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Kiel et Tanger
[suite]

APPENDICES
du nouveau KIEL ET TANGER

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Appendice XII
« L'Allemagne, puissance méditerranéenne » 1

Dès novembre 1912, il fallut constater l'avènement d'une nouvelle puissance maritime en Méditerranée.

Le 5 novembre dernier, l'Amirauté allemande avait décidé de créer « une division navale de la Méditerranée », dit M. Jean Herbette dans L'Écho de Paris du 11 avril 1913 :

… La Mittelmeer-division atteint aujourd'hui six navires, 38 300 tonnes, 2 250 hommes d'équipage. Son vaisseau amiral, le Goeben 2 (23 000 tonnes), est venu mouiller le 7 avril devant Constantinople.

Il est bien clair que l'Allemagne n'envoie pas une pareille force dans la Méditerranée sans songer à l'y maintenir. Et il n'est pas moins clair qu'on ne maintient pas indéfiniment une escadre aussi loin de son port d'attache si l'on n'a pas l'idée de lui fournir tôt ou tard un abri dans les parages mêmes où on l'a transportée. Mais quel pourra être cet abri ?

M. Jean Herbette croit qu'il ne serait pas impossible que l'Allemagne eût jeté son dévolu sur le port (à construire) d'Alexandrette, débouché d'un embranchement du chemin de fer de Bagdad. Les travaux interdits autrefois par la Turquie ont été autorisés après la dernière révolution jeune turque.

L'Allemagne touche au but de son ambition médiévale.

Appendice XIII
Critique et défense de Kiel et Tanger : M. Hanotaux

Kiel et Tanger parut à la Nouvelle Librairie nationale, alors établie rue de Rennes, en 1910, le jour de la fête de la République : ce 14 juillet au soir, j'en emportai le premier exemplaