gabé et glosé nos distingués confrères de la presse conservatrice :

— Vous nous accusiez de complot contre la constitution ; ce n'est pas d'un complot, c'est d'un attentat consommé que vous vous êtes rendus coupables, vous autres. Etc., etc.

Le thème donné, les variations sont faciles. Soyons sérieux.

Examinons l'affaire, non par rapport aux textes constitutionnels, mais aux nécessités politiques.

La question no 1 – improvisation et imprévoyance – se rattache aux éléments les plus connus et les plus vulgaires du procès général du régime. Une république démocratique ne peut ni se souvenir ni prévoir. Elle n'est constituée qu'en vue du présent. Le fait est donc normal, passons.

La question no 2, pure question de personnes (soulevée entre des ministres et ce héros, Marchand), cette question pourra soulever un tumulte à la gauloise. C'est un point de fait à régler dans le cabinet de l'historien.

La question no 3 est de la plus haute importance, à condition de ne pas la réduire à des effets de polémique. — On a violé la constitution ? Et après ? La démocratie parlementaire est un gouvernement à principes. Mais tous les gouvernements à principes, avant d'être « à principes », sont des gouvernements ; pour être des gouvernements, ils ont besoin d'exister. « Vivre, d'abord. » Ils feront donc toujours céder et plier les principes devant cette primordiale nécessité de la vie. Pour vivre, pour faire vivre sa république, M. Waldeck-Rousseau a dû violer tous ses principes, tous les principes républicains, dans la matinée du 13 août 1899, quand il a fait arrêter et emprisonner 75 personnes seulement suspectes de n'aimer ni Dreyfus ni les dreyfusiens. C'est parfaitement vrai. Mais, ce qu'il y a d'intéressant dans le coup d'État commis l'année précédente, à l'automne 1898, par M. Félix Faure et par ses ministres, c'est que l'opération avait pour but non la vie de la République, mais la vie de la France, non la défaite d'un parti à l'intérieur, mais la défense nationale contre l'Extérieur.

Examinons les conditions de ce dernier coup d'État. Il fallait de l'argent pour défendre les côtes et armer les navires. Or, tandis que la constitution prescrivait aux pouvoirs responsables d'en référer au parlement pour obtenir les sommes nécessaires, les règles éternelles de la diplomatie et de la guerre, jointes aux circonstances particulières du cas donné, prescrivaient de ne fournir à l'antagoniste éventuel aucun avertissement, aucun indice même, d'éviter jusqu'à l'apparence d'une intention belliqueuse. Toute démarche publique nous eût trahis. La rapidité, le secret, telles étaient les nécessités de fait ; la lenteur, la publicité, telles étaient les obligations légales. Les dernières créaient un péril public. Il a donc fallu les sacrifier aux premières. On a sacrifié la constitution de 1875 à la nécessité politique, la loi écrite à la loi naturelle, le droit à la raison d'État. On a eu mille fois raison.

Édouard Drumont a remarqué avec justesse que, dans ces circonstances, Félix Faure agissait exactement comme son très antique prédécesseur, le roi Dagobert. Même il agissait comme tous les chefs d'États présents et futurs.

Le précédent du roi Dagobert peut paraître en effet d'une époque assez basse : car il est loisible de remonter au delà de César, d'Alexandre et de Sennachérib. Si les trois fils de Noé se sont fait la guerre, il est inévitable de supposer que ces potentats évitèrent de faire leurs préparatifs belliqueux avec trop de lenteur ou de publicité.

Un régime qui impose en ces graves matières ces deux principes du parlementarisme, la publicité, la lenteur, – se peut donc définir avec exactitude, un État politique constitué de telle sorte que la principale, l'essentielle de ses fonctions, la préparation à la guerre, – ne puisse être exercée qu'en fraudant ou violant son principe constitutif.

Je ne me contente pas de rappeler un fait. J'énonce la nécessité qui commande à tous les faits, car elle les gouverne tous, elle tient au régime. On ne la changera qu'en le changeant lui-même. Ainsi que l'ont montré les révélations du Figaro, le président Félix Faure s'était préoccupé de savoir comment on gouvernerait pendant la guerre, quand la moitié du parlement serait aux armées ; il se proposait de faire voter une « rallonge » à la constitution. Une réforme est en effet possible de ce côté, et cette « rallonge » est votable. Mais Faure était trop avisé pour concevoir aucun projet de réforme relatif à ce qui se ferait avant la guerre : préparation et déclaration. Ici, l'essence même du régime, l'essence même de la guerre, sont trouvées en contradiction.

Mais plus la guerre devient « moderne », plus cette contradiction s'accentue. Un membre (libéral) du Corps législatif déclarait, vers 1869, qu'il y aurait toujours un écart de trois mois entre la déclaration d'une guerre et l'entrée en campagne. On sait que cet écart, en 1870, fut réduit à quelques jours. Tout esprit informé prévoit que la prochaine guerre comportera une offensive foudroyante, et dont les résultats seront fatalement décisifs. Le brave Félix Faure y pensait aussi, et, comme l'a fort bien dit encore Édouard Drumont, il y pensait beaucoup moins en homme de loi et en juriste qu'en homme d'action et en homme d'affaires. Une confidence de M. Hugues Le Roux, parue, je crois, dans Le Journal, peu de temps après la mort de Félix Faure, nous a appris que le défunt président s'était promis, au cas d'une guerre 13, de violer la constitution plus effrontément encore qu'il ne l'avait fait en 1898 : M. Félix Faure voulait mobiliser sans consulter les Chambres. Et tout homme d'État, soucieux d'éviter des défaites certaines, en devra faire au moins autant.

Ainsi, en cas de guerre, le vote préalable des crédits par le parlement est un mensonge et une illusion. En cas de guerre, le vote de la mobilisation par les représentants de la nation souveraine est un autre mensonge et une autre illusion. Je sais que toute politique connaît des mensonges utiles et des illusions nécessaires. Pour avoir tout à fait raison, il me resterait à montrer que, dans le cas donné, – en République, – ce mensonge et cette illusion sont plus qu'inutiles, funestes.

Mais cette preuve est trop facile ; qui ne l'aperçoit clairement ?

Un coup d'État comme celui de Faure, en 1898, exige un esprit d'initiative que ce président possédait fort heureusement, mais qui pouvait manquer à son successeur. Supposons, toutefois, qu'un Grévy ou qu'un, Sadi Carnot, eussent fait ce que fit M. Faure : un coup d'État implique, outre quelque perte de temps, une dépense d'énergie et de volonté qui, dans une situation moins fausse, serait appliquée plus utilement à lutter contre l'État adverse. Et, de plus, un coup d'État suppose un élément de désordre et de trouble qui est commun à tous les actes précipités. Enfin… , mais il est clair que, – comme le normal l'emporterait sur l'anormal, le régulier sur l'irrégulier, – ainsi un État étranger, organisé d'avance en prévision de cette éventualité, l'emporterait sur notre État condamné à s'improviser l'organisation nécessaire.

Un pays qui tient compte de la nécessité de fait, qui la connaît, qui la prévoit, qui la mesure, qui lui oppose ou lui propose, de longue main, des mécanismes appropriés, sera plus vite prêt qu'un pays démuni, pris de court, forcé aux expédients pour parer à la même nécessité. Toutes choses étant supposées égales d'ailleurs, la victoire de l'organisé sur l'inorganisé est fatale. Or, notre constitution pose en principe cette absence d'organisation préalable. Elle n'est républicaine, démocratique et parlementaire que parce que, suivant la remarque profonde de M. Anatole France, « elle n'est qu'absence de prince » : elle comporte, avant et par-dessus tout, la suppression de l'autorité centrale, supportant les responsabilités de la direction.

Ce moteur central, ce vivant mécanisme, existe en perfection dans une monarchie héréditaire, traditionnelle et antiparlementaire. Absolument comme dans la dictature plébiscitaire, un homme y concentre et résume tout l'État ; les initiatives vigoureuses y peuvent être prises avec le maximum de la rapidité ; mais, infiniment mieux que dans la dictature plébiscitaire, où ce tempérament n'existe à aucun degré 14, l'homme est, par sa position, tellement identifié aux grands intérêts nationaux qu'il élève à leur maximum les garanties de la prudence, de la sagesse et du calcul. Le roi dans ses conseils, conseils qu'il peut réduire ou étendre à son bon plaisir, ce roi qui règne et qui gouverne ne dépend de personne ni de rien, que de l'intérêt national, pour la préparation et la déclaration de la guerre. Mais il en dépend de manière si directe qu'il ne peut pas oublier cette dépendance. S'il peut, comme tout homme, enfreindre cette règle, elle reste présente à son esprit, de manière à s'imposer à lui au premier avertissement du destin. Et c'est tout ce qu'on peut rêver de précautions humaines ! Il n'y a rien au delà de la garantie de l'hérédité. En essayant d'y ajouter, on ne peut qu'affaiblir le pouvoir compétent et, par conséquent, sa tâche et son œuvre, le salut public, l'intérêt capital de tout et de tous. Cette tâche essentiellement politique, l'œuvre dont il peut seul apprécier tous les motifs et composer tous les organes, doit s'attribuer franchement, comme le veut le sens commun, au seul pouvoir qui ait les moyens de la réussir.

Division du travail, selon la loi des compétences, voilà la seule solution réaliste.

On me dira :

— Mais la guerre est faite par tout le monde. Il est juste que tout le monde soit consulté avant de la faire.

— Cela serait peut-être juste, mais cela ne serait point possible, à moins de tuer le pays. Or, il faut précisément éviter au pays d'être tué. C'est le but même de la guerre. Tout ce qu'on peut faire, en un tel sujet, pour la justice, c'est d'écrire une loi qui y soit conforme ; mais, en écrivant cette loi, on saura bien qu'à la première occasion cette loi sera violée pour notre salut, et l'on écrira par conséquent un mensonge, ce qui fera une première injustice, pour aboutir à en commettre une seconde, qui sera de violer cette loi inexécutable, mais respectable en tant que loi. Que si l'on ne la violait pas, on perdrait la patrie, ce qui ne serait peut-être point un monument de justice, et, de plus, comme en suivant les règles de cette loi, on consulterait une multitude d'incompétents sur un sujet dont ils ne peuvent savoir le moindre mot, de ce dernier chef, la justice recevrait un troisième accroc.

La politique réaliste songe moins à la règle de cette justice céleste qu'à la nécessité terrestre du salut public. C'est tout dire, et c'est ajouter que nous ne sommes pas disposés davantage à sacrifier ce salut (qui importe seul) à de vénérables mais bien contestables et, en tout cas, bien inutiles spéculations sur les règles de l'ancienne royauté « chez les Francs ».

Des traditionalistes zélés nous font observer, en effet, que nos anciens rois (ils devraient dire les plus anciens : mais les dynasties de la France sont-elles nationales avant Hugues Capet ?) consultaient ou leur peuple ou leurs lieutenants sur l'opportunité des expéditions militaires. Il est possible, bien que le contraire soit plus que possible, certain… Les philosophes de l'histoire particulière, comme ceux de l'histoire générale, convertissent en règles des cas privés. Quoi qu'il en soit de ce passé, il a changé. Il y a des transformations du pouvoir royal que l'on peut regretter : celle qui fit du roi l'arbitre de paix et de guerre était nécessitée par la nature même des choses. La rapidité des communications fera, de plus en plus, de toute guerre une affaire d'État ; de plus en plus, le roi sera l'agent naturel des guerres modernes : en lui seul est le point où s'entrecroisent tous les services supérieurs de l'État.

En tout cas, un pays soucieux de sa sécurité devra éliminer de l'œuvre de préparation et de déclaration de la guerre tout élément démocratique, tout élément parlementaire, tout élément républicain. Ce n'est pas un sujet où la foule, les collectivités, avec leur, délibération lente, verbeuse, indiscrète, soient de saison. Type de l'État faible incomplet, arrêté dans son développement ou amputé de ses fonctions supérieures et directrices, le régime parlementaire-républicain-démocratique fut de tous temps inférieur dans la guerre, mais la guerre moderne achève de le condamner.

On peut prévoir deux cas : ou l'on respectera la constitution, et l'ennemi prendra une avance irréparable, et les premiers désastres seront multipliés par l'opinion qu'ils auront démoralisée ; ou la constitution sera sagement et patriotiquement violée par des actes pareils à ceux que le président Faure médita ou consomma, et, dans ce cas, l'on reniera le principe républicain-démocratique-parlementaire, on abolira, en pratique, l'institution. Seulement on le fera en des circonstances défavorables, à la précipitée, sans réflexion, peut-être sans fruit: pourquoi ne point le faire à l'avance, c'est-à-dire à tête reposée, méthodiquement, avec toute la réflexion et l'art nécessaires à ce grand travail ? Nous serions à peu près assurés de le faire bien, comme nous sommes à peu près sûrs de le manquer si nous le différons jusqu'au jour de l'irrésistible nécessité.

Il faut donc adjurer les citoyens français de se régler sur l'acte du président Faure, le jour où celui-ci a « renversé » la République : pour éviter d'autres renversements partiels, inefficaces et périlleux, renversons-la utilement et complètement, avant qu'il soit trop tard. Il y va de la sécurité nationale. Rendons à notre État ce qui appartient à l'État, ou plutôt ajoutons à son édifice un étage supérieur, un organe souverain, — un roi faute de quoi les libertés, les biens, l'existence même de chacun de nous, resteront sans défense et sans garantie.

Comme on pourrait craindre que la nécessité de faire confiance à l'État politique ne nous ait induit à concevoir un État tyran, il n'est peut-être pas inutile de noter que cet examen des fonctions propres de l'État était suivi, dans la revue d'Action française, d'une étude non moins étendue sur les fonctions qu'il importe d'arracher à l'État. En conseillant de lui rendre le nécessaire, nous montrions qu'il fallait lui retrancher le superflu. L'ensemble du travail était intitulé : « Pour l'État et contre l'État. »

La deuxième partie, qu'il serait hors de propos de reproduire dans ce livre, établissait, d'après la discussion parlementaire du 16 juin 1901, à propos de la loi sur les caisses de retraites ouvrières, en faisant l'analyse d'un très ferme discours prononcé alors par M. de Gailhard-Bancel, comment il faut distinguer, en matière d'organisation économique, professionnelle ou locale, le rôle « présidentiel » de l'État d'avec le rôle « providentiel » de la société (LA TOUR DU PIN). Il existe un parlementarisme sain, utile, nécessaire, c'est celui des assemblées représentatives des corps et des communautés. Ces assemblées, dans l'ordre de leur compétence, paraissent avoir un rôle consultatif de la plus haute importance. Elles peuvent aussi administrer les intérêts professionnels et locaux, et c'est non seulement leur avantage propre, mais, d'un point de vue plus général, c'est l'avantage de l'État, car elles le délivrent d'une lourde charge. En tant qu'il gouverne, l'État doit laisser les compagnies et les corps s'administrer sous son contrôle par leurs délégations et représentations. En tant qu'il légifère, il doit consulter à tout propos et aussi souvent que possible ces délégations compétentes. Tout manquement fait par l'État à celle double règle est une faute qu'il commet, et contre lui-même. Il se lie, il s'encombre, il se diminue en croyant s'agrandir, et les citoyens dont il pense faire le bonheur en sont liés, chargés et diminués avec lui… L'article se terminait ainsi :

En fait donc, nous voilà plus libéraux que les libéraux de doctrine. Nous voilà, également en fait, plus autoritaires que les autoritaires de profession. Et cela, sans nous contredire, en exposant notre pensée successivement sous son double aspect.

