pdf

Kiel et Tanger
[suite]

Deuxième partie
TANGER
Le septennat des radicaux et la politique du monde
1898-1905

[Retour au sommaire de Kiel et Tanger]

Nous sommes malades, nous sommes un pays foutu ! Ah ! il ne nous faudrait pas une guerre !

Le général de Galliffet.

Chapitre XIII
Pourquoi Loubet fut magnifique

Le cabinet Méline-Hanotaux avait fini par se laisser tomber. Il succomba en apparence sur la simple question de savoir s'il avait la majorité dans la nouvelle Chambre élue en mai 1898. Bien qu'il possédât cette majorité, il la déclara trop faible et s'en fut. La vérité était qu'il cédait à l'inquiétude, d'ailleurs fort naturelle, que lui causait la coalition dreyfusienne.

C'était la Révolution qui montait, couverte, avec MM. Godefroy Cavaignac 1 et Édouard Lockroy, d'un prétexte nationaliste, mais cosmopolite et conforme à toute la tradition du vieux parti républicain avec les Brisson, les Sarrien et les Delcassé.

La République conservatrice cédait à une République radicale ; la politique de concentration nationale, à la politique de concentration républicaine. Après les tâtonnements exprimés par les départs successifs de MM. Cavaignac, Zurlinden, Chanoine, ministres de la Guerre opposés à la révision du procès de Dreyfus, et cette courte trêve du ministère Dupuy-Freycinet, le cabinet Waldeck-Rousseau, suivant de près l'arrêt de la Cour de Cassation, se constitua. Cette nouvelle équipe subit comme un revers la seconde condamnation de Dreyfus, qu'elle gracia sur-le-champ, mais elle organisa le procès de la Haute-Cour et mit en œuvre le système qui portera désormais la marque de 1899-1900 : elle fit de la Défense républicaine.

Les sanctions politiques données à l'affaire Dreyfus furent expressément contraires au verdict rendu le 9 septembre 1899 par le tribunal compétent. Un nouvel article 7 2 fut voté contre l'enseignement religieux. Les congrégations furent réexpulsées. Le gouvernement s'appuya publiquement sur les organisations anarchiques, un cortège révolutionnaire vint caresser du drapeau rouge le visage du président Loubet 3, qui ne sourcilla point. Non plus que son ministre Waldeck-Rousseau, M. Loubet ne manqua jamais l'occasion de témoigner aux Juifs par ses actes, et aux protestants par ses paroles, qu'il les tenait, selon le mot de M. Brisson, pour la véritable « ossature » de la République 4. La Maçonnerie gouverna, ainsi qu'elle avait fait au lendemain de la victoire des 363. Les classes indépendantes, les familles honorées, les plus anciens éléments de la nation, se virent retirer l'accès du fonctionnariat, exception n'étant faite que pour des personnalités disposées à se dégager de leurs traditions, de leurs relations ou de leur honneur. La délation qui florissait dans tous les autres services publics se trouva étendue aux armées de terre et de mer. Le gouvernement prit nettement position contre le corps des officiers, considéré comme séditieux de naissance, et tout chef militaire fut mis en observation. En même temps, on fomentait discrètement une certaine indiscipline dans la troupe, afin de prévenir les velléités dangereuses du commandement. Même précaution avait été prise sous Mac-Mahon 5.

Le Vieux Parti 6, qui avait lutté contre Mac-Mahon, se souvenait aussi de sa disgrâce de 1893. À cette date, ses participations aux scandales du Panama l'avaient fait traiter en vaincu et mettre, sinon hors la loi, du moins à la porte du pouvoir à l'heure où il venait de remporter un nouveau succès sur « l'esprit prétorien » représenté par Boulanger et le boulangisme. Mais, puisque, à la faveur des revirements de l'Affaire, le personnel du Panama trouvait sa revanche avec M. Joseph Reinach, le neveu de son oncle 7, avec M. Clemenceau, l'ami de Cornelius Herz 8, avec M. Émile Loubet, qui les avait tous protégés, cette fois, le Parti, tenant à durer, avait résolu d'appliquer sa tradition et sa doctrine avec exactitude et vigueur. Il visa la destruction complète de l'adversaire. Cela était logique et même naturel.

Ce qui semble moins logique et moins naturel, c'est que, la politique intérieure du Vieux Parti étant restaurée de la sorte, on n'ait point restauré sa politique extérieure. À cet égard, le Vieux Parti se transforma. Il changea sa diplomatie, ou plutôt il respecta tous les changements que l'on y avait introduits pendant qu'il était exclu du pouvoir.

Lui qui avait évité, avec un soin extrême, tout engagement à terme lointain, lui dont le système avait été de vivre sans système, le plan, de n'avoir aucun plan, fort et fier de la vieille devise : « Point d'affaires », il soutint et approuva chez son président Loubet les infidélités à la circonspection de Jules Grévy et de Sadi Carnot. Quand nous paraissions tendre à un régime de république suisse, esprit radical et très petit bourgeois, anticlérical, protestant, on évitait manifestement de nous ramener de même au régime de neutralité extérieure qui permet à la Suisse le plus grand nombre de ses expériences sociales à l'intérieur.

En principe, ignorer l'Europe et en être ignoré assure, jusqu'à un certain point, contre les périls du dehors. Un État s'expose toujours dès qu'il prend des initiatives précises dont l'étranger peut s'emparer. Les républicains de la vieille école s'appliquaient à ne jamais commettre de ces péchés d'action. On peut se demander s'il était permis de nourrir une autre ambition en 1899 et si la peur des coups était moins naturelle ou moins raisonnable alors qu'en 1879 par exemple ? L'armée et la marine ayant été mêlées à la politique et diminuées d'autant, il tombait sous le sens que la méthodique abstention primitive redevenait plus que jamais le bon parti. Comme l'a dit spirituellement M. Denys Cochin 9, la politique de Dreyfus pratiquée à l'intérieur interdisait à l'extérieur la politique de Déroulède. Elle interdisait toute politique à longues visées. Or, ni Loubet ni Delcassé ne se l'interdirent. Ils ne se refusèrent rien.

L'Élysée de M. Émile Loubet ressembla à l'Élysée de Félix Faure ; le quai d'Orsay de M. Delcassé au quai d'Orsay de M. Hanotaux. Les vues avaient beau différer, les objectifs être contraires : dans une orientation différente en sens opposés, on ne cessait pas de se conformer à des vues générales et à des systèmes de même essence que ceux qui étaient suivis en 1895-1898 et qui auparavant avaient été si soigneusement écartés.

Comment donc la sagesse avait-elle fondu ? Comment, à l'inquiétude, avait pu succéder une telle témérité ? L'excès de confiance des modérés avait pu s'expliquer jadis. Mais rien n'était moins brillant que la situation des radicaux trois ans plus tard, menacés à la fois par la Révolution et par la Réaction, condamnés aux alternatives d'une lutte perpétuelle contre les alliés de gauche ou les adversaires de droite. On ne pouvait pas imputer l'innovation au tempérament ni aux origines du nouveau personnel : M. Loubet appartenait à l'ancienne équipe ; de date plus récente, M. Delcassé avait grandi à l'ombre de M. Reinach, dans le journal de Gambetta, parmi les familiers de l'opportunisme naissant. Pourquoi cette tradition fut-elle rompue ?

La première explication qui se présente à la pensée n'est pas la plus sérieuse. Ce n'est pas non plus la plus fausse, et, en dépit d'un certain ridicule triste, il n'est pas possible de la négliger tout à fait, quoi qu'on veuille. On y mit de la vanité. Il faut tenir compte de ce facteur, qui agita deux grands personnages à la fois. Vanité de M. Delcassé. Vanité de M. Loubet.

Son prédécesseur Félix Faure, aimant trancher du gentilhomme, avait pris des allures de haute vie auxquelles M. Émile Loubet put se sentir, dès son début, remarquablement inégal. Le nouveau président ne s'en disait pas moins tout bas que, au fond, de Faure ou de lui, le vrai patricien, ce n'était pas Félix Faure. N'ayant jamais été ouvrier tanneur en peinture ni en figure, mais bien docteur en droit, fils, petit-fils de propriétaires campagnards, il se rendait l'exacte justice de se trouver socialement le plus haut placé. Il s'estima tenu, par respect de soi-même et culte des ancêtres, à le faire voir. Son arrivée à l'Élysée fut bien marquée par quelques mesures somptuaires, qui firent commencer par réduire le train de maison présidentiel : une moitié des chevaux et des gens fut remerciée. « Oui, mais », annonça-t-on, « nous en aurons le double l'année prochaine ». L'année prochaine était l'année de la visite des rois, qui justement ne vinrent pas à l'Exposition. M. Loubet se jura de les faire venir dans les années suivantes ; cet avènement peu joyeux ayant imposé de petits sacrifices à l'esprit jaloux de la démocratie révolutionnaire, il espérait les rattraper.

C'est à quoi il tendit toujours.

Tel était le secret de ce petit vieillard rusé et circonspect. Il a vécu en butte à l'obsession de la pompe de Félix Faure. L'accueil de la gare Saint-Lazare, la conduite d'Auteuil, l'ayant d'autant plus affamé de cérémonial, de prestige, de tous les signes perceptibles de sa dignité, il ne rêvait que protocole, galas et carrousels, chapelets du pape et ordres de rois. Et plus sa politique l'enfonça dans la honte, plus il sentit l'obligation de courir les honneurs d'emprunt et d'aller se frotter à toutes les autorités respectables de l'univers.

Ses désavantages extérieurs furent un aiguillon. « L'autre » était beau garçon. Le successeur, de stature modeste, de démarche timide et d'aspect chétif, désire pouvoir faire confesser aux Français que ces inégalités sont de peu et qu'il est en état d'obtenir autant, sinon plus, que le plus fastueux des commis voyageurs de la République. Faure avait la Russie : Loubet eut la Russie. Mais Faure n'a pas eu l'Angleterre, ni l'Espagne, ni l'Italie : M. Loubet reçut tout ce monde à dîner. — « Vous voyez bien ! » Le public ayant pris, sous la présidence de « l'autre », des habitudes de sociabilité extra-républicaine, fut prié d'avouer que la République radicale n'avait perdu aucune des belles relations acquises en Europe par la République conservatrice 10.

M. Delcassé était fait à souhait pour comprendre ce prurit de magnificence, car il éprouvait des tortures symétriques quand il se comparait à M. Hanotaux.

M. Hanotaux aura été le ministre de rêve dont le brillant fantôme exaspéra les envies de son successeur. M. Hanotaux venait de la Carrière, il émanait du quai d'Orsay, M. Hanotaux était un écrivain notoire, un brillant lauréat de l'Université. Les ducs de l'Académie l'avaient choisi pour leur collègue. Et Delcassé se regardait : ancien maître répétiteur, à peine licencié ès lettres, petit secrétaire de rédaction, promu par les hasards honteux de l'élection et de l'intrigue parlementaire. Ces genres d'élévation ne sont plus aussi bien portés au XXe siècle qu'ils le furent au XIXe. Sans doute, la fortune d'un mariage avait un peu pansé ces plaies. Elle y ajoutait un nouveau germe d'irritation : deux amours-propres, dont un de femme, à satisfaire ! On prétend qu'une question de taille brouilla Elisabeth et Marie Stuart. Ce fut peut-être en se mesurant à la toise que M. Delcassé décréta de surpasser du moins M. Hanotaux de toute la sublimité de sa politique en Europe.

— Moi aussi !… Nous aussi !

Ces petits mots contiennent une part du secret de l'intrigue.

Ainsi dut naître entre MM. Delcassé et Loubet, par le concert des intérêts de vanité meurtrie, cette amitié profonde nouée dans les entrailles d'une émulation et d'une jalousie identiques. Ainsi fut ourdie leur conjuration, qui montre comment une politique personnelle, toujours possible en République, y est uniquement dépourvue du sérieux, des garanties et des correctifs qu'elle doit trouver sous la Monarchie.

Chapitre XIV
La diplomatie spéculative

L'explication par l'amour-propre des personnes a besoin d'être complétée si l'on veut se rendre compte de tous les faits.

Pour que des hommes mûrs, et qui n'étaient pas plus bêtes que d'autres, aient pu se laisser entraîner et dominer par une passion de petite-maîtresse, il faut qu'ils se soient crus à l'abri de bien des dangers. Un abandon facile, un consentement prolongé à de telles faiblesses, montrent bien qu'ils avaient le sentiment profond de ne rien risquer. Tous les deux ont joui certainement d'une grande sécurité d'esprit depuis les premiers jours de la présidence Loubet jusqu'au printemps de 1905. Ils ont vécu ce laps de temps dans l'intime persuasion que tout était permis, qu'il ne pouvait rien arriver.

L'Europe leur semblait inerte. Ils croyaient que nulle manœuvre diplomatique n'aboutirait jamais à la mettre en mouvement. À part les clauses purement commerciales, tout ce qu'ils signaient et contresignaient à tour de bras, sous le titre pompeux d'accords, d'alliances, d'ententes et d'amitiés, signifiait pour eux un avantage de parade, un sacrifice de façade ; ils n'y voyaient que des exercices de protocole où chaque nation étalait, comme ils croyaient devoir le faire au nom de la France, le souci de briller pour tenir son rang. Les conventions militaires elles-mêmes ne semblaient devoir conserver de valeur que sur le papier. En s'accumulant, ces « papiers », simples signes ou signes de signes, allaient être affectés d'un coefficient d'importance plus ou moins fort, se compenser ou non, s'équilibrer ou non, à la cote européenne et américaine : dans la réalité des choses, il n'en serait ni plus ni moins que ce que l'opinion de l'Ancien ou du Nouveau Monde en voudrait opiner. Le plus faible ou celui que l'on estimerait tel, pourrait subsister, et fort bien, dans la pire faiblesse, s'il avait pris ses précautions économiques et financières. Dans l'ordre politique pur, tout ce qui se ferait serait fait « pour rire », comme on dit avec les enfants, en manière de jeu. Beau jeu fastueux et brillant, mais sans péril, bien que les intérêts les plus graves y fussent mêlés: personne n'en doutait dans le monde officiel. La diplomatie n'était qu'un théâtre, armes en carton-pâte et foudres imités par des roulements de tambour.

Sur cette hypothèse admise de tous, l'on persévéra donc à nous aventurer dans le courant des grandes tractations internationales. Toute la destinée française y fut lancée avec le même sentiment que ces spéculateurs qui trafiquent en Bourse sur des denrées inexistantes : l'objet des stipulations fut perdu de vue, on n'en apercevait plus que le titre flottant, dans une brume vague où les solides milliards de M. Carnegie ou de M. Rockefeller auraient été amalgamés à la pâte indécise des trésors de Mme Humbert 11. Cet état d'esprit était si bien celui des gouvernants radicaux que, à la première épreuve que subit notre allié russe, ils perdirent à peu près toute notion des signatures échangées, des revues passées ensemble, des visites reçues et rendues entre lui et nous : de toute évidence, les cérémonies dans lesquelles on s'était coudoyé, les grands noms, les grands mots, les banquets à discours, les tapages, l'apparat et la chamarrure avaient entièrement caché à ceux qui contractaient en notre nom le fond et le corps du contrat, qui était l'engagement défini de quelque chose de concret, les forces françaises, à une autre chose concrète, les forces de la Russie.

À ce vertige de grandeurs imaginaires, à cette faiblesse de cœur et d'esprit, s'était ajoutée l'influence d'un préjugé maçonnique extrêmement puissant sur tous les vieux républicains. Ce préjugé veut que l'ère des guerres soit bien close en Europe et que, hors d'Europe, tout doive toujours s'arranger à l'amiable par des sacrifices mutuellement consentis entre les puissances coloniales.

On s'était quelquefois arrangé en effet. Des conventions idéalistes, comme celles qui ont été passées entre l'Angleterre et nous, ont paru réaliser sur la terre un bon type d'équitable balancement. Tout le monde donnait, tout le monde recevait, et, semblait-il, avec une équivalence parfaite. Ce semblant suffisait pour éloigner l'idée fâcheuse de vainqueurs et de vaincus ou de gagnants et d'évincés. Comme il s'agit de territoires à exploiter ou bien à cesser d'exploiter, où l'essentiel dépend de la mise en valeur industrielle et commerciale, un arrangement, quel qu'il soit, vaut toujours mieux qu'un litige armé et, plutôt que de perdre du temps à épiloguer sur la justice du partage, le plus simple est de se mettre au travail le plus tôt possible pour tirer des terres ou des eaux le maximum de leur produit. En matière coloniale, il y a toujours avantage à commencer par cultiver en paix son jardin. La méthode guerrière étant la plus coûteuse, les gens pratiques substituent au conflit des colons l'émulation des concurrents.

Cette diplomatie courante risquait-elle de ne pas convaincre les orateurs de l'opposition ? Le vrai pouvoir n'en était pas embarrassé. Eh ! qu'à cela ne tienne ! L'opposition discuterait ? Les débats promettaient de longues saisons de répit au gouvernement : techniques, ils ne passionneraient que les gens compétents ; si l'on sortait de ce domaine, si l'on allait jusqu'à la véhémence ou jusqu'à l'injure, les haussements d'épaules en feraient justice, car jamais lecteur ni auditeur de bon sens ne concevrait qu'un gouvernement établi, jouissant du prestige qui naît de la détention et de l'exercice de l'autorité, eût commis les légèretés ou les extravagances que lui imputeraient ses adversaires : polémistes, théoriciens, personnages mal réputés.

Une discussion sur les Affaires étrangères est encore regardée au Palais-Bourbon comme un tournoi d'académiciens, volant très haut dans les nuées et sans rapport avec les affaires proprement dites. De là un grand détachement, beaucoup d'aveugle confiance, de la résignation et du scepticisme. Si le gouvernement se croyait à l'abri des réalités extérieures, l'opposition se sentait aussi loin que possible du moyen et du moment de le contrôler.

Pour faire voir les choses réelles, par exemple pour établir que M. Delcassé avait abandonné à l'Angleterre un bien que nous possédions, en échange de biens que l'Angleterre ne pouvait nous donner, car elle ne les possédait pas, il fallut autre chose que des preuves écrites ou articulées : il fallut l'acte qui devait se produire à Tanger en mars 1905. Or, cet acte, le Vieux Parti républicain vivait persuadé qu'il n'était pas dans la nature des choses que Guillaume II ni personne en eût seulement le plus vague projet. L'acte, c'était la guerre, la menace de guerre : donc l'impossible pur, toute partie africaine engagée entre grands États devant être purement parlementaire et tenue par des diplomates autour du tapis vert. Tout se passerait en discours ; la paix du monde ne pouvait être troublée.

Ce préjugé de paix perpétuelle était consolidé en outre par cette garantie russe qui parlait surtout à la simplicité de l'électeur et de ceux des élus qui sentent comme lui. Ce grand et gros pays, ce vaste morceau du planisphère qui s'étend, uni et continu, de Cronstadt et d'Odessa jusqu'à Port-Arthur et Vladivostok, cette masse devait frapper l'imagination populacière d'un semblable gouvernement. Une République démocratique, étant fondée constitutionnellement sur le nombre, doit croire au nombre en toute chose : habitants, lieues carrées, devaient impressionner et tranquilliser des républicains. Les monarchies et les aristocraties connaissent que le monde appartient à la force, donc à la qualité. Mais une foule croit aux foules comme le stupide Xerxès. Nos mandataires de la foule se figuraient, de plus, qu'un géant est toujours robuste, un puissant toujours semblable à lui-même. On ne calculait ni la faiblesse intérieure ni l'affaiblissement momentané. Le colosse, étant là, ne pouvait jouir que d'une vigueur constante et d'une durée éternelle. On en parlait comme d'un dieu. M. Loubet et M. Delcassé n'avaient aucune peine à se persuader que le « poids russe » à l'orient de l'Europe fournirait l'invariable équilibre de leurs extravagances en occident.

Parce qu'ils se reposaient sur le grand allié et qu'ils s'en remettaient à lui du soin de tout faire rentrer dans l'ordre quand cela serait nécessaire, le ministre et le président avaient pu s'amuser comme de petites folles. Sans rien forcer,j'emploie ce langage qu'ils ont permis, avec un sourire d'esclave, à quelqu'un qui guettait leurs évolutions politiques. « Un tour de valse à l'Italie », « un autre à l'Angleterre », expliquait, sans les perdre de vue, M. de Bülow 12

Ces manœuvres de lourde coquetterie internationale n'iraient jamais, estimaient-ils, au delà du théorique et de l'idéal : à tout hasard, l'ami de Pétersbourg ferait respecter l'innocence.

N'était-ce point pour ce service éventuel qu'on lui avait versé plusieurs milliards ? Que la Russie fût rongée à l'intérieur de la lèpre anarchique et juive ; qu'elle fût engagée en Asie au delà de ses forces et de ses moyens ; et que, par là, notre podestat moscovite dût subir une dépréciation qu'il aurait fallu calculer : c'étaient des notions beaucoup trop complexes pour troubler l'optimisme doctrinaire fondamental.

Et pourtant, la coquette a beau être bien sûre d'elle : il y a autrui. Autrui est ce qu'il est, indépendamment des qualifications d'un arbitraire complaisant. Autrui , ç'avait été, dans le système Hanotaux, l'Allemagne, qui ne s'était jamais figuré une minute qu'il n'y eût là que jeu, et qui, en nous accablant de ses politesses, prétendait obtenir en retour autre chose que des grimaces ou des compliments, c'est-à-dire un concours colonial et maritime réel. Les nouvelles puissances avec lesquelles on allait entrer en combinaison, l'Italie, l'Angleterre, devaient incontestablement se trouver dans la même disposition : il faudrait donc, à l'échéance, où leur échapper en les repoussant tout d'un coup, ou les laisser devenir plus pressantes et leur répondre par autre chose que de vagues minauderies ou des excuses en l'air. Notre thème était protocolaire et parlementaire : mais comment admettre qu'il dût demeurer tel, en réponse aux puissantes réalités offertes sur des airs de musique de régiment ? M. Loubet, M. Delcassé, espéraient qu'on n'irait jamais jusque là et que jamais nous ne serions sommés un peu sérieusement de traduire en actes guerriers le papier fiduciaire qu'ils avaient mis en circulation. Tout ce monde croyait que parler suffirait à autrui comme à nous.

Rêverie contre tout bon sens !

Chapitre XV
Le réalisme universel

Messieurs Delcassé et Loubet avaient oublié d'ouvrir les yeux sur leur époque. Ils ressassaient Henri Martin, Hugo et M. Thiers, mais connaissaient bien mal ces États modernes, gérés comme des métairies, où rien n'est avancé pour rien, où, si l'on met un germe en terre, l'on a déjà dressé le compte approximatif de son rendement. Les affaires, étant les affaires, sont traitées fort pratiquement. Face à notre diplomatie qui, après avoir dormi si longtemps, rêvait tout éveillée et se livrait au souffle de spéculations sans terme ni objet, l'Univers entier s'organisait pour l'action : jamais peut-être ces actions de politique étrangère, l'immixtion des peuples dans les affaires de leurs voisins, les luttes d'influences, les rivalités de production et d'échange, n'ont été poussées autour de nous aussi ardemment que dans la période de République radicale qui va de 1898 à 1905.

Dès la constitution du cabinet, quand M. Delcassé succéda à M. Gabriel Hanotaux, l'oligarchie ploutocratique des États-Unis commençait ses opérations contre les escadres et les armées de l'Espagne enfermées dans Cuba. Cette guerre finit en août, mais, sur l'heure, recommença autour des tables diplomatiques, par des procédés d'intimidation brutale qui aboutirent à ce dur traité de Paris dont le texte définitif aggrava les préliminaires : en quelques mois de pourparlers, sans avoir tiré un nouveau coup de canon, l'Amérique avait annexé les Philippines et les archipels circonvoisins…

À Mc Kinley 13 succédait M. Roosevelt 14, c'est-à-dire qu'au protectionnisme et au nationalisme s'ajoutait un impérialisme exalté. Telle est du reste la tendance commune à tous les peuples qui ont constitué leur puissance et leur unité dans le siècle passé. Si le XXe siècle les trouve préoccupés de s'armer, ce n'est plus pour devenir indépendants des autres, mais pour placer les autres sous une domination de fait ou de nom. Il ne s'agit plus de défendre ou d'exister, mais de primer et de régner. Pangermanisme, panslavisme, union du monde anglo-saxon 15, voilà les formules qui courent. L'Angleterre, qui a été la première à pratiquer, sans aucun égard à l'Europe, une sournoise politique de strict intérêt national, ne cherche plus du tout à la déguiser. Elle l'avoue et la proclame, afin d'ajouter aux immenses ressources matérielles de son gouvernement le précieux facteur moral des suffrages de l'opinion, puisque l'opinion de l'âge nouveau préfère hautement le cynisme guerrier à l'hypocrisie pacifiste. L'Angleterre s'était dite strictement libre-échangiste, libérale et même révolutionnaire tant que le formulaire de la révolution avait servi ses intérêts sur le continent : elle a dévoilé ses principes et confessé le véritable secret de sa fortune quand elle a vu les avantages qu'elle pourrait avoir à tailler un drapeau dans la vieille maxime : « être dur ». Ce n'est pas l'avènement d'un cabinet libéral à la surface du pouvoir qui a pu dévier ces tendances profondes. Ce cabinet s'est montré aussi patriote, aussi militariste et plus royaliste que son prédécesseur 16. L'Angleterre varie beaucoup moins qu'on ne croit. Elle est restée pirate. Après avoir jeté le Japon sur la Russie pour se délivrer de l'antagoniste oriental et demeurer notre unique ressource en Europe, elle n'a point dicté la paix russo-japonaise sans avoir conclu, pour sa part, le traité qui lui assure le concours des armées et des escadres du vainqueur.

Guillaume II s'est bien posé, au nom de l'humanité civilisatrice, en adversaire des barbares d'Extrême-Orient ; mais, après qu'il eut dénoncé le péril jaune, il s'est allié à l'Islam. Le droit des gens et la conscience du genre humain n'importent plus guère qu'à Nicolas II, ce fils spirituel de Tolstoï, qui d'ailleurs commence à renier son père, et aux humanitaires du Parlement français, qu'il n'y a pas à corriger, mais à chasser.

La liberté, disait M. Ranc, est une guitare. On put jouer de cette guitare et des autres tant que des Puissances diverses, et en assez grand nombre, équilibraient les unes par les autres le continent. Depuis que trois ou quatre grandes nations dominatrices ont fait qu'il n'y a plus d'Europe, la force brutale est devenue l'unique porte-respect. L'Angleterre compte sur l'influence de ses flottes magnifiquement déployées en temps utile, par exemple pour attirer la marine italienne dans la sphère de son action. Il est vrai que, pour conserver l'appui de la même marine, l'Allemagne calcule aussi l'effet magique du même attrait. Pareilles ambitions : pareils moyens de les satisfaire. Je n'approuve pas, je constate. Loin de cacher les préparatifs de la guerre, on les étale. Partout, il ne s'agit que d'intimider avant de frapper, soit pour éviter de frapper, soit afin de ne frapper qu'efficacement, à coup sûr, comme l'État d'Orange et le Transvaal l'ont suffisamment éprouvé.

Entre eux, les plus puissants États se témoignent des égards : plutôt que d'en venir aux mains, ils conviendront de se partager certaines dépouilles. Celles des plus faibles ? Peut-être que non, car ces faibles sont répartis en clientèle autour de chaque État fort. La grande guerre de destruction tenue en suspens et qui doit éclater un jour ou l'autre vise plutôt les nations d'étendue et de force moyenne dont la Pologne fut le type à l'avant-dernier siècle. De nos jours, ce n'est pas la Roumanie, ce n'est pas la Turquie ni le Portugal, ce n'est même pas l'Italie que les grands empires menacent. Le Portugal est anglais, la Turquie et la Roumanie à peu près allemandes. Le jeu de l'Italie est de feindre tour à tour un même rôle subalterne auprès de Londres et de Berlin. Il ne reste plus guère que nous dans la zone de liberté dangereuse. En 1900, la France était encore étrangère à ces systèmes de protectorats impériaux. En 1910, preuve de survivance, mais signe de très grand péril, elle n'est encore entrée définitivement sous aucun, et, pour l'y faire entrer avant de se la partager, on se rend compte qu'il faudra commencer par l'amoindrir dans ses moyens d'action ou dans l'opinion qu'elle en a.

Mais Berlin et Londres s'en rendent compte : même en république, même démunis d'un gouvernement durable, prévoyant et fort, tant que l'outillage industriel et l'organisation militaire de notre pays conserveront quelque valeur, nous jouirons d'un degré d'autonomie qui nous épargnera les formes explicites de vassalité qui seraient dangereuses pour nos dominateurs parce qu'elles pourraient susciter chez nous un réveil national. À condition d'être discrets, nous pourrons ainsi nous garder en temps de paix d'une tentative d'Empire germano-franc ou anglo-celte. Mais, n'étant encore assez bas pour obéir sans discuter, nous ne sommes plus assez haut pour prévenir l'ambition ou la volonté de nous donner des ordres.

L'ambassadeur qui représenta notre France aux obsèques récentes du roi de Danemark exprimait à un journaliste une satisfaction presque naïve de ce que « nous avions été traités comme une très grande puissance… » En effet, telle quelle, cette France peut encore gêner considérablement. Sans renouveler nos luttes d'influence contre le Saint-Empire ni reprendre l'épée de François Ier contre la couronne et le globe de Charles-Quint, sans recommencer Richelieu, une France républicaine peut se rappeler de temps à autre ce qu'elle fut, dire un « non » ou un « demi-non », créer ainsi des difficultés au roi d'Angleterre ou valoir des désagréments à son cousin d'Allemagne. Sans que notre concours puisse rendre de services décisifs à aucun des antagonistes, notre abstention pourra les troubler vivement. De là les convoitises rivales. Tous deux doivent se dire qu'il faudrait, d'ici peu de temps, régulariser la situation de ce pays étrange et savoir à quoi s'en tenir sur sa vigueur et ses desseins. On s'est habitué à songer que le roi d'Angleterre veut reprendre son ancien titre de roi de France. Mais l'Allemagne a la même envie que l'Angleterre : elle veut que la France devienne pour elle un de ces alliés certains qui sont de vrais sujets. Si nous nous flattions de pouvoir vivre d'une autre manière, une nouvelle grande guerre aurait mission de nous révéler cette erreur. Si donc cette guerre n'est pas indispensable, elle peut avoir son utilité. On exagère quand on affirme que la menace anglaise fut l'unique mobile de la querelle que nous a faite l'Allemand. L'intérêt allemand est en jeu d'une manière plus directe. L'Allemagne s'accommoderait de la domesticité de la France, mais elle sait ne pouvoir compter sur un service sérieux et sûr avant de nous avoir liés par un traité plus dur que celui de Francfort. Telle est du moins l'opinion de beaucoup d'Allemands, qui sont en force dans leur pays.

Si en effet, comme on l'assure quelquefois, Berlin voulait sincèrement briguer notre amitié et notre complaisance, si l'on y souhaitait vraiment une alliance véritable contre l'Angleterre et si toutes ces choses avaient vraiment pour l'Allemagne un intérêt aussi décisif et aussi profond qu'on veut bien le dire à Paris, Berlin devinerait à quel prix une sérieuse « amitié française » pourrait être scellée. La simple neutralisation de Metz et de Strasbourg serait accueillie des Français comme un don du ciel. Guillaume aurait pensé à faire cette offre et, malgré tout ce qui a été raconté, jamais une ouverture valable n'a été produite en ce sens. Elle ne se produira jamais sous la République. Assez importants pour n'être pas négligés, on ne nous trouve pas assez bien gouvernés pour fournir l'appui résistant pour lequel on consent des sacrifices effectifs. Les « pays d'Empire » ne nous seront pas rétrocédés, et la seule alliance franco-allemande qu'il faille prévoir sera la capitulation suprême de l'impuissance démocratique, non l'effet d'une entente librement débattue et précédée des réparations équitables.

Ce que Guillaume II doit souhaiter de notre part, comme la solution la plus élégante de ses embarras, ce qu'il espérait des républicains modérés que stylait la Russie, c'était un concours obtenu au prix des mêmes libéralités un peu flottantes qui nous sont venues de l'Italie ou de l'Angleterre, les unes religieuses et philosophiques, les autres coloniales. Tandis que les ferrystes se représentaient nos établissements d'outre-mer comme un moyen de racheter un jour l'Alsace-Lorraine, les Allemands élèves de M. de Bismarck seraient disposés à nous laisser l'Asie et l'Afrique pour nous faire oublier la blessure des Vosges. Nous sommes libres d'accepter ou de refuser. En cas de refus, une combinaison moins pacifique donne toujours à l'empereur des satisfactions égales aux meilleurs fruits de notre alliance, car un effort sur terre et sur mer contre nous lui vaudrait des bénéfices proportionnés aux besoins de l'Empire : notre flotte, nos colonies 17, peut-être même un pied-à-terre sur notre littoral ouest, quelque Gibraltar allemand fondé à Cherbourg ou à Brest, avec chemin de fer direct le raccordant aux voies du Rhin, ou encore un lambeau maritime arraché de cet ancien royaume d'Arles, qui fut jadis terre impériale, Toulon 18.

Nos colonies, nos ports, naguère encore nos vaisseaux, sont les objectifs permanents de l'Allemagne. Elle songe à les utiliser en amie et en alliée ; elle peut se résigner un jour à les conquérir 19. En quelque état de délabrement que nos escadres puissent tomber, nos colonies, nos ports, même mal outillés, restent capables de servir.

Tel est le sommaire des ambitions réelles braquées par les grands États civilisés sur les pleins et les vides de la carte du monde. Elles permettent de mieux comprendre ce qui vient au-devant de nous depuis Fachoda. Ce que M. Delcassé se donnait pour de simples jeux de protocole, ou des tours de valse, ces formalités de papier étaient prises à Berlin de tout autre manière. Les cabinets avec lesquels M. Delcassé folâtrait, Londres, Rome, étaient d'ailleurs, à cet égard, du même avis que ceux contre lesquels il faisait tournoyer son chœur de chimères. Tout le monde pensait qu'il mettait quelque chose sous les démonstrations. Il n'y avait jamais songé, pas plus que le très petit nombre des Français au courant des choses ! Tandis que nous croyions piétiner et vibrer sur place, nos partenaires avançaient ; ils devaient donc nous faire avancer avec eux.

Chapitre XVI
Le précédent nous engageait

Dans ces conditions du réalisme rigoureux commun à la politique de tous les peuples, on voit qu'il sera juste de ne pas outrer les responsabilités du président Loubet et de ses ministres : l'œuvre de leurs prédécesseurs devait agir en eux et comme à travers eux bien plus qu'ils n'agirent eux-mêmes.

Supposons en effet que M. Émile Loubet n'eût pas été sournoisement, profondément, un glorieux, épris d'ostentation et de pompe vaine, et que le Vieux Parti républicain n'eût pas ressenti le besoin d'égaler en faste européen ses jeunes concurrents de 1895. Supposons également que M. Delcassé ne se soit pas laissé prendre aux figures brillantes de la diplomatie et qu'ayant reconnu sous le décor spécieux les menaces distinctes, les dangers définis, il eût calculé de sang-froid la date incertaine mais inévitable des échéances : toute la sagesse du monde n'aurait pourtant guère changé la situation que la République conservatrice avait léguée à la République radicale. Celle-ci était grevée d'une forte charge, et le plan Hanotaux avait créé, du fait qu'il avait été mis en service, un précédent qui engageait.

Plus de jugement, d'attention et de vigilance, un esprit plus libre aurait, à la rigueur, pu sauver des hommes fermement décidés à résoudre et à liquider ce passif. Mais, tel qu'il s'imposait au gouvernement radical, le problème n'en demeurait pas moins d'une difficulté immense. Ses données les plus dures résultaient de l'effet des démarches antérieures faites hors du pays et indépendamment de la volonté du pays. Nous pouvions bien vouloir nous arrêter ; mais au loin, les conséquences de nos actes ne s'arrêtaient pas.

On s'est beaucoup plaint, par la suite, que l'Étranger se soit mêlé de nos affaires ; eh ! ne venions-nous pas de nous mêler, en imagination tout au moins, des affaires de l'étranger ? Pour la première fois depuis vingt-cinq ans, l'Étranger nous avait vus sérieusement occupés hors de nos foyers. Cela donnait de la France une idée nouvelle. Émanant d'un État qui rompait sa clôture, nos initiatives et nos entreprises récentes nous avaient introduits, forcément, dans bien des calculs : telle combinaison dans laquelle, dix ans plus tôt, aux époques du « repliement » et du « recueillement », personne n'eût jamais imaginé de nous convier, devenait tout à fait naturelle et plausible, l'on n'hésitait que sur les conditions et le degré du concours à nous demander ; le nom français réveillait ces espérances ou ces craintes que n'avaient jamais fait concevoir l'apathie, l'indétermination et la silencieuse inertie d'autrefois. Certes, nos radicaux ne pensaient plus à étouffer une rumeur aussi flatteuse, ni à reconquérir notre ancienne réputation de sommeil : mais l'auraient-ils voulu, qu'ils y auraient bien difficilement réussi. Leur résistance eût été gênée et leur vœu annulé d'abord par nos amis du jour, et ensuite par nos ennemis de la veille.

Le parti du recueillement avait, tout naturellement, à combattre les puissances participantes du système Hanotaux, inquiètes ou irritées de nos menaces de défection, et désireuses de nous rappeler sous leur aile, mais il aurait fallu décourager aussi les offres des puissances mêmes contre lesquelles l'ancien système avait été organisé. Le cabinet de Saint-James nous sentait disposés à nous dégager de tout dessein qui lui fût hostile : il devait donc songer à nous offrir chez lui l'équivalent exact de ce que nous semblions disposés à quitter du côté allemand… La tentation d'enchérir sur les avances de Berlin lui était suggérée par le mouvement qui nous éloignait de l'Europe centrale. Il devait désirer le prolonger et le conduire jusqu'à cet extrême opposé qui était l'entente avec lui. Bientôt, tous ses efforts tendirent à nous mettre dans l'impossibilité de lui échapper.

La tentation anglaise était sérieuse. Que lui opposer ? Pendant plusieurs années, notre diplomatie avait donné la main à un ennemi héréditaire qui nous avait ravi Strasbourg et Metz, cinq milliards et toute suprématie politique en Europe. Pouvions-nous alléguer aucun motif sérieux de repousser l'amitié que nous offrait, par-dessus la Manche, quelqu'un qui ne nous avait rien pris, du moins rien de bien net, depuis fort longtemps ? Fachoda n'était que le malentendu de deux troupes. Quant à l'Égypte, étions-nous certains de l'avoir jamais possédée ? Et, si faibles que fussent les sophismes anglais sur ce dernier point, il n'en restait pas moins assuré que le véritable avenir français est sur le continent. La tradition et l'intérêt sont pour nous d'avancer vers le Rhin, sur la Germanie. L'Angleterre se prévalait de nous avoir soutenus à cet égard. En 1875, elle s'était jointe à l'empereur Alexandre et à Gortchakov pour arrêter M. de Bismarck 20. Elle ne nous avait demandé jusqu'ici aucun retour de ce service, puisque nous avions semblé résolus à n'agir désormais que dans ces mers lointaines où les conflits avec sa puissance restaient fatals. Mais, puisque nous rentrions en Europe, il était temps de considérer qu'Henri IV, Louis XIV, Louis XV même, avaient songé à dominer le continent avec cette amitié de la maîtresse de la mer : aujourd'hui comme alors elle était décidée à tout nous faciliter du côté de la terre ferme.

Il n'était plus possible de décliner purement et simplement une offre pareille. L'Angleterre pouvait tenir notre neutralité pour une menace, depuis qu'elle venait de modifier ses idées sur elle-même autant que ses intentions sur nous.

