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Kiel et Tanger
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ÉPILOGUE
La trahison constitutionnelle

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… La politique extérieure primera toujours la politique intérieure, parce que les risques ne sont pas les mêmes des deux côtés. À l'intérieur, si nous faisons fausse route, nous pouvons toujours espérer un état meilleur et un retour des esprits vers des idées plus larges. Là, du reste, tout se paye, mais aussi tout se répare, et l'expérience se charge de mettre au point les hommes et les choses. C'est ce qui fait que, dans ces dernières années, nous n'avons pas perdu confiance et que nous avons attendu patiemment la crise que nous venons de traverser.
… À l'extérieur, il n'en va pas de même. Là aussi, tout se paye, mais les fautes commises peuvent être irréparables, et l'expérience est un maître qui fait payer ses leçons trop cher. La moindre imprévoyance, un défaut de jugement, un simple excès de confiance, peuvent décider de l'avenir et du sort d'une nation.

JULES MÉLINE.

Les perspectives qui s'offriraient ainsi à la France sont donc illimitées. Tout ce qui la resserre et la borne aujourd'hui provient de son régime seul. Le sort n'y est pour rien. Les temps sont plus que favorables. Mais notre État républicain, au XXe siècle, fait penser à ce personnage de Candide royalement servi par la plus belle des circonstances et qui, ne pouvant accuser que lui de sa disgrâce, finit par soupirer après des efforts superflus : O che sciagura d'essere senza 1… ! Encore l'État français est-il beaucoup moins à plaindre que l'eunuque du conte, puisqu'il lui suffirait d'un acte de volonté pour recouvrer tous les organes de la puissance. Il n'a qu'à le vouloir. Sa vieille et auguste dynastie fondatrice pourrait lui rendre, en quelques heures, avec sa couronne de princes, les uns enfants ou jeunes hommes, les autres blanchis sous l'expérience et sous le savoir, un chef dans la force de l'âge, actif et résolu, qui « connaît l'Europe comme un bourgeois sa ville » 2, et qui serait environné des hommages de l'univers. Tous les instruments nécessaires à une politique européenne active sont à notre disposition. Tout est possible, tout est prêt, le roi est là. Mais si l'on ne veut pas du roi, il est très important de ne plus se leurrer : quoi qu'on veuille ou qu'on rêve, il faudra renoncer à rien réaliser, la vivante condition de toute manœuvre étant ainsi omise ou laissée de côté.

Les deux grands poèmes diplomatiques dont nous avons suivi et expliqué l'échec avaient certainement de quoi séduire les imaginations. Si le sentiment national s'est montré à peu près aussi froid pour l'aventure anglophile que pour l'aventure germanophile, des hommes d'élite se seront passionnés successivement pour ces projets antagonistes. Nous avons vu un capitaine comme Marchand, des écrivains comme Jules Lemaître, Judet, Lavisse, se laisser tenter par l'ample étendue du plan Hanotaux… Non moins vivement, Édouard Drumont, Paul Déroulède, Jules Delafosse, Cochin, se sont prononcés en faveur de l'épure de M. Delcassé… On ne peut dire que les uns ni les autres aient commis d'erreur d'appréciation. Dans les airs, tous raisonnaient juste. Il n'était pas absurde d'aller chercher à Londres les clefs de Strasbourg et de Metz, et l'idée d'une opération de ce genre, conduite après entente avec Guillaume II, pouvait se défendre : seulement elle supposait une forte constitution de l'État politique et la confiance de l'opinion dans un chef supérieur à tout soupçon, reconnu incapable d'oublier l'objectif final alors même que la nécessité lui eût imposé des détours plus subtils, des circuits plus larges encore. À plus forte raison, très soutenable était aussi la pensée d'une action commune avec l'Angleterre nous rassemblant malgré Guillaume et se raccordant ainsi au concept instinctif et primitif de la Revanche : mais cela exigeait la restauration de l'armée, le raffermissement de l'opinion publique, le châtiment des traîtres, le silence des factieux, la résurrection de l'autorité, la transformation intellectuelle et morale de ceux-là mêmes qui se trouvaient investis de l'exécution de ce plan… Pas un de ces retours de bon sens qui ne fût chimérique sous le règne du Bloc ou même sous le règne de n'importe quelle faction républicaine intéressée à prolonger ou du moins à couvrir les génératrices de l'anarchie parmi nous.