De nos deux séries de remarques au sujet de l'État, contre l'État et pour l'État, se dégagent deux conclusions assez directes :

I — Il faut tendre à éliminer tout élément démocratique, parlementaire et républicain de l'État politique d'un grand pays. Cet État politique doit être indépendant. Cet État politique doit être « absolu », mot qui signifie indépendant en latin, et qui doit être répété, dans son grand sens, par tous les esprits sains qui, n'étant pas malades, n'ont pas la peur des mots, qui est une maladie. Il y a des questions qui ne peuvent être réglées sans une indépendance souveraine : là, le chef de l'État politique doit être un souverain indépendant, donc absolu.

II — Il faut tendre à éliminer de la vie sociale l'élément État. Il faut constituer, organiser la France, ou plutôt la laisser se constituer et s'organiser en une multitude de petits groupements, naturels, autonomes : véritables républiques locales, professionnelles, morales ou religieuses, d'ailleurs compénétrées les unes par les autres, mais se gouvernant par libres conseils spontanés. Le parlementarisme, expulsé de l'État central, peut se réfugier dans ces États inférieurs, à condition que l'État central soit demeuré le maître de la diplomatie, des armées de terre et de mer, de la haute police, de la haute justice, et qu'il veille à toutes les fonctions d'intérêt général.

Qui ne voit que ces deux questions, très connexes, s'appellent, mais se subordonnent ? Il existe en France une vigoureuse tendance à former de ces petites républiques, vraiment autonomes et, fortes ; jamais un État électif, jamais un État faible, jamais l'État parlementaire démocratique et républicain ne laissera se composer des centres de forces si redoutables pour lui ; s'il a la distraction de les laisser paraître, ou bien leur répression vigoureuse s'imposera (souvenons-nous de la Gironde) ou bien ils lui échapperont complètement, ce sera la pure anarchie 15. Il faut un État politique très puissant, tant pour constituer que pour maintenir et protéger les républiques, mais si cet État très puissant se constitue, – en bon français si la Monarchie se fait, – l'intérêt du Prince soucieux de réserver l'indépendance et l'intégrité nécessaires de son pouvoir politique, sera de seconder de toutes ses forces la renaissance de nos républiques d'autrefois. En laissant prendre à celles-ci les pouvoirs et les libertés de leur compétence, il garantira les pouvoirs et les autorités qui n'appartiennent qu'à lui, qui doivent être absolues en lui.

Je ne saurais terminer cette notice sans affirmer que tel est l'équitable et raisonnable partage d'attributions que j'attends pour ma part du règne de Philippe VIII, roi de France, et protecteur des républiques françaises.

De tous les actes de ce prince, de son nationalisme, de son antisémitisme, de sa politique populaire et militaire tout à la fois, de son goût pour l'autorité, de ses déclarations décentralisatrices 16, nous avons le droit de conclure que Philippe VIII rétablira l'État français : par là même, il le bornera, il le limitera, il le DÉFINIRA en rendant aux États ce qui leur appartient.

Appendice IV
« Mais il faut la violer »
Suite du précédent

… on essaya d'improviser.

Les notes suivantes, publiées au Figaro du 8 novembre 1901, au moment où le gouvernement français envoyait en Orient une escadre pour assurer le recouvrement des créances Tubini et Lorando 17, illustrent et précisent l'une des idées exprimées à l'appendice qui précède.

La presse de gauche et de droite nous assure depuis quelques jours que M. Émile Loubet et ses ministres sont en train de violer la constitution.

Hardi, ferme, poussez ! dirai-je à ces messieurs. Ils font une œuvre pie. Toutes les fois qu'il leur arrivera de violer la constitution, je les prie d'être assurés de mes compliments. Et s'ils ont besoin de mon aide…

En fait, l'ont-ils violée ? Cela ne peut faire de doute, depuis l'appareillage de l'amiral Caillard. En embarquant cet officier général, avec des hommes, des canons et des munitions, le ministère nous embarquait par là même dans une de ces aventures dont personne ne saurait deviner l'issue. Le Grand Turc peut bien se soumettre, c'est un cas à prévoir, mais un autre cas doit être prévu aussi ! le Grand Turc peut nous résister, et alors c'est la guerre ; une guerre engagée par la seule initiative gouvernementale et sans l'aveu du parlement.

M. de Pressensé, qui choisit ses adverbes, écrit qu'un tel état de choses « viole effrontément la loi constitutionnelle ». Effrontément, ou non, on la viole, voilà le fait. On la viole, et on a l'habitude de la violer. C'est une habitude assez vieille. Elle a vingt-cinq ans : l'âge de la constitution.

Depuis vingt-cinq ans, la loi constitutionnelle dispose que la « législature seule peut exercer le droit de guerre ou de paix ». Et cela est conforme à cette justice théologique, qui est, à vrai dire, l'âme d'une bonne république démocratique.

La justice dit, en effet, que, si la guerre est faite par tout le monde, elle doit être aussi déclarée par tout le monde, ou du moins par les mandataires de tout le monde. Et la Justice veut que les soldats, avant d'être exposés au feu, soient aussi consultés au scrutin secret par leurs chefs. Et, peu importe, au point de vue de la Justice, qu'ils courent ainsi mille risques nouveaux de défaite et de mort. Fiat justitia, disent les justiciers, ruat caelum ! 18 Que la Justice soit, et que la France en crève !

Une république démocratique est le régime dans lequel la volonté de chaque citoyen jouit des prérogatives du souverain. Mais de toutes les prérogatives souveraines, le droit de paix ou de guerre est bien l'essentielle. C'est proprement un cas royal que le casus belli. Si nous sommes des rois, ce droit nous appartient. Tout au plus, si nos délégués immédiats et les plus fraîchement élus peuvent l'exercer en notre lieu et place. Foin du président de la République, foin des ministres et du Sénat ! Républicainement, le seul pouvoir ici compétent, c'est la Chambre basse, et s'il était au monde une Chambre plus basse (j'entends plus près de l'électeur), c'est elle qu'il faudrait saisir.

Qui se méfie des députés se méfie de la République. Qui se substitue à leur assemblée substitue à la royauté populaire sa royauté : il renverse la République.

Tel est le droit républicain promulgué depuis vingt-cinq ans. Mais, depuis vingt-cinq ans aussi, les faits n'ont pas cessé de détruire la République, en obligeant les différents chefs de l'État à violer la constitution.

En effet, toujours ou presque toujours, l'exécutif a procédé de sa propre initiative à des expéditions qui, dit M. de Pressensé, ne se distinguaient que « nominalement » des entreprises militaires et qui, en tout cas, « pouvaient aboutir d'une minute à l'autre à la guerre ». L'expédition de Chine, celle de Tunisie, celle du Dahomey, celle de l'Indochine, en sont de bons exemples. L'histoire de Fachoda, que racontait naguère ici Saint-Simonin, en est un autre encore, tout aussi bon. Quand Saint-Simonin la conta, elle fit pousser les hauts cris à tous les amis de la constitution.

J'étais autrefois bien curieux de savoir quelles étaient les dispositions de M. Loubet sur ce point. L'initiative qu'il vient de prendre me rassure à quelque degré. Si je la tiens pour dangereuse (et je dirai tantôt pourquoi), elle est beaucoup moins dangereuse que ne le serait, par exemple, l'état d'esprit juridico-métaphysico-blagologique d'un président qui refuserait de tirer son pays d'affaire, dans la crainte de violer la constitution.

Pourquoi les actions diplomatiques et militaires de la troisième République ont-elles été toujours, ou presque toujours, en désaccord si violent avec le droit républicain, c'est, je pense, ce qui pourra s'expliquer d'un seul mot.

La Nécessité le voulait.

Ou plutôt deux nécessités : l'une aussi vieille que le monde, l'autre toute moderne.

Une nécessité aussi ancienne que le monde. De tout temps, les opérations militaires et diplomatiques étaient soumises à trois ordres de conditions : la rapidité, la continuité, le secret. De tout temps, les assemblées nombreuses ne pouvaient ni être très promptes, ni très sûres, ni très discrètes. C'est pourquoi, de tout temps, ce sont les rois, les chefs qui conduisent la diplomatie et la guerre. De tout temps, les démocraties, quand elles sont parlementaires, ne s'entendent pas plus à la guerre qu'à la diplomatie. Les républiques vigoureuses, comme celles de Rome ou de Venise, sont conduites par des patriciats puissants. Toutes choses étant égales d'ailleurs, on peut dire que le succès final en matière de diplomatie ou de guerre dépend de l'unité dans la direction et le commandement.

Ceci est très ancien. Passons au moderne. Les conditions de la diplomatie et de la guerre modernes exigent plus sévèrement que jamais la promptitude et le mystère. Il arriva aux chefs germains d'assembler leurs guerriers et de recueillir leurs opinions avant d'entreprendre une guerre. Nos anciens rois consultaient parfois leurs États. Serait-ce possible aujourd'hui ? De l'avis des spécialistes, la victoire appartient au peuple qui sera le plus vite et le plus nombreux sous les armes. On s'attendait, en 1870, à un laps de trois mois entre la déclaration de guerre et l'appel des réservistes : ce fut une questions de jours. Et ce serait une affaire d'heures aujourd'hui. Le parlementarisme, sorti, dit Montesquieu, des forêts de la Germanie, est une machine barbare : bien lente et bien pesante pour répondre aux conditions de l'art nouveau ! Ce chariot mérovingien doit céder à l'automobile 19.

C'est ainsi que la reine du monde, la Nécessité, accumule contre la République les faits qui la renversent. C'est ainsi qu'elle impose aux magistrats républicains, au nom des devoirs de leur charge, les procédés naturels à la monarchie. Toutes les fois qu'un fait politique important, un problème international se présente, ils sont conduits à violer la constitution.

Ils le font. Ils font bien. Leur seul tort est de ne la violer qu'en détail. Le salut du pays voudrait qu'ils eussent assez de cœur et d'esprit pour oser la violer en gros.

Ils s'improvisent rois. Un roi qui ne serait pas improvisé, mais reconnu, mais installé dans la fonction souveraine, pourrait faire à loisir et avec réflexion ce qu'ils sont obligés de bâcler en se dérobant.

Ils s'improvisent rois, c'est-à-dire ils usurpent l'autorité royale : mais la responsabilité royale, ils l'esquivent complètement. D'abord parce que la leur est divisée en plusieurs personnes. Ensuite parce qu'elle porte sur un espace de temps extrêmement court. Un roi est responsable devant son peuple, devant sa dynastie et devant l'histoire : j'ai trop bonne opinion du bon sens de M. Loubet pour lui prêter seulement l'idée la plus vague de cette triple responsabilité.

Enfin, nos magistrats républicains, en s'improvisant rois, usurpent l'arbitraire royal, et, tout le long de cet article, j'ai supposé, pour leur faire la partie belle, qu'ils l'usurpaient seulement en vue du salut public. Mais, par hasard, s'ils l'usurpaient en faveur des intérêts de leur parti ? S'ils l'usurpaient au profit d'intérêts privés 20 ? Si ces intérêts privés étaient tournés contre l'intérêt général ? Nous n'avons, à ce triple égard, aucune GARANTIE. La royauté héréditaire identifie le roi régnant avec l'intérêt national : un roi peut se tromper, mais il a plus d'intérêt que personne à ne point se tromper, et, l'erreur commise, à s'en apercevoir, à la réparer au plus tôt. Même malhonnête homme, comme le fut Louis XI, il sert l'intérêt de son peuple, lorsqu'il sert son propre intérêt. Qui ne voit, au contraire, que ces deux intérêts se dédoublent trop facilement dans le cœur d'un président élu et de ses ministres, quelle que soit, au reste, la valeur intellectuelle ou morale de chacun ?

Oui. Nous avons une royauté, mais qui n'a pas l'expérience du « métier de roi ». Nous avons la royauté sans la compétence royale. Nous avons la royauté sans unité, sans responsabilité personnelle, domestique ni dynastique. Et nous avons la royauté sans ce patriotisme qui est naturel aux rois, comme l'expression de leurs intérêts les plus chers. Nous avons une royauté sans aucune de ses garanties essentielles.

C'est la royauté, cependant. Établie par la nécessité et par la nature des choses, c'est la royauté, malgré tout. Mais, puisque la nature nous en fait le présent, soyons hommes, faisons ce que les hommes de tous les âges ont fait avec les produits naturels : perfectionnons ce mécanisme brut. Tirons de cette royauté anonyme, irresponsable, fugitive, précaire, une royauté qui réponde aux quatre ou cinq grandes conditions du salut public.

Renversons la République une fois pour toutes, et revenons au roi national.

Appendice V
Dirigeables et aéroplanes

Les incontestables progrès obtenus sous la République dans l'armée de terre ne doivent pas faire illusion.

Tant que l'idée de la Revanche a été la reine de France, l'armée de terre s'est ressentie des heureux effets de cette régence. Comme l'a dit éloquemment M. Latapie dans sa brochure Sommes-nous prêts ? l'ancien État-Major, « tant décrié », « nous a tenus constamment au premier rang ». Les premiers, nous avons eu le fusil de petit calibre ; les premiers, nous avons eu le canon à tir rapide ; les premiers, aussi, nous avons connu « les réformes de la tactique nouvelle… » Mais, depuis que le stimulant de la grande guerre prochaine a disparu sous l'action de la politique et des politiciens, la technique du matériel de l'armée de terre menace d'incliner aux mêmes nonchalances et à la même incurie que la technique navale.

Non que cette dernière soit indigne du nom et du génie français. L'écrit que je cite plus haut rappelle que nous avons été également les premiers à posséder des torpilles et des sous-marins. Seulement, l'initiative brillante n'a pas été suivie d'application ni d'exécution dignes d'elles. La France invente, l'État français n'utilise pas, n'emploie pas l'invention de la France. L'administration de notre armée de mer cède au goût du sommeil, à ce désir de l'examen indéfini, qui est le fléau de toute bureaucratie livrée à elle-même.

La bureaucratie du ministère de la Guerre commence-t-elle à être touchée du même mal ? Un véhément et juste article, paru au Temps du 21 janvier 1910, permet de le penser. Il est inutile de dire combien l'appréciation d'un grand journal républicain qui est tantôt l'officieux du jour, tantôt l'organe des officieux du lendemain, mérite d'être prise en considération. Un réquisitoire aussi fort, lorsqu'il vient du Temps, équivaut à la confession du régime. Tout est digne d'être remarqué dans ce chapelet d'aveux, auquel il ne manque, pour être parfait, qu'une conclusion royaliste.