En effet, la concurrence maritime de l'empire allemand avait attristé les derniers jours de la reine Victoria. Avant Fachoda, peut-être encore lors de la guerre du Transvaal, l'attitude du continent l'avait inquiétée. Tremblait-elle pour sa victoire ? Elle tremblait du moins pour la splendide paix anglaise, cette longue absence de guerre européenne, qui, à peu près ininterrompue depuis Waterloo, fournit la principale explication de la grandeur du Royaume-Uni au XIXe siècle.

D'autre part, toute frémissante de la facilité avec laquelle nous avions cédé à la pression russe, l'Angleterre s'était étonnée de notre promptitude à oublier le fameux programme de recueillement contre les Prussiens. Non contents d'être en paix avec eux, nous avions été sur le point de faire la guerre pour eux. Elle avait épié la baisse graduelle, puis l'éclipse totale des rancunes et des souvenirs qui l'avaient jusque-là déchargée de bien des soucis continentaux. La rencontre de Kiel en 1895 fut sa première alerte ; notre accueil « enthousiaste » 21 aux produits et aux exposants allemands de 1900 22 lui causa une surprise plus sensible encore. Enfin, au mois d'août de la même année, quand le feld-maréchal Waldersee fut nommé au commandement des troupes européennes, et par conséquent françaises, en Chine 23, l'Angleterre observa avec stupeur que notre esprit public ne se cabrait plus ; si la France ne donnait aucun signe d'approbation, ses improbations étaient rares, et elles exprimaient le sentiment d'un parti ou d'une classe plutôt que celui du pays, occupé tout entier des affaires et des plaisirs de l'Esplanade ou du Champ-de-Mars.

Et les Anglais se demandaient si nous allions nous mettre à aimer l'Allemand.

Si les Anglais ont commencé par laisser s'opérer l'annexion de l'Alsace-Lorraine, s'ils ont suivi alors les vues de Bismarck, c'était afin que les Français fussent gardés par un ressentiment vivace de tout esprit d'alliance avec leur vainqueur. Londres s'était inquiété de simples manœuvres de chancellerie. Or, elles devenaient tout à fait sérieuses du moment que l'oubli de 70 survenait. N'en avait-on pas une preuve nouvelle dans le fait qu'un combattant de 70 pouvait faire accepter ses ordres en allemand à nos officiers et à nos soldats ? Sans une haine invétérée des deux grands peuples continentaux, il n'est point de sécurité pour l'île bretonne. Que cette haine pût s'éteindre, qu'on fût si près de l'oublier, c'était une révolution dans l'état de l'Europe.

Telle est la raison de la vigueur des pressions de l'Angleterre.

C'est pourquoi la chute de M. Hanotaux et son remplacement par M. Delcassé n'avaient donné qu'une demi-satisfaction. Car les ministres vont et viennent. Elle désirait plus que ces résultats transitoires. Le nouveau ministère ne comptait à ses yeux que pour les garanties qu'il pourrait souscrire. Ces garanties, ces promesses bien définies, M. Hanotaux les avait accordées à l'Allemagne ; M. Delcassé devait en fournir d'équivalentes à quiconque hériterait de notre amitié. La diplomatie de la France était prise dans l'engrenage. L'idée du roi 24 n'était pas d'arrêter le mouvement, mais de le renverser à son profit sans nous laisser le temps de nous dégager. À la coalition de 1895, dont Guillaume II s'était fait le cerveau et le cœur, Édouard VII, encore simple prince de Galles, rêvait de substituer une coalition contraire dont Guillaume serait la proie désignée. Mêmes éléments : Russie, Italie, France. Rôles à peu près semblables : la Russie immobile, l'Italie indécise jusqu'au dernier moment et la France, mais combattant sur terre et non plus sur mer, comme dans le projet Hanotaux. Guillaume avait offert le Nil à M. Hanotaux. Édouard offrirait à M. Delcassé le Maroc pour l'instant, et dans l'avenir une berge du Rhin. Les princes de l'Europe sont bien maîtres de nous prodiguer tout ce qu'ils n'ont pas ! « Nous distribuons des réalités, nous récoltons des promesses », a fort bien remarqué M. Hanotaux 25.

La guerre du Transvaal s'acheva sans encombre après la mort de la reine. Il fallut le temps de circonvenir M. Delcassé et M. Loubet, de libeller un certain nombre de petites invitations dont chacune portait le même sens : « Vous disiez ceci à l'Allemagne ; pourquoi ne pas nous le dire à nous ?… » Le gouvernement français écoutait ce langage avec attention. Il donnait même de grands signes de faveur, mais les circonstances n'étaient pas unanimement favorables.

Si les menues querelles entre la France et l'Angleterre avaient à peu près cessé depuis Fachoda, et si l'amitié franco-russe se refroidissait peu à peu, l'affaire Dreyfus avait créé une atmosphère toute spéciale entre la France officielle et Guillaume II. Cette affaire avait surpris l'empereur allemand, comme il était au fort d'un travail d'amitié française : l'agitation dreyfusienne imaginée, subventionnée par l'Angleterre afin de riposter aux machinations coloniales et à la politique russo-allemande de la République conservatrice, avait d'abord contrarié Guillaume II dans sa diplomatie ; mais ce qu'il perdait d'une sorte se compensait d'une autre, et, si l'opinion française lui était aliénée par cet incident, de merveilleux avantages de fait lui étaient acquis sans combat : notre armée décapitée de ses chefs respectés, les généraux Hervé, Jamont, Boisdeffre, notre Service des renseignements supprimé 26, nos régiments démoralisés, notre population civile rejetée aux plus basses sottises et aux pires folies de la révolution ! Et ce qui ne gâtait rien, l'amour-propre impérial y trouvant son compte, ces brillants résultats pouvant passer aux yeux du monde pour un succès direct du service d'espionnage que surveille en personne Guillaume II.

La conspiration contre notre armée, bien que de marque initiale anglaise, ne fut donc pas une mauvaise affaire pour la marque opposée. Guillaume n'avait pas cru beaucoup s'affaiblir en affaiblissant nos escadrons et nos régiments : c'était de l'armée de mer qu'il avait désiré le concours et, aujourd'hui que l'Angleterre est devenue notre amie, notre diminution militaire, consécutive à la même affaire Dreyfus, subsiste au profit de l'Allemagne. La situation de ce pays reste prépondérante en diplomatie ; les gouvernements français de 1898 à 1902, tous composés d'amis du traître, ne pouvaient guère interrompre le contact régulier avec la puissance au profit de laquelle Dreyfus avait trahi ; tant que l'Affaire passionnait notre public, il était trop facile à l'Allemagne de causer de gros embarras à nos cabinets dreyfusiens par la simple menace de ses divulgations 27. Elle les tenait d'assez court. Tout cela fit un grand retard dans le projet de coalition sur lequel l'Angleterre nous faisait sonder.

L'Angleterre avait dû attendre et patienter. Son organisation politique éprouvée, qui laissait à un roi plein d'expérience une autorité plénière sur les affaires de l'État, lui donnait le moyen de ne rien brusquer ni improviser. Son dessein se fondait sur le sentiment d'une nécessité naturelle. Il était difficile que le gouvernement français lui échappât. Du seul fait que le plan Hanotaux s'effaçait, l'amour-propre et la vanité des gouvernants, l'intérêt de parti, la badauderie du public lui-même, conspiraient à faire adopter un nouveau plan, quel qu'il pût être. La troisième République se trouvait, pour ainsi dire, embarquée. Son premier navire faisant eau et s'enfonçant depuis Fachoda, il avait bien fallu poser le pied sur un autre, n'aurait-elle voulu que revenir droit au port ; mais le roi d'Angleterre se promettait d'entraîner sa passagère très avant dans la haute mer.

Chapitre XVII
Le pouvoir du roi d'Angleterre : nos colonies

Le pouvoir du roi d'Angleterre sur les affaires de la France s'est prodigieusement étendu au XIXe siècle et dans les premières années du XXe ; il grandira encore, à moins d'un changement de régime chez nous.

Même indépendamment de son personnel et de sa politique, notre régime est déjà, quant à son essence, du choix de l'Angleterre. Elle nous a donné la démocratie et la République. C'est à la suite de la guerre d'Amérique, des victoires et des armements de Louis XVI, qui avaient fait perdre le commandement de la mer à l'Angleterre, que celle-ci fomenta la Révolution. C'est à la suite de l'expédition d'Alger qu'elle provoqua les journées de 1830. C'est après sa rupture avec Louis-Philippe, dans l'affaire des mariages espagnols, qu'elle détermina les journées de février et l'établissement de la seconde République. Enfin, la troisième République naquit de la série des intrigues et des conflits européens que l'Angleterre avait subventionnés partout, notamment en Italie, depuis cinquante ans. La volonté de Bismarck n'intervint qu'à titre de cause seconde et de réalisateur immédiat.

Depuis, le cabinet de Saint-James a trouvé une base d'opérations favorable à son influence dans notre système de discussion et de division constitutionnelles où l'intervention périodique de l'Étranger paraît une clause arrêtée et convenue d'avance. Mais les Anglais ont connu en France un autre bonheur, celui-ci composé en partie de nos propres mains comme pour leur donner de nouveaux moyens de nous gouverner. Ce fut la politique coloniale. Quand Bismarck nous jeta dans cette aventure, le gouvernement anglais ne fit guère qu'une opposition de grimace et d'humeur : car ces expéditions tapageuses donnaient à l'Angleterre une large prise sur nous, prise qui devenait d'autant plus importante et sérieuse que se multipliaient nos succès au delà des mers. Il n'en pouvait être autrement en raison de la manière dont ces entreprises étaient conduites.

La vieille France a connu des revers maritimes et coloniaux. Il nous est arrivé de perdre à la fois l'Inde et l'Amérique. Pourtant les malheurs d'alors différèrent des erreurs d'aujourd'hui en ce que nos fautes de jadis, si nombreuses qu'elles aient été, montrent, dans leur ensemble, beaucoup moins d'imprévoyance et d'absurdité. Ce premier développement colonial avait été uni intimement à la naissance et aux progrès de notre marine ; marine et colonies déclinèrent en même temps, par suite de la même incurie passagère ; mais leurs décadences simultanées rendent du moins un témoignage du sens pratique et du bon sens des Français d'autrefois. Lorsque nos pères négligeaient leur marine, ils ne prétendaient pas s'intéresser à leurs colonies. Ils savaient qu'on ne traverse pas la mer à pied sec et que, si l'on part pour les îles, il faut posséder quelque moyen d'en revenir. La renaissance coloniale était subordonnée pour eux à la renaissance maritime : quand il voulut prendre sa revanche des traités de Paris, le successeur de Louis XV, qui n'était pourtant que Louis XVI, commença par construire de bons vaisseaux.

La République aura changé tout cela. Elle s'est annexé les îles et les presqu'îles, elle a créé sur tous les rivages des dépôts, des stations, des forts et des bureaux. Les colonies anciennes, comme le Sénégal, se sont agrandies à perte de vue. La Tunisie s'est ajoutée à l'Algérie. Le groupe de la Réunion, de Nossi-Bé et de Mayotte, s'est accru de l'immensité de Madagascar. L'Afrique nous a vus remonter les fleuves, cerner les lacs, envahir les déserts et les marécages. Mais, quant aux moyens d'assurer les communications de toutes ces contrées avec la mère-patrie, seule capable d'y maintenir le drapeau, cette affaire primordiale, cette condition de toutes les autres n'a jamais occupé que secondairement nos hommes d'État. Le cas de M. Hanotaux et de ses collègues de 1895 n'est pas isolé. On s'est habitué à posséder des colonies sans disposer d'une marine !

De temps en temps, un publiciste ou un ministre, un amiral ou un député, particulièrement doué du sens de l'évidence, faisait remarquer que, entre Diégo-Suarez et Marseille ou Dakar et Bordeaux, il y avait de l'eau ; cela étant, il n'était peut-être pas superflu d'avoir des bateaux garnis de canons pour la traversée. On convenait que notre matériel de mer n'a jamais eu le nombre suffisant ni la qualité convenable, car il correspondait aux nécessités de la défense métropolitaine et de quelques petites colonies de plaisance, comme nous en avons aux Antilles et dans l'Hindoustan. Un vaste empire voulait être défendu autrement. Le nôtre est un empire ouvert, démuni et sans résistance, richesse offerte aux cupidités du plus fort. Nos explorateurs et nos trafiquants nous auront fait exécuter dix fois le geste de prendre : personne n'a songé à nous organiser en vue de retenir. Nos actions d'Asie et d'Afrique, toutes déterminées par des affaires financières, demeurent donc naturellement exposées à finir comme de très mauvaises affaires.

Pour expliquer un tel procédé, l'inconscience de la République, son absence de mémoire et de prévision doit entrer en ligne de compte : aucun régime, si médiocre ou si nonchalant qu'on veuille le supposer, n'eût conçu ni même supporté, en les connaissant, ces incohérences. Il faudrait reculer les frontières de l'ineptie pour imaginer le gouvernement qui se dirait : « Partons coloniser sans nous assurer d'une flotte ! » Un petit État sûr de sa neutralité, la Belgique, ne l'a pas osé, et c'est le roi Léopold II appuyé sur l'adhésion de l'Europe entière qui a tenté le Congo à titre personnel ; la création d'une marine belge aura été l'idée fixe de ses derniers jours, elle est reprise et continuée par le jeune roi qui l'avait soutenue comme prince héritier. Ainsi les paradoxes les plus heureux tendent eux-mêmes à rentrer dans la loi. L'esprit humain est inhospitalier à certains contre-sens. Il ne peut se donner pour but la possession paisible ou l'exploitation sûre d'un territoire et s'y interdire la condition immédiate de la sécurité. C'est pourquoi, dans notre politique coloniale, il n'y eut pas de négligence proprement dite, car il n'y eut pas conception. L'oubli de la marine fut un cas d'absence matérielle, de lacune physique dont personne ne peut être dit responsable. L'homme responsable de la faute n'existe pas. Nul ne le trouvera. La troisième République n'avait en son centre aucun organe capable de porter cette charge, ni intelligence, ni volonté, ni sens de la direction, rien d'humain. L'impulsion était partie de la Bourse de Paris ; une fois en marche, la machine administrative alla, courut, vola, roula vers le but indiqué, tant qu'elle trouva des chemins où rouler, mais à la mode des machines, sans rien penser et sans se soucier de rien. Les mots de « politique coloniale » ne conviennent donc pas à la succession des actes de diplomatie et de force qui nous a valu nos « possessions » lointaines. Ces accidents discontinus, entraînés les uns par les autres, nullement conduits les uns en vue des autres, ne sont point une politique 28.

Quand le Gouvernement de la Restauration préparait la conquête d'Alger, il ne pouvait pas distinguer toutes les suites à donner à cette affaire, mais il en avait envisagé les conditions et pesé les risques. Ceux qui citent, sous les formes les plus diverses, le bon mot du baron d'Haussez à l'ambassadeur d'Angleterre qui l'obsédait de réclamations : « Allez dire à votre maître que je m'en f… », n'observent pas assez la qualité du porte-parole de Charles X. Était-ce le ministre des Affaires étrangères, était-ce même le président du Conseil que le baron d'Haussez ? Point du tout, il était ministre de la Marine. La Monarchie française, qui, encore avec Charles X, donnait cette preuve de bon sens devant l'étranger, chargeait de sa réponse à la première des puissances maritimes celui des hommes du roi qui était responsable de sa fortune sur la mer ; c'était spécifier nettement qu'en partant pour Alger, on avait prévu l'essentiel. L'Angleterre ne comprit pas autre chose et resta au large.

Mais, sous la troisième République, l'Angleterre adopta pour tactique de s'en tenir aux représentations de forme, et, en fait, d'arrondir son domaine au fur et à mesure de l'extension du nôtre, en ayant soin de toujours tendre au contact des territoires et de développer sa sphère d'influence jusque sur nos propres sujets : ainsi s'emparait-elle de la totalité de l'Égypte et inondait-elle de sa propagande biblique, non seulement Madagascar, mais l'Algérie. En nous laissant agrandir, presque à notre souhait, nos propres territoires, elle se disait que ces acquisitions sans mesure resteraient plus ou moins idéales tant qu'elle conservait le moyen de nous en séparer à volonté et de les fréquenter elle-même de près. La seule précaution qu'elle prît aux jours de partage et de délimitation fut de s'approprier les meilleures parts, les territoires d'un rapport immédiat, en nous laissant la charge de défricher, d'engraisser et de mettre en valeur les autres. « Le coq gaulois aime à gratter le sable », disait lord Salisbury. On se fiait à notre industrie, à notre génie et à notre goût pour faire jaillir du désert insalubre les fontaines et les jardins. La méthode avait l'avantage de nous obliger à dépenser notre argent et nos peines pour aménager le pays, instruire et encadrer les hommes. Ces importantes mises de fonds, incorporées à la contrée et à la race, ne seront pas perdues pour nos héritiers présomptifs. Éternel et classique exemple : ce que nous avons fait en Égypte et le parti qu'en tire l'Anglais.

Depuis vingt ans que s'y appliquent nos trésors, une partie des territoires coloniaux est renouvelée. Ils ont pris figure française. Le pire est devenu le meilleur par notre art. Nos soldats, nos missionnaires, nos administrateurs, nos colons mêmes, tant en Extrême-Orient que sur divers points de l'Afrique, ont amélioré l'ingrate matière et stimulé les populations. Tout cela a grandi et, sinon prospéré, du moins reçu un fort tour de charrue. Une grande richesse a été ajoutée, de main d'homme, d'homme blanc, noir ou jaune, sous la direction de la France, à l'état primitif du Tonkin, du Congo et de Madagascar. Le peuple de proie qui voudra nous les ravir ne perdra ni l'or, ni le fer, ni le sang qu'il y versera, car il y trouvera mieux qu'une terre vierge : un pays jeune et le vieux fruit des expériences et des entreprises de l'ancien monde. Ce qu'on nous laissait conquérir voilà vingt ans valait bien peu. Ce qu'on peut conquérir sur nous a déjà son prix, qui augmente de plus en plus.

Donc, par les colonies de la troisième République, la France s'est rendue merveilleusement vulnérable. On a bien soutenu que leur perte ne lui infligerait qu'un dommage moral. Faut-il compter pour rien l'évanouissement de ces vingt ans d'efforts militaires, administratifs et privés ?

Or, et surtout depuis qu'elle a le Japon pour doublure 29, il est au pouvoir de l'Angleterre de nous infliger ce malheur. Rien ne saurait l'en empêcher, notre défense coloniale n'existant pas. Les fameuses réorganisations maritimes dont les programmes se sont succédé n'ont jamais été qu'un mot. Et maintenant on n'ose même plus redire ce mot. Sous la Monarchie, on posait comme règle que la France devait tenir une marine « supérieure à toutes ensemble, celle de l'Anglais exceptée ». En 1878, le rapport Lamy disait encore qu'il n'y avait « pas de sécurité pour elle si elle ne se rendait capable de tenir tête à la coalition de deux flottes », celles des puissances qui viennent immédiatement après nous. En 1905, la seule marine allemande était considérée comme équivalente à la nôtre. Elle nous a dépassés depuis ; comme on l'a vu déjà, deux autres puissances en ont fait autant ; le dernier rapport sur le budget de la marine ne nous propose plus que de tenir tête à l'Autriche et à l'Italie en Méditerranée, et l'on ne peut même plus affirmer intrépidement, comme en 1898, que nos équipages « sauraient mourir », car l'indiscipline est moins générale encore dans l'armée de terre qu'à bord de nos bâtiments.

J'ai vu des ivrognes tracer d'un doigt humide, sur une table de café, le rapide moyen d'en finir avec l'Angleterre. Notre corps d'armée tunisien longe le rivage de la Tripolitaine et prend l'Égypte à revers. Nos troupes d'Algérie traversent le Sahara, ramassent les postes du Soudan et du Sénégal, violent le Congo belge et, prenant au pas de course le continent noir dans sa longueur démesurée, tombent, sans coup férir, sur le cap de Bonne-Espérance. Enfin une armée russe, à travers le Tibet et l'Himalaya, vient fraterniser sur le Gange avec les garnisons françaises de l'Indochine. Cela est d'une facilité lumineuse. Je n'oserais pas affirmer qu'au pavillon de Flore ou à la rue Royale on n'eût jamais formé quelque plan de campagne de cette force, quand on étendait nos colonies sans mesure. Comme c'est le seul plan concevable en dehors d'un effort maritime long et coûteux que personne n'a voulu commencer par le seul commencement naturel (par le roi), il faut bien avouer qu'on a beaucoup acquis sans prévoir qu'il faudrait monter la garde devant nos acquisitions : chaque progrès au delà des mers n'aura donc eu pour résultat que de fournir de nouveaux gages à la maîtresse de la mer, des gages de plus en plus riches, de façon à nous mettre de plus en plus à sa merci.