Avec le roi, chacune de ces deux politiques eût procuré ses avantages. On eût pu choisir l'une ou l'autre et la faire aboutir. Nous l'avons dit, s'il avait été possible de conduire l'entente avec l'Allemagne jusqu'à la guerre anglo-boer, c'est-à-dire jusqu'en octobre 1899, un ministère Hanotaux prolongé d'un an et demi aurait su tirer parti des embarras de l'Angleterre. Cela était possible dans un État capable de maintenir un cabinet pour des raisons d'intérêt national contre une opinion fanatique et vénale ; mais cela était impossible dans un État moins résistant que les factions et, dès lors, nécessairement impuissant à dompter le parti de Dreyfus.

D'autre part, l'Allemagne n'a pas eu à traverser, depuis 1904, des heures aussi difficiles que l'Angleterre de 1899 ; mais elle eut ses crises sociales, morales, religieuses, même régionales, qu'une action franco-anglaise aurait pu exploiter 3 si M. Delcassé, dans son long ministère, avait pu s'assurer les forces matérielles capables de donner un corps au platonisme de sa diplomatie. Quand on la suppose fondée sur le réel, au lieu de poser sur des imaginations, la politique Delcassé réalise le bon sens même. Un peu atténuée et relâchée du côté de Londres, où nous n'avons besoin que de neutralité bienveillante, corrigée vers le Quirinal, où nous sommes beaucoup moins forts depuis qu'on nous brouilla avec le Vatican, enfin suffisamment soutenue du côté de Vienne, cette politique ferait un ensemble satisfaisant. Mais comment essayer de réorganiser une armée et comment nouer une intime et sérieuse entente autrichienne sans avoir le roi à Paris ?

Il serait, au reste, bien sot de tenir Vienne ou Londres pour des éléments, bons ou mauvais a priori, désirables ou haïssables en eux-mêmes. Ils sont ce qu'on en sait tirer. Appelant bon l'utilisable, mauvais ce dont on n'a que faire, personne n'a que faire d'un dessein politique éclatant et qui semblerait digne de la grandeur française tant que l'on refuse à la France le moyen d'en régler la suite et l'exécution. Faute d'un roi de France, le système Delcassé a valu le système Hanotaux, qui ne valut rien. Ceux qui ont fabriqué, moitié dormants, moitié éveillés, ces rêveries jumelles sont naturellement de l'avis contraire. Mais, lorsqu'ils tentent de se justifier en expliquant leur double défaite par de mauvais hasards indépendants de leur sagesse, ce pitoyable plaidoyer ne sert qu'à remettre en lumière le point sur lequel ils baissent les yeux et la voix : ils ont compté sans la faiblesse du système républicain, ils en ont négligé le principe de malfaisance.

Leurs apologies personnelles ont en outre montré, en acte, l'influence corruptrice exercée par l'esprit de ce régime sur des hommes dont on ne suspectait jusque là que la clairvoyance. Le public n'a pu voir sans en éprouver une surprise mêlée d'effroi comment les hommes d'État de la démocratie, au sortir de négociations et de difficultés encore brûlantes, se jouaient des plus grands secrets de la politique extérieure de leur pays 4. Dès l'automne de 1905, les conversations, les démarches, même les documents relatifs à la chute de M. Delcassé coururent les journaux par le soin de l'ancien ministre et de ses amis : M. Sarraut en a rempli la Dépêche de Toulouse et L'Humanité.

Trahison ? soit. Cette trahison était bien fatale. Il le fallait. Il le fallait absolument pour M. Delcassé, il le fallait pour ses amis, il le fallait pour ses électeurs : chacun se préparait aux élections législatives de mai suivant, et, si M. Clemenceau en manifesta quelque indignation facétieuse, cela tenait uniquement à ce que le sénateur du Var n'était pas candidat à la députation 5. C'est en vain que la conférence d'Algésiras approchait, elle aussi ; en vain risquions-nous d'y être mis en état d'infériorité par les divulgations de nos diplomates parlementaires. La grande conférence européenne n'était de rien au prix de la nécessité où se voyait M. Delcassé de ramener à lui la faveur et la sympathie de l'électeur. Cette faveur venait de lui être ravie brutalement dans une conversation internationale recueillie par M. Georges Villiers et parue au Temps du 5 octobre 1905. M. de Bülow, chancelier de l'Empire, venait de le mettre en cause publiquement en l'accusant d'avoir affecté d'ignorer l'Allemagne et tenté de l'isoler. C'est pour le défendre sur ce point que les amis de M. Delcassé ouvrirent toutes les écluses. Il fit d'ailleurs comme eux, malgré de pâles grimaces de démenti. Lui qui, au ministère, s'était montré si arrogamment dédaigneux des explications de tribune et que la Chambre avait trouvé plus secret, plus mystérieux que M. Hanotaux, M. Delcassé se transformait en professionnel de l'information et du bruit depuis que l'exigence électorale l'avait saisi. Il se peignit lui-même ou se fit peindre dans un appareil de martyr, et ces confidences dramatisées plurent à l'électeur, qui s'empressa de réélire ce républicain éprouvé ; mais elles apprirent malheureusement à l'Europe la confiance qu'on pouvait mettre dans nos bureaux. L'unique bénéfice de cette triste affaire n'aura été que d'avertir quelques citoyens réfléchis ; ils comprirent par ce scandale comment l'élection provoque à trahir la nation, en provoquant l'insurrection des intérêts particuliers contre l'intérêt général.