L'opinion publique s'est émue lorsqu'une lettre vigoureuse de M. Capazza, appuyée par le témoignage autorisé de M. d'Estournelles de Constant 21, a comparé la continuité des efforts de l'Allemagne et notre nonchalance en ce qui touche l'aérostation militaire. Une fois de plus il était démontré que nos savants, nos ingénieurs, nos mécaniciens savent vaincre les résistances de la nature et reculer les limites de notre domaine, mais que nous ne savons pas – nous citoyens, nous Français, nous nation (j'ajouterais, pour dire mieux encore : nous État) – profiter de la victoire pour prendre, tout au moins, une avance considérable sur nos rivaux. Créateurs de l'automobilisme, pionniers de la navigation aérienne, nous avons laissé l'Allemagne se servir de nos découvertes ou de nos améliorations pour accroître sa puissance militaire. Et certes, nous ne voulons pas nier la science et l'industrie allemandes, que nous avons en très haute estime. Nos voisins ont dû certainement faire quelques trouvailles, adapter plus spécialement certains mécanismes à leur destination guerrière. Il ne s'agit pas ici d'une contestation d'amour propre national. Bien au contraire : nous proclamons un vice du gouvernement ou un défaut de sens pratique lorsque nous constatons ce qu'a fait l'Allemagne – tout entière – pour donner au pays une flotte aérienne.

Ici, nous disions que l'opinion publique s'est émue. On avait peine à concevoir l'inertie du ministère de la Guerre français, son manque d'initiative et son scepticisme délétère. Il n'aurait pas fallu un grand effort pour que la déception du public se changeât en une colère trop justifiée ; mais le général Brun trouva le biais – non point pour rattraper le temps perdu – mais pour détourner l'attention française des dirigeables militaires allemands et pour nous lancer sur une fausse piste. Il déclara que ce n'était point la peine de nous épuiser en efforts sur les dirigeables, puisque l'aéroplane – qui est par excellence une œuvre de chez nous – semble approcher du moment où il pourra être pratiquement utilisé. L'aéroplane devenu pratique sera bien supérieur au dirigeable. Attendons un seul instant, et, par un raccourci, nous aurons repris la tête du progrès.

Attendons… Attendons… Demain… Demain… Mots qui encombrent l'esprit français, l'encrassent et le rouillent ! L'habile diversion du ministre de la Guerre endormit encore une fois l'opinion. Mais voici qu'avant-hier Le Temps a publié une dépêche de son correspondant de Berlin : « Le gouvernement allemand vient d'adopter un type d'aéroplane ». Il suffit de cette ligne pour dégonfler toutes les promesses du général Brun. Vous avez bien compris. L'Allemagne a toute une flotte de dirigeables, et nous n'en avons pas ou pour ainsi dire pas. Nous aimions à nous consoler en disant que nos aéroplanes, bientôt, fourniraient à notre armée une aide bien supérieure, selon nous, à celle que les dirigeables pourraient apporter à l'armée allemande. Et voici l'Allemagne qui coupe court à cette vaine controverse entre dirigeables et aéroplanes : elle avait les uns, elle aura les autres, elle aura de tout en quantité et vite, – avant nous, toujours avant nous !… Nous sommes curieux de savoir quelle thèse nouvelle (naturellement très ingénieuse et toujours inféconde) le ministère de la Guerre va trouver pour nous démontrer une fois de plus que tout va pour le mieux, conformément à la tradition léguée par le maréchal Lebœuf 22.

Notons que, si le général Brun est le ministre d'une République démocratique, le maréchal Lebœuf était le ministre d'une démocratie couronnée, d'un gouvernement plébiscitaire, obligé aussi à capituler devant l'opinion, non devant l'opinion de l'élite, mais devant ses éléments les plus inertes et les moins clairvoyants.

Nous avions aussi des sujets de controverses brillantes dans la marine. Fallait-il construire des cuirassés ? Des croiseurs ? De petites unités ? Chaque système avait des défenseurs éloquents, brillants, puissants par leurs grades ou par leur compétence technique. En fin de compte, nous avons passé ces dernières années sans construire ni un cuirassé, ni un croiseur, ni rien… Toujours rien. Pardon ! Tantôt le Sénat et tantôt la Chambre nomment des commissions…

Il est évident que cette méthode — laquelle aboutit au désarmement sans bruit… et à la mort sans phrases — met en jeu plus particulièrement la responsabilité des ministres techniques. Sauf de rares exceptions, sauf un très petit nombre de personnalités, les profanes ont mauvaise grâce à rappeler aux spécialistes le souci de la défense nationale. On déconcerte d'abord l'intrus ou l'indiscret par quelques affirmations plus audacieuses que vraies, et l'on complète la thèse des bureaux avec des considérations techniques qui achèvent la déroute des curiosités gênantes. Procédé connu, mais qui réussit encore.

Le procédé réussira toujours, forcément, parce que la partie n'est pas égale. Les techniciens, les bureaucrates, sont maîtres du terrain pour deux bonnes raisons : ils y restent, et ils le connaissent ; l'élément parlementaire (ou ministériel), auquel la démocratie donne la charge de les contrôler, ne connaît pas ce terrain, et il n'y reste même pas le temps de faire un apprentissage sérieux. Le contrôleur compétent, c'est le contrôleur permanent, le contrôleur unique, le contrôleur héréditaire. C'est le Roi. Quand les assemblées politiques veulent faire du contrôle à tout prix, elles délèguent un André ou un Pelletan, lequel contrôleur casse tout et ne refait rien. Le Temps, qui sait bien tout cela, se retourne avec désespoir du côté de la fumisterie intitulée Conseil supérieur de la Défense nationale, dernier saint auquel il se fie et qui ne paraît guère plus puissant que les autres 23 :

Cependant, il n'y a pas que les responsabilités des ministres spéciaux. Il y a la responsabilité éminente des Conseils supérieurs de défense que préside M. le président de la République. Il y a aussi la responsabilité gouvernementale. Les ministres sont solidaires, d'après la constitution. Et quand même la constitution serait muette sur ce point, cette solidarité s'imposerait de toute évidence lorsqu'il s'agit de la sécurité nationale. D'ailleurs, la défense nationale ne peut être conçue qu'en fonction d'une certaine politique extérieure, puisque tout finit par des projets de loi et des demandes de crédits. Il n'est donc pas permis à un gouvernement, à une réunion de ministres solidairement responsables, de se désintéresser de ce qui se passe dans les ministères de défense nationale, et de les abandonner aux seules inspirations des titulaires de ces départements, si éminents qu'ils soient. Des échanges de vues constants sont nécessaires pour que l'impulsion ne se ralentisse pas ; et quand l'opinion publique est obligée de constater que, depuis quelque temps, l'inertie règne dans certaines administrations très importantes, c'est au gouvernement tout entier qu'elle en fait grief.

Si Le Temps voulait réfléchir sur ce sujet à propos duquel il préfère dormir ou bavarde, comme un simple parlementaire devenu ministre de la Guerre ou de la Marine, Le Temps se rendrait compte de l'inanité politique des entités qu'il appelle « le gouvernement tout entier », ou « réunion de ministres solidairement responsables ». Ces solidarités collectives ont un sens en jurisprudence, parce qu'il existe des tribunaux réguliers devant lesquels sont évoquées les collectivités responsables. Devant quel tribunal évoquera-t-on la responsabilité des douze personnages que le hasard ou l'intrigue parlementaire a juchés au pouvoir, et comment, au surplus, seraient-ils rendus comptables des dégâts et désastres amenés par les trente ans de dégénérescence antérieure ?

La question du rapport de solidarité qui devrait unir nos techniciens militaires est très bien posée par Le Temps, qui n'oublie que de montrer comment, en république, elle est insoluble.

Appendice VI
Le royaume d'Italie et l'esprit révolutionnaire

Ainsi la République, si elle s'aliénait les catholiques, fortifiait une dynastie étrangère…

I

L'enseignement de politique royaliste enfermé dans les colonnes du Temps est, à la lettre, inépuisable. On lisait dans Le Petit Temps du 30 juin 1905, sous un titre déjà suggestif, « Mazzini et l'unité italienne par la royauté nationale », les deux documents, plus suggestifs, que voici :

Nous recevons la lettre suivante :

Paris, 28 juin.

Mon cher Hébrard 24,

J'ai lu avec un bien vif intérêt le très instructif article : « Une leçon de politique », publié dans le Temps du 27 juin. J'y trouve ce passage :

« Comme Garibaldi, Mazzini, à la fin de sa carrière, a su sacrifier ses préférences personnelles à l'idéal commun : sacrifice plus pénible pour un homme de doctrine que pour un homme d'action. Théoriciens désintéressés, ces bons soldats de la patrie italienne avaient conçu l'unité de l'Italie sous la forme républicaine. Quand l'expérience eut prouvé que la monarchie seule était capable de réaliser cette unité, ils restèrent les soldats de la cause dont la direction leur échappait. Et, d'une place effacée, parfois comme Mazzini sous un faux nom, survivance des conspirations d'autrefois, ils virent lever la moisson dont leur enthousiasme avait semé le grain – et ceux-là en recueillir Ie profit qui, jadis, n'avaient eu pour eux que défiance, hostilités, rigueurs. »

Peut-être trouveriez-vous intéressant de publier, à l'appui de cette constatation si exacte, la lettre ci-jointe, écrite par Giuseppe Mazzini au général Nino Bixio le 24 août 1859, au lendemain du traité de Villafranca. C'est la traduction d'une lettre originale en italien que j'ai dans ma collection.

La publication de cette lettre serait un hommage à la mémoire du grand agitateur qui, pendant tant d'années, a entretenu le feu sacré de la patrie italienne, à laquelle son existence entière à été vouée.

Bien à vous de cœur. BIXIO.

Voici la lettre de Mazzini :

24 août 1859.

Nino,

Le mouvement meurt de consomption.

La diplomatie voudrait que la restauration [des anciens petits États particularistes italiens] stipulée à Villafranca s'accomplît par réaction intérieure. Les anciens maîtres y travaillent sans se lasser. La troupe est gâtée ; l'artillerie surtout. À Florence, trois cents de l'aristocratie sont allés déposer leur carte de visite chez Poniatowski, et on signe en cachette des listes pour le retour du duc. Les éléments volontaires, Ombriens, Marchisans, Vénètes, qui entrent pour une grande partie dans le corps de Mezzacapo, trompés dans leurs espérances, se débandent ; aucun ne veut faire le soldat pour le simple plaisir d'être soldat. Le peuple sans liberté, sans journaux à lui, sans réunions, sous ce silence de dictature, est mécontent, sans savoir que faire, ou retombe dans le sommeil indifférent à toutes choses. L'élan est éteint. Une révolution va en avant ou va en arrière. Elle se défend en attaquant, elle n'abdique pas le programme avec lequel elle s'est faite sans périr. Et le programme était italien et unitaire ; en devenant toscan, parmesan, romagnol, il périt. Ceci, croyez-moi, est le véritable état des choses. Nous cheminons vers la restauration.

Une seule chose peut sauver ce mouvement maladif, trahi : c'est ce que vous aviez promis en paroles, ce que je vous disais que vous n'avez pas tenu et que vous ne tenez pas : « l'italianiser ». Et un seul moyen peut l'italianiser : l'offensive.

Il faut marcher sur Pérouse, la reconquérir ; de là, en avant, à marches forcées, sur les Abruzzes, y entrer et donner le signal de l'insurrection du royaume [de Naples].

Cette opération et un nom : le nom devrait être Garibaldi.

Il faut, pour ce qui concerne Pérouse, réussir. C'est une condition sine qua non. Le reste viendra de soi-même. Garibaldi à Pérouse équivaut au soulèvement de toute l'Ombrie et de toutes les Marches. D'autre part, il équivaut à la réunion de tous les congédiés, de tous les volontaires des colonnes mobiles qui sont à San Archangelo, de tous les Ombriens et Marchisans qui sont dans les Romagnes. La victoire de Pérouse sera le signal d'une nouvelle mobilisation de tous les éléments qui, aujourd'hui, blâment le temps d'arrêt, et de tous les nôtres qui ne voulaient pas combattre sous Napoléon, mais qui sont prêts à le faire pour l'unité, et si vous la voulez royale, royale. Je n'ai pas besoin de dire que tout ce que je puis serait au service de celui qui assumerait l'entreprise.

Entre Pérouse et Rieti, ou un autre point quelconque de la frontière des Abruzzes, il n'y a pas de forces qu'on puisse nous opposer. Les Pontificaux s'uniront à nous.

Si on arrive six ou sept mille hommes dans les Abruzzes, l'insurrection y est immanquable. Garibaldi en tirera une douzaine de milliers de volontaires en peu de jours.

La Sicile, avec laquelle je suis en contact régulier, est prête à agir. Elle attendait d'abord le signal qu'elle n'a jamais eu de Turin : elle l'attend maintenant d'un mouvement qui menace le royaume et en divise les forces…

Pour retenir dans Rome le peu de troupes françaises qui penseraient à s'opposer à la marche, il suffit d'y susciter un ferment qui n'aille pas au delà, par prudence, mais qui force les Français à rester.

Si nous avons l'insurrection du royaume, nous ne devons pas craindre d'intervention : elle entraînerait la guerre à Napoléon de la part de la Prusse, de l'Allemagne et de l'Angleterre.

Je sais que Garibaldi se préoccupe du bonapartisme intérieur et prédominant à Bologne, mais il devrait voir qu'un tel coup serait le plus décisif pour le bonapartisme intérieur. La révolution devenue agressive, menaçante et forte, personne ne pense plus au bonapartisme, qui est le refuge de la peur, et non d'autre chose. D'autre part, le peuple de Bologne est organisé, et avec nous ; il supporte tant que les choses sont calmes ; une fois les choses en mouvement, elles le mettront en action, si nous le voulons.

Le mouvement, en réussissant, réentraînera le Piémont, et, s'il est de bonne foi, le roi.

De cette manière, nous accomplirons un grand devoir, et il me paraît que devrait vous peser sur l'âme la nécessité de l'accomplir.

J'aurais écrit à Garibaldi lui-même, mais, sans que j'en sache le pourquoi, trompé, je crois, par de faux rapports, Garibaldi ne m'aime pas. J'en parle à vous et à Medici pour que, si vous le croyez, vous lui en parliez.

Malgré la position actuelle, Garibaldi n'est rien s'il n'est pas une incarnation de l'action pour l'unité ; omnipotent sur le peuple, il trouvera dans les milices régulières, en partie, toutes sortes d'amertumes et d'obstacles.

Puisqu'il ne m'aime pas, je voudrais qu'on lui dît que j'aime avant toute chose l'unité de l'Italie, et abhorre par dessus toute chose le protectorat orgueilleux français ; que je suis avec qui partage ma haine et mes affections ; qu'AU ROI DE TOUTE l'Italie, nous ne nous opposons pas ; que j'assisterais inconnu à l'opération, sans que mon nom figure une seule fois ; que ce nom, au-delà de la frontière des Abruzzes, aiderait puissamment à l'insurrection ; qu'alors donc je le donnerai avec le sien et d'autres, s'il le veut ; s'il ne le veut pas, je ne le donnerai jamais.

Fatigué des hommes, des choses, de la vie, des déceptions, de l'abandon des vieux amis, de tout, exilé dans ma patrie et forcé de me cacher comme si j'étais un voleur, je n'ai plus qu'une pensée : celle qu'on ne tombe pas dans la fange, et qu'après tant de serviles bassesses de municipalités, de gouvernements, de journaux au magnanime empereur des Français, il surgisse au moins un noble fait qui parle d'unité, de conscience, de force propre. J'aiderai et je bénirai qui dirigera ce fait, puis je m'en irai mourir en Angleterre, où, du moins, j'ai des amis, et des amis constants. Si donc il veut, qu'il compte sur moi pour toute chose que je pourrai faire à l'appui, en me montrant ou non à son choix. Qu'il ne craigne pas que je veuille partager la gloire de l'entreprise ou la vie politique avec lui ou avec d'autres. À vous j'écris par impulsion de devoir, avec peu ou point d'espérance.