Le pouvoir du roi d'Angleterre en pays de France s'étant accru à proportion de nos accroissements loin de France, ces territoires exotiques forment son gage matériel ; toute la politique anglaise se résumera donc quelque jour dans l'alternative qu'un enfant de sept ans comprendrait sans difficulté : vous ferez notre bon plaisir, ou nous prendrons votre empire colonial. Et on nous le prendra effectivement pour peu que nous tentions de faire les méchants ; mais il est très possible que nous soyons très sages et que nos colonies nous soient enlevées tout de même.

Naturellement on s'est appliqué à nous conduire d'abord au bout de l'extrême sagesse afin d'en avoir tout le fruit.

Chapitre XVIII
L'amitié italienne et les doctrines libérales

Ainsi vers 1903, 1904 et 1905, par la force même des choses, la sagesse de la France devait consister à abandonner, bon gré mal gré, son cœur et sa main à l'Angleterre ; la brutale mise en demeure n'était pas nécessaire, et l'événement comportait, dans l'exécution, de fines nuances.

Édouard VII y mit tout son art. Il n'eut même pas à procéder de manière directe. Deux moyens termes le servirent auprès des gouvernants français : l'amitié italienne et les doctrines libérales. On ajouterait à ce couple d'intermédiaires un troisième élément, les Loges, qu'il n'y aurait lieu d'en témoigner aucune surprise, mais, toutefois, comme on étudie l'inconnu pour le ramener à des causes connues, nos lecteurs ne gagneraient pas grand-chose à apprendre qu'un mystère diplomatique peut s'expliquer par un mystère maçonnique. Nous examinons ces difficiles affaires en vue de les éclairer.

En ce temps-là nous possédions l'amitié de l'Italie, pour cette première raison que l'amitié italienne est quelque chose d'œcuménique et de planétaire. On ne s'étonne plus de la rencontrer partout, depuis qu'on l'a vue si paisiblement installée, depuis plus de vingt ans, chez les « tedeschi » et les « barbari » de Vienne, ses anciens ennemis, oppresseurs et tyrans. Élément très actif de la Triple-Alliance, l'Italie n'en a pas moins été, de tout temps, en accord étroit avec Londres. Aux heures du plan Hanotaux, quand les armes françaises, russes et allemandes semblaient tournées d'un même mouvement contre l'Angleterre, nul esprit clairvoyant n'aura compté sur l'Italie comme auxiliaire de cette coalition. On a même craint que sa marine ne fît cause commune avec la flotte anglaise pour annuler la France en Méditerranée. Depuis que la situation s'est renversée et qu'on parle, au contraire, d'une coalition anglo-française contre l'Allemagne, le pronostic est interverti ; c'est de sa fidélité à l'Angleterre que l'Italie a fait douter : son plus grand intérêt paraît ici être allemand, et les princes de la Maison de Savoie sont aussi disposés que leurs peuples à suivre leur seul intérêt, sans se considérer comme prisonniers autre part 30.

Cette indécision subtile, ce jeu alternatif de savantes réserves, ce beau et froid calcul dissimulé sous un sourire qui s'adresse au vaste univers a vraiment fait de Rome « amie de tout le monde » un des grands pivots de l'Europe. C'est à Rome qu'il faut aller si l'on tient à traiter de divorce ou de mariage. Cela s'est dit du Vatican. C'est bien plus vrai du Quirinal 31. La politique anglaise y trouva son centre d'action privilégié.

Rien de plus simple que le jeu de l'Italie auprès du gouvernement français. Ce gouvernement radical était composé de vieux hommes ou imbu des vieilles idées qui ont couru l'Europe d'il y a cinquante ans. Sous Félix Faure, un certain préjugé favorable à l'autorité et le jeune goût de la force, goût pervers, si l'on veut, chez des républicains, rapprochaient M. Hanotaux de Vienne et de Berlin. Au contraire, M. Loubet et M. Delcassé en furent instinctivement éloignés : l'origine révolutionnaire, l'éducation romantique, les traditions et les idées coutumières du vieux parti républicain facilitaient leur rapprochement de l'Angleterre et de l'Italie, – une Italie imaginaire et une Angleterre fictive, telles que l'ignorance représentait l'une et l'autre à leurs yeux fermés.

Que l'Italie soit un des pays les plus autoritaires du monde, que la force publique y soit faite pour une très grande partie du loyalisme de l'armée et de l'attachement héréditaire des provinces du Nord aux droits historiques de la Maison régnante, c'était un sujet d'observation négligeable pour un parti pénétré de cette idée fixe que l'Italie devait être démocratique, libérale, humanitaire, « française », concluaient-ils, du moment qu'elle était, en sa qualité de geôle du pape 32, la capitale de l'esprit anticlérical. Le formulaire de l'anticléricalisme fut donc le grand lien entre les radicaux français et quelques hauts dignitaires du jeune royaume. C'est une profession de foi anticléricale que M. Loubet formula expressément par son voyage à Rome, dont le premier effet fut de donner aux sujets de Victor-Emmanuel III une haute idée de l'influence et du crédit de leur jeune roi. Ainsi la République, si elle s'aliénait les catholiques, fortifiait une dynastie étrangère 33 et ranimait chez nous ces illusions d'amitié latine qui nous ont déjà coûté cher. En Italie, l'hostilité à l'Église désigne des passions et des sentiments, les uns amortis, les autres ravivés de façon artificielle. Cette façade nous a fait oublier l'évidence de l'intérêt présent !

On l'a écrit avec beaucoup de sens et de force : « un ministre des Affaires étrangères de France qui n'a pas toujours dans un des tiroirs secrets de sa table un projet pratique et étudié, libellé dans ses moindres détails, d'une réorganisation de l'Italie sur le type d'un gouvernement républicain, est un criminel ou un imbécile 34 ». Imbécillité, crime ou distraction, notre anarchie de gouvernement pense à autre chose : pratique et réaliste quand il s'agit de leur personne ou de leur parti, la politique générale des radicaux ne s'est jamais inspirée de l'examen des grands intérêts du pays : elle suit des idées, « idées » flottantes, souvent fausses en elles-mêmes et presque toujours contraires à notre bien.

Jadis, le monde officiel italien, le Quirinal lui-même, avait profité de l'entremise des « Nuées » républicaines pour rendre un service considérable au gouvernement de la reine Victoria en aidant l'Angleterre à constituer chez nous ce parti de Dreyfus, qui mit en échec la politique de M. Hanotaux sur le Nil. Non seulement, dans le monde de la cour et les salons romains les demoiselles Amari approvisionnaient M. Gabriel Monod de leurs renseignements sur les troupes de couverture et le canon de 120, mais, à Paris même, l'ambassadeur 35, précédemment titulaire du poste de Londres, était mêlé à toutes les intrigues antimilitaires de cette époque. L'ambassade italienne fut le quartier général de M. Reinach. Là, fut conspiré le départ du cabinet Méline. Là, dit-on même, fut inventé, désigné et choisi M. Delcassé. C'est là que M. Trarieux 36, chargé des criminelles confidences d'un président de chambre à la Cour de cassation, M. Loew, vint murmurer à l'oreille de l'ennemi les secrets de notre service de contre-espionnage 37. M. Reinach servait l'État juif, l'ambassadeur d'Italie servait le roi, son maître, qui rendait service à son cousin le roi d'Angleterre, et M. Delcassé n'avait qu'à se laisser aller à la suggestion de ces deux puissances étrangères qui, en somme, n'en faisaient qu'une. Il est allé de leur côté aussi loin que possible, jusqu'au crime de faux et d'usage de faux. Le commandant Cuignet l'a surabondamment démontré 38.

Mais le comte Tornielli ne négligeait pas son pays pour ses alliés, et, s'il est vrai que le cabinet Waldeck-Rousseau fut en partie constitué par l'Italie, l'ambassadeur ne laissa pas oublier ce service 39. L'Italie obtint tous les accords commerciaux dont l'impécuniosité qui lui est naturelle avait le plus pressant besoin. Elle les obtint même parfois à nos dépens. Lyon fut atteint dans ses soieries, ainsi que le Comtat, la Drôme et l'Ardèche ; le Languedoc souffrit dans ses vins. Les ministres français se montrèrent à cette époque si accommodants sur nos intérêts régionaux que le roi d'Angleterre dut en conclure qu'ils ne pourraient pas se montrer beaucoup plus difficiles sur un intérêt national. Il pria son rabatteur romain de nous acheminer vers lui. Le traité d'arbitrage permanent signé entre Paris et Rome fut suivi d'un accord secret laissant à l'Italie les mains libres en Tripolitaine et en Albanie, mais nous abandonnant toute initiative au Maroc. Les critiques attentifs font remarquer avec beaucoup de raison que l'Italie, amie et cliente de l'Angleterre, ne nous aurait jamais laissé le Maroc ouvert sans l'aveu du cabinet de Londres. Le nom de Maroc, ainsi prononcé de longs mois avant tout accord franco-anglais, prouve que l'Angleterre combinait déjà ses arrangements avec nous, l'Italie étant la courtière.

Celle-ci était également secondée, comme l'avait calculé la diplomatie d'Édouard VII, par le concours diffus mais constant que lui apportaient les erreurs des libéraux et des radicaux français sur la nature du gouvernement de l'Angleterre. Le plus whig des Anglais ne saurait penser sans sourire à l'imagination que nos pères s'étaient formée à ce propos et qui subsiste dans tous les lieux où domine l'ignorantisme républicain.

Que le libéralisme anglais ne soit point un libéralisme, c'est ce qu'il est un peu trop facile de voir. Aristocrate, traditionnelle, profondément gouvernementale par sa constitution de la propriété, par le recrutement de son armée de mer, par ses mœurs générales, sa cruelle et pure justice, son régime pénitentiaire et fiscal ; aussi antidémocrate qu'il est possible ; dévouée depuis deux siècles à la religion de la raison d'État ; royaliste au surplus et résolument fidèle à sa dynastie ; inconnue et fermée au reste du monde, mais se développant, pénétrant et tyrannisant en tout lieu, l'Angleterre contemporaine, celle qui est forte, non l'Angleterre prédicante et biblomane du XVIIe siècle (qui peut reparaître au XXe, mais à la condition de tout compromettre et de tout gâcher de ce qui la fit prospère et puissante), cette Angleterre doit être jugée à peu près aussi libérale que put l'être Carthage dans l'antiquité ou Venise moderne. Elle n'est la patrie de la Liberté qu'en un sens : l'admiration ou le pastiche de ses institutions les plus inimitables a servi à faire quantité de révolutions et d'émeutes sur le continent. Tel a été le rôle bien anglais des idées « anglaises ». Un rôle utile à l'Angleterre qui, dans l'isolement splendide qu'elle devait à la nature, a dû à cette politique une paix profonde. Les idées anglaises ont causé, en particulier, l'abaissement de la France ; mais, comme elles ont fait la fortune du parti libéral et des républicains, ces derniers ont toujours penché pour l'Angleterre.

L'essence commune du libéral et du radical en France se reconnaît à ce fait que tous deux se dévouent à leur pays sous une condition quasiment religieuse. On ne saurait trop rappeler l'excellente définition de ce patriotisme conditionnel donnée par M. Ranc, quand en 1898 il assurait qu'il lui était agréable d'entendre crier à l'étranger 40 : « Vive la France », « MAIS » « la France de la Révolution ». Quand on est pour « la France mais », et quand, par surcroît, l'on connaît que ce « mais » révolutionnaire, axiome mystique antérieur et supérieur au patriotisme, est inspiré des révolutions qui agitèrent anciennement l'Angleterre, on est aussi tenté de placer le berceau de ces principes immortels au-dessus du berceau de notre chair périssable. Avant de calculer l'intérêt de la France, le parlementaire de vocation le subordonne à l'intérêt de la Liberté dans le monde, telle qu'on l'invoque, suppose-t-il, dans la Mère des Parlements.

Dès lors, quand il est franc, quand il est administré par une équipe radicale bien pénétrée du libéralisme confessionnel, le régime républicain enferme quelque chose de profondément et de passionnément étranger, une arrière-pensée qui nous abaisse en particulier devant les Anglais, qui les préfère à nous et qui nous subordonne à eux, un sentiment qui, s'il le fallait, nous sacrifierait à leur avantage. La République conservatrice de 1895 avait oublié cet esprit et l'avait même remplacé par des traits de jactance à l'adresse de l'Angleterre : la République radicale réintégra les traditions du vieux parti. Elle restaura les vieux sentiments de subordination à la sagesse anglaise, tant admirée de Voltaire, de Rousseau et de Montesquieu, élément d'humilité assez dangereux, sorte de trahison inconsciente mais formelle, qui est gravée au cœur de ses dirigeants.

Sur toute chose ils élevèrent le bonheur et l'honneur d'une association avec les « nations libérales », c'est-à-dire avec l'Angleterre d'abord, et cette entente fut considérée comme un bien trop urgent pour être différée jusqu'à l'acquisition d'une forte situation militaire continentale qui nous eût permis de causer d'égal à égal avec notre associée. Certes, on ne put traiter tout de suite, sous peine de blesser l'opinion encore meurtrie des menaces de Fachoda. Mais on organisa de doctes campagnes de presse. Le « tzarisme » et le gouvernement du « Kaiser » furent rétablis dans leur ancienne dignité d'épouvantail pour électeurs. On vanta l'avantage humanitaire d'un accord entre les États doués de l'inestimable trésor d'un parlement, les races privilégiées, les peuples élus. L'opinion radicale insista sur la hiérarchie spirituelle des constitutions politiques. Les unes font le salut des peuples, et les autres suffisent à consommer leur damnation : « Venez mes brebis ! Allez, mes boucs 41. » Un ordre du jour du Grand Orient de France a proclamé que les insurrections, jadis le plus saint des devoirs, deviennent abominables et scandaleuses dans les pays qui affichent sur les murs la déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. L'Empire britannique brillait au premier rang de ces oints du seigneur. Personne ne se demanda ce que deviennent, au surplus, les droits de l'Homme quand la marine anglaise recrute ses équipages par le procédé de la « presse » 42. On nous exhorta simplement à acclamer le roi d'Angleterre, ses vaisseaux et ses matelots.

La malheureuse victime de l'or anglais, Kruger 43, vaincu et dépouillé, venait de s'arrêter à Paris, qui ne lui avait pas marchandé l'ovation. En mai 1903, Édouard VII fut moins bien reçu par le peuple, mais les sphères officielles lui firent brillant accueil. Il invita M. Loubet à le venir voir en juillet suivant, puis il revint lui-même, aimant mieux traiter directement son affaire avec le président ou avec les ministres que de s'en décharger sur qui que ce soit. Quelque renseigné qu'il fût, sur la France, le prince dut s'étonner de trouver tout ce monde peu difficile, et même plat. Son circuit italien aurait-il été superflu ? Il se le demanda peut-être et s'excusa devant lui-même d'avoir douté de la tradition révolutionnaire. Mais rien de plus excusable que son erreur. Si notre politique étrangère doit avoir la couleur du parti politique vainqueur, et cela en vertu du régime et de l'esprit républicain, elle a, dans l'Angleterre monarchique, les seules couleurs du pays. Là-bas un fait rallie et l'on fait confiance au pouvoir en tant que pouvoir. Ici, et c'est ce que le roi dut se rappeler, en l'absence d'un pouvoir réel suffisant, il ne reste que les idées, lesquelles divisent. Édouard VII estima nos divisions une bonne chose dans la mesure où elles ne nous rendraient pas trop inaptes à l'œuvre pour laquelle il avait des vues sérieuses sur nous.

L'entente désirée et réglée en principe ne s'annonçait pas mal.

Chapitre XIX
Le plan Delcassé – De la faute ou du crime

La doctrine du Vieux Parti républicain et l'intrigue anglo-italienne s'accordaient naturellement dans la politique de M. Delcassé. Mais l'accord était maintenu et même stimulé par des forces financières dont il faut tenir compte.

Notre puissance nationale devenue le bien des spéculateurs et des gens d'affaires, il n'est plus possible à un cabinet de durer quelque temps sans former des entreprises coloniales nouvelles. Entreprises qui exigent que l'on s'entende avec l'Angleterre ou que l'on dispute avec elle. Du moment qu'on avait cessé de fourbir des armes et que le camp de Boulogne était bien levé, le parti le plus simple était d'en finir tout de suite avec la dispute ; le plus pratique était de placer notre mouvement colonial sous le protectorat des maîtres de la mer.

Qu'il y eût entre l'Angleterre et nous de vieilles querelles (Égypte, Terre-Neuve), c'est possible, redisaient certains financiers coloniaux ; mais des conventions franches peuvent intervenir sur tous les points litigieux. On peut signer une manière de concordat. Les faits sont accomplis ; revêtons-les d'un acquiescement régulier, et, tout aussitôt, nous recevrons en échange nos laissez-passer, nos licences pour d'autres efforts. Bismarck nous avait dit : « Prenez la Tunisie, prenez l'Indochine. » Édouard VII peut nous dire : « Prenez le Maroc », le Maroc étant d'une nécessité immédiate pour laquelle tous nos syndicats sont debout et dont ils ne feront point grâce au gouvernement qu'ils soutiennent…

Tel fut le germe de ce qu'on peut appeler le plan Delcassé. Sans doute ce plan apparaît plus grave et plus ample quand on le considère dans les calculs d'un roi anglais qui nous veut pour son soldat sur le continent, ou dans les inquiétudes d'un empereur allemand qui, nous ayant souhaités pour seconds sur la mer, nous voit enfin passer au service de l'ennemi. Sans doute aussi, et plus encore que les volontés des rois étrangers, plus que l'insouciance et l'inattention de notre ministre, l'esprit de la situation, le génie des circonstances envisagées nous faisaient courir un risque sérieux. Ce plan nouveau, s'il ne prévoyait pas le conflit avec l'Allemagne, aurait pourtant dû le prévoir : l'Angleterre souhaite ce conflit et l'espère, elle l'escompte même avant l'exécution du programme naval qui doit mettre si haut l'outillage maritime allemand. Mais ces effets prévus ou imprévus du plan Delcassé y sont pleinement étrangers. En lui-même, tel qu'il se formula et se réalisa, ce plan est beaucoup plus simple. Il pose sur une idée nette : nous ne pouvons plus coloniser contre l'Anglelerre ni sans elle ; colonisons donc avec elle. Tout entier, il se déduit de cette idée-là.

Le ministre espérait des « pénétrations pacifiques » mais rapides qui enrichiraient un certain nombre de ses amis. Mais il ne croyait pas ni il ne voulait croire à l'échéance guerrière désirée par Édouard VII : il s'arrêtait à peine à l'idée qui aurait fait bondir d'espérance et de joie tout autre homme d'État français, celle d'une vraie guerre entre Londres et Berlin. C'est pour l'aisance du discours que l'on nomme le plan Delcassé « anti-allemand ». Tout au fond, M. Delcassé ne tenait pas compte de l'Allemagne. Il considérait que tous ses calculs pouvaient subsister en faisant abstraction de la plus puissante monarchie du continent. L'idée d'une intervention allemande dans le nouveau mariage anglo-français n'était pas au nombre des combinaisons qui eussent le bonheur de l'intéresser.

Plusieurs raisons de cet état d'esprit bizarre ont été avancées. Y eut-il une sorte de rivalité de métier entre l'empereur et M. Delcassé, le premier grand amateur de diplomatie et de paix, négociateur inlassable en mainte circonstance où n'importe lequel de ses aïeux eût tiré le glaive, le second plus novice mais d'autant plus enragé à ce noble jeu ? On va jusqu'à parler d'une querelle d'homme à homme 44. En fait, M. Théophile Delcassé estima Guillaume II, comme le font certains esprits en France, agité et agitateur sans surface, capable de manifestations, de paroles et de gestes, mais ceci et cela sans suite ni portée 45.