Il est assez piquant de trouver chez un des plus fermes amis de M. Delcassé le sentiment de cette trahison constitutionnelle. Les trois cents pages que M. André Mévil a rédigées en 1909 sur notre politique extérieure forment un dithyrambe en l'honneur de l'ancien ministre ; le loyalisme républicain de M. Mévil n'y paraît pas effleuré de l'ombre d'une inquiétude ; mais il ne peut pas s'empêcher de noter au passage des actes de défaillance ou des faits de duplicité tellement graves qu'il suffit de saisir ces traits particuliers pour être au moins tenté de lui demander s'il admet que le régime où ils sont possibles soit innocent.

Pour charger certains adversaires de M. Delcassé, M. André Mévil en vient à nous décrire un état de choses tel que le président du Conseil et le ministre compétent purent régler en même temps et en sens opposés une même affaire étrangère ! M. Rouvier prenait un parti, M. Delcassé en adoptait un autre 6, et l'étranger se réservait, comme de juste, la liberté de choisir le plus à son goût. Jamais la division qui est au cœur de la République ne s'est mieux accusée que dans l'âpre discorde où s'agitèrent nos vaines tentatives de résistance à Guillaume II.

Nous n'en étions plus, comme pour l'alerte de 1898, à modifier trop hâtivement un dessein : ici, à la même minute de la même journée, notre dessein perdait aux yeux de l'ennemi tout caractère d'identité ! Non contents de différer sur des points graves, les deux ministres se contredisaient, l'un disant blanc, l'autre disant noir, et leur lutte intestine, naturellement ignorée du peuple français, c'est-à-dire du maître et du souverain, était connue de toute l'Europe. On parlait de la droite allemande et de la gauche anglaise de notre ministère avec autant de simplicité que de la droite et de la gauche de notre Chambre. Un ambassadeur d'Allemagne, le comte Monts, fit un jour allusion, dans un salon de Rome, à certain parti que les gens de Berlin appelaient « nos alliés de France ». Et le chef avéré de ces alliés de l'Allemagne, partisans publics de l'alliance allemande, n'était autre que M. Rouvier, collègue et président de M. Delcassé. M. Rouvier traitait par-dessus la tête de son collaborateur du quai d'Orsay, alors que celui-ci était aux prises avec Bülow et Guillaume II.

« Je ne chercherai pas à expliquer, dit M. André Mévil, l'étrange attitude de M. Rouvier, ni à établir les mobiles qui l'ont fait agir. J'ai entendu porter contre lui les plus graves accusations ». Sans préciser, probablement faute de preuves matérielles, l'auteur juge que, « par les accointances » que M. Rouvier eut « en tout temps » « avec les financiers allemands », par ses dispositions favorables « à un rapprochement franco-allemand », M. Rouvier ne devait pas être « indifférent » (lisez hostile) aux intrigues de l'Étranger contre son ministre. D'après certaines pages du livre de M. Mévil, c'est M. Rouvier qui aurait songé le premier à sacrifier M. Delcassé ; c'est encore à M. Rouvier que Berlin fit sentir que l'on nous saurait gré du sacrifice.

« Ne considérant que le présent », ne songeant pas à jeter un coup d'œil sur le passé, ne se souciant pas de l'avenir, bref, « financier et non diplomate », M. Rouvier était incapable d'apprécier à leur vraie valeur les desseins profonds de l'Allemagne. Avait-il seulement compris l'importance du secret qu'il laissa surprendre au sujet des propositions que nous faisait l'Angleterre d'après la dépêche historique de notre ambassadeur à Londres 7 ? Ce secret n'était connu que de lui, de M. Delcassé et de M. Loubet. Ce n'est pas « sciemment » que M. Rouvier l'a laissé courir, car M. Mévil n'admet pas « qu'un premier ministre français » ait « sciemment » livré « la politique de la France » : mais, selon ce publiciste républicain, le premier ministre de la République dut « lâcher » un mot malheureux que son entourage direct sut recueillir « soigneusement » et transmettre « fidèlement ». Où ? À Berlin. Voilà un ministre bien entouré.