GIUS. MAZZINI.

Les deux colonnes de volontaires mobiles commandées par Roselli, à San Archangelo, sont plus que disposées parmi les soldats et les sous-officiers : elles suivraient un mot de Garibaldi.

Quel patriotisme de flamme ! Et comme ces nationalistes comprenaient bien la primauté de l'idée de patrie sur l'idée de parti ! Révolutionnaires, mais dévoués à l'Unité, ils n'hésitaient pas à écrire : « SI VOUS LA VOULEZ ROYALE, ROYALE. » Encore un coup, quelle leçon pour les nationalistes français !

II

Il n'est pas inutile de comparer à ces documents originaux le témoignage d'un écrivain libéral, avec qui nous avons peu d'idées communes, mais qui expose ce qu'il a vu, le comte d'Haussonville. À l'automne de 1905, il s'en revenait d'un séjour à Florence, qu'il n'avait pas traversée depuis quarante-trois ans. Quelques points de son article au Gaulois du 21 octobre compléteront heureusement la magnanime lettre qu'on vient de lire.

En 1862, date de mon premier séjour, l'unité italienne n'était pas accomplie, tant s'en faut. Venise était aux mains des Autrichiens. Partie des États pontificaux appartenait encore au Pape, qu'une garnison française protégeait dans Rome, et Turin n'avait pas cessé d'être la capitale de l'Italie. Le jeune royaume, né de la veille, était coupé en deux, et les plus graves doutes subsistaient sur sa durée. Cavour était mort… L'Italie traversait à l'intérieur des moments singulièrement difficiles. Tout l'ancien royaume des Deux-Siciles était livré au brigandage ; la misère sévissait dans l'Italie du Nord et dans les anciens Duchés. La crise économique et financière était intense, et la plupart des grands États de l'Europe assistaient, non sans quelque satisfaction, à ces débuts pénibles d'une monarchie qu'ils n'avaient pas encore reconnue. Aussi, parmi les hommes les plus sérieux et les plus dénués de parti pris, se discutait chaque jour la question de savoir si l'unité italienne durerait et se compléterait, ou si, au contraire, le fragile édifice ne s'écroulerait pas bientôt et si les matériaux qui avaient servi à l'élever ne seraient pas repris par leurs légitimes possesseurs.

M. d'Haussonville constate que l'Italie a, duré. Même il exprime la pensée qu'il n'y a plus rien à faire et que l'Italie une est « un fait définitif acquis à l'avenir autant que l'unité française, peut-être plus que l'unité allemande ». Quant à la crise économique,

l'Italie est également sortie de sa crise économique. Le cours de la rente italienne en fait foi. Le peuple est devenu plus laborieux et plus économe, bien que la déplorable institution de la loterie continue de le solliciter à gaspiller le produit de son travail. Partout on rencontre des caisses d'épargne et des sociétés coopératives. La mendicité a, sinon complètement disparu, du moins beaucoup diminué. L'administration fait de grands progrès ; la propreté des villes est suffisante ; la viabilité, excellente, au moins dans l'Italie du Nord et du Centre, et si l'exploitation des chemins de fer demeure invraisemblable, si les trains sont toujours en retard, les employés toujours en grève, et les wagons toujours sales, on peut espérer que cet état de choses s'améliorera… Enfin, la question des rapports entre l'État et l'Église qui, par la force des choses, s'est posée en Italie d'une façon si aiguë, est en voie d'arrangement, et on peut prévoir le moment où elle sera résolue dans la mesure où elle peut l'être. De là une grande pacification dans les esprits dont il est impossible de ne pas être frappé quand on lit les journaux des opinions les plus diverses. La différence de ton, surtout depuis le pontificat de Pie X, est frappante. Sans doute, les Italiens n'en demeurent pas moins avec leurs divisions, leurs difficultés : quel est le pays qui n'en a pas ? Mais aucun des problèmes intérieurs qui se posent devant eux ne semble insoluble et n'est gros de menaces pour l'avenir. On sent qu'ils constituent un peuple jeune, vivant, plein de confiance en lui-même, et cette confiance est justifiée. À qui compare, comme j'ai pu le faire, l'Italie d'il y a quarante ans, avec l'Italie d'aujourd'hui, une chose apparaît avec évidence : c'est que de toutes les contrées de l'Europe elle est celle où ont été réalisés les plus rapides progrès.

Comment les Italiens ont-ils réalisé ces progrès ? En faisant juste le contraire de ce que les Français ont fait depuis trente-cinq ans.

D'abord, ils ont choisi une dynastie à laquelle ils se sont attachés passionnément. Ils ont compris que le sentiment national avait toujours plus de force lorsqu'il s'incarnait dans une famille, et que, pour eux, en particulier, cette famille deviendrait le symbole de leur unité. Aussi Florentins, Napolitains, Romains même, sauf une minorité respectable, se sont-ils ralliés de tout cœur à cette dynastie savoyarde, qui est aujourd'hui la plus vieille famille régnante de l'Europe, et qui, depuis huit siècles, se préparait, suivant le mot d'un de ses princes, « à manger l'artichaut italien feuille par feuille ». Ils ont eu raison, car elle leur a toujours fourni, comme le disait Weiss de la dynastie capétienne, le juste roi au juste moment, tantôt un hardi batailleur comme le roi galant homme, tantôt un politique avisé comme Victor-Emmanuel II, sans parler d'une reine comme la reine Marguerite. C'est la maison de Savoie qui a fait l'Italie, comme c'est la maison de France qui a fait la France…

Puis, tant que leur unité n'a point été réalisée ils n'ont point pensé à autre chose. Bien qu'à nos yeux à nous, cette unité paraisse aujourd'hui complète, ce qui les a détournés, sauf pendant la période désastreuse où a dominé l'influence de Crispi, de la mégalomanie coloniale à laquelle s'abandonnent les autres peuples de l'Europe, et les en détourne encore, c'est la pensée qu'il y a un territoire italien qui, à leurs yeux à eux, n'est pas encore réuni à l'Italie. Je causais précisément un jour avec mon cocher de fiacre, ancien soldat, des affaires de l'Érythrée et des lamentables résultats de cette campagne coloniale. Il m'exprimait en termes énergiques les répugnances populaires pour les expéditions de cette nature ; mais tout à coup, et sans que je l'eusse provoqué, il s'écria : « Ah ! s'il s'agissait de l'Italia irredenta, ce ne serait pas la même chose ; il se lèverait des milliers de volontaires. » Cette ambition prochaine de racheter, peut-être, au fond, sans avoir envie d'en payer le prix, le Trentin et Trieste, couve, j'en suis persuadé, au fond de toutes les âmes italiennes, bien que leur diplomatie n'en convienne point, et elle les préserve des ambitions lointaines. En tous cas, si le territoire vénitien était encore occupé par les Allemands, ils demeureraient hypnotisés devant le quadrilatère. Nous, nous n'avons pas voulu demeurer hypnotisés devant la trouée des Vosges et nous avons cherché à nous consoler de la perte de l'Alsace et de la Lorraine en nous installant au Tonkin, à Madagascar, au Congo, au Maroc.

Enfin, dans l'œuvre, par plus d'un côté révolutionnaire, qu'ils ont accomplie, ils ont gardé certains ménagements, et, loin de poursuivre la révolution jusqu'au bout, ils s'efforcent au contraire aujourd'hui, dans la mesure du possible, de relever les ruines qu'ils ont faites. Je suis loin d'absoudre cette œuvre. Les procédés en ont été assez vilains, comme ceux de toutes les œuvres révolutionnaires, et on ne saurait oublier ni les manquements au droit des gens dont le gouvernement piémontais s'est, à l'origine, rendu coupable, ni les coups portés à l'Église, ni les blessures faites aux catholiques qui ont pris sa défense. Pour ne prendre qu'un point, la façon dont ils ont procédé vis-à-vis des congrégations a pu servir de modèle à nos radicaux dans leur dernière campagne, et ce qu'on appelait, dans la langue politique d'alors, les incamérations des biens conventuels, ressemble beaucoup à nos expulsions et confiscations françaises. La différence est cependant qu'en France la question des congrégations a été soulevée à plaisir par un ministre pour le moins imprévoyant dans un pays qui n'y pensait pas, tandis qu'en Italie elle s'imposait et qu'il était vraiment difficile d'y laisser subsister les latifundia que certaines communautés possédaient.

De plus, l'opération en elle-même, pour discutable qu'elle fût, n'a pas été opérée avec la brutalité, on pourrait dire la sauvagerie avec laquelle elle a été opérée en France. Dans un grand nombre de couvents confisqués, les moines, réduits à un petit nombre, ont été constitués gardiens et séquestres des biens qu'ils possédaient jadis et continuent d'en faire les honneurs aux visiteurs. À la chartreuse du Val d'Ema, près de Florence, c'est un chartreux à barbe grise qui vous montre les tombeaux de Donatello ; à Monte-Oliveto, c'est un olivetain, en froc blanc et noir, qui vous explique les fresques de Sodoma. Le pittoresque y gagne, et non pas seulement le pittoresque, mais aussi la liberté des cultes, car les chapelles de ces couvents n'ont point été fermées. La messe n'a pas cessé d'être célébrée, et les paysans des environs continuent d'y venir.

Une législation suffisamment libérale permet d'ailleurs aux congrégations de se reconstituer peu à peu dans des couvents qui leur appartenaient autrefois et qui ont été rachetés pour leur compte par des sociétés pieuses. Ils y recrutent librement des novices. Au couvent de l'Osservanza, près de Sienne, c'est un tout jeune moine, un moinillon, aurait dit Rabelais, avec une figure candide et des yeux magnifiques, qui nous a montré l'admirable della Robbia, gloire de ce couvent, et il nous a dit que les maisons de son Ordre étaient au nombre de quarante-trois. Ainsi, les disciples de François d'Assise peuvent encore promener en Italie la robe brune de leur saint fondateur et fouler de leurs pieds nus garnis de sandales les trottoirs des rues où circulent les tramways…

De même, si les maîtres des écoles publiques sont, autant que je puis savoir, généralement laïques, la législation n'interdit point de confier à des congrégations les écoles privées. Rendant visite, aux environs de Florence, à un grand seigneur romain, dans les veines duquel coule du sang français, et qui habite la demeure patrimoniale des Médicis, je n'ai pu voir sans envie une école libre tenue par sept sœurs de Saint-Vincent de Paul. Quand on pense que cet Ordre si français peut enseigner en Italie, où, de tous côtés, on s'adresse à lui, et qu'il ne le peut plus en France, on se sent, en face de ces étrangers, partagé entre la confusion et la tristesse.

Dans un autre ordre d'idées, les Italiens se rattachent par les souvenirs à ce passé, dont ils ont cependant supprimé les institutions, et ils s'efforcent de le marier au présent. Quand ils ont débaptisé certaines places ou certaines rues pour les appeler place de l'Indépendance, via Victor-Emmanuel ou via Cavour, ils ont eu soin d'inscrire l'ancien nom au-dessous de la plaque nouvelle. Je ne sache pas qu'à Paris on ait fait la même chose pour la place si sottement baptisée place des Vosges. C'est qu'ils demeurent fiers de ce passé, dont ils sentent que l'éclat rejaillit sur eux, et ils ne coupent pas en deux leur histoire nationale : avant et après le Risorgimento, comme certains historiens coupent en deux notre histoire : avant et après la Révolution, décriant le passé pour mieux glorifier le présent. Leurs historiens à eux savent parfaitement que leur XIVe et leur XVe siècles, qui furent pour l'art une époque si brillante, furent aussi un temps de désordre et souvent de crimes, souvent aussi ensanglanté par des guerres. Mais ils ne s'avisent point à cause de cela de qualifier cette époque « d'époque barbare », car ils pensent avec raison qu'il faut pardonner certaines erreurs à un siècle qui a enfanté des chefs-d'œuvre. Aussi, les jeunes générations sont-elles élevées dans le culte, et non point dans la haine et dans le mépris du passé. Ceux qui ont charge de les former estiment que la meilleure manière d'entretenir chez elles l'amour de la patrie, c'est de leur apprendre à l'aimer dans les siècles antérieurs à celui qui les a vus naître et que les entretenir dans cette admiration un peu aveugle est le plus sûr moyen d'éviter la crise du patriotisme à l'école 25.

III

M. d'Haussonville avait abordé le point de vue économique sans toucher à la question sociale ni à l'agitation socialiste. Si l'on en jugeait par les imprécations d'Amilcare Cipriani, dans L'Humanité de Paris, le socialisme italien aurait adopté une attitude véhémente et farouche à l'égard de la Maison de Savoie. Toutefois, au moment de la mort du socialiste Andrea Costa, qui, en 1873 et 1874, en 1876, 1877, 1878, 1880, 1889, avait subi d'innombrables mois de prison pour des faits de conspiration continuelle, mais à qui tous les partis ont fait des funérailles « officielles, et quasi triomphales », Le Temps du 28 janvier 1910 disait dans son Bulletin de l'Étranger :

Il n'est pas, dans l'histoire de l'Italie moderne, de phénomène plus curieux que l'évolution du parti socialiste et c'est parce qu'elle éclaire cette évolution que la vie d'Andrea Costa offre un intérêt plus général encore que personnel. Quand, il y a trente ans, Costa passait de prison en prison, le socialisme apparaissait comme un groupement de subversion, incapable à tout jamais de participer, soit directement, soit indirectement, à l'exercice du pouvoir. Aujourd'hui, c'est un parti organisé, qui pèse dans la balance du parlement, qui influe sur le sort des ministères, qui discute et qui transige. Combien loin déjà le temps où Cavallotti, Imbriani et Costa lui-même, dans le pittoresque naïf d'une tenue où la longueur de leurs chevelures, l'ampleur de leurs chapeaux et l'éclat de leurs cravates passaient pour un symbole de hardiesse intellectuelle, effaraient le « bourgeois » de leurs outrances révolutionnaires !

Aujourd'hui, les socialistes italiens sont, pour la plupart, des gentlemen corrects, que la lutte des classes ne détourne pas d'une existence pratique et mesurée, qui débattent à la Chambre les intérêts de l'État, qui exercent souvent dans les grèves une influence conciliatrice, qui se résignent aux dépenses militaires ; qui les justifient même et qui, aux heures de crise ministérielle, donnent, par l'organe de leurs journaux, de respectueux conseils à Sa Majesté le roi…

Tel a été le cas, tout récent, d'Enrico Ferri, faisant une conférence devant le roi et le saluant du titre de Majesté.

Appendice VII
Le comte Tornielli

S'il est vrai que le cabinet Waldeck-Rousseau fut en partie constitué par l'Italie, l'ambassadeur ne laissa pas oublier ses services…

Comment ce crispinien, respirant la haine de la France, au point d'avoir osé signifier aux gouvernements de Casimir-Perier et de Félix Faure qu'ils avaient en Europe un rang de parvenus, comment, deux ans plus tard, ce gallophobe de profession avait-il pu être agréé à Paris ?