À supposer qu'il eût vu juste, M. Delcassé se donna le tort de ne pas savoir retenir des marques, bien superflues, de ce sentiment. Il fut encore inférieur à sa tâche en ne s'inquiétant pas de savoir si nos forces militaires valaient les forces de cet empereur dédaigné. Plus il pouvait avoir raison dans son attitude, plus il devait se rendre capable de la soutenir aisément. En admettant que Guillaume II manquât de « sérieux », il fallait pouvoir l'attendre de pied ferme et opposer à ses démonstrations des démonstrations plus vigoureuses encore. M. Delcassé avait beau rejeter toute idée d'une offensive éventuelle de l'empereur. Il méritait tous les châtiments du seul fait qu'il négligeait de se garder contre le cas fortuit où l'hypothèse ainsi écartée se serait produite. Diplomatie, c'est précaution.

La précaution à prendre s'indiquait toute seule : il importait d'intéresser le patriotisme français. Celui qui l'oublia fit une faute incomparable. Quoi ! tous vos mouvements d'Europe et d'Afrique, toutes vos allées et venues entre Londres et Paris, entre Rome et Saint-Pétersbourg, ont pour effet, sinon pour but, « d'ennuyer », ou même « d'encercler » l'empereur d'Allemagne. Vous faites mine d'éloigner de lui son allié du midi. Vous vous faites accuser de l'avoir écarté lui-même de vos arrangements coloniaux, et, en somme, c'est un peu vrai. Il s'agit d'isoler l'Allemagne, assure-t-on, et dans l'intimité, vous ajoutez : de « rouler » Guillaume, de « rouler » Radolin 46. Vous faites entendre que vous ne craignez rien. Tout se passera en conversations, vous en êtes sûr. Vous nous affirmez que l'âme des chancelleries contemporaines, surtout allemandes, est le « bluff », – et vous ne sentez pas que vous aussi bluffez, pour parler votre langue, et que votre bluff obligera votre partenaire à des bluffs redoublés. C'est à quoi il vous faudra bien peut-être répondre. Mais comment ? Sinon en triplant le bluff à votre tour et en le renforçant de toutes les puissances morales capables de rendre votre bluff imposant ! Il se trouve que vous ne faites rien en secret. Vos sentiments sont avérés. D'abord, on en cause partout. Puis, vous y ajoutez toute la publicité concevable. Votre défi à l'empereur remplit la presse européenne, y compris la russe et la turque. Et voilà qu'une seule presse, une seule opinion, en est tenue absolument ignorante, et c'est la presse officieuse de votre pays, c'est notre presse nationale ! L'opinion française est censée gouverner, et vous ne faites rien pour l'avoir avec vous. Vous ne faites rien pour émouvoir le pays et pour l'associer à votre mouvement.

Cependant le concours tout au moins tacite de la nation était indispensable à une politique pareille. Quand vous auriez été décidé à ne jamais faire aucun appel effectif à de telles forces, il vous fallait, pour la montre et pour la parade en Europe, des hommes, de l'argent, de l'enthousiasme public. Il vous fallait un corps de sentiments et d'idées favorables sérieusement propagé dans notre pays. Or, vous n'avez jamais exprimé de velléité dans ce sens. Vous n'avez même pas demandé à vos collègues du gouvernement d'interrompre, en raison de votre grande œuvre en Europe, la propagande des doctrines et des sentiments contraires à votre effort. Vos collègues, vos chefs, les Waldeck et les Combes, les André et les Pelletan, servaient l'Internationale de l'Étranger. Vos amis, vos soutiens dans le parlement, prêchaient de désarmer et d'oublier l'Alsace : vous les avez laissé dire ; vous avez servi l'Étranger et l'Internationale avec eux. Si vous l'aviez vraiment voulu, vous auriez réuni avec vous et contre eux les multitudes françaises. Vous n'avez jamais fait un geste ou un acte, ni même conçu une volonté dans ce sens. Quelle inertie ! Et quelle complaisance ! Et quel contraste avec votre boniment au dehors ! Si vous aviez eu, comme on l'a répété, la pensée de nous rendre l'Alsace, il faudrait avouer que vous en avez constamment rejeté d'abord toute apparence, ensuite tout moyen.

Il est vrai, votre main a touché un instant la balance de nos destins. S'il était une idée, un nom, un objectif politique qui eussent quelque chance de relever notre esprit public dissous par l'affaire Dreyfus, c'était certainement le nom, l'idée et l'objectif de la Revanche ; c'était le désir de repartir pour le Rhin et dans la direction des provinces perdues. En avez-vous jamais usé ? Vous avez négligé une œuvre qui restait possible, puisqu'elle fut tentée, lorsque tout fut perdu, par votre successeur, M. Rouvier coalisé avec les Berteaux et les Clemenceau. Certes, la belle spontanéité de la nation n'a point reparu, mais le gouvernement, par des moyens de gouvernement, en obtint sous nos yeux quelques simulacres, et ces simulacres constituèrent une démonstration utile. Rien de tel tant que vous fûtes au quai d'Orsay. Rien de tel de 1898 à 1905. Ces manifestations vous auraient servi. Elles vous auraient aidé puissamment. S'il ne s'agissait que de feintes, pourquoi n'avoir pas fait signe à toute la France de feindre avec vous ? Elle eût compris à demi-mot. Les cachotteries de M. Hanotaux se concevaient par l'impopularité fatale de son projet. Votre mystère à vous ne comporte pas cette explication. Conforme à une pente longtemps suivie, à l'habitude, à la tradition, aux anciens sentiments, à des intérêts éternels, votre politique étrangère non seulement pouvait devenir populaire en France, mais elle était la seule qui possédât cette vertu. Et vous y avez renoncé !

À la rigueur, un ministre de monarchie, qui n'eût été ni un Cavour, ni un Bismarck, ni un Richelieu, se fût embarrassé d'une répugnance de protocole ; il lui aurait déplu d'associer « le peuple » à sa politique étrangère. Mais nos textes constitutionnels assuraient expressément M. Delcassé qu'il vivait sous une République démocratique et parlementaire. La plus stricte légalité du régime se trouvait, par miracle, en accord complet avec l'intérêt du patriotisme en sommeil et de la patrie en danger. Le ministère Hanotaux pouvait se prévaloir de la nécessité de faire le bien sans le dire : le ministère Delcassé ne pouvait réaliser un peu de ce bien qu'en le disant. Or, il s'est tu.

On a très bien vu les calamités de la méthode qu'il adopta. Du point de vue de notre intérêt national, on ne voit pas quel aurait été le point faible d'une méthode inverse, dont les avantages semblent éclatants et nombreux. Écartons toute idée de succès effectif. Dans le seul ordre immatériel de la pensée et de l'énergie nationales, les Parisiens d'abord, tous les Français ensuite, spécialement nos jeunes générations si éloignées du souvenir de la grande guerre 47, notre armée couverte d'insultes, les pays annexés qui s'éloignaient de nous, auraient recueilli le bénéfice moral des revendications reprises à ciel ouvert. Ces résultats moraux auraient du moins compensé le péril qui a été couru sans compensation et qui nous a valu des pertes si cruelles.

Chapitre XX
Du plan Delcassé (suite) – La défense républicaine

Monsieur Delcassé a-t-il craint de trop plaire au pays ? A-t-il craint de lui plaire jusqu'à déplaire à son parti ?

Ce parti se reconnaissait, il « se mirait » dans le ministre qui l'avait conduit à l'entente anglaise et à l'amitié italienne. Il l'approuvait de témoigner quelque froideur à l'absolutisme prussien. Mais il eût refusé d'aller plus loin dans cette direction, car, surtout en 1901, 1902, 1903, déterminer un courant d'opinion un peu vif contre la nation allemande et tendre à raviver le souvenir de nos défaites eût semblé pactiser avec le nationalisme grondant et vouloir rendre un essor dangereux au militarisme, alors que nulle guerre immédiate ne nous pressait.

Un gouvernement d'opinion ne peut jamais avoir d'attention réelle que pour ce qui le presse. Les amis de M. Delcassé se plaisaient donc à songer, comme lui, que toutes les difficultés pendantes se résoudraient en quelque vain passage d'écrits. À quoi bon déranger le peuple ? Pourquoi troubler la bonne fête anticléricale et anticatholique à laquelle le personnel gouvernemental se donnait ? L'esprit public est unitaire. Si l'on veut qu'il mange du prêtre, il ne faut pas lui mettre du Prussien sous la dent. Enfin était-il opportun d'interrompre le précieux courant d'idées qui faisait prévaloir l'idée d'humanité sur l'idée de patrie ? Les journaux officieux des ministres Combes, André, Delcassé, organisaient les fêtes publiques où les artistes des théâtres subventionnés déclamaient des poésies antipatriotes :

Déchirez ces drapeaux ! Une autre voix vous crie :
L'esclavage et la haine ont seuls une patrie,
La fraternité n'en a pas. 48

Récemment, la nécessité a ramené ces radicaux à leur antique chauvinisme. Une même nécessité en avait détourné M. Delcassé aux dates marquées ci-dessus. Tous ses co-religionnaires politiques auraient déconseillé comme superflue et dangereuse une agitation patriotique capable de déclasser les partis et de les ramener à l'unité française qui fait leur épouvantail. On n'a point de raison de croire M. Delcassé supérieur à ses compagnons de fortune ; il devait partager leur façon de voir.

Les haines, les rancunes, les misères d'esprit du parti radical étaient si vivantes en lui qu'il ne s'était pas contenté de négliger l'appui de l'opinion française contre l'ennemi du dehors. Plus anciennement, il avait travaillé lui-même à diminuer dans les esprits et dans les choses la force militaire sur laquelle repose toute diplomatie. Il avait et souillé et laissé souiller cette épée française qu'il feignait de brandir et de faire briller afin d'étonner le Prussien. Son rôle dans l'affaire Dreyfus est d'un criminel. Il ne faut pas dire que cette affaire est bien antérieure à la politique malheureuse de M. Delcassé, car le cabinet Combes l'a reprise en 1903, et M. Delcassé, ministre au moment de la première révision, l'était également au début de la seconde, à laquelle il ne s'est jamais opposé. On ne peut donc pas oublier qu'en 1899 ce fut « d'ordre de M. Delcassé », que le métèque Paléologue 49 comparut le 29 mars devant la Cour de Cassation et accusa l'État-Major général de l'armée française d'avoir produit un faux devant cette Cour. Or, ce faux était la transcription d'une pièce parfaitement originale : la minute en fut retrouvée par le commandant Cuignet dans la serviette de l'agent de M. Delcassé… Cette manœuvre honteuse fut si complètement démasquée, qu'on n'a pas osé en laisser subsister la trace dans le recueil de l'Enquête de la Cour de Cassation édité par les dreyfusiens chez P.-V. Stock, bien que l'allégation eût été publiée par tous les journaux de Dreyfus, notamment par Le Figaro.

Or, cette imputation d'un faux imaginaire était uniquement destinée à masquer un faux très réel, produit par M. Delcassé et par son mandataire 50 : faux dont le caractère a été démontré par le commandant Cuignet. Dans l'intérêt de qui M. Delcassé avait-il usé de ce faux ? Dans l'intérêt de qui avait-il fait porter l'accusation calomnieuse ? Le traître juif Alfred Dreyfus ne ressemble pas au premier bandit venu. On ne peut pas l'avoir servi sans avoir secondé une cause évidente d'amoindrissement national. Dreyfus personnifie cette intrigue étrangère qui nous paralysait au dehors parce qu'elle nous décomposait au dedans. Cette intrigue a été nouée par l'ambassade italienne et tout d'abord dans l'intérêt immédiat de l'Angleterre. Mais en faisant de main de maître les affaires de Londres et de Rome, le comte Tornielli n'avait-il pas également servi le souverain au profit duquel Dreyfus avait trahi et qui était le plus ancien allié du roi d'Italie? On en pensera ce que l'on voudra, mais pendant les heures décisives de l'affaire Dreyfus, M. Delcassé, que l'on donne pour le champion du monde contre l'Allemagne, avait veillé au bon renom des attachés militaires allemands.

Cette complaisance, qu'on peut nommer d'un mot 51, s'accorde mal avec les beaux rêves nationalistes 52, les projets de fière revanche et tous les autres bons sentiments que, depuis sa chute, On lui prête. Certains actes excluent certaines intentions. Les bons offices rendus par M. Delcassé au gouvernement de Schwartzkoppen et de Münster 53 établissent qu'il n'était pas étouffé par le scrupule. Il faut plutôt se souvenir qu'il a multiplié les démarches amicales auprès de l'Allemagne toutes les fois que la suggestion anglaise l'y a porté. Il les a cessées et remplacées par des démarches d'un ton contraire quand la même pression réglée lui en fit un devoir. On peut dire, l'histoire contemporaine à la main, que M. Delcassé n'a jamais marché contre notre vainqueur de 1870, il a marché pour l'Angleterre. Il n'a menacé l'Allemagne que lorsque l'Angleterre y eut intérêt. Delcassé-Revanche est un mythe. Sa politique fut tournée contre Berlin par Londres ; elle ne s'y est jamais orientée d'elle-même.

Un seul ministre républicain se montra aussi bon Anglais que M. Delcassé : ce fut M. Waddington, excusé par le sang qui coulait dans ses veines ; mais tel est aussi, pourrait-on dire, le sang même de ce régime, né anglais et demeuré sujet anglais 54. En fait, l'ancien ministre de M. Loubet avait été l'élève des disciples de M. Waddington et de ses pareils.

Les Chambres sentaient et pensaient là-dessus comme M. Delcassé.

Une fois qu'ils eurent obtenu de l'Angleterre promesse de sécurité et même de progrès pour leur empire colonial, possession du parlement et de la finance, plutôt que propriété du pays 55, nos radicaux, qui ne croyaient pas à l'Europe armée, ne purent pas admettre qu'une tension sérieuse pût jamais résulter de simples conversations de chancellerie. Pas plus qu'ils ne se souciaient du répertoire de Déroulède, ces hommes d'État ne s'étaient jamais, sinon par occasions et suggestions extérieures, souciés de l'hostilité de l'Angleterre à l'égard de l'Allemagne.

Ils ne songeaient pas davantage à parer les menaces que notre intimité avec l'Angleterre enflait et grossissait du côté allemand. « Choses d'Europe », la défense républicaine n'a rien à y voir !

Tous les dangers courus par la suite doivent être expliqués de ce point de vue. Il est absurde de reprocher à M. Delcassé d'avoir abusé de son crédit sur la Chambre. Il faisait les affaires de son parti dans l'esprit de son parti, en les adaptant à la situation. Ses prédécesseurs n'avaient jamais fait autre chose. La politique extérieure n'a jamais été contrôlée par le parlement de la République, qui a toujours laissé le ministre tranquille : jusqu'en 1895, comme on l'a vu, on ne contrôlait pas faute d'avoir quoi que ce fût à contrôler. L'indépendance des bureaux, le silence de la tribune, la discrétion hautaine observée par les dignitaires du quai d'Orsay, toutes ces survivances de la Monarchie fonctionnèrent à vide jusqu'au jour où M. Gabriel Hanotaux conçut l'idée, aussi généreuse que malheureuse, de les utiliser sans commencer par rétablir la Monarchie. Il les avait mises au service d'une politique qui eût pu devenir utile à la France sous la condition chimérique de durer et de coordonner ses organes, mais qui nous engagea dans la plus funeste des voies, faute de cohésion et faute de durée. Le parti radical et M. Delcassé trouvaient cette machine en branle ; au lieu de l'arrêter purement et simplement, comme l'eût voulu la tradition du parti, ils l'ont utilisée pour la pompe et l'ostentation au dehors, pour des fins religieuses, électorales ou financières à l'intérieur, sans prendre garde aux réalités désastreuses qui s'annonçaient. L'Angleterre exigeante nous lançait, à toute vitesse, sur l'Allemagne inquiète. Ils servaient la première, ignoraient la seconde, et l'esprit de défense républicaine imposait de n'avoir aucune idée de l'extérieur.

Une fois de plus se vérifiait la loi du développement historique de ce régime où les meilleurs ne servent qu'à fournir aux pires des prétextes plus respectables, des moyens d'action plus puissants. Les bonnes intentions de la République conservatrice avaient fourni des armes contre la France aux républicains radicaux. Pendant les trois ou quatre dernières années de son sultanat, beaucoup d'écrivains patriotes réclamèrent la tête de M. Delcassé : que ne réclamaient-ils la destruction de la République ? Cela seul importait.

Chapitre XXI
« Humiliation sans précédent »
et « chose unique dans l'histoire » :
de mars à juin 1905

Non, certes, ce qu'on poursuivait n'était pas la Revanche. Non, l'on ne voulait pas attaquer l'Allemagne. Mais, comme un somnambule, on suivait des chemins dans lesquels on devait nécessairement la rencontrer, armée. Nous ne la visions pas, mais elle se voyait visée par l'Angleterre, qui nous conduisait par la main. Or, en mars 1905, la grossière parole de M. Maurice Rouvier n'était pas sans justesse : il y avait quelque chose de changé en Europe, il y avait « Moukden ». Le flanc oriental de l'Empire allemand était affranchi de toute menace russe.

Peut-être, après les premières défaites asiatiques et dès le milieu de l'année précédente, dès Lyao-Yang 56, en septembre 1904, eût-il été facile à un ministre des Affaires étrangères français de prévoir ce péril. Des esprits politiques auraient pris garde à ce nouvel élément pour en parer les conséquences. Mais, M. Delcassé, n'ayant rien su la veille de l'ouverture des hostilités russo-japonaises, ne se fit une idée nette ni du cours que prenait cette guerre ni des répercussions qu'elle devait avoir. Les collaborateurs de M. Loubet ne montrèrent leur sollicitude militaire, maritime et diplomatique qu'après avoir subi le contrecoup des disgrâces de leur allié. Ils procédaient comme le Barbare de Démosthène : « S'il reçoit un coup, il y porte aussitôt la main. Le frappe-t-on ailleurs ? Il y porte la main encore. Mais de parer le coup qu'on lui destine, il n'en a pas l'adresse et même il n'y pense pas 57. » Aucune prévision n'occupa nos ministres durant les progrès japonais de 1904. Au budget pour 1905, le compte de la préparation matérielle à la guerre (constructions neuves et approvisionnements de réserves) a été réduit à 27 millions (de 100 millions en 1904), et c'était l'année même où l'Allemagne élevait le même budget de 85 à 137 millions 58. Le général André, ministre de la Guerre, consentait ces économies qui ne coûtaient rien aux parlementaires. Au surplus, qu'on se rappelle l'histoire de France dans les trois derniers quarts de 1904 ! On saura à quoi s'occupait 59 le gouvernement chargé de défendre la frontière et l'honneur français.

C'est un accident, la découverte des fiches, c'est un autre accident, la gifle de Syveton, qui, tout à la fin de l'année, eurent raison du général André. C'est l'année suivante, en janvier, que fut congédié M. Pelletan, destructeur de notre marine. Jusque-là donc nos flottes et nos régiments étaient administrés par leurs ennemis naturels. Le général de Négrier 60 avait donné sa démission d'inspecteur d'armée quelques mois auparavant, parce que, disait un de ses rapports 61, « on croit que la frontière de l'Est est couverte et elle ne l'est pas ». Qu'importait ! Le roi d'Italie et le roi d'Angleterre nous faisaient des visites ou nous en annonçaient. Tous les sots du pays faisaient escorte à M. d'Estournelles de Constant 62, qui leur prêchait l'évangile du pacifisme. Après trente-cinq années de préparatifs militaires, notre monde politique, représenté par une presse anarchiste et cosmopolite, provoquait les Russes à la révolution. Toutes les puissances judiciaires de l'État étaient employées à flétrir quatre officiers sans reproche emprisonnés sur une accusation infâme dont on finit par reconnaître l'absolue vanité, car elle avait été forgée de toutes pièces au ministère de la Guerre par des criminels bien connus, mais restés impunis, et qui ont même été abondamment récompensés, parce que l'objet de leur crime avait été de satisfaire les partisans du traître Dreyfus. Entre temps, on votait une loi militaire destinée à bien disposer les électeurs : ils ne feraient plus que deux ans 63 !