M. Mévil a soin d'ajouter que l'offre anglaise déplaisait à M. Rouvier : elle nous éloignait de l'Allemagne, nous mettait en mesure de résister à l'empereur, et enfin elle fortifiait la situation morale de M. Delcassé, que M. Rouvier aimait peu. D'après M. Mévil, il suffisait de ce triple dépit pour rendre M. Rouvier plus expansif que de raison dans les sociétés dangereuses où sa présence était déplacée presque autant que ses confidences. « M. Rouvier voyait fréquemment des gens dont la fidélité à la cause française n'était rien moins que sûre. Ce n'est pas moi qui souligne. « Un d'entre eux, notamment, fut pincé en flagrant délit, à l'automne 1905, sortant du cabinet de M. Rouvier pour aller à l'ambassade d'Allemagne… Chose étrange, le même personnage, financier israélite », je souligne ceci, « fut un de ceux qui, au moment de la constitution du ministère Rouvier, annonçaient ouvertement que dans quelques mois l'alliance allemande serait faite. Est-ce que cette personne n'aurait pas entendu quelque parole imprudente qu'elle transmit très discrètement à Berlin, soit encore à l'ambassade d'Allemagne ? » M. Mévil, ami de M. Delcassé, ne paraît pas autrement surpris de trouver là ce juif, posté à égale distance de l'Allemagne et de M. Rouvier : « Tout est possible », conclut-il avec une remarquable philosophie.

Les agents secrets de l'Allemagne étaient pareillement des amis, des meilleurs amis, de M. Rouvier et de certains de ses collègues. Les « personnages » « dangereux » que l'« homme d'État français avait adoptés pour amis » « ont été royalement et impérialement récompensés à Berlin ». Au premier rang de ces vieux familiers du monde gambettiste figurait le mari de la Païva 8, Henckel de Donnersmarck, qui fut fait prince comme Bismarck, Münster et Bülow, pour actions d'éclat contre la France. Mais Henckel n'était qu'un ambassadeur hors cadre : de l'ambassade officielle, M. von Miquel menait la campagne contre M. Delcassé, recrutant dans le Tout-Paris « des concours féminins très actifs », « ne craignant pas de rendre visite à des parlementaires influents ».

Et ces parlementaires en étaient fort impressionnés, car les intrigues de l'étranger redoublent d'influence et de portée politique en un pays où l'autorité nationale se dépense et se dissout dans le verbiage. On pouvait recueillir entre les tribunes et les couloirs du Palais-Bourbon des murmures intéressants, peut-être intéressés : « Nous en avons assez de ce ministre qu'on ne voit jamais, qui ne daigne pas parler, refuse de s'expliquer et pose au grand diplomate 9 ». Ainsi les « agents allemands » manœuvraient sans peine cette foule de malheureux bavards, effrayés du spectre guerrier. Des journées qui auraient pu être remplies par les travaux muets de la préparation militaire et par des négociations de sang-froid eurent leur centre dans les pas-perdus du Parlement et les antichambres des ministères. Tel était le dernier tribunal établi pour juger sur une grande affaire française ! Les duretés de l'événement proportionnèrent notre honte à l'absurdité de notre Constitution. Quand M. Delcassé eut succombé, la princesse de Bülow a pu dire : « Nous n'avons pas demandé sa tête, on nous l'a offerte ! »

Moins facile à couvrir que M. Delcassé, M. Hanotaux avait eu des prospérités plus courtes et était tombé de moins haut. Moins remuant, moins entouré, il a écrit pour sa défense un petit livre et des articles variés. La position reste assez faible, parce qu'il a cru sage de se tenir à l'abri d'exposés de diplomatie pure sans consentir à en examiner l'étroit rapport avec la politique générale. Il lui importe assurément de masquer un pareil rapport, mais il importe, à nous, de le mettre en son jour, en montrant la raison de la réticence, qui ne tend guère qu'à nous faire perdre de vue un ensemble fâcheux, à force de nous faire admirer des détails satisfaisants. Si M. Hanotaux était un ingénieur-métallurgiste ayant présidé à la construction d'une voie ferrée défectueuse, il n'échapperait pas au reproche de malfaçon en se bornant à alléguer la qualité parfaite du métal fourni par ses forges. Le métal a sa haute importance dans l'entreprise, mais celle-ci comporte bien d'autres éléments, depuis l'étude des terrains et du tracé jusqu'au choix de divers autres matériaux, sans oublier la pose et l'ajustage. Le fer était bon, c'est entendu. Mais le reste ? De M. Hanotaux, marchand de fer ou diplomate de carrière, personne ne dispute, et l'on ne demande pas mieux que de rendre justice aux talents spéciaux qu'il put déployer aux Affaires. Ses explications spéciales sur la qualité d'une fourniture n'éclaircissent absolument rien des autres questions. Tout au contraire, elles y ajoutent une question nouvelle: comment cette excellente denrée diplomatique et comment la bonne maison qui l'a produite ont-elles, en fin de compte, manqué leur but ?