Mystère, et intrigue maçonnique peut-être. Peut-être aussi, la tension causée par le premier procès Dreyfus entre les puissances tripliciennes et le quai d'Orsay explique-t-elle notre capitulation. Après ce coup d'éclat de 1894, nos ministres modérés tenaient-ils à se montrer souples ? La politique d'entente allemande avait rencontré une pierre d'achoppement ; il fallait établir qu'on ne voulait pas élever de hautes murailles. Ce désir de sagesse peut paraître assez naturel chez des hommes que le souci de l'honneur n'a jamais étouffés. Une chose est certaine : dès le premier jour, le Vieux Parti républicain – juifs, protestants, maçons, métèques – fit sa cour à celui qui l'avait traité de si haut. La raison de cette attitude tenait également au secret de l'Affaire. On venait de dégrader Dreyfus ; Dreyfus avait trahi pour le compte d'un ami de l'attaché militaire Panizzardi ; Panizzardi avait tenu le rôle d'honnête courtier et, dès le lendemain de la condamnation, la révision du procès avait été mise à l'étude: impossible d'aboutir sans le patron de ce Panizzardi, sans Tornielli…

Pendant les trois ans qui suivirent, l'ambassadeur d'Italie manœuvra de manière à ne pas s'aliéner les divers cabinets modérés en fonction ; mais favorisa de son mieux les intrigues des gens qu'il tenait en réserve pour le gouvernement de demain. Il se montrait ainsi le digne concitoyen de Cavour et des grands hommes de l'Unité. Leur valeur militaire est plus que discutable, leur marine ne s'est distinguée qu'à rebours : leur diplomatie fut de premier ordre, comme le prince qu'elle servait, comme l'idée que servait le prince. Jamais peuple n'aura mieux profité des fautes de ses rivaux. Ce que l'on avait vu entre 1855 et 1870 se reproduisit en 1898. Dès que les amis de l'ambassade furent maîtres de la France, l'ambassadeur organisa l'invasion économique, la pacifique pénétration qui, en dix ans, nous a recouverts de produits agricoles et industriels italiens. Les concessions et arrangements obtenus du cabinet précédent furent exploités à fond. Les secrets décisifs qu'il avait en dépôt le rendant maître du personnel au pouvoir, Tornielli imposa tout ce qu'il désirait. Bientôt, il fit signer de nouvelles facilités. Puis un traité d'arbitrage. Enfin, toujours par lui, l'Italie conduisait M. Loubet à Rome, le brouillait avec le Saint-Siège, nous acculait à la séparation, qui, pratiquement, nous chassait de l'Orient latin. La même année, nous devenions les vassaux de Londres.

Et, tandis que baissait ainsi notre fortune, celle des Italiens de Paris s'élevait. Le vieil ambassadeur pouvait s'apercevoir d'année en année que Paris devenait colonie italienne. En prenant pour centre l'horloge du carrefour où se rencontrent les rues de Richelieu et Drouot, il pouvait compter dans un rayon de quelques centaines de mètres plus d'une douzaine de restaurants italiens ; il en existait deux pour tout Paris en 1898. Depuis 1900 abondent les boutiques où l'on ne vend rien que le riz, les olives et la charcuterie de la péninsule. Ces denrées italiennes, autrefois simples amusements d'amateurs, sont entrées dans la consommation générale. Des bureaux de la rue de Grenelle jusqu'aux boulevards étincelants de vitrines timbrées à l'écu de Savoie et pavoisées aux trois couleurs de son pays, l'ambassadeur voyait vivre et grandir son œuvre. Il se redisait que le comte Joseph Tornielli Brusati de Vergano avait bien mérité de sa jeune patrie. Paysans, négociants, ouvriers, chefs d'industrie, lui devaient autant de reconnaissance que son roi pour ce résultat économique d'une bonne diplomatie.

Il y a de bons diplomates sous tous les régimes : on ne les utilise que dans les États organisés fortement, aristocraties nationales ou monarchies.

Appendice VIII
La gestion extérieure de l'ancien Régime d'après M. Étienne Lamy

Si Louis XIV avait eu quatre ou cinq successeurs réguliers…

Monsieur Étienne Lamy a publié, dans Le Correspondant du 25 septembre 1905, à propos de La Question d'Égypte de M. de Freycinet, un bien curieux et bien remarquable article. Il serait désolant de gêner cet ancien chef du catholicisme républicain, en s'attachant à exagérer la portée de ses paroles, mais, enfin, de sa part, les observations qu'on va lire paraissent bien manifester de profondes désillusions quant à la valeur intrinsèque du régime.

M. Étienne Lamy n'est pas un rallié, à proprement dire, bien qu'il ait, en 1898, présidé aux élections du ralliement. C'est un républicain d'origine. Une évolution monarchiste lui serait plus facile qu'à d'autres, il n'aurait point à se dédire pour la seconde fois.

Je relèverai, tout d'abord, quelques lignes pénétrantes sur Gambetta, auquel M. Lamy s'était rallié dans l'affaire des 363. Le dernier conducteur de la démocratie pouvait-il la diriger convenablement en Europe ? M. Lamy répond :

Le régime dont il est issu ne lui a appris ni la familiarité avec les gouvernements, d'où naissent les confidences, la divination et la plénitude des renseignements, ni l'habileté à manier en les mêlant les fils multiples de la diplomatie, ni l'art de trouver dans les forces ambiantes les auxiliaires des desseins nationaux.

Plus loin, l'opinion est appelée (p. 1185 du Correspondant) « la grande distraite ». Au contraire, le pouvoir suprême, « la nature de ce pouvoir », c'est-à-dire la faculté de gouverner seul, bénéficie, même chez un Napoléon III, d'une appréciation favorable. Le gouvernement de Juillet est jugé inférieur aux dynasties européennes, faute de traditions et par la faute des révolutions, etc.

Mais, tout ceci n'est que préparation. Ce qu'il faut lire et retenir, c'est le témoignage apporté par M. Lamy à la constitution de l'ancienne France, c'est l'explication qu'il fournit de la bonne gestion des Affaires étrangères sous la royauté. Depuis que le Comité de salut public déclarait que « le département des Affaires sous la monarchie était le seul bien administré », en ajoutant que, « depuis Henri IV jusqu'à 1756, les Bourbons n'ont jamais commis une faute majeure 26 ! », on n'a rien écrit de plus fort, de plus net ni de mieux rassemblé sur ce magnifique sujet :

Sous l'ancien régime, un monarque héréditaire veillait sur les intérêts durables, sans demander conseil aux égoïsmes viagers de ses sujets. Son rang parmi les rois était fixé par le rang de son royaume parmi les États. Ce n'était pas une garantie pour le repos des peuples, c'était une sûreté contre l'oubli de leur grandeur.

La fortune de chaque État trouvait le principal de ses facilités ou de ses obstacles dans les dispositions des autres couronnes. C'est donc au dehors que l'attention du souverain était naturellement appelée. S'y ménager des amitiés par les alliances de famille, y surveiller les intentions et les préparatifs des cours par une diplomatie attentive et, quand il y avait lieu, corruptrice, tenir un marché perpétuel de combinaisons où s'échangeaient les concours et, par un travail continu, éliminer de ses desseins l'ignorance et de ses entreprises le hasard, voilà parfois « le secret du roi », toujours le devoir du roi.

Il y avait une opinion publique, mais elle n'était pas faite par la multitude. Celle-ci ne se reconnaissait pas compétence sur la politique, de toutes les sciences la plus complexe, et recevait docile ses pensées de trois aristocraties : l'église, la noblesse et cette bourgeoisie qui, sous le nom de Tiers État, administrait les villes, exerçait les professions libérales et dirigeait les métiers. C'est à elles que les rois donnaient la parole dans les circonstances extraordinaires où ils consentaient à recevoir des avis en même temps que des subsides ; c'étaient elles qui, par l'action de l'enseignement, de l'exemple et du prestige, étaient les évocatrices perpétuelles d'une plus grande France.

L'élite des bourgeois avait le souci d'étendre sa richesse en étendant ses marchés. Ces hauts arbitres de nos intérêts commerciaux savaient, dans les cités, gouvernées par eux, préparer au loin et de loin l'avenir. Non seulement les hardis armateurs de la Manche et de l'Océan avaient, les premiers, poursuivi la fortune jusque sur la côte occidentale d'Afrique, pris, peu après les Espagnols, pied sur le sol américain, aux Antilles, au Canada, exploré le Mississippi, occupé la Louisiane ; non seulement le haut commerce de Marseille, plus ancien et plus puissant encore, dominait sur toutes les côtes de la Méditerranée et, associé à la puissance de l'État, nommait et payait les consuls dans tout le Levant ; mais les grandes places de commerce, Lyon, Paris, Rouen, gouvernées de même par les « notables », les plus intelligents des intérêts généraux, s'associaient à ce trafic international et travaillaient à multiplier les rapports entre la métropole et les colonies.

La noblesse, guerrière de race et réduite par la monarchie absolue aux services de l'épée, était toujours prête à conquérir les colonies ou à les défendre. Outre que la guerre était l'industrie des gentilshommes, les possessions d'outre-mer offraient aux cadets la chance d'obtenir des terres et des emplois. Le concours des nobles secondait donc, toujours fidèle, toujours impatient, le dessein des rois, et souvent les gentilshommes n'attendaient pas l'invitation royale pour courir les fortunes d'outre-mer. Tantôt solliciteurs de privilèges qui leur assuraient le gouvernement de terres à découvrir ou à occuper, tantôt se fiant à eux seuls pour tirer les meilleures chances de l'inconnu vers lequel se tendait leur voile, ils employaient les années trop calmes aux explorations hardies et fécondes, où nombre d'entre eux ont illustré leur nom. Et l'exemple, donné par une caste dont la France était fière, entretenait dans toute la nation un certain goût d'aventures, quelque curiosité des contrées lointaines, l'admiration pour le courage.

L'Église, universelle par sa vocation, montrait à la plus vieille des races chrétiennes les autres races répandues sur toute la terre, rappelait à la sœur aînée la tâche de justice, de tutelle, d'amour envers les sœurs plus jeunes, plus faibles, encore enténébrées de barbarie, et par-dessus toutes les frontières élevait l'autel unique, symbole de la misère et de la dignité communes aux enfants du même Dieu. Cette conscience du devoir avait été assez puissante pour jeter en Asie, par l'élan des croisades, le peuple d'Europe le plus attaché à son sol. Quand les croisades eurent pris fin, elle se continuait plus parfaite par ces vocations qui portaient une partie de notre sacerdoce hors de la terre natale et avec le dévouement d'une seule race suffisait presque à l'évangélisation du monde. Elle avait ouvert, outre le Levant de la Méditerranée, l'occident de l'Afrique, le nord de l'Amérique, l'Inde, le Siam, l'Annam, la Chine, au christianisme et à la France, et marquait d'avance à nos trafiquants et à nos soldats les places de nos conquêtes.

Grâce à cette hiérarchie sociale et à ses influences concordantes, un témoignage perpétuel était rendu à la mission de la France dans le monde par tous ceux dont les paroles et les actes avaient autorité. La foule qui, réduite à ses propres idées, les eût tenues closes dans l'étroite enceinte des intérêts quotidiens, recevait, par l'enseignement de ses chefs, l'intelligence d'une vie plus vaste, de doctrines plus nobles, s'élevait à un idéal de gloire nationale, avait une vision des sacrifices dus par chaque être aux autres, par chaque génération à la race, par chaque race au genre humain.

Sans doute, les rois eux-mêmes et leurs auxiliaires apportaient à l'œuvre leur caractère de Français : l'allure de leur sagesse n'était pas régulière. Dans les monarchies absolues, tout vice du souverain, s'il amoindrit chez ce maître la volonté saine qui est la garantie des sujets, devient un malheur public. Mais, malgré le désordre de ces mouvements, l'équilibre de notre fortune finissait toujours par se rétablir, tant étaient efficaces et stables les institutions. Leur puissance réparatrice apparut encore la veille du jour où elles allaient disparaître. L'initiative des Français, donnant à la mère-patrie deux royaumes d'Amérique et d'Asie, le Canada et les Indes, a travaillé en vain pour le roi qui s'amuse. Louis XV, qui n'a pas aidé à leur conquête, n'a employé sa prérogative qu'à les abandonner et n'a pas plus pleuré leur perte que la mort de Mme de Pompadour. Mais pour que tout soit remis en sa place, il suffit que le roi reprenne la sienne. Avec Louis XVI, la tradition de notre politique se renoue comme d'elle-même. Nos armes prennent contre l'Angleterre une revanche coloniale, en aidant à l'émancipation des États-Unis. Nos flottes obtiennent l'avantage sur les flottes britanniques. Avec ces forces reconstituées renaît l'espoir secret de Henri IV, de Louis XIII et de Louis XIV, qui, tout en maintenant au jour le jour le pacte des Valois avec l'islam, rêvaient de revenir à la politique des Capétiens et de partager entre la chrétienté l'empire ottoman. Les anciens pourparlers recommencent avec la Russie et l'Autriche pour fixer les prétentions de chacun sur l'immense dépouille. La part reconnue à la France par les chancelleries étrangères est la Syrie et l'Égypte, d'où sera reprise l'Inde. La France assemble sans précipitation toutes ses chances et attend, prête et attentive, l'occasion de cueillir au moment propice le beau fruit qui mûrit pour elle.

C'est alors que la Révolution détruit l'ancien régime et que commence notre impuissance à en établir solidement aucun autre.

On n'a pas exposé plus clairement les fonctions vitales de l'ancien État. Oh ! sans doute, M. Étienne Lamy peut ensuite se reprendre ou se dérober par quelque formule de fatalisme mystique, comme il en court un peu partout de nos jours : « La Monarchie est morte, vous ne la ressusciterez pas. » Mais ce sont là des mots qui ne signifient rien. Les réalités comptent seules. Une réalité bien constatée, une réalité vivante et agissante, – une force, donc, – c'est l'article du Correspondant. Il n'y a qu'à l'utiliser dans notre propagande, d'où s'élancera tôt ou tard, sous la pression des circonstances, un état d'esprit royaliste, à la faveur duquel la Monarchie démontrera sa subsistance et sa puissance en reparaissant.

Appendice IX
« Dans cent ans »

Une partie de l'univers s'unifie, mais une autre tend à se diviser, et ces phénomènes de désintégration, comme dirait Herbert Spencer, sont très nombreux. Notre ami Frédéric Amouretti avait profondément étudié ce point de vue.

J'avais résumé quelques-uns des travaux d'Amouretti (si largement corroborés depuis) dans la Revue hebdomadaire du 20 août 1892, à propos du livre de M. Charles Richet : Dans cent ans. M. Richet ne prévoyait que l'unification croissante de la planète. Je lui répondais avec la timidité de mon âge :

Le monde tend à l'unité, dit-il à un moment, et je préférerais qu'il s'en tînt à paraphraser cette belle hypothèse platonicienne. Mais il la traduit en tableaux historiques et géographiques qui me désolent. L'unité de M. Richet tuera les langues, les nations et toute la variété de l'univers. Au pambéotisme qui nous régit, M. Richet fait succéder un panyankeesme abominable. Mais les statistiques dont il se sert donnent une envie folle de le combattre. Il ne serait point difficile de rassembler contre ces demi-certitudes un ramassis de demi-certitudes équivalentes. Par exemple, un poète, qui ne penserait point que l'unité fût bien souhaitable en ce monde ou qui n'admettrait ce règne de la monade que dans les systèmes supérieurs des sciences ou dans les figures de l'art, un poète pourrait répondre, et, selon moi, sans trop de désavantage, aux savants arguments de M. Richet.