En regard de ce peuple où tout se déchire, où le civil et le militaire sont ennemis, où le simple soldat fait peur au gradé, où l'officier en est réduit à fuir l'officier, où l'indiscipline politique engendre une indiscipline sociale et religieuse qui s'étend à tout et à tous, – en regard du pays où, qui plus, qui moins, tout le monde, fredonne, à son rang

… que nos balles
Sont pour nos propres généraux, 64

en regard du triste pays qu'est devenue la France, se dressait, – sur un peuple beaucoup moins bien doué, sur un territoire beaucoup moins riche, moins fécond, nullement prédestiné à nourrir un corps de nation – se dressait un État dont le seul avantage était de reposer sur un principe juste développant des mœurs politiques saines.

Le même prince y règne depuis dix-sept ans. Le chef d'état-major que ce prince devait congédier en 1906 était en fonctions depuis plus de quinze ans et, depuis 1821, date de l'institution de l'état-major prussien, c'était seulement le sixième titulaire du poste 65. Ce qui environne ce prince est tout à l'avenant : robuste, ancien, remis à neuf de temps à autre. Un pareil cadre, ayant pour caractères la prévoyance et la tradition, pour base le passé, et pour objectif l'avenir, peut compenser des infériorités et des lacunes dans le caractère de la nation. La méthode, la discipline, l'économie, suppléant aux dons spontanés, ont mis sur pied un mécanisme qui fonctionne vigoureusement, activé par les impulsions, souvent singulières, d'autres fois merveilleusement sagaces et claires, du souverain qu'on appelle chez lui avec un mélange de dérision, de stupeur et d'admiration, « l'Empereur français ».

Son projet avait été étudié avec soin. Il l'avait mûri dans la solitude d'une croisière. On le vit, dit-on, hésiter après la station de Lisbonne, par suite des représentations d'une fille de France, la reine Amélie de Portugal 66. Mais le bolide était lancé. Le 31 mars 1905, Guillaume II débarquait à Tanger et annulait d'un geste toutes les compensations idéales que les Anglais avaient accordées aux Français en échange de l'Égypte et de Terre-Neuve. Il déclarait que le sultan du Maroc était pour lui un « souverain indépendant », et que ce souverain devait tenir le pays ouvert à la concurrence pacifique « de toutes les nations, sans monopole et sans annexion ». « L'Empire, disait-il encore, a de très gros intérêts au Maroc. » Le progrès de son commerce, poursuivait-il, ne sera possible « qu'en considérant comme ayant des droits égaux toutes les puissances par la souveraineté du Sultan et avec l'indépendance du pays ». Il conclut lapidairement : « Ma visite est la reconnaissance de cette indépendance ».

Ce texte si net a été communiqué comme officiel soit aux agences, soit même au Livre jaune 67. Une version plausible porte : « Je n'admettrai pas qu'une autre puissance y prenne une prépondérance. » Dès lors, quoi qu'il dût advenir, l'amitié de la population marocaine était assurée à la « pénétration pacifique de l'Allemagne ». La conférence d'Algésiras fera plus tard ce qu'elle voudra. Un résultat se trouve acquis, d'ores et déjà : la libre colonisation allemande est inaugurée au Maroc. Comme au Brésil 68, comme à Anvers, comme à Chicago, une nouvelle Allemagne est en formation sur ce territoire. Satisfait de son œuvre, l'empereur se rembarque et fait voile pour l'Italie.

En Italie, de Naples, nous est signifiée notre seconde erreur.

Non seulement le Maroc n'a jamais été à nous, mais on nie, d'un accent hautain, que l'Italie nous soit acquise, ainsi que nous avions eu la simplicité de nous en vanter. Le roi Victor-Emmanuel, levant son verre devant l'empereur, répète avec insistance la formule des « deux peuples alliés » et souhaite « la prospérité de la noble nation allemande, alliée fidèle de l'Italie ». Guillaume lui répond en vantant la Triple-Alliance, « gage sûr et solide de la paix », protectrice de leurs « deux peuples ». Il se déclare « fermement confiant dans l'alliance fidèle et dans l'amitié intime de l'Italie et de son auguste souverain ». Les deux souverains pouvaient paraître divisés sur le papier des arrangements signés avec d'autres puissances, mais ils se donnaient publiquement rendez-vous du même côté des champs de bataille futurs.

Ce que signifiait de prochain la course de Guillaume, il n'était pas facile de le saisir. On ne voyait pas que l'empereur eût un intérêt immédiat à risquer la guerre avec l'Angleterre ; ses constructions navales étaient encore loin du terme. Mais, le geste et la voix étaient assez pressants. Provisoirement, il tâtait, il éprouvait la solidité des alliances d'Édouard VII. La conférence d'Algésiras a depuis témoigné que ces alliances n'étaient point trop mal agencées et résistaient à l'épreuve du tapis vert. Mais, plus tard, les incidents balkaniques ont prouvé à leur tour que la force du fait resterait acquise aux gros bataillons de l'Europe centrale et à la combinaison triplicienne qui les représente.

Quoi qu'il en soit, la vérité oblige à dire que le discours de Tanger résonna comme un coup de foudre à Paris ; le saisissement fut considérable. Assurément, sauf dans les marécages politiques délimités par le Palais-Bourbon, l'Élysée et la place Beauvau, aucun Français n'eut peur, aucun ne trembla ; mais tout le monde vit que l'affaire était grave. Précisément, on discutait de théologie et de droit canon à la Chambre. Cela fit dire à beaucoup de gens, notamment à un homme d'esprit de profession nommé Harduin, à qui il est utile d'emprunter ce texte qui fera foi : « Ah ! oui, il s'agit bien de la séparation de l'Église et de l'État en ce moment, et du fameux article 4 ! Si nous le croyons, et nous avons tout l'air de le croire, nous sommes de fameux Byzantins. » Ces Byzantins n'étaient qu'au parlement, dans les Loges et dans quelques rédactions de journaux. La nation comprit qu'il s'agissait de sa vie, de sa mort et de son honneur.

Le gouvernement voulut faire une expérience. Il envoya une mission militaire, composée d'officiers de la plus haute distinction, pour le représenter au mariage du prince impérial allemand. Les délégués furent bien reçus comme militaires, et la mission, comme mission, presque éconduite. L'empereur imagina même de compléter les journées de Tanger et de Naples : il vint inaugurer un monument à Metz.

Il était naturel que le roi d'Angleterre fît alors sentir sa présence et sa volonté.

Ayant intérêt à des chocs maritimes aussi prompts que possibles, Édouard VII aurait pu pousser au conflit immédiat. Plus d'un faiseur de pronostics annonçait qu'il y aiderait, pour écraser dans l'œuf la nouvelle flotte allemande. Il préféra resserrer ses liens avec le Japon, donner la paix aux Russes et les appeler dans sa ligue contre l'Allemagne. Comme il ne réussit pas tout d'abord en ce dernier projet, l'intervention aggrava la crise sans la résoudre. Le représentant de l'Angleterre au Maroc, eut mandat d'appuyer fortement la cause française. La presse de Londres éclata en invectives contre Guillaume II. Édouard VII tint à l'ambassadeur impérial un langage plein d'énergie.

Il fut plus net encore devant l'ambassadeur français, qui en rendit compte à son gouvernement dans une dépêche historique déclarant que, en présence de l'attitude de l'Allemagne, « il était autorisé à déclarer que le gouvernement anglais était prêt à entrer dans l'examen d'un accord de nature à garantir les intérêts communs des deux nations, s'ils étaient menacés ». Or, « cette dépêche, a dit M. Maurice Sarraut, fut communiquée, le jour même de l'arrivée du roi d'Espagne à Paris, par M. Delcassé à M. le Président de la République et à M. Rouvier : le lendemain elle était connue à Berlin ! » « Comment et par qui avait-elle été communiquée ? » poursuit M. Sarraut. « Voilà ce qu'on n'a jamais pu savoir. »

Le gouvernement de la République tremblait déjà. Avait-il intérêt à trembler davantage ? En avait-il simplement envie ? L'événement fut précipité. Averti par l'un ou par l'autre, mais enfin averti des intentions anglaises par un très haut personnage républicain, se croyant ainsi assuré qu'on répondait à sa menace de la veille par des préparatifs qui, eux, aboutiraient infailliblement à l'action – une action qu'à ce moment-là il désirait, peut-être autant et peut-être un peu moins que son bon oncle de Londres – l'empereur éleva le ton de ses journaux.

La presse allemande déclara que la France servirait d'otage à l'Allemagne si l'Angleterre s'avisait jamais de menacer la flotte de l'Empire : pour chaque milliard de perdu sur la mer, on saurait retrouver deux milliards à terre, dût-on aller les demander jusqu'à Paris. Cet aimable langage fut accueilli en France comme il le méritait. L'esprit public fit tête. La nation ne se troubla point. Les journaux qui ont dit le contraire ont menti. Nous sommes des témoins et nous avons vu. Redisons que notre France n'a pas eu peur. On ne peut en dire autant de ceux qui la gouvernaient.

Le doute sur leurs appréhensions fut quelque temps possible. Nous savons maintenant, par des confidences dont l'origine est sûre, car elles émanent tout à la fois du monde radical et du monde modéré, que, non content d'agir par la presse, l'empereur faisait des menaces officieuses et officielles pressantes. Ce que des particuliers osaient imprimer à Berlin, les autorités de l'Empire le disaient dans les mêmes termes. Ce langage de barbares ou d'énergumènes aura été, à cette époque, celui de la diplomatie. M. Clemenceau, dans L'Aurore du 21 septembre 1905, nous atteste que c'étaient « bien des voix autorisées » qui avaient porté à Paris le chantage prussien ; le même jour, M. Latapie 69, de La Liberté, continua et précisa les révélations de M. Clemenceau.

Quelles étaient « ces voix autorisées » ? dit M. Latapie. Jugeant qu'il n'y a plus d'inconvénient à les faire connaître, ce républicain a écrit : « C'est l'empereur allemand qui a proféré la menace et l'a fait signifier par son ambassadeur, le prince Radolin, au président du Conseil de France. » Dans une entrevue, toute privée, mais qui restera « un des incidents les plus graves et les plus douloureux de notre histoire », il fut demandé, exigé : que la France accomplît « un acte » et prît « une mesure » qui apparût nettement en opposition avec les faits publics de l'Entente cordiale franco-anglaise dont Guillaume II se montrait de plus en plus irrité. Le sacrifice du ministre des Affaires étrangères était indiqué comme suffisant, mais aussi comme nécessaire : le congé, le départ de l'homme qui s'était vanté de « rouler » l'empereur et d'« isoler » l'empire devant être considéré partout comme la conséquence et l'écho direct du discours de Tanger. La voix de l'empereur entendue au loin aurait fait tomber le chef de service français !

À Paris, les ministres estimèrent, avec raison, que l'énoncé d'une telle proposition suffisait à constituer une nouvelle offense pour le pays. « Ils hésitaient », assure M. Latapie, dont personne n'a démenti la version cruelle. Quant au Président de la République, « il avait le cœur déchiré ! » — « Il faut que les ministres sachent au moins ce qu'ils risquent », fit dire alors Guillaume II. « Nancy pris en vingt-quatre heures, l'armée allemande devant Paris dans trois semaines, la révolution dans quinze grandes villes de France et sept milliards à payer pour les dégâts que ne manquera pas de causer la flotte anglaise à la flotte allemande… »

Ce n'est malheureusement pas la première fois que l'on parle ainsi à la France. C'est la première qu'un tel langage est supporté et que l'on y répond en accordant tout. M. Rouvier, dont il est difficile d'imaginer le port de tête en cette circonstance, alla faire la commission de l'ambassadeur aux ministres et au président. Il paraît que M. Delcassé balbutia : « Mobilisons. » Mais ses collègues le regardèrent avec stupeur. Mobiliser l'armée française en 1905. Hélas ! l'état du commandement ! Hélas ! l'état de la troupe ! Hélas ! l'état de l'opinion ! La guerre enfin, la guerre, estimée de tout temps dangereuse à la République, soit qu'elle fût victorieuse ou qu'elle amenât des revers 70 !

Le bruit d'armes passait le Rhin. Des mouvements mystérieux s'effectuaient sur la frontière. Les émissaires impériaux inondaient Paris, et chacun précisant le rude ultimatum. M. Rouvier prit son parti. M. Loubet dut le subir, et quoi que pussent faire dire l'Italie et l'Angleterre, constituées en cette occasion les dernières gardiennes de notre dignité, malgré M. Reinach et M. Clemenceau qui s'étaient faits les porte-paroles des deux puissances désireuses de nous enfoncer dans un mauvais pas, on en passa par la volonté de Guillaume. La « chose unique dans l'histoire » 71 eut lieu. L'empereur reçut la victime telle qu'il l'avait choisie et marquée : le 6 juin 1905, M. Delcassé apporta sa démission.

Dans les salons du quai d'Orsay, qui sont le centre de notre action dans le monde, M. Delcassé avait dit, six ans auparavant, au commandant Cuignet : — Quand je parle, c'est la France qui parle. Malgré tout ce qu'il faut penser du système, du rôle et du personnage de ce ministre présomptueux, il demeure certain que, le jour de sa chute, la France est tombée avec lui. L'injure, commencée le 31 mars à Tanger, consommée à Paris le 6 juin, est la plus grande et la plus grave que ce peuple ait eu à souffrir. On sait le nom qu'elle gardera dans l'histoire. « Humiliation sans précédent », a dit un historiographe républicain, fonctionnaire républicain, rédacteur de plusieurs journaux de la République, et qui rendait ainsi un hommage complet à l'ensemble des régimes antérieurs 72. Aucun d'eux n'avait vu cela : en pleine paix, sans coup férir, le renvoi d'un de nos ministres par une puissance étrangère !

[Retour au sommaire de Kiel et Tanger]

Charles Maurras
  1. Jacques Marie Eugène Godefroy Cavaignac, 1853-1905, fils du général républicain et figure de la IIe République Louis Eugène Cavaignac, neveu du journaliste républicain de 1830 prénommé lui aussi Godefroy, et petit-fils du conventionnel régicide Jean-Baptiste Cavaignac. Il devient ingénieur des ponts et chaussées puis est nommé maître des requêtes au Conseil d'État. En 1885, dans le premier gouvernement Brisson, il soutient l'expansion coloniale au Tonkin. Il est ensuite à plusieurs reprises ministre de la Marine ou de la Guerre.

    Son nom reste attaché à l'affaire Dreyfus ; nommé ministre de la guerre dans le deuxième gouvernement Henri Brisson, il s'oppose à la révision du procès et se range dans le camp anti-dreyfusard, défendant les valeurs de l'armée. C'est à cette occasion que Zola prononcera son fameux : « Les Cavaignac se suivent mais ne se ressemblent guère » qui contribuera en dépit des faits et d'une réalité infiniment plus complexe à faire voir dans tous les républicains avancés des dreyfusards et dans tous les anti-dreyfusards des cléricaux réactionnaires.

    Le 7 juillet 1898, Cavaignac lit à la Chambre des députés une lettre qu'aurait interceptée le colonel Henry, adressée par l'attaché militaire italien Alessandro Panizzardi au diplomate allemand von Schwartzkoppen, et qui est censée prouver incontestablement la culpabilité de Dreyfus. Mais son officier d'ordonnance, le commandant Louis Cuignet, découvre rapidement que ce document est un faux grossier.

    Cavaignac convoque alors, le 30 août 1898, le colonel Henry qui lui avoue avoir fabriqué ce qui devient le fameux faux Henry. Après le suicide du colonel, le scandale se poursuit. Le chef du gouvernement Henri Brisson accepte le principe de la révision du procès Dreyfus. Opposé à cette initiative, Cavaignac démissionne le 3 septembre.

    Cavaignac fut un membre important de la Ligue de la patrie française et sera proche de l'Action française. (n.d.é.) [Retour]

  2. Allusion à l'article 7 de la loi Ferry de 1880, dont les dispositions furent renouvelées. (n.d.é.) [Retour]

  3. Émile Loubet, 1838-1929, président de la République du 18 février 1899 au 18 février 1906. Républicain modéré il fait partie des 363. Élu au Sénat en 1885, il devient rapidement un acteur majeur de la gauche républicaine. Il est nommé Secrétaire du Sénat, puis intègre la Commission des Finances en tant que rapporteur général du budget, où il aura une grande influence. Président du Conseil sous Sadi Carnot de février à novembre 1892 malgré une faible expérience gouvernementale antérieure, à la mort de Félix Faure il est président du Sénat et apparaît peu à peu comme le candidat idéal, n'ayant jamais pris publiquement position sur l'Affaire. Néanmoins, peu de temps après l'élection, Paul Déroulède tenta sans succès de provoquer un coup d'État et Loubet fut agressé par le baron Christiani, ardent anti-dreyfusard, à Auteuil en juin 1899. Le baron fut écroué et condamné à 10 ans de prison ferme. L'événement provoqua indirectement la chute du cabinet Dupuy. C'est sous la présidence d'Émile Loubet que fut proclamée l'Entente cordiale avec l'Angleterre. (n.d.é.) [Retour]

  4. M. Waldeck-Rousseau devait dire à Saint-Étienne, le 12 janvier 1902 : « Il existe une entente naturelle entre le régime républicain et le culte protestant, car l'un et l'autre reposent sur le libre examen. » [Retour]

  5. C'est-à-dire : sous les gouvernements républicains hostiles au président de Mac-Mahon, mais que ce dernier avait dû accepter après les élections de 1876. (n.d.é.) [Retour]

  6. Déjà employée supra par Maurras de manière moins marquée et sans capitales, l'expression désigne le parti des républicains des débuts de la troisième République, qui se confond en pratique avec le parti radical qui en restera l'héritier et en gardera le surnom afin de le distinguer des socialistes et des radicaux-socialistes. Il faut cependant souligner que les partis politiques de la IIIe République étaient moins formellement organisés alors qu'ils ne le seront après guerre et sous les républiques suivantes. (n.d.é.) [Retour]

  7. Jacques de Reinach, 1840-1892, banquier d'origine allemande compromis dans le scandale du Panama et qui mourut mystérieusement la veille de son passage devant le tribunal, sa mort donnant le coup d'envoi du scandale dans la presse populaire. (n.d.é.) [Retour]

  8. Cornelius Herz fut accusé d'avoir acheté les voix de certains députés afin de permettre l'émission des emprunts du canal de Panama, qui ruinèrent quantité d'épargnants. Clemenceau a été accusé de rapports troubles avec lui, ne fut jamais condamné, mais cela mit néanmoins un coup d'arrêt à sa carrière et comme beaucoup d'hommes politiques impliqués dans le Panama, il ne reviendra en politique qu'à la faveur de son engagement dreyfusard. (n.d.é.) [Retour]

  9. Denys Cochin, 1851-1922, député de Paris de 1893 à 1919, l'un des principaux porte-parole à la Chambre du parti catholique. Il sera l'un des piliers de l'« Union sacrée ». Académicien français en 1898, il est aussi connu pour avoir soutenu les impressionnistes et acheté de nombreux tableaux à Monet. (n.d.é.) [Retour]

  10. Ces lignes étaient publiées dès septembre 1905. M. Adolphe Brisson, dans la Nouvelle Presse libre de Vienne, vient d'en confirmer le sens par une extraordinaire conversation avec le retraité de la rue Dante. Elle dévoile tout à fait, cet aspect peu connu du caractère de M. Loubet.

    « J'ignore ce qui se passe ; on ne me tient au courant de rien », lui a dit tout d'abord l'ancien président de la République.