M. Hanotaux apportait des ambitions servies par un talent et par des connaissances dont nous pouvons tomber d'accord. Ce que nous voulons savoir, c'est, étant donné sa valeur, s'il pouvait en tirer un emploi utile dans les conditions politiques établies par la démocratie et acceptées par lui : sa qualité de ministre des Affaires étrangères de la République lui donnait-elle les moyens d'action que, loyalement, rationnellement, postulait l'ampleur de vues et de desseins qui lui étaient propres quand il prit possession de la plus haute vigie française sur l'étranger ? Voilà la question débattue. M. Hanotaux n'y a jamais répondu, bien qu'elle lui ait été posée sur tous les tons depuis que le coup de Tanger nous a fait souvenir du coup de Fachoda. Ce n'était pas nous répondre que de dire en dernière ligne, page 121 de son livre, que, « en France », au moment où s'amorça la crise extérieure, le concours de l'opinion fit défaut, pour ce motif que « les esprits passionnés par l'affaire Dreyfus étaient ailleurs ».

Ils n'auraient pas été ailleurs si le gouvernement avait été plus puissant que l'Affaire. Ou les distractions d'esprit n'auraient pas eu de conséquences aussi graves si l'autorité avait résidé dans le gouvernement et non dans les esprits d'une multitude. Alléguer, même page, que « l'opinion », étant « divisée », ne le soutenait plus, est-ce la contester, n'est-ce pas plutôt confirmer ce que nous disons de la faiblesse organique d'un gouvernement d'opinion ? M. Hanotaux ajoute, page 122, que, le lendemain d'un accord utile et précieux, « le ministère » dont il faisait partie « était renversé » : renversé le lendemain du jour où, selon l'expression d'un partisan de M. Hanotaux, l'Angleterre elle-même, se trompant « sur la santé et la vie de la République modérée », croyait à la « vitalité » de cet expédient ! De telles observations ne font que répéter en d'autres termes notre question perpétuelle : — Comment vous êtes-vous fié à l'opinion ? Comment avez-vous pu fonder sur le roseau une construction de ce poids et de ce volume ? Comment n'aviez-vous pas calculé cette nécessaire fragilité du ministérialisme républicain ? Sachant qu'il leur était possible de tout renverser en renversant votre ministère, vos antagonistes européens en recevaient une tentation et une provocation permanentes à user contre vous de nos conflits intérieurs : comment cela ne vous apparaissait-il pas clairement ? Vous savez pourtant bien que l'élection du souverain en Pologne conviait, appelait de même les monarchies voisines à pénétrer la diète pour y asseoir les influences et les autorités qui étaient à leur solde. Prendre garde à ces vérités, y réfléchir profondément et passer outre aurait été un crime : personne n'en accuse M. Hanotaux. Les avoir oubliés dans le feu de l'action est une faute de sagacité dont nul homme d'État ne se vanterait.

Non moins considérable avait été l'autre faute de M. Hanotaux, celle qui consistait à risquer un choc avec l'Angleterre avant d'avoir vérifié l'état de nos forces de mer. Oui, l'erreur était prodigieuse, et l'était d'autant plus que son unique excuse tient aux habitudes de travail inhérentes à un régime où, comme on l'a vu, l'incoordination ne saurait disparaître sans péril pour l'essence même du gouvernement.