Il dirait :

Sans doute, mon cher maître, le monde futur est destiné à voir se raccourcir l'espace et s'abréger le temps. La vapeur, l'électricité, ne peuvent manquer d'aboutir à multiplier les rapports des hommes et des nations. Mais cela veut-il dire que les signes distinctifs des races soient plus proches d'être effacés? Les nations seront-elles plus portées à confondre leurs langues et à noyer au même flot leurs souvenirs ? Laissez-moi n'en rien croire.

Une observation superficielle permet seule de dire que le voisinage et, pour ainsi parler, le frottement des individus amoindrissent les différences qui les séparent. Nulle part les distinctions nationales ne sont mieux affirmées que parmi les populations des frontières qui se trouvent pourtant en relation continuelle de voisinage et de parenté. L'exemple de l'Alsace est assez éclatant… Les peuples qui se détestent le plus sont ceux-là mêmes qui se fréquentent le plus.

La raison en est simple. Les rencontres fréquentes multiplient les occasions où l'on voit s'accuser profondément les traits particuliers de chaque sensibilité et de chaque pensée. On se connaît. La connaissance est loin d'envelopper nécessairement l'amitié. Paul Bourget, qui visite un peuple par saison, a déjà remarqué que ces fréquentations où nos cosmopolites ont fondé tant d'espoir ont plutôt compromis l'idée qui leur est chère. « Plus j'ai voyagé, écrit-il dans ses Sensations d'Italie, plus j'ai acquis l'évidence que, de peuple à peuple, la civilisation n'a pas modifié les différences radicales où réside la race. Elle a seulement revêtu d'un vernis uniforme les aspects extérieurs de ces différences. Le résultat n'est pas un rapprochement. » Il pourra bien être créé une langue internationale, la lenga catolica d'Alberto Liptay ou le célèbre volapük, qui rendra les mêmes services que rendait le latin aux voyageurs du moyen âge (car on sut, en ces jours de pèlerinage incessant, unir le particularisme à cette large bienveillance internationale sans laquelle il n'est point de haute intelligence ni de profondes conceptions) ; les savants pourront adopter, comme les diplomates et comme nos marins sur les Échelles du levant, un idiome à leur usage : cela sera commode, profitable et sensé. Mais qu'à la suite de ces conventions on doive ravir aux peuples leur langage et qu'il y ait, de notre temps, des raisons légitimes de s'attendre à ce rapt, voilà qui semble contredit par tout ce que l'on sait de l'histoire contemporaine.

Voyez plutôt ce qui se passe dans ces États-Unis 27, pour lesquels vous rêvez un avenir si merveilleux et desquels vous prédisez avec assurance : « Dans l'Amérique du Nord, on parlera anglais. » Êtes-vous bien certain que toutes ces populations s'y doivent servir de l'anglais ? La vérité est qu'il se reforme là-bas une sorte de vieux continent et que les immigrants y parviennent à retenir tous leurs traits nationaux. Les Français du Canada, si fidèles à leur parler, envahissent les États du Nord, ceux-là mêmes qui forment la Nouvelle-Angleterre, premier berceau de l'Union, et leurs minorités sont si compactes et si solidement organisées qu'ils ont pu, dans le Maine, faire élire deux sénateurs et quatre députés de leur langue.

Les Allemands, dont on vantait jadis la facile assimilation, se sont groupés dès qu'ils en ont trouvé le moyen. Ils pullulent dans les États du Michigan et du Wisconsin. À Chicago, leur nombre est supérieur à celui des Américains de naissance. À Milwaukee, où il est question de fonder une université allemande, ils étaient naguère maîtres absolus du gouvernement ; il est vrai qu'ils ont été récemment battus aux élections municipales, mais par des Polonais tout aussi particularistes. Ils ont sept cents journaux. Il y a dans l'Union américaine trois États dans lesquels l'enseignement de l'allemand est obligatoire au même titre que celui de l'anglais. Les congrégations luthériennes allemandes sont distinctes des autres. Les catholiques allemands ont leurs paroisses spéciales, et leur Société de Saint-Raphaël, qui a tenu en échec le zèle un peu brouillon de l'évêque irlandais de Minnesota, ne cesse d'exiger de Rome que l'épiscopat ne soit point choisi uniquement dans le clergé de langue anglaise. C'est l'idée religieuse qui organise, on le voit, la solidarité nationale. Les Danois, les Suédois, les Norvégiens, au nombre d'un million, ont leurs congrégations particulières et leur organisation ecclésiastique séparée. Les Hongrois, fort nombreux autour des mines de pétrole de la Pennsylvanie, forment également un noyau résistant. Les Italiens commencent à se serrer de même, et ils ont obtenu de Rome l'envoi d'un clergé qui fît résonner le si. – Un César ne dissoudrait point tant de forces agglomérées. Si les pouvoirs américains s'en montrent soucieux, ils n'ont tenté rien jusqu'ici contre ce mouvement qu'ils sentent plus fort que tout.

Mgr Ireland semble vouloir serrer les liens de l'Union. Il a pu faire décréter au concile de Baltimore « le catéchisme unique » pour toute l'étendue des États-Unis. Mais, peut-être un peu malgré lui, les Pères ont ordonné que ce catéchisme fût traduit en français, en italien, en allemand, en espagnol, en portugais, en polonais, en hongrois, en tchèque et dans les langues indiennes…

Un semblable spectacle doit assurément préparer à l'Amérique des destins très particuliers ou tout à fait pareils aux destins de la vieille Europe. Ou ces nationalités distinctes iront s'accentuant, se différenciant jusqu'à l'inimitié – et ce sera le démembrement de la plus puissante unité ethnique de l'avenir. Ou, sage, instruit par nos expériences européennes de la vanité des discordes et, par ses souvenirs, des bienfaits de l'union dans la liberté, le peuple américain élargira les bases de sa constitution et formera une sorte d'Europe nouvelle, apaisée et harmonisée par une habile entente du principe fédératif, tous les instincts, toutes les langues étant, plus qu'aujourd'hui, livrés à leur propre vertu… Et, cher maître, dans les deux cas, votre cité des hommes et cet unitéisme dont vous ne doutez point semblent s'évanouir du pays des probables où vous avez voulu un moment les placer…

Le divorce de la Suède et de la Norvège, les mouvements sécessionnistes qui n'ont pas cessé d'agiter l'Empire ottoman, la fédération australienne, la fédération de l'Afrique du Sud, les progrès du mouvement autonomiste en Égypte, la résistance de l'Alsace-Lorraine et de la Pologne prussienne aux entreprises de germanisation, le mouvement catalaniste à demi triomphant sous le ministère Maura, le retour accentué de l'esprit public français au sentiment provincial, mille autres faits contemporains peuvent témoigner que la centralisation et l'unification sont loin d'être fatales, que les tendances à la désintégration abondent par tout l'univers et que Frédéric Amouretti ne se trompait pas en montrant que l'œuvre du XIXe siècle n'avait pas été purement et simplement une évolution régulière de tous les peuples vers l'unité.

Appendice IX bis
Les puissances de l'avenir

Dans les premières années du XXe siècle, un écrivain qui fit le tour du monde pour le compte du Temps, M. Gaston Donnet, a ratifié purement et simplement les vues d'Amouretti et les nôtres : il admettait la coexistence future de quelques grands empires avec une poussière de principautés et de républiques, ainsi qu'on peut le voir par mon article du 1er mai 1904, à la Gazette de France, que je reproduis textuellement ci-dessous tel qu'il parut à une époque où pas une ligne de Kiel et Tanger n'avait été écrite.

Je crois bien que M. Gaston Donnet est ce journaliste républicain qui reçut trente mille francs de M. Adrien Hébrard pour faire le tour du monde et en publier ses impressions dans Le Temps. Le journal de route de M. Donnet paraît arrêté pour le moment au Chili, et quelques-unes de ses remarques sur la constitution et la destinée de cette république nous avaient paru bien frappantes par leur extrême concordance avec les doctrines historiques et politiques qui ont servi de bases à l'Enquête sur la Monarchie 28. Il n'y avait pas de quoi s'étonner ; pourquoi les renseignements de l'histoire de l'ancien monde seraient-ils démentis par la géographie du nouveau ? M. Gaston Donnet regardait, observait avant d'écrire et de construire, et c'est de la méthode d'observation que nos maîtres se sont constamment inspirés.

Mais voici qui est plus amusant. Publiant (où ? mais dans L'Aurore !) un sommaire des conclusions générales de son voyage, qui pourra servir d'épilogue à l'Itinéraire de Paris à Paris via Pékin et Santiago, M. Gaston Donnet en arrive à développer certaines vues d'avenir dont les plus différentes concordent avec toutes les inductions que nous avons faites cent fois, sans en choquer directement aucune. Étrange leçon des voyages ! Le rédacteur de M. Hébrard, qui devient collaborateur de M. Clemenceau 29, rapporte, en manière d'album, à son double public, public dreyfusien modéré, public dreyfusien radical, les idées de L'Action francaise. Que ne sommes-nous aussi riches que M. Hébrard ! Nous mettrions tous les ans deux ou trois bourses de voyage à la disposition des républicains distingués. Ces messieurs se formeraient le long de la route. Au retour, un léger coup de pouce leur donnerait figure d'excellents royalistes.

M. Gaston Donnet a exposé en quatre articles ce que sera, ou pour mieux dire, ce que pourra être le monde dans cent ans. Les trois premiers sont consacrés à l'hypothèse qui se présente d'abord à l'esprit, car elle s'accorde avec le mouvement qui paraît le plus général. Comme dirait M. Anatole France c'est l'hypothèse qui « prolonge la courbe commencée ». Nous voyons se développer un impérialisme effréné. Donc l'impérialisme triomphera partout ! Nous voyons se former de grandes unités ethniques. Donc ces grandes unités se maintiendront ; il s'en formera d'autres, et de plus en plus grandes ! C'est ce qu'un disciple de Spencer peut appeler, dans un langage affreux, l'intégration européenne et universelle. « L'Angleterre, l'Allemagne, la France, les États-Unis, la Russie s'empareront du monde entier et l'exploiteront comme une ferme. » Tous les cerveaux de formation sémitique, dominés par l'idée de l'unité, ou encore tous ceux que hantent d'inopportunes réminiscences mathématiques, se placent naturellement à ce point de vue.

Les vrais Européens, les vrais occidentaux y répugnent : ils savent ce que c'est que la prévision politique. Une chose est constante en histoire, c'est la merveilleuse inconstance des « tendances » les plus prononcées, des « séries » les mieux définies. L'historien, le critique savent qu'une formule est interdite à qui interroge l'avenir : la formule de plus en plus. Elle n'est jamais vraie. Les choses ne se développent jamais que jusqu'à un certain point. Et à ce point, c'est tantôt un retour brusque, tantôt une dégression lente, tantôt une déviation qui peut être également insensible ou très prononcée.

Dès lors, la prévision n'est plus affaire de calcul. Il ne s'agit point de continuer une courbe, mais de se livrer au plus délicat travail d'appréciation et de conjecture. On interroge non seulement le nombre et la masse des phénomènes, mais leur force (si variable !) et leur qualité (si mystérieuse) en vue de former, non une réponse unique en forme d'oracle, mais un faisceau de réponses conditionnelles destinées à suggérer un ensemble de précautions. De telles réponses, à multiples détentes, renseignent médiocrement sur ce qui sera. Elles proposent ce qui pourra être. Elles excluent ce qui, à la réflexion d'un esprit pratique et sensé, ne paraît ni viable, ni seulement possible.

M. Gaston Donnet exclut de la sorte l'hypothèse des grandes intégrations futures et des unités maîtresses du monde. « Il est impossible d'y croire », dit-il rondement, et il dit pourquoi. Un vaste mouvement désintégrateur s'accomplit partout. M. Gaston Donnet l'appelle individualiste. C'est un terme mal employé. Nous dirions, nous, « nationalistes ». Mais le nationalisme de l'avenir ne sera pas très étendu. Les relations entre peuples pourront s'accroître, par le mouvement naturel de la science, des industries, du commerce : il ne se formera pas un sentiment international comme il s'est formé des sentiments nationaux, et ceux qui le croient sont les dupes de la figure géométrique donnée à la succession des faits historiques.

De ce que l'homme est allé de la famille à la cité et de la cité à l'État, il ne s'ensuit en aucune manière qu'il ira de l'État à la fédération d'États et à l'unification de la race humaine. Nous ne cessons de dire et d'écrire depuis cinq ans que l'unité du genre humain, loin d'être en progrès, est en décadence. Le genre humain est moins uni que sous Titus, où toutes les races civilisées se groupaient sous les mêmes faisceaux. Le genre humain est moins unifié que du temps de saint Louis, où toutes les couronnes chrétiennes étaient fédérées sous la tiare. La Réforme du seizième siècle et en conséquence la guerre de Trente ans ont constitué les nationalités comme autant de schismes.

Encore subsistait-il une Europe. Depuis la Révolution et l'Empire, il n'est plus d'Europe et le mouvement des nationalités qui a unifié l'Allemagne et l'Italie, a décidé ou préparé bien des scissions. Sans compter que la Belgique s'est séparée de la Hollande, que la Serbie, la Grèce, la Roumanie, la Bulgarie et le Monténégro ont quitté l'Empire ottoman, il est facile d'observer sur tous les points de l'Europe les différences qui se creusent entre nationalités, entre races: Catalogne et Espagne, Irlande et Angleterre, Suède et Norvège 30, Finlande et Russie 31, et, tandis que la petite Belgique est elle-même travaillée par les tiraillements entre Wallons et Flamands, la grande Autriche souffre de querelles autrement graves entre les trois ou quatre éléments qui la constituent, germaniques, slaves, magyars et latins. La forte Allemagne commence elle-même à s'apercevoir, malgré l'orgueil de ses grands rêves presque accomplis, qu'un Poméranien diffère d'un Bavarois, et un catholique rhénan d'un saxon protestant. Cet État merveilleusement décentralisé éprouve d'obscures poussées de séparatisme. Que dire de l'immense et disparate Russie !

M. Donnet fait une induction trop rapide et, à mon goût pleine de périls, lorsqu'il déclare que « la critique sociale » a tellement diminué « l'idée de pouvoir » que les pays de pure formation dynastique sont appelés à disparaître. Le pouvoir n'est pas une idée, c'est un fait, et l'on croit à ce fait quand il se fait sentir, et toute la critique sociale du monde ne peut rien contre la force d'un conquérant. Dire qu'il n'y aura plus de conquête ni de conquérant, c'est ne rien dire et tomber dans la même erreur que ceux qui vaticinent le développement régulier et simultané de la politique de conquête dans cinq ou six grandes puissances à la fois. Des impérialismes menaçants se ralentiront tout d'un coup (par exemple, peut-être celui de la Russie). D'autres, inattendus, se feront jour soudainement et croîtront avec une vitesse inopinée.