    Et, montrant les portraits des souverains qui l'entourent, il ajouta : « Regardez ces illustres personnages. Ceux-là se souviennent. Ils me comblent d'attentions délicates dont je suis touché. Quand le roi d'Angleterre vient à Paris, il fait déposer sa carte chez moi ; à la fin de chaque année, je reçois la visite de l'ambassadeur de Russie. Ces souverains et ces princes ont une courtoisie raffinée ; ils n'oublient ni les amitiés anciennes, ni les services rendus. »

    Et, comme son interlocuteur s'étonne qu'on ne donne pas aux anciens présidents une situation digne d'eux, M. Loubet sourit : « Que voulez-vous ? dit-il ; l'ingratitude est une plante démocratique… » Et un peu plus loin :

    « Tout à l'heure, dit-il, j'exprimais ma gratitude envers les souverains. Le public les juge mal, d'après de fausses légendes. Ainsi, on voit généralement en l'empereur Nicolas un homme excellent, généreux, mais un peu faible, sans défense contre les pressions du dedans et du dehors, mobile, influençable. Erreur, profonde erreur ! Il est attaché à ses idées, il les défend avec patience et ténacité ; il a des plans longuement médités et conçus dont il poursuit lentement la réalisation.

    « Longtemps à l'avance, il avait prévu le rapprochement franco-anglais, il le déclarait nécessaire ; il le favorisa ardemment. Lorsque l'accord fut signé, il me fit écrire : “Vous souvenez-vous de nos entretiens de Compiègne ?” Sous des apparences timorées, un peu féminines, le tzar est une âme forte, un cœur viril, immuablement fidèle. Il sait où il va et ce qu'il veut. »

    L'ancien président ne tarit pas d'anecdotes sur le roi Édouard VII, qu'il a vu dans les circonstances les plus diverses, à l'époque surtout où la France et l'Angleterre se menaçaient. Il rappelle les mesures prises pour protéger le roi lors de sa première visite officielle à Paris. « Le lendemain du gala au Théâtre-Français, dit M. Loubet, le roi était si fatigué que ses yeux se fermaient malgré lui. “Pincez-moi, me disait-il, pincez-moi ou je dors !” Et je le pinçais et je murmurais à son oreille : “Sire, saluez à droite, saluez à gauche !” Il saluait, il souriait automatiquement. Le bon peuple était enchanté. » Amené à parler de l'empereur d'Allemagne, M. Loubet déclare qu'il eût accepté volontiers une entrevue avec lui.

    Cette entrevue était presque décidée, et il était convenu que la flotte allemande et la flotte française s'aborderaient. M. Loubet accepta l'initiative d'une visite que Guillaume II, aussitôt après, lui aurait rendue. L'impatience, le mouvement de vivacité de l'empereur, son brusque départ, firent avorter ce projet. M. Loubet le regrette. Il eût souhaité que sa présidence dénouât toutes les difficultés, adoucît toutes les querelles et fût en quelque sorte une apothéose de la paix.

    (Reproduit par L'Action française du 26 décembre 1909, d'après la traduction du Temps.) [Retour]

  11. L'affaire Humbert-Crawford est l'un des scandales financiers de la IIIe République : Thérèse Humbert, 1856-1918, est à l'origine de l’héritage Crawford, une escroquerie qui secoua le monde politique et financier. Thérèse Daurignac naît d'une famille paysanne à Aussonne en 1856. Elle épouse en 1878 Frédéric Humbert, fils de Gustave Humbert, maire de Toulouse qui deviendra ministre de la Justice dans le deuxième gouvernement Freycinet en 1882. En 1879, elle prétend avoir reçu de Robert Henry Crawford, millionnaire américain, une partie de son héritage. Dès lors, les Humbert obtiennent d'énormes prêts en utilisant le supposé héritage comme garantie. Ils emménagent à Paris, avenue de la Grande Armée. Ils achètent le château des Vives-Eaux à Vosves (Dammarie-lès-Lys). Le Matin publie dès 1883 divers articles doutant de la réalité de l'héritage, mais la personnalité du beau-père qui a introduit sa belle-fille dans le monde politique couvre l'escroquerie qui dure au total près de vingt ans jusqu'à ce qu'un juge ne se décide à faire ouvrir le fameux coffre-fort où sont censés se trouver les documents prouvant les droits de Thérèse Humbert, et sur lesquels elle a emprunté des sommes considérables, dont la presse rapporte qu'elles ne seront jamais couvertes par l'héritage si même il existe. Le coffre ne contient qu'une brique et une pièce d'un penny. Le milliardaire américain se révèle parfaitement imaginaire. Les Humbert fuient alors la France, mais ils sont arrêtés à Madrid en décembre 1902. Thérèse Humbert, qui a comme défenseur Fernand Labori, est jugée et condamné à cinq ans de travaux forcés, tout comme son mari Frédéric. Ses deux frères, qui s'étaient déguisés en tant que neveux Crawford pour figurer les adversaires disputant l'héritage à Thérèse Humbert, sont condamnés à deux et trois ans chacun. À sa libération Thérèse Humbert émigre vers les États-Unis. Elle meurt à Chicago en 1918. L'affaire a ruiné plusieurs sociétés financières et parfois leurs clients, dont le père du peintre Matisse. (n.d.é.) [Retour]

  12. Bernhardt von Bülow, 1849-1929, chancelier de l'empire allemand entre 1900 et 1909. Il ne faut pas le confondre avec le maréchal Karl von Bülow. (n.d.é.) [Retour]

  13. William McKinley, 1843-1901, le vingt-cinquième président des États-Unis d'Amérique, de 1897 à son assassinat par un anarchiste en 1901. (n.d.é.) [Retour]

  14. Theodore Roosevelt, 1858-1919, vingt-sixième président des États-Unis d'Amérique entre 1901 et 1908. (n.d.é.) [Retour]

  15. Le terme par lequel on désigne cette union est significatif : ligue de « ceux qui parlent anglais ». [Retour]

  16. Il n'est ici question que du fond des choses, sans parler de leur étiquette.

    Les grandes élections libérales ont eu lieu en 1906. Or, de 1905 à 1910, la marine anglaise eut à sa tête lord Fisher, premier lord de l'amirauté. Lord Fisher est « le père des Dreadnoughts », dont le premier type a été mis en chantier dès 1905. Il a réorganisé l'escadre de réserve, qui, désormais, garde en tout temps ses équipages à effectifs réduits, prêts à encadrer l'armée de seconde ligne. Il a désarmé tous les bâtiments vieillis, afin de ne compter que sur de véritables unités de combat. Enfin, la flotte anglaise, naguère dispersée sur toutes les mers, notamment en Méditerranée, est concentrée dans la mer du Nord (Home Fleet). Ce résumé de l'œuvre de lord Fisher, emprunté au Times par Le Temps du 27 janvier 1910, est complété par ce tableau du nombre des bâtiments anglais en 1904 et en 1910 :

     
    1904
    1910
    Cuirassés
    16
    44
    Croiseurs de 1re classe
    13
    37
    Petits croiseurs
    30
    58
    Contre-torpilleurs
    24
    121
    Torpilleurs
    16
    88
    Sous-marins
    0
    59

    Le Temps ajoute : « Il ne faudrait pas en conclure néanmoins que les unionistes soient désormais satisfaits de l'état présent des constructions navales. Nul doute que la discussion des crédits de la marine ne soulève cette année au Parlement des orages aussi violents pour le moins que ceux de l'année dernière. » [Retour]

  17. « C'est sur le Rhin que l'Allemagne conquerra son domaine colonial. » (Bismarck.) [Retour]

  18. Dans ses vastes desseins d'administrateur-fondateur de la puissance maritime allemande, Guillaume II n'est pas incapable d'appeler à son aide les rêveries d'une imagination historique toujours très fertile et inventive chez lui, toujours apte à projeter le passé sur l'avenir. Ce compatriote de Goethe et de Frédéric II n'a jamais oublié le chemin des pays où fleurit l'oranger. Il vise notre Méditerranée par l'Adriatique, mais aussi par le golfe du Lion. Deux amis, deux alliés déjà anciens occupent ou convoitent Fiume et Trieste ; la seconde voie appartint à l'ennemi héréditaire, mais ne lui appartint pas toujours : Arles, Toulon, Marseille, n'ont-ils pas fait partie du Saint-Empire romain germanique, avec toute la rive gauche du Rhône ? Si l'Illyrie et la Dalmatie restent intangibles et le resteront fort longtemps, la Provence est moins défendue. Comment Guillaume ne regarderait-il pas vers cette belle portion du domaine de Charlemagne qui allumait encore les convoitises de Charles-Quint ?

    Il est impossible de dire positivement jusqu'où a pu cheminer, de ce côté, la fantaisie de l'empereur. [Quelqu'un s'est vanté en France d'avoir été désigné en 1914 comme gouverneur de Provence par Guillaume II (Note de 1920.)] Mais il y eut beaucoup d'accidents à Toulon pendant les derniers temps, et nos officieux sont seuls d'accord pour exclure toute hypothèse de « malveillance ». La révolution qui, presque toujours, nous est fabriquée en Allemagne, est aussi singulièrement influente dans ce grand port de guerre. Enfin, l'espionnage y paraît très développé, surtout l'espionnage allemand, tantôt direct (l'enseigne juif Ullmo est allé droit aux Allemands quand il s'est agi de trahir), tantôt indirect, par intermédiaire des travailleurs ou faux travailleurs italiens qui infestent ce littoral. Joignez la considération qu'aucune grande ligne de navigation allemande n'a d'intérêts à Toulon : tout peut donc y sauter à la fois, sans coûter un pfennig ni une larme à l'Empire, et le pangermanisme en aura des profits absolument nets. De ce faisceau d'indices et de vraisemblances, rien n'apporte de certitude, mais tout inviterait un gouvernement français à la vigilance, si seulement ce gouvernement existait.

    [Sur cette note de Charles Maurras :

    • la mention du pays où fleurit l'oranger est une allusion imprécise (Goethe parle lui de citronniers) au Mignons Lied ;

    • jeune officier de marine à Toulon en 1905, Charles Benjamin Ullmo, évoqué dans cette longue note de Maurras, avait subtilisé les codes confidentiels des signaux de la Marine et tenté de monnayer leur restitution en menaçant de les livrer à l'Allemagne. Arrêté et poursuivi pour tentative de trahison, ce fumeur d'opium fonda sa défense sur l'altération de sa personnalité par la drogue. Condamné à la dégradation militaire et à la détention perpétuelle, Ullmo passera les deux tiers de sa vie au bagne où il occupera la case de Dreyfus à l'île du Diable. (n.d.é.)]

    [Retour]

  19. Ingénieusement, le colonel Marchand, qui n'admet pas que la politique allemande nous soit foncièrement hostile, a vu autrement cette perspective du choc franco-allemand : « En supposant, écrivait-il, le cas des armées allemandes victorieuses sur terre, nul doute que la marine française anéantisse la marine germanique et s'ensevelisse elle-même dans son triomphe. » — Comme dit le Mithridate de Racine,

    Doutez-vous que l'Euxin ne me porte en deux jours.
    Aux lieux où le Danube y vient finir son cours ?

    Un homme du métier, dit l'historiette, interrompit le roi du Pont pour crier qu'il en doutait en effet. Les rôles, ici, sont renversés : un colonel affirme en poète, et le plus simple lecteur osera contester l'avis du technicien. Je ne demande pas mieux que de voir la marine germanique anéantie par la marine française, et je veux pouvoir l'espérer. Mais, que notre marine doive ensuite nécessairement s'ensevelir dans son triomphe, c'est une autre hypothèse, il faudrait qu'on la démontrât. Notre flotte peut subsister : dans sa victoire ou sa défaite, elle peut composer encore un utile trophée à remorquer vers les eaux de Kiel au lendemain de notre défaite sur terre. Encore, cette dernière éventualité est-elle sans doute imaginée tout différemment à Berlin : on y suppute une invasion si foudroyante, des succès si rapides et si décisifs, qu'ils devanceraient de beaucoup le mouvement de nos flottes et seraient tels enfin que la paix fût immédiatement implorée par quelque lâche gouvernement de Paris. Les conditions de cette paix procureraient tout aussitôt à l'Allemagne quelques-uns des éléments qui lui font encore défaut pour cette domination de la mer qui lui est également imposée par sa population, son commerce et son industrie. [Retour]

  20. Cette intervention ne peut faire de doute, depuis que le comte de la Barre de Nanteuil, gendre du général Le Flô, qui était alors ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, a communiqué à notre confrère, M. François de Nion, son parent, deux dépêches inédites adressées de Russie en France.

    Voici ce que notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg écrivait, à la date du 10 mai 1875 :

    « Lord Loftus – l'ambassadeur d'Angleterre en Russie – a reçu, hier soir, communication d'instructions envoyées par lord Derby à tous les ambassadeurs de Russie, d'Autriche et d'Italie, pour qu'ils provoquent de la part de ces diverses cours des démarches communes et immédiates à Berlin, dans l'intérêt de la paix. En d'autres termes, lord Derby, ayant été informé des dispositions résolument pacifiques de l'empereur Alexandre, a chargé ses agents près l'empereur d'Autriche et le roi d'Italie de leur demander d'appuyer sur-le-champ les démarches d'Alexandre II. »

    Douze jours plus tard, le 20 mai, le général Le Flô note de nouveau : « L'intervention de l'Angleterre a été plus ferme et plus catégorique encore qu'on ne l'aurait cru. Elle a produit une très grande impression. Les instructions de Oddo Russell – l'ambassadeur d'Angleterre à Berlin – portaient : qu'il devait déclarer que ses ordres précis lui prescrivaient d'appuyer la Russie, quoi qu'elle dît ou fît. et que toutes ses paroles, en ces circonstances, devaient être considérées comme la parole même de son gouvernement et l'expression des sentiments de sa souveraine. »

    Alors s'engage le mémorable dialogue entre lord Russell et M. de Bismarck, furieux de voir lui échapper sa proie :

    « Vous devenez bien belliqueux sur le tard, Messieurs les Anglais ! dit le prince, mordant sa moustache grise.

    — Prince, répond l'ambassadeur, – sans permettre à son tic habituel de se produire : le bizarre sourire qui lui servait parfois à attribuer à une plaisanterie les paroles qu'il voulait démentir, – prince, il n'est jamais trop tard pour bien faire. »

    Et, pendant ce temps, lord Loftus, pour décider l'indécis que fut trop souvent Alexandre, faisait télégraphier en clair, dans toutes les directions, les termes de son entretien avec le tzar. La parole de l'autocrate était engagée, l'alerte était passée.

    « Cette attitude de l'Angleterre, dit encore le général Le Flô, était de nature à faire réfléchir plus sérieusement le prince de Bismarck, qui a été battu en brèche ainsi de tous les côtés à la fois et qui, depuis, jette feu et flamme contre l'Angleterre. »

    (Journal diplomatique intime et inédit du général Le Flô.) – Voir aussi dans Les Débats du 6 juillet 1905 un article de M. Henri Welschinger.

    On remarquera que la politique étrangère du gouvernement du Maréchal ressemble – matériellement – à celle de M. Delcassé. Mais, comme elle s'inspirait des directions, des habitudes et des traditions de la Monarchie, comme elle était exécutée par un personnel monarchique, elle n'eut à souffrir que de l'instabilité de la République dans la durée : l'incohérence propre aux actes simultanés de services républicains en était absente ; les Affaires étrangères et la Guerre y marchaient ensemble et d'accord. Bismarck était devenu menaçant, parce que notre armée se réorganisait trop vite. Les menaces de Guillaume II sont nées, tout au contraire, de ce que notre armée était périodiquement affaiblie par notre gouvernement. Les deux politiques de 1875 et de 1905 ne présentent qu'une analogie de surfaces, elles sont contraires au fond. [Retour]

  21. Le Gaulois du 27 septembre 1905, article de M. Arthur Meyer, qui appelle les choses par leur nom. [Retour]

  22. À l'Exposition universelle parisienne de 1900. (n.d.é.) [Retour]

  23. En 1900-1901, durant la seconde partie de la réduction de la révolte des Boxers, après l'épisode bien connu des 55 jours de Pékin. (n.d.é.) [Retour]

  24. Édouard VII avait entre temps succédé à Victoria. (n.d.é.) [Retour]

  25. Préface de Politique extérieure par René Millet. [Retour]

  26. D'après un grand capitaine, le Service des renseignements est comme l'œil et l'oreille d'une armée. Le colonel Sandher et le colonel Henry avaient élevé cet organe à un brillant degré d'activité et de force. Les débats publics des procès engendrés de l'affaire Dreyfus ont commencé par diffamer ce service et, finalement, ils l'ont fait regretter. Le procès des quatre officiers (octobre à novembre 1904) laissa entrevoir la hardiesse de certaines entreprises préparées par les officiers qui travaillaient sans bruit à la section de Statistique : Henry, notamment, avait mis sur pied une compagnie de pétardiers alsaciens qui auraient entravé la mobilisation allemande. Quelques mois après la révélation de ce fait, au moment de l'alerte de Tanger, un de nos confrères républicains, M. Latapie, écrivait dans sa brochure Sommes-nous prêts ? (juillet 1905) :

    Nous aussi, nous avons, à un moment, réussi à organiser un service d'espionnage en Alsace, sur les chemins de fer. J'ai serré la main, à Nancy, d'un brave homme qui a collaboré à cette organisation. Ils étaient plus de cent Alsaciens, parait-il, qui avaient accepté, pour le jour de la mobilisation, une besogne concertée qui devait apporter un trouble momentané dans les services des chemins de fer. Hélas ! notre système offensif visant les aiguilles et les ponts en Alsace n'existe plus ! Il est à refaire tout entier : sera-ce possible ?

    « Nous n'avons pas voulu avoir affaire aux agents de la Sûreté, m'a dit mon brave Alsacien, Et puis après l'affaire Dreyfus, la confiance n'y était plus. »

    Maintenant, la situation est retournée. Ce sont nos chemins de fer qui sont couverts d'espions. Ceux que Guillaume II emploie, comme le colonel Henry utilisait les Alsaciens, sont, d'après M. Latapie, certains révolutionnaires qui croient servir l'humanité en « sabotant la défense nationale ».

    [De 1911 à 1913, Léon Daudet a exposé dans L'Avant-guerre ce que fut ce revirement. (Note de 1921.)] [Retour]

  27. Il est à remarquer que la deuxième révision du procès Dreyfus, commencée en 1903, poursuivie pendant toute la durée de 1904, a été complètement étouffée durant l'année 1905, c'est-à-dire pendant la crise franco-allemande et n'a recommencé à faire parler d'elle qu'après la clôture de la conférence d'Algésiras, et nos élections de 1906… [Retour]

  28. Voir René Millet, Politique extérieure, 1898-1905. [Retour]

  29. L'Angleterre avait conclu des traités avec le Japon dans la foulée du règlement du conflit russo-japonais. (n.d.é.) [Retour]

  30. Ces appréciations ont leur date. Nous les avons publiées dans la Gazette de France et L'Action française dès 1905, au moment de la crise déterminée par la démission de M. Delcassé. Elles ont été curieusement confirmées depuis (février 1907) par M. Jules Hansen, ancien secrétaire intime du baron de Mohrenheim, dans son livre : L'Ambassade à Paris du baron de Mohrenheim. Les révélations de M. Hansen éclairent l'histoire diplomatique de la Triple-Alliance.