Le défenseur le plus habile, le plus ardent et le plus tenace de M. Hanotaux dans la presse parisienne a senti le danger que courait son client de ce côté ; il a essayé d'y pourvoir. Dans une série d'études consacrées à la politique intérieure et extérieure des modérés, M. Ernest Judet s'est d'abord efforcé de nier que tout choc entre Angleterre et France ait même été possible. Or, le choc n'a été évité que parce que nous avons battu précipitamment en retraite, devant « un parti pris appuyé par la force et sur le fait de la conquête », a écrit M. Hanotaux en personne, qui a constaté que « le droit des traités n'était même pas admis aux honneurs de la discussion » ; pour l'y faire admettre, il aurait fallu pouvoir mettre en ligne des forces réelles. Que le risque ait été couru, ce n'est donc plus niable. On refusera donc toute espèce d'indulgence à des hommes d'État qui se sont exposés à une telle éventualité sans y parer et même sans y penser, laissant les côtes sans défense, les dépôts de charbon sans approvisionnement, la flotte, en infériorité manifeste. M. Judet a si bien senti la valeur décisive de ce reproche qu'il a fait de son mieux pour paraître y répondre et que, un beau jour, en tête du papier sur lequel il se préparait à écrire son article, le septième de la série, numéro 7592 de son journal, sa plume arrondit en fort beaux caractères ce titre : « La France était-elle désarmée en 1898 ? » Mais, ayant lu et relu cette page avec une attention soutenue, je déclare qu'on pourra y trouver tout ce qu'on voudra, excepté le premier mot d'une argumentation tendant à établir que celles des forces françaises qui pouvaient être destinées à faire face aux forces anglaises, c'est-à-dire nos forces maritimes, fussent en état. L'auteur se contente absolument d'assurer que la France était « bien en selle », sans préciser sur quelle espèce de cheval marin.

Ainsi, quelque soin qu'ils en prennent, ni le ministère de 1905, qui nous valut Tanger, ni celui de 1898, à qui nous devons Fachoda, ne trouvent de justification ni d'excuse au régime. Chacun à sa manière accable ce régime et en révèle une faiblesse. Leurs fautes symétriques sont énormes en elles-mêmes. Elles s'aggravent si l'on réfléchit aux périls effleurés, dont la mesure échappe, et aux conséquences qu'on n'évitera pas. Ces « affaires » extérieures, dont les républicains de la première équipe avaient eu une horreur si humble et si sincère, les voici aujourd'hui qui affluent, nous pressent, nous débordent, en attendant qu'elles entraînent et submergent. Déjà vieille alliée de la Russie, amie et, si l'on peut dire, « commère » de l'Angleterre, bonne camarade de l'Italie, la France est lourdement grevée de tout ce que représentent de charges et d'inimitiés les dessous de tant d'amitiés ! Ne s'étant même pas privée de nouer des sous-alliances, fort compliquées, trop compliquées, avec les meilleurs amis de nos plus sûrs ennemis 10, la République est lancée sur un flot de nouvelles difficultés internationales que les incidents marocains menacent d'aggraver, alors que son régime intérieur ne peut suffire à régler les plus simples et les plus anciennes.

On peut se reporter à la constitution, si remarquablement analysée par M. Hanotaux dans la grande histoire rédigée pendant les loisirs que lui a faits sa chute 11. On y voit que le texte constitutionnel « ne prévoit pas le danger extérieur », que tout y est « sacrifié au contrôle et au contre-poids », que « la discussion y prime la résolution », que cette oligarchie des Dix mille, comme l'appelait Bismarck, et qui n'est, sous le nom de démocratie, conformément à la définition de Hobbes, que « la tyrannie de quelques harangueurs », n'est même pas capable d'un sentiment net de ses responsabilités devant le pays. La responsabilité n'est pas définie dans notre élu, elle ne l'est pas davantage dans notre électeur. Nous ne demandons pas de compte, « jamais, nulle part, à personne ». Le ministre coupable n'est pas inquiété. « Il tombe, et c'est tout. » Tout est permis dès lors, en fait de négligence et d'incurie. C'est ce règne de la « facilité » déjà observé par M. Anatole France. Le régime est facile pour les particuliers qui se mêlent de l'État.

En revanche, l'avenir de l'État n'obsède, n'occupe spécialement personne : pour tout ce qui est de haut intérêt, d'ordre national, tous nos textes constitutionnels s'accordent à établir « un minimum de gouvernement ». Et cela peut encore aller tant que l'État n'a point d'histoire sur les bras et tant que les autres États ne lui font sentir ni leur existence ni leurs exigences. Mais, s'écrie l'analyste Hanotaux, « qu'arriverait-il soit dans la paix, soit dans la guerre, si soudain tous les ressorts de la nation devaient être tendus en un effort suprême pour courir à la frontière ou sauver l'âme du pays ? » M. Hanotaux se résume en marge du livre par ces mots : « Quid ? en temps de crise ? » Eh ! oui, quid dans ces temps de crise que notre politique extérieure, par sa direction même, tend à rapprocher, sinon à précipiter ? Quid en cas d'invasion ? Quid en cas de révolution ? C'est le cas de le demander, Quid et quid ? Où donnera-t-on de la tête et que fera-t-on ?