C'est le train normal de l'histoire. La Prusse n'était rien, au milieu du règne de Louis XIV, et ce qu'elle paraissait être en 1865, après le grand Frédéric et après Blücher, pouvait bien inquiéter l'Autriche et la France non leur donner l'idée précise des progrès foudroyants accomplis pendant les cinq années qui suivirent. Des nouveautés nombreuses sont promises à nos neveux. Je doute que l'avenir change rien au rythme insaisissable de ce jeu d'intérêts et de passions utilisés par les intelligences et par les volontés.

La guerre subsistant, il y aura toujours des chefs de guerre.

La famille subsistant (M. Donnet, on le verra, cède ce dernier point) les chefs de guerre fixeront le pouvoir dans leur descendance. Les nations où l'ordre de la succession du pouvoir sera le mieux réglé auront des chances supérieures de se constituer et de se maintenir. L'expérience historique en est la garantie. Si les lois dynamiques des sociétés sont obscures, leurs lois statiques sont tout au contraire très faciles à vérifier, et M. Donnet les vérifie à son insu, quand il écrit des nations latines « dont l'unité est achevée, cicatrisée, depuis des siècles », c'est-à-dire sans doute de la France et de l'Espagne, qu'elles seront les seules à ne pas se dissoudre, à ne pas se désintégrer dans un avenir très prochain.

Sauf dans les deux nations chez lesquelles une longue habitude de l'unité crée une seconde nature, M. Donnet assure que « le monde civilisé de demain se divisera sans doute en autant d'États que de groupes ethniques ». Il faut tempérer cette assurance par l'oracle qui veut que tous les groupes existants soient demain ou après-demain fondus en deux ou trois groupes tout-puissants, sinon en un seul. Tout grand État n'est certes pas appelé à disparaître. Mais les petits semblent devoir recommencer à pulluler. Raison : le mouvement nationaliste, utilisera, les passions démocratiques et les passions démocratiques le mouvement nationaliste, ce qui n'empêchera, en aucune manière, telles nationalités de profiter de la décomposition du voisin pour se manifester sous la forme unitaire et impérialiste…

Et maintenant, lecteurs de L'Aurore, membres du peuple souverain, écoutez la leçon de M. Gaston Donnet. Instruisez-vous, bons citoyens qui allez voter pour l'Internationale et contre la patrie :

La « patrie », loin de disparaître, s'accroîtra, à ce point, que le monde ne se composera que de petites patries. Et ce sera le triomphe de la famille qui reste, malgré tout, dans la vulgarité de sa morale, le pivot de l'humanité. On s'aime soi ; on aime sa famille qui est le prolongement de soi. Mais rien plus. Et rien ne nous fera aimer par nous, Français, un Afghan ou un Siamois, c'est-à-dire un être en dehors de notre conception sociologique et linguistique. Et ceux qui espèrent qu'un temps viendra où la vie sociale sera supérieure à la vie individuelle, ceux-là nous voient avec des lunettes roses.

Il convient de bien lire ceci, de lire en comprenant. Les organes de large unification, les créateurs de grandes nationalités, ce ne sont pas les individus, le troupeau immense des petites volontés autonomes. Celles-ci bornent leur champ à l'intérêt particulier de chacune d'elles et à celui, tout limitrophe, de la famille qui est le « prolongement de soi ». C'est tout ce que l'on peut demander à l'individu librement consulté. En histoire, tout le surcroît vient d'une race d'êtres bien différente, il vient des individus, des personnes, de la petite poignée des chefs : fondateurs, directeurs, organisateurs.

Ils ont créé une vie sociale qui est supérieure à la vie individuelle. Ôtez-la, supprimez les cadres fixés par eux, détruisez leurs organisations, essayez de tout fonder sur l'individu, donnez tout au nombre, enlevez tout à la qualité et vous verrez naître des formations nouvelles qui vaudront juste ce que vaut la moyenne individuelle. L'Italie vaut mieux que les individus composant aujourd'hui le peuple italien, de même la France vaut mieux que nos Français ; mais c'est que ni notre France, ni l'Italie n'ont eu pour principe générateur le suffrage universel et le régime égalitaire. L'une et l'autre reposent sur des générations de maîtres, de héros et d'artistes, de demi-dieux et de saints. (On me pardonnera de rappeler à un Français ces antiques idées françaises qu'un Nietzsche a tenté vainement de gâter. Mais les impressions si justes de M. Donnet mériteraient d'être inscrites dans un vocabulaire précis.)

Il continue, avec une lucidité féroce, son chapitre de l'individu désencadré, désorganisé et par là démoralisé :

Les vertus que commandent les religions et les philosophies, le sens de l'idéal altruiste, existent peu. Nous sommes tous difficilement sociables, égoïstes, répugnant au partage, à la propriété commune et, sans doute, créés pour vivre en petites subdivisions basées sur l'unité des coutumes et non en fraternité élargie. Comme le dit nettement un sociologue contemporain, l'amour n'a rien fondé, rien vraiment.

L'amour a pourtant fondé les États, dit Aristote. Mais il se combinait, dans une proportion subtile, avec la haine. L'amour du Germain pour sa Germanie, exclusif et haineux de tout ce qui n'était pas germain, l'amour de l'Italien pour son Italie, parfaitement traduit par le cri de haine historique, Fuori barbari, fuori Tedeschi 32 ne peuvent être appelés des passions stériles. C'est peut-être affaire d'application, de direction. L'amour des hommes quand il s'adresse à nos voisins les plus proches, peut créer ou sceller l'unité des grands États, mais aussi déterminer la guerre étrangère ; quand, passant par-dessus les têtes fraternelles, l'amour ne s'adresse qu'aux nations les plus éloignées, il détermine la guerre entre citoyens, à la suite de quoi les plus vastes États peuvent connaître morcellement et dissolution.

C'est au fond ce que semble dire M. Gaston Donnet :

La collectivité universelle exige des hommes plus que des hommes, des moitiés d'anges, justes et bons, des chefs-d'œuvre de cœur. Alors qu'au contraire, le principe des nationalités s'accommode des hommes tels qu'ils sont avec leurs facultés de renoncement, de charité, très courtes. La médaille humaine vue de la sorte est moins belle ; mais plus vraie. Et ce n'est pas ma faute si elle n'est pas plus belle et si les collectivistes prêchent à des sourds.

Il est piquant de lire un tel morceau de réalisme politique en tête de L'Aurore. Vous n'êtes pas au bout de vos étonnements. M. Donnet précise son tableau de la désintégration universelle. Le monde dans cinquante ou cent ans pourra se présenter comme « une suite de petits propriétaires aux murs mitoyens, ces murs mitoyens que nous appellerons des frontières ». Il ne craint pas de mettre les points sur les i et d'appeler par leurs noms les pays destinés à se désagréger :

Une Autriche qui ne sera plus une Autriche ; une Allemagne qui ne sera plus une Allemagne, mais un ragoût de petits États : État slovaque, État tchèque, État hongrois, État bavarois, État prussien, etc., etc.

Une Russie travaillée par une action libérale et qui se cassera, elle aussi, en plusieurs États échappant à l'omnipotence d'un tsar universel.

Une Angleterre qui perdra, pièce à pièce, toutes ses colonies où l'élément blanc domine : Canada, Australie, Afrique méridionale…

Une Amérique du Nord coupée en deux, ou en trois…

Est-il besoin de souligner la fantaisie ou l'arbitraire ? Ces défauts sont inévitables en un tel sujet. L'Allemagne, dont l'histoire ne forme cependant qu'une longue anarchie, peut être destinée à des secousses moins vives qu'il ne paraîtrait au premier abord, et le paradoxe autrichien a la vie dure, en dépit des apparences et des prophéties. L'empire britannique peut se rompre en mille morceaux, ou composer la Fédération des peuples de langue anglaise, c'est-à-dire la plus formidable combinaison interocéanique et transcontinentale. Le pour ou le contre se peuvent parier à peu près à coup sûr. Mais voici le Passé, avec la majesté de sa certitude profonde.

M. Gaston Donnet écrit :

Seuls resteront intacts les Latins dont l'agglutination est achevée depuis longtemps. De sorte que, dans une cinquantaine ou une centaine d'années, la France pourrait bien être la première puissance du monde. Et il faudrait remercier Louis XI à qui nous devons cette unité.

On annonce tous les deux jours la fin de la race latine. Je suis heureux d'en apercevoir ici le triomphe, et cette politesse de M. Donnet pour Louis XI, qui m'a toujours semblé le vrai Père de la Patrie, ne peut manquer de chatouiller vraiment un cœur royaliste. Il est certain que l'unité française, au point où l'a portée la monarchie capétienne, reste un des faits les plus puissants et les plus denses du problème contemporain. Mais, sans y être allé voir, je peux bien assurer à M. Gaston Donnet qu'il existe en Europe et en Amérique un certain nombre d'hommes d'État qui discernent, aussi clairement que lui-même, la prépondérance possible des peuples dont l'unification est déjà parfaite. Ils savent la France dans ce cas. Ils voudraient bien, par patriotisme, que son cas fût différent. Et ils y travaillent. Ils travaillent du mieux qu'ils peuvent, à détruire notre unité. Les dreyfusiens ont été les meilleurs agents de ces ennemis de la France. M. Combes s'efforce de les égaler. Les premiers ont créé de fortes divisions morales. Le second travaille à séparer nos régions, à soulever l'un contre l'autre le nord et le midi, le centre et l'ouest. Hélas ! elle aussi, la France se désagrège. Le monument de Louis XI tend à crouler. Nous perdons notre chance de devenir, dans cinquante ans, « la première puissance du monde » et ainsi s'exécutent les volontés du dehors. M. Gaston Donnet ne les avait pas calculées. Il ne les calculera pas, si, comme je le pense, il tient à rester bon et fidèle républicain.

Appendice X
La monarchie et la politique extérieure : les raisons de Nansen

On a beaucoup exagéré la publicité donnée aux questions extérieures dans le Parlement britannique… Édouard VII était devenu le maître de ce département.

La Norvège et la Suède ont divorcé.

Le sens commun de l'Europe contemporaine tient pour vérité démontrée que l'État monarchique est particulièrement apte aux manœuvres de politique extérieure. Le divorce suédo-norvégien n'a pas témoigné seulement des tendances à la désintégration, il a mis en lumière l'évolution autoritaire et monarchique : la population « démocratique » de la Norvège 33 s'est prononcée hautement en faveur de « ces raisons de Nansen » qui sont devenues populaires et qu'il conviendra néanmoins de rappeler ici. Interrogé sur les motifs du choix de ses concitoyens, Nansen a répondu qu'il en connaissait trois :

La presse anglaise, la plus libérale, la plus avancée, souligna vivement un acte aussi sage, bien convaincue, nota M. Arren dans L'Éclair (4 novembre 1905), que l'on ne fait pas de bonne politique étrangère démocratiquement.

« Écoutons, dit-il, la grande revue libérale le Spectator célébrer la manière dont fut conclu le traité anglo-japonais » :

Il y a là un acte politique de l'intérêt le plus vital qui fut accompli sans qu'on ait fait la moindre tentative pour consulter la nation. La plupart des Anglais n'ont jamais entendu parler de l'ancien traité avec le Japon avant qu'il soit devenu un fait accompli. Le nouveau traité fut signé secrètement, et ses termes furent publiés presque par hasard deux mois après. Il est vrai que la grande masse du peuple anglais approuve de tout son cœur le nouveau traité dans son principe et dans ses détails; mais on peut bien se demander ce qui arriverait si la majorité de la nation était d'une opinion contraire.

Et le Spectator répond lui-même :

La diplomatie ressemble beaucoup aux grandes combinaisons commerciales. Beaucoup de choses doivent se passer dans la coulisse, et une publication prématurée peut signifier un échec. D'autre part, la vitesse est aussi nécessaire que le secret, et le délai qu'implique la consultation d'une assemblée nationale serait fatal au succès. On pourrait tout aussi bien demander à un général de communiquer à un parlement tous les développements de son plan de campagne avant de les mettre en exécution.

Un journaliste français, collaborateur du Temps et de confession protestante, M. René Puaux, publia dans son journal, le 18 octobre 1905, une lettre de Norvège si curieuse qu'il faudrait la donner en entier. En voici tout au moins le mot décisif :

… Ce que veulent les Norvégiens, c'est avant tout une « situation internationale », des amitiés étrangères qui donnent un essor à leur industrie, un développement à leurs affaires.

Un prince danois… c'est l'amitié anglaise et danoise assurée, c'est la neutralité allemande, c'est une cour à Christiania, des capitaux anglais, une monarchie soucieuse de la dignité nationale vis-à-vis de la monarchie suédoise. Et le sentiment de jalousie, de fierté, d'amour-propre vis-à-vis de la Suède est si fort, qu'on envisage comme une humiliation le mépris de la Suède pour la Norvège républicaine.

Ce sont ces éléments d'amour-propre et le spectre de l'étranger qui dirigent l'opinion. Le besoin de tranquillité vient s'ajouter à ces mobiles.

Appendice XI
Nos secrets d'État 34

Le public n'a pu voir sans en éprouver une surprise mêlée d'effroi comment les hommes d'État de la démocratie, au sortir de négociations et de difficultés encore brûlantes, se jouaient des plus grands secrets de la politique extérieure de leur pays.

Pour être tout à fait complet, il faut savoir que la doctrine des secrets d'État a trouvé des contradicteurs dans le monde républicain.

D'écoles différentes, MM. Hanotaux et Delcassé avaient semblablement essayé de faire de la diplomatie classique en se passant des moyens naturels qu'elle met en œuvre. L'échec était inévitable. Si l'échec prouve infiniment contre l'homme qui emploie une méthode à contre-sens et à contre-temps, prouve-t-il contre la méthode elle-même ?

M. Deschanel et ses libéraux ont osé le dire. M. de Pressensé et ses anarchistes ont crié dans le même sens. Avant de se prononcer sur la valeur de ces opinions si vives, il faudrait être certain qu'elles ne signifient pas, tout uniment, qu'anarchistes et libéraux voudraient bien renverser le ministre existant afin de devenir ministres à leur tour. Ils n'en paraissent pas moins dévorés de la curiosité des mystères et parfaitement résolus à les publier devant tous. L'expérience de l'automne 1905 ne les a pas découragés. Ils ne se sont même pas rendu compte du tort presque matériel que ce gouvernement de la place publique avait fait au pays dans l'été précédent. M. Stéphane Lauzanne n'a pas fait réfléchir un seul député libéral par cet énergique tableau de la pression allemande contre M. Delcassé ; telle que M. Delcassé venait de la lui raconter :

Puisque l'Allemagne s'est tant indignée du débarquement éventuel de soldats anglais en son territoire, il semble que la France, elle, a quelque peu le droit de s'émouvoir du débarquement effectif d'émissaires allemands sur son sol. Cette invasion-là, personne ne l'a démentie, personne n'en a parlé. Elle a pourtant eu lieu, silencieuse et sûre. Rappelez-vous un peu, rappelez-vous l'atmosphère dans laquelle nous avons vécu et ces personnages bizarres qui en ces heures troubles, émergèrent brusquement à la surface. Qui nous racontera le rôle de Henckel de Donnersmarck, depuis lors rentré dans l'ombre et le silence de ses campagnes poméraniennes ? Et qui nous dira ce qui se passa dans ce déjeuner où, pendant six heures, il resta en tête-à-tête avec deux ministres ? Qui nous dévoilera le nom de cet envoyé de M. de Bülow, dont, il y a deux jours, nous parlait M. Maurice Sarraut, et qui vint déclarer au chef du gouvernement français que la chancellerie allemande ne causerait pas avec M. Delcassé, parce qu'il n'avait plus sa confiance ? Qui nous expliquera ce que M. le Dr Hamman, directeur du bureau de la presse à la Wilhelmstrasse, chef de cabinet de M. de Bülow, est venu faire à Paris au moment où les négociations étaient les plus critiques et les plus tendues ?