    Constituée le 20 mai 1882, la Triple-Alliance a été renouvelée en 1887, en 1892, en 1897 et en 1902. Or, le dernier texte comporte une nouveauté remarquable, si l'on en croit M. Hansen : « Dans le traité tel qu'il était avant 1902, il y avait une clause ou mieux une réserve verbale ou écrite faite par le cabinet italien et d'après laquelle, en aucun cas la Triple-Alliance n'aurait pu obliger l'Italie à entrer en ligne contre l'Angleterre. Dans le renouvellement de 1902. M. Prinetti a OUBLIÉ de renouveler la réserve contre l'Angleterre. »

    L'oubli peut s'expliquer de diverses façons. Il est cependant très intéressant de constater qu'à l'heure ancienne où l'antagonisme maritime et colonial de la France et de l'Angleterre pouvait rallier l'Europe centrale à la cause française, l'Italie avait soin d'établir, par une stipulation formelle, la pérennité de sa vieille amitié anglaise. Avec le ministère Delcassé, les choses peu à peu commencent à changer d'aspect : l'entente franco-anglaise se dessine : l'accord ne sera signé qu'en 1904, mais des efforts bien connus à Rome travaillent à le préparer. On peut dire que l'affaire est en chantier dès 1898. L'Italie elle-même va contribuer à la réaliser. Elle en profite d'ailleurs, et beaucoup. Seulement, elle prend ses assurances, ou plutôt, elle modifie ses précautions d'autrefois. Avant 1902, il était entendu que rien ne pourrait l'obliger à se détacher de l'Angleterre. Cette année-là, elle ne contracte aucune obligation nouvelle ; mais elle oublie soigneusement de faire mention de l'ancien scrupule. Elle se sent libre de violer l'amitié du grand peuple son bienfaiteur, parce qu'il va se lier d'amitié avec nous… On a beaucoup remarqué. dans le même ordre d'idées, aux funérailles d'Édouard VII l'absence du roi d'Italie, qui s'était contenté de déléguer un prince du sang, le duc d'Aoste. – Simple nuance, si l'on veut, mais significative, et qui peut montrer que l'intérêt politique de l'Italie est à peu près toujours de se ranger dans le groupement militaire dont nous sommes absents. [Retour]

  31. Ancienne résidence habituelle des papes, aujourd'hui siège de la présidence de la république italienne, à l'époque dont parle Maurras c'est la résidence du roi d'Italie. (n.d.é.) [Retour]

  32. La question romaine, bien qu'apaisée dans les faits, ne sera réellement réglée entre l'Italie et le Saint-Siège qu'avec les Accords du Latran en 1929. (n.d.é.) [Retour]

  33. Sur le royaume d'Italie et l'esprit révolutionnaire, on pourra consulter notre Enquête sur la Monarchie, p. 129. Voir aussi l'appendice VI du présent volume. [Retour]

  34. L'Accord franco-anglais, par Denis Guibert et Henri Ferrette. [Retour]

  35. Le comte Tornielli et la comtesse, née Rostopschine, ne passaient pas pour des amis très chauds de la France avant de se fixer à Paris. Lors de sa nomination, en janvier 1895, on rappela le toast porté deux ans auparavant, à Londres, par le comte Tornielli, à l'occasion d'une visite de l'escadre anglaise à la Spezzia, « Nous autres Italiens », avait-il déclaré, en faisant une allusion plus que transparente aux grandes fêtes données à Toulon en l'honneur de l'escadre russe, « nous n'avons jamais éprouvé le besoin de mettre la maison sens dessus dessous pour recevoir nos amis ». Le propos discourtois et désobligeant de 1893 fut récompensé par l'accueil enthousiaste de tout ce que la société parisienne pouvait compter d'étrangers, de Juifs, de protestants, et, par conséquent, de hauts personnages républicains. [Retour]

  36. Ludovic Trarieux, 1840-1904, sénateur, plusieurs fois ministre, il joue un rôle important parmi les dreyfusards, fondant en particulier la Ligue des droits de l'homme pour regrouper et fédérer les soutiens à Dreyfus. (n.d.é.) [Retour]

  37. Il faut lire quelques détails de cette intrigue, encore bien imparfaitement connue, dans le livre remarquable cité plus haut qu'ont publié le jeune député nationaliste Henri Ferrette et notre confrère Denis Guibert, sur Le Conflit franco-allemand en 1905 (Paris, Albin-Michel). Sans être toujours de l'avis des auteurs, je leur ai fait différents emprunts pour ce chapitre et les deux suivants. [Retour]

  38. Voir Précis de l'affaire Dreyfus, par Henri Dutrait-Crozon. [Retour]

  39. Voir l'appendice VII, Le comte Tornielli. [Retour]

  40. Il faisait le récit d'un voyage en Belgique. [Retour]

  41. Allusion à Matthieu, 25, v. 31-46 :

    Or quand le Fils de l'homme viendra dans sa majesté (…)

    Et il placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche.

    Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous qui avez été bénis par mon père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde.

    Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger (…)

    Il dira ensuite à ceux qui seront à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel (…)

    Manière pour Maurras de souligner qu'il ne voit dans les attitudes politiques qu'il dénonce ici qu'une parodie de messianisme. (n.d.é.) [Retour]

  42. Il est bon de savoir que le procédé est constaté dans un livre intitulé : Le Libéralisme, par M. Émile Faguet : « En Angleterre, le service militaire n'existe pas… Il est volontaire… Qui veut n'être pas soldat n'est pas soldat. Cela se comprend très bien… Mais ce même peuple a besoin d'une marine militaire énorme, et il trouve naturel qu'on ait recours à la presse, c'est-à-dire à l'enrôlement forcé des matelots de la marine de guerre. » [Retour]

  43. Paul Kruger, 1825-1904, président de la république du Transvaal en Afrique du Sud de 1883 à 1902 et figure essentielle de la résistance à l'Angleterre durant la première et la seconde guerre de Boers. Il meurt en exil en Europe où il fit une vaste tournée afin de trouver de l'aide, tournée qui fut un succès populaire sur le continent, mais ne donna aucun résultat officiel probant. (n.d.é.) [Retour]

  44. « M. Delcassé eut, assure-t-on, le tort, dans les couloirs des Chambres, d'exprimer trop librement son opinion sur la politique allemande et sur l'empereur lui-même. – Quand on apprit la démission de M. Delcassé, l'empereur, qui se trouvait à une manœuvre militaire à côté du général de Lacroix, envoyé en mission spéciale pour le mariage du Kronprinz, lui dit tout à coup : Il est parti… Il, c'était M. Delcassé. » (André Tardieu, La Conférence d'Algésiras.) [Retour]

  45. Les jugements les plus contradictoires ont été portés, en effet, sur l'empereur Guillaume II. L'historique en serait piquant. Depuis l'académicien Jules Simon (confit de béatitude au souvenir des questions dont Sa Majesté le pressait si curieusement sur le verbe français « godailler », qu'Elle avait employé par mégarde, et qu'il avait osé, en s'excusant, relever), jusqu'à la belle dame amie de Picquart, qui, en 1898 ou 1899, alla, flanquée d'un lieutenant de cavalerie, demander à l'empereur si, oui ou non, Dreyfus lui avait livré nos secrets, il y aurait à signaler des entreprises d'admiration, de sympathie, d'enthousiasme absolument insoupçonnées du grand public. Je n'en dirai que ce trait : un écrivain, d'abord sous son nom de citoyen et de fonctionnaire français, puis, comme pris de pudeur, sous un pseudonyme, a très sérieusement, et presque sans y mettre aucune fantaisie, proposé Guillaume II pour roi ou empereur à l'acceptation, à l'acclamation de la France. L'offre n'a pas eu lieu dans une revue juive ni dans une publication anarchiste : elle s'est reproduite en deux périodiques, dont l'un très honorable, l'autre si droit, si honnête et si pur que le nom de vertueux lui conviendrait parfaitement. Notons que l'extrême niaiserie du langage ôtait de l'importance à cette insanité. Consultez là-dessus le Mercure de France de novembre 1904 et La Coopération des idées d'avril 1905.

    En revanche, des esprits amers et perspicaces, comme Drumont, se sont toujours montrés extrêmement durs pour la personne de Guillaume II. Ils lui ont surtout reproché de parler beaucoup. Nous voudrions pouvoir admettre que l'action de l'empereur allemand ne suit pas sa parole. Mais l'impulsion donnée au commerce, à l'industrie et à la marine de l'Empire ne permet guère de le penser. Ce n'est pas seulement dans la construction de la flotte de guerre que l'on perçoit son impulsion et sa volonté. Comme le disait très bien M. Roger Lambelin dans la Gazette de France du 21 février 1907 : « Partout, en Allemagne, on perçoit une impulsion directrice ; des plans sont élaborés avec soin et poursuivis avec méthode pour l'outillage des chantiers, l'aménagement des ports, l'amélioration des voies fluviales. Le souverain s'intéresse avec passion à tout ce qui a trait à la prospérité nationale ; il sait que la marine marchande est l'auxiliaire indispensable de la marine de guerre. Au Parlement, on demande des crédits et non des instructions de détail. » Ce n'est là qu'un chapitre d'une activité et d'une vigilance qui s'étendent à bien des choses, à tout. — Il n'a pas fait de guerre ?… Mais à quoi la guerre eût-elle servi, je le demande, s'il suffit des moyens pacifiques pour imposer maintenir et développer une situation magnifique ? La nation allemande est un produit fragile et cassant. Peut-être l'empereur a-t-il fait preuve d'un talent supérieur en ne tirant jamais le sabre qu'à demi. Peut-être aussi a-t-il eu tort d'exposer aux risques de la rouille le seul instrument qui ait pu rassembler les matériaux disparates de cette œuvre artificielle, de ce paradoxe historique et géographique : les Allemagnes unifiées ! – En somme, il n'est guère qu'un élément du caractère de Guillaume sur lequel on puisse tomber facilement d'accord, c'est la passion avec laquelle on l'a toujours vu tirer parti, dans le sens d'une utilité immédiate et pratique, de tout ce qui brille et séduit dans sa personne. Éloquence, poésie, bonne grâce, sciences, beaux-arts, il faut que tout serve ! Quand le cygne eut suffisamment fait ses grâces, Lohengrin tordit le cou à l'oiseau divin, le pluma et le mit à rôtir pour son déjeuner. C'est ce que Drumont aime à appeler l'hérédité anglaise du neveu d'Édouard VII. [Retour]

  46. Hugo von Radolin, ambassadeur de Guillaume II à Paris, qui passait pour détester cordialement Delcassé. (n.d.é.) [Retour]

  47. Celle de 1870. (n.d.é.) [Retour]

  48. Alphonse de Lamartine, La Marseillaise de la Paix. (n.d.é.) [Retour]

  49. Tel patron, tel client. De même qu'en 1904 M. Delcassé n'a rien su, rien vu des préparatifs japonais, ses fameuses intelligences à Londres ne lui ayant permis de rendre aucun service à notre alliée de Saint-Pétersbourg, de même en 1908 ce fut l'ancien mandataire de M. Delcassé devant la Cour de Cassation, c'est le porteur et le défenseur du « faux Delcassé », c'est M. Maurice Paléologue ministre de la République française à Sofia, qui n'a rien su des graves événements qui devaient aboutir à créer le royaume des Bulgares. Ce diplomate apparut incapable. Un journal juif a touché un mot des déboires orientaux de ce Parisien mâtiné de valaque ou de byzantin. Outre que personne n'est prophète dans son pays, il y a un dicton qui court : Dreyfusien, propre à rien, et la qualité de métèque y change peu de chose. – M. Paléologue, devenu en 1912 le lieutenant de M. Poincaré au quai d'Orsay, n'a pas brillé davantage dans le règlement des incidents franco-italiens en Méditerranée, ni dans les interventions balkaniques.

    [Il faut préciser ici à propos de Maurice Paléologue, 1859-1944, que son Journal de l'Affaire Dreyfus ne sera publié qu'après sa mort, et que Maurras n'en a donc pas eu connaissance lorsqu'il écrit ces lignes. (n.d.é.)] [Retour]

  50. Voir le Précis de l'affaire Dreyfus, par Henri Dutrait-Crozon. [Retour]

  51. En 1921, quand Maurras établit cette « édition définitive » Delcassé est encore vivant. D'où sans doute la prudence de Maurras qui n'écrit pas explicitement le mot trahison. (n.d.é.) [Retour]

  52. C'est après coup (après le coup que lui donna sa chute) que M. Delcassé se voulut faire peindre en libéraleur de l'Alsace-Lorraine. Il a même donné la première touche au portrait. Drumont (Libre Parole du 31 janvier 1906) rapporte comme textuelles ces paroles que l'ancien ministre a dites à des représentants nationalistes :

    « J'oublie les attaques de la Libre Parole depuis dix ans, j'oublie tout ce qui a pu être dit contre moi, je ne me souviens que de ce que M. Drumont a écrit : “Depuis trente-cinq ans, Delcassé est le seul ministre des Affaires étrangères qui ait osé regarder l'Allemagne en face…” Je serai fier de montrer ces quelques lignes à mes enfants plus tard. » Ces belles paroles ne peuvent faire oublier comment M. Delcassé a fait défendre sa politique par ses journaux, ses amis, son parti.

    « Elle n'est pas dominée par l'idée de revanche. » — « Le but qu'il poursuivait n'était pas la revanche », répète M. Maurice Sarraut (un des hommes les plus influents du groupe Delcassé) dans L'Humanité du 22 octobre 1905. Et c'est la simple vérité.

    – II faut ajouter, en 1921, que l'idée de Revanche a saisi depuis M. Delcassé au point d'en faire un des ouvriers de la défense nationale. Même observation pour M. Paléologue. [Retour]

  53. Tous deux ambassadeurs d'Allemagne à Paris. (n.d.é.) [Retour]

  54. Voir appendice XII : Le cri de Londres : Vive Delcassé. [Retour]

  55. M. Maurice Sarraut dit très incidemment que l'intervention marocaine répondait aux préoccupations actuelles de coloniaux avides d'affaires. (L'Humanité du 22 août 1905.) [Retour]

  56. Premier grand engagement terrestre de la guerre russo-japonaise, la bataille de Lyao-Yang, du 24 août au 3 septembre 1904, est aussi la première à montrer clairement l'infériorité militaire russe. (n.d.é.) [Retour]

  57. Première Philippique. [Retour]

  58. Le général Langlois, Le Temps du 26 février, d'après M. Klotz, député, rapporteur du budget de la Guerre. – Tandis que le fait matériel de la guerre d'extrême-orient n'éveillait même pas l'inquiétude de la défense nationale chez nous, l'Angleterre en utilisait rapidement les leçons et les exemples concrets. Dès le lendemain des défaites russes qui révélaient le rôle décisif des grands cuirassés, elle mettait en chantier le Dreadnought (1905). [Retour]

  59. L'année 1904 est successivement marquée par la révision du procès Dreyfus, des mesures contre les congrégations et l'affaire des Fiches. (n.d.é.) [Retour]

  60. François Oscar de Négrier, 1839-1913, à ne pas confondre avec le général François Négrier mort en 1848. (n.d.é.) [Retour]

  61. M. Louis Dausset, dans La Liberté du 5 avril 1906, a publié la note suivante, signée du général de Négrier, et relative aux événements de 1904-1905.

    Mon rapport sur la situation à la frontière a été remis par moi-même au cabinet du ministre le 23 juillet 1904, à 5 h. 45 du soir.

    Le jour même, je me suis rendu à l'Élysée, où j'ai laissé copie de la lettre d'envoi du rapport.

    M. le Président de la République m'a fait appeler le 27 juillet pour m'entretenir de cette lettre ; elle se termine ainsi :

    « Dans ces conditions, j'estime que je ne dois pas conserver en temps de paix des fonctions dont je ne pourrais pas remplir les obligations en temps de guerre, et, d'autre part, mon devoir est de dégager, vis-à-vis du pays, la responsabilité des généraux et des troupes du VIIe corps, relativement à leur situation à la frontière.
    En conséquence, j'ai l'honneur de vous demander de me relever de ma fonction de membre du Conseil supérieur de la Guerre et de me placer en disponibilité, en attendant mon passage dans la 2e section du cadre de l'état-major général de l'armée. NÉGRIER. »

    [Retour]

  62. Paul Henri Balluet d'Estournelles de Constant, baron de Constant de Rebecque, 1852-1924, figure du pacifisme diplomatique et officiel, prix Nobel de la paix en 1909. (n.d.é.) [Retour]

  63. « Quant les Allemands ont, en 1893, mis à l'essai le service de deux ans pour l'infanterie, ils ont eu soin d'accroître sensiblement leurs cadres de sous-officiers. Actuellement, le nombre de leurs sous-officiers dépasse 82 000, tous rengagés, du reste. Nous, nous n'en comptons que 50 000. » (Pierre Baudin, L'Alerte, 1906.) [Retour]

  64. Paroles extraites du cinquième couplet de L'Internationale. (n.d.é.) [Retour]

  65. En Angleterre, M. de Chaudordy compte, de 1783 à 1895, c'est-à-dire en plus d'un siècle, trente-trois ministères ; il y en a eu trente-cinq en France de 1870 à 1895. [Retour]

  66. MM. Denis Guibert et Henri Ferrette, qui indiquent le fait, sont républicains tous les deux. [Retour]

  67. Voir l'analyse des deux discours prononcés par Guillaume II le 31 mars 1905 à Tanger, dans le livre d'André Mévil : De la paix de Francfort à la conférence d'Algésiras. [Retour]

  68. « Les immenses richesses de ces vastes territoires encore vierges réalisent le rêve d'une plus grande Allemagne, économiquement indépendante, au delà des mers. Déjà 50 0000 Allemands et leur progéniture résident au Brésil. Dans le sud, ils sont l'élément dirigeant ; leurs factoreries, leurs fabriques, leurs fermes, leurs magasins, leurs écoles, leurs églises couvrent toute la contrée. Le portugais, langage officiel du pays, est remplacé par l'allemand dans nombre de communes, Des capitaux allemands s'élevant à 20 millions de livres sont placés dans les banques, les tramways, les ouvrages électriques, les mines, les plantations de café, etc., sous la protection du drapeau allemand.

    Un réseau de chemins de fer traversant le pays et un projet de réseau plus étendu encore sont entre les mains des capitalistes allemands. Dans tout le grand trafic de l'Océan, dans celui des côtes ainsi que dans la navigation de l'Amazone, les Allemands prédominent.

    La germanisation du Brésil n'est pas un projet datant du XXe siècle ; il y a soixante-dix ans qu'elle est entreprise, bien qu'elle ne soit poursuivie de façon agressive que depuis dix ans environ, époque qui coïncide avec la naissance et le développement de ce mouvement expansionniste exubérant connu sous le nom de pangermanisme.

    Dans les nombreuses communautés peuplées uniquement de Germains, le gouvernement allemand autonome existe. Les États du Brésil sont divisés en petits districts. Parmi ceux-ci, il en est des quantités qui sont administrés pour et par des Allemands. Ils ont le droit même de maintenir un système de taxation pour l'entretien d'églises et d'écoles exclusivement allemandes. L'allemand est parlé partout. » (L'Énergie française par André Chéradame.) [Retour]

  69. Il faut lire la belle enquête de M. Latapie « sur la frontière de l'Est et en Allemagne », Sommes-nous prêts ? [Retour]

  70. D'après M. Pierre Baudin (L'Alerte), et M. André Tardieu (La Conférence d'Algésiras), les lacunes de notre situation militaire, telles qu'on dut les constater en 1905, s'élevaient à 224 190 200 francs. Et, ces dépenses n'étaient pas des dépenses imprévues, c'était pour exécuter en quelques mois des commandes qu'on aurait dû faire en quelques années ; c'était pour combler des vides énormes dans des stocks de marchandise, pour mettre en état nos quatre grandes places fortes, pour compléter l'armement et l'équipement de l'armée, pour quelques travaux de chemin de fer absolument indispensables à la concentration telle qu'elle était prévue par le plan de mobilisation… [Retour]

  71. Ce mot est de M. André Mévil dans son livre : De la paix de Francfort à la conférence d'Algésiras. [Retour]

  72. C'est M. André Tardieu, auteur du Bulletin de l'Étranger dans Le Temps du 5 juin 1908, qui caractérisa de la sorte, trois années presque jour pour jour après l'événement, cette démission de M. Delcassé sur l'injonction de l'empereur Guillaume II. L'année suivante. le 20 juillet 1909, à la tribune de la Chambre, M. Clemenceau, président du Conseil, appela cet événement « la plus grande humiliation que nous ayons subie », La Chambre semble avoir renversé M. Clemenceau dans le dépit et dans la rage que cette vérité, éclatante et sonore, lui aurait inspirée. En tout cas, ce mot vrai et dur n'y fut point étranger. [Retour]

Texte de 1921.

Vous pouvez télécharger l'ensemble de Kiel et Tanger au format Adobe PDF.

Retourner à la liste des textes ou au blog Maurras.net

Ce texte est dans le domaine public en Amérique du Nord.

XHTML valide.