Nul ne veut poser la question. Au contraire, cette grave question politique est écartée comme suspecte. Ceux qui l'écartent s'évertuent, en outre, à discréditer ceux qui l'articulent. Comme à la veille de 1870, quand l'opinion démocratique revenait à la vieille chimère du pacifisme désarmé, les modérés ne se montrent pas plus sages que les révolutionnaires. Soit qu'ils assurent, comme M. Ribot au Sénat, que « les grandes luttes politiques vont pour le moment finir » et qu'il n'y aura plus que des questions sociales ; soit qu'ils approuvent bruyamment ce discours, comme l'a fait M. Judet ; soit enfin qu'ils s'efforcent, comme M. Hanotaux, d'écarter de son Journal à un sou les inquiétudes sérieuses qu'éveillent ses livres à sept francs cinquante : les modérés s'efforcent de faire oublier par des concessions et des bravades sociales leur impuissance à aborder le problème de l'État. Comme si ce problème premier ne devait pas être résolu avant tous, afin d'aborder les difficultés sociales dans de bonnes conditions et pour garder quelque chance de les résoudre ! Ces modérés s'unissent donc en fait à l'effort anarchique dans ce que cet effort présente de plus téméraire et de plus dangereux ; ils rejoignent cette anarchie dans l'oubli de l'intérêt le plus général, qui s'appelle la force et le maintien de la nation. On imagine accroître ainsi et consolider la République. Eh ! si l'on y parvient, on accroît et on consolide la vieille cause d'inertie qui nous annule en tant qu'État européen. Devenue satellite d'un système de Puissances supérieures, votre République est moins que jamais en mesure de résister aux forces extérieures en mouvement : au lieu de l'entraîner et de la stimuler, les Puissances la poussent et la charrient, comme un corps mort, vers ses destinées misérables.

Dans ces hasards qui peuvent devenir facilement tragiques, les responsabilités politiques doivent être bien réparties. Sans décharger ni les idées ni les personnes du parti radical, qui reste gravement et profondément accusé, l'examen attentif remonte bien au delà de ces radicaux pour découvrir la faute qui causa les autres malheurs. Le système des larges combinaisons européennes et des mouvements étendus à travers le temps et l'espace ne date point des radicaux. Ce ne sont pas des radicaux qui voulurent prendre l'air de l'Europe, qui songèrent à faire grand sans posséder les organes de la grandeur : le parti que représentaient, en 1895, MM. Ribot et Hanotaux, en 1898, MM. Hanotaux et Méline, le parti de Kiel, le parti de Fachoda n'étaient aucunement le parti radical ; la majorité qui, de 1896 à 1898, laissa M. Hanotaux plus que libre, maître absolu, n'était pas une majorité radicale, ce n 'était à aucun degré une majorité d'énergumènes, de sectaires, d'illusionnés.

Les hommes d'expérience, les gens d'affaires, les capitalistes puissants et les bourgeois précautionneux y étaient en majorité. On y trouvait pas mal d'esprits cultivés et studieux, modérés et conservateurs, patriotes et sages, accoutumés à tenir compte des recettes du jour pour mesurer les dépenses du lendemain. Cette aristocratie et cette bourgeoisie conduisait tout le reste. Elle s'est bien trompée. Qu'elle paie son erreur. Pour mieux dire, qu'elle la voie. On ne lui demande pas autre chose. Qu'ayant vu, elle tire du spectacle un enseignement. Qu'ayant appris, compris, elle ait la volonté d'agir et de réagir. L'absurdité et la folie de son premier pas dans une politique extérieure digne de la monarchie et dépourvue des moyens de la monarchie, devrait suffire à lui montrer qu'il n'est plus permis d'être sage dans un régime sans sagesse, ni raisonnable et prévoyant dans un État décapité, ni même patriote dans un gouvernement constitué contre la patrie. Les modérés ont trop péché contre la France. Ils lui doivent en expiation un exemple : leur ralliement général à la monarchie.

FIN
du premier KIEL ET TANGER
Commencé en 1905. Publié en librairie en 1910.