Il y a eu une mobilisation générale de toutes ces forces éparses, inconnues, mystérieuses, par lesquelles on arrive à troubler l'âme d'un pays, à l'empêcher de voir clair en lui-même, et ces forces ont agi simultanément sur tous les points de l'organisme national. On a agi sur le monde de la Bourse par l'entremise de cette coulisse allemande qui la tient entre ses mains, et M. Rouvier téléphonait avec colère à M. Delcassé : « Voyez, voyez… la rente baisse !… » On a agi sur le monde politique par les deux leviers les plus puissants qui meuvent le cœur humain : la vanité et l'ambition. « Vous qui, demain, serez le gouvernement de la France », disait M. Rosen à l'opposition. « Vous qui, demain, serez à l'Élysée », disait M. le prince de Radolin aux ministres ou aux hommes politiques qui le venaient voir pour s'entremettre. On a agi sur ce monde parlementaire, si facile à impressionner, en disant aux adversaires personnels du ministre des Affaires étrangères que le devoir patriotique exigeait qu'ils criassent très fort dans les couloirs, et en disant à ses amis particuliers que le devoir patriotique exigeait qu'ils se tussent en séance. (Matin du 17 octobre 1907.)

Stéphane Lauzanne n'oubliait qu'un trait ou qu'un personnage de ce tableau. C'était lui-même. Lui-même qui parlait, lui-même qui écrivait cette protestation et qui, dans l'instant, répandait par la fenêtre des confidences qu'il eût été bien inspiré de garder pour lui. Ainsi péchait-il, en tonnant contre le péché. Mais on vit alors quelque chose de plus curieux encore. Ce fut la colère de M. Clemenceau, qui, simple sénateur, désireux de passer ministre, soucieux de se composer un visage d'homme d'État, se mit à crier contre tant de « bavardages », contre ces révélations que son esprit civique lui faisait devoir d'ignorer. Il poussait son oubli de ses indiscrétions de 1899, pendant l'Affaire, au point de déclarer : « Si vous voulez une parole franche, je vous dirai qu'à mon avis nous en savons même un peu plus qu'il n'est absolument nécessaire. » Et d'en faire remonter la responsabilité à M. Delcassé ! Il écrivait dans la Dépêche de Toulouse du 22 octobre 1905 :

En somme, ce qui reste de tout ce tapage, c'est qu'on a inutilement aggravé les dissentiments des diplomaties qui vont bientôt se rencontrer à la conférence d'Algésiras, et que M. Delcassé, en causant trop librement avec M. Stéphane Lauzanne, du Matin, a donné à l'étranger le sentiment qu'il était dangereux de confier un secret à la diplomatie française. Qui peut nier qu'il y ait là un préjudice porté à notre pays ? Enfin, si M. Rouvier a pu vraiment, au Conseil des ministres, pour exagérer l'argument contre M. Delcassé, émettre la crainte que, même avec l'aide de l'Angleterre, notre partie contre l'Allemagne fût incertaine, ce n'est pas une raison pour pousser l'opinion publique au découragement, en affirmant que, dans ces conditions, nous irions à une défaite probable, alors qu'il y a tant de raisons de juger l'événement d'une façon toute contraire.

On voit le mal que peut faire l'indiscrétion ministérielle. Il faudrait encore s'en réjouir si, par cette leçon, nos gouvernants apprenaient à refréner désormais leur fringale de bavardage.

Pour ceux qui se souviennent des « bavardages » pour Dreyfus, la gravité de cette farce a quelque chose de moliéresque. Le même auteur, dans le même ton, avait écrit articles sur articles à L'Aurore des jours précédents contre cette « diplomatie de Landerneau », qui aboutissait à faire mettre en cause « impertinemment » le roi d'Angleterre dans des journaux allemands, tels que le Lokal Anzeiger. Pendant que M. Clemenceau, posant en ces termes hardis et clairs sa candidature auprès d'Édouard VII, lui promettait d'être un Delcassé plus solide ou moins sot, les ministres en fonctions, comme M. Rouvier, faisaient chorus et déclaraient qu'il n'y avait pas de gouvernement possible dans ces conditions. En sa qualité d'ancien vaudevilliste, M. Lockroy trouva le mot de la fin :

Eh bien ! c'est lamentable ! C'est lamentable, parce que telle puissance hésitera maintenant, se méfiera, avant de traiter avec la France ou de conclure avec notre pays une alliance, ou même une entente, de peur que le secret dont dépend leur existence à toutes les deux ne soit révélé le lendemain à l'Europe entière. (L'Écho de Paris du 21 octobre 1905.)

Mais tous les gémisseurs commettaient exactement la même faute que tous les vitupérateurs : ils supposaient que M. Delcassé, le coupable, avait agi par une erreur quelconque de l'intelligence ou du sens moral alors qu'il n'avait fait que ce que chacun d'eux eût fait s'il eût été dans la même nécessité que lui de se faire réélire, et, pour cela, de maintenir intacte sa réputation d'homme politique chez les électeurs de l'Ariège. Il n'avait pas commis de faute. Du moment que, ayant pris habilement son temps, M. de Bülow l'avait accusé devant l'Europe, il n'avait plus le choix qu'entre la justification publique, dont le pays pouvait souffrir, ou le silence dont sa carrière électorale devait mourir.

Seul, un héros eût choisi la mort. Ce régime outrancier nous oblige donc à choisir entre l'héroïsme et la trahison. Le renverser, c'est revenir d'une zone inhumaine aux justes proportions de la nature et de la vie. 35

[Retour au sommaire de Kiel et Tanger]

Charles Maurras
  1. On a récemment publié une lettre de Mgr Freppel au pape Léon XIII, qu'il priait d'intervenir auprès de l'empereur Guillaume II, pour obtenir la rétrocession de l'Alsace-Lorraine contre indemnité. [Retour]

  2. Dans la Gazette de France du 21 octobre 1905, M. Jacques Bainville défia vainement Le Figaro et Le Temps de publier dans leur texte complet les lettres échangées entre Gambetta et le rabatteur de Bismarck ; cette correspondance était mutilée et atténuée dans la version du Temps. [Retour]

  3. Dix-huit années avant d'imposer au président Loubet le renvoi de M. Delcassé, M. Rouvier avait été le collaborateur de Grévy dans les premiers pièges tendus à Boulanger. [Retour]

  4. J'avais souligné avec intention cet « uniquement ». Comment de bons esprits, tels que M. Henri Galli, ont-ils pu s'y tromper et m'attribuer le désir d'exclure ce point de vue ? Le point de vue juridique est incomplet. Il expose ceux qui s'y tiennent « uniquement » à toutes les erreurs de pensée, à toutes les fautes de conduite commises par Gambetta et par ses élèves. Qu'est-ce à dire, sinon que le point de vue demande à être complété et subordonné, nullement rejeté, ni même négligé. Il faut des médecins, il faut des avocats, on peut le reconnaître, même en leur refusant les honneurs suprêmes. [Retour]

  5. Ces trois derniers mots soulignés par M. Jaurès. Il est bon d'observer combien l'on nous veut purs de toute rancune envers l'étranger dans le parti qui prêche la haine de nos concitoyens. [Retour]

  6. Encore une fois, il est d'intérêt capital pour M. Jaurès de faire croire que l'échec de M. Delcassé fut aussi un échec de l'idée de revanche. Mais redisons qu'il n'y eut jamais rien de commun entre cette idée et cet homme, sinon quand celui-ci, mal tombé du pouvoir, éprouva le besoin de lustrer sa honteuse histoire. Tandis qu'il se donnait chez ses nouveaux amis pour le libérateur éventuel de l'Alsace, ses amis plus intimes, tels que M. Maurice Sarraut, soutenaient et établissaient le contraire. [Retour]

  7. Singulièrement vérifié par l'événement. [Retour]

  8. Nous avons vu plus haut que la politique officielle de revanche était, dans notre République, le seul moyen de maintenir l'unité nationale. Nécessité intérieure d'en parler : impossibilité d'aboutir à l'extérieur si l'on en parle. Encore une des innombrables contradictions du régime ! [Retour]

  9. Et dévorés sans doute par la guerre des classes ? [Retour]

  10. De classe à classe, probablement aussi ? [Retour]

  11. Les Français d'aujourd'hui savent que la lumière a été faite sur ce point dans l'Histoire de trois générations de Jacques Bainville. [Retour]

  12. Préface à Politique extérieure, de René Millet. [Retour]

  13. Une étude comme celle-ci devrait être illustrée. À défaut de vignettes, voici quelques lignes de M. Francis de Pressensé sur les différents coups d'État réussis ou rêvés par Félix Faure.

    On se frotte les yeux avec stupéfaction quand on lit le passage où, avec fin sang-froid qui serait cynique s'il n'était imbécile, ce zéro, qui ne multiplie que grâce à la position où il a été mis, réclame la dictature en cas de guerre. Il n'a pas l'air de se douter que la Révolution s'est faite, que le libéralisme existe pour prévenir la confiscation des franchises publiques sous prétexte du salut de la nation.

    Oh ! « le libéralisme existe ». – Si le libéralisme de M. Francis de Hault de Pressensé n'existait point, il faudrait l'inventer pour nos menus plaisirs. Nous avons d'ailleurs entendu dire que la Révolution elle-même avait proclamé la patrie en danger, qu'elle avait suspendu les garanties de libéralisme « jusqu'à la paix » et que le « prétexte du salut de la nation » s'y était incarné dans un certain Comité de Salut public. [Retour]

  14. En effet, le César, le président, plébiscité avec les apparences du pouvoir sans limites, n'est pas une volonté autonome ni une raison libre. Il est le serf de dix millions d'électeurs, pour mieux dire, le serf du régime électif, c'est-à-dire de l'opinion, c'est-à-dire de ceux qui la font, c'est-à-dire de ceux qui payent ces derniers, c'est-à-dire, enfin, de l'argent. Le nom de Napoléon III, victime des idées et des intérêts révolutionnaires, illustre assez mélancoliquement cette vérité générale. [Retour]

  15. L'histoire des ministères Clemenceau (1906-1909) et Briand (1909-191…) ne vérifie pas mal ces deux pronostics du 15 juillet 1901. [Retour]

  16. N'eût-il même rien fait ni rien dit en ces sens divers, l'on serait encore fondé à attendre les mêmes biens du chef de la Maison de France, une fois remonté sur le trône de ses aïeux : car, par position, par fonction, il y serait le sens même du bien public. Les esprits réfléchis admireront pourtant que le duc d'Orléans, éloigné du trône, absent du pays, ait fourni un programme aussi bien adapté aux nécessités générales. [Retour]

  17. Les deux banquiers Tubini et Lorando, installés à Constantinople depuis plusieurs générations, n’ont pu récupérer de l'argent prêté au gouvernement ottoman. Ayant, comme beaucoup de levantins originaires d’Europe occidentale, la nationalité française, les deux banquiers en appellent à la France pour recouvrer leur créance. La France envoie en 1901 des bateaux de guerre stationnés à Toulon, vers l’île de Mytilène (Lesbos) dont le troupes françaises occupent et bloquent les douanes. La France obtient finalement le remboursement de la dette contractée par le gouvernement ottoman auprès des deux banquiers et la reconnaissance officielle de toutes les institutions religieuses et culturelles françaises (jusque là seulement tolérées de fait), sur le territoire ottoman. Les autres puissances européennes s'empressèrent elles aussi de faire reconnaître officiellement leurs propres institutions. (n.d.é.) [Retour]

  18. Maxime latine : « Que le ciel s'écroule, mais que la justice soit ! » (n.d.é.) [Retour]

  19. Comparaison souvent reprise, dont on me permettra de rappeler, en ce qui concerne l'usage que j'en ai fait, la date et le lieu de naissance. [Retour]

  20. Il semble bien que tel ait été le cas en novembre 1901 : les créances Tubini et Lorando étaient-elles seulement des créances françaises ? [Retour]

  21. Saluons l'incohérence bien républicaine de ce pacifiste hanté d'aérostation militaire. [Retour]

  22. Edmond Lebœuf, 1809-1888, général, ministre de la Guerre de Napoléon III en 1869, maréchal en 1870, on l'a réduit souvent et un peu injustement à sa malheureuse et célèbre déclaration selon laquelle il ne manquait pas un bouton de guêtre pour engager la guerre de 1870 contre la Prusse. (n.d.é.) [Retour]

  23. Voir le chapitre XXIII de ce livre [Retour]

  24. Adrien Hébrard, alors directeur du Temps. (n.d.é.) [Retour]

  25. On connaît l'excellent livre de M. Émile Bocquillon qui porte ce titre. [Retour]

  26. Toujours le rapport à l'arrêté du 14 octobre 1794. [Retour]

  27. Le contradicteur de M. Richet doit confesser ici qu'il emprunte ses plus fortes raisons aux précieuses études de M. Frédéric Amouretti (note de 1892). [Retour]

  28. Ce sont les vues exposées dans les Notes posthumes de Fustel de Coulanges, recueillies et publiées en 1896 par M. Paul Guiraud : la prospérité d'une république exige l'aristocratie et exclut la démocratie. [Retour]

  29. L'Aurore était en effet le journal dirigé par Clemenceau. (n.d.é.) [Retour]

  30. La Norvège devait se séparer de la Suède en 1905. [Retour]

  31. La Finlande devait se séparer de la Russie en 1917. [Retour]

  32. « Dehors les barbares ! Dehors les Allemands ! » (n.d.é.) [Retour]

  33. C'est en 1905 que la Norvège s'est séparée de la Suède, amenant un prince danois, Haakon VII, sur le trône. L'homme politique, explorateur et diplomate norvégien Fridtjof Nansen fut le principal négociateur du traité de séparation. (n.d.é.) [Retour]

  34. L'intérêt de ces pages sera ravivé pour les Français témoins de la guerre qui se souviendront des faits dont souffrirent nos secrets d'État, notamment en 1917, et de la divulgation de la lettre de l'empereur d'Autriche. (Note de 1921.) [Retour]

  35. J'ai indiqué en note quelques-uns des ouvrages contemporains où l'on trouvera des renseignements sur les questions traitées au cours de ce livre. Je tiens à mentionner, en outre, l'Avenir du patriotisme de M. de Contenson, qui exagère la note chagrine ou pessimiste, – La France conquise de M. Flourens, à qui sa qualité d'ancien ministre républicain des Affaires étrangères donne une autorité particulière, – et enfin et surtout La France qui meurt de M. Alcide Ebray, livre hésitant et découragé, mais, sur un point, très ferme : l'auteur a l'immense mérite de ne point se tromper ni tromper son lecteur sur la cause essentiellement politique de notre mal. [Retour]

Texte de 1921.

Vous pouvez télécharger l'ensemble de Kiel et Tanger au format Adobe PDF.

Retourner à la liste des textes ou au blog Maurras.net

Ce texte est dans le domaine public en Amérique du Nord.

XHTML valide.