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Charles Maurras
  1. Exactement : « Ma che sciagura d'essere senza coglioni ! » prononcé par l'eunuque au chapitre 12 du Candide de Voltaire. (n.d.é.) [Retour]

  2. Expression de Jules Lemaître. [Retour]

  3. C'est précisément ce qu'a fait contre nous Guillaume II. Nous avons eu, en 1906 et 1907, nos crises politiques, religieuses, sociales et régionales, quelquefois excitées par lui et dont il s'est servi ensuite pour réaliser en Allemagne les brillantes élections nationalistes, impérialistes et dynastiques de 1907 contre le socialisme. Cet empereur et roi faisait de l'ordre chez lui pendant qu'il nous dépêchait la Révolution, après nous avoir humiliés par ses menaces de guerre. La suite donnée par l'empereur à l'alerte de 1905 rappelle assez bien comment Bismarck, après une autre alerte, moins heureuse pour lui, en 1875, seconda et excita le radicalisme contre le Maréchal, le duc de Broglie et l'Église. Avant d'envoyer ses obus, un État prévoyant adresse à l'ennemi des éléments de guerre civile. Richelieu le faisait avec les moyens de son temps. [Retour]

  4. Voir l'appendice XI, Nos secrets d'État. [Retour]

  5. M. Clemenceau était d'ailleurs candidat ministre. Il le devint quelques mois plus tard, et la tête d'homme d'État que le vieil opposant anarchiste venait de se façonner aux dépens de M. Delcassé lui mérita la confiance de notre suzerain, le roi d'Angleterre. Voir encore l'appendice XI. [Retour]

  6. On devait avoir la répétition des mêmes scènes au moment d'Agadir en 1911, sous le ministère Caillaux-de-Selves. [Retour]

  7. On en a vu l'analyse chapitre XXI. [Retour]

  8. Esther Lachmann, 1819-1884, célèbre courtisane qui épousa d'abord le marquis portuguais Aranjo de Païva, puis le comte Henckel de Donnersmarck. Ils achetèrent le château de Pontchartain qu'ils vendirent ensuite au richissime financier franco-péruvien Auguste Dreyfus – sans lien de parenté avec Alfred Dreyfus, mais l'une des cibles principales des attaques d'Édouard Drumont. Soupçonnée d'espionnage, la Païva dut quitter la France. (n.d.é.) [Retour]

  9. Il avait déclaré, à ses débuts, qu'il dirait tout, publiquement ou dans son cabinet (L'Éclair du 13 octobre 1905). Ç'avait été, dit M. Judet, sa première parole, son premier engagement. [Retour]

  10. À propos des quelques incidents qui ont suivi l'entrevue du tzar et du roi d'Italie à Racconigi, M. Jacques Bainville notait dans L'Action française :

    Nous avons déjà dit à plusieurs reprises combien nous semblait imprudente cette politique que l'on dit sage et prévoyante et propre à conserver la paix. L'Autriche-Hongrie fait malheureusement partie d'un système dirigé contre nous et contre nos alliés européens. Tout service que nous lui rendons en ce moment ne peut que nous desservir nous-mêmes. Le parti de la jeunesse, qui est dominant à Vienne depuis quelques années avec l'archiduc François-Ferdinand, est assez actif et assez ambitieux pour qu'il soit évident qu'on exploite là-bas les témoignages de bonne volonté que prodigue le gouvernement de la République. Ce n'est sans doute pas servir les intérêts de la paix générale que d'aider à forger des armes contre nos amis, et cela dans une période critique de la rivalité austro-slave.

    Encore une fois, nous avons trop souvent traité ce sujet pour qu'il soit utile d'y revenir. À quoi bon se réjouir de l'entente italo-russe, dirigée contre l'Autriche et les ambitions de cette puissance en Orient, si l'on s'empresse, d'autre part, d'épouser la cause autrichienne ? Nos complaisances pour la cour de Vienne n'auront d'autre effet que de nous introduire dans un redoutable imbroglio. À force d'irriter ou de décourager ses amis et de donner à ses adversaires sans rien recevoir en échange, la France sera la dupe de combinaisons infiniment trop compliquées. En tout cas, il faudrait choisir et ne pas célébrer comme une victoire diplomatique le rapprochement italo-russe qui, lui-même, était loin de simplifier la situation, pour aller tout de suite après chercher une contre-assurance chez l'ennemi. Tant de pas et de démarches ne constituent plus de la politique, c'est de l'agitation. Et l'on perd nécessairement au jeu lorsqu'on prend à la fois tous les numéros de la loterie.

    Mieux valait, comme au temps passé, ne pas jouer ! Seulement aujourd'hui il faut mettre à la loterie, et les mises sont telles que l'on y perd à tout les coups. [Retour]

  11. Gabriel Hanotaux, Histoire de la France contemporaine, t. III, ch. V. Théorie de la constitution. [Retour]

Texte de 1921.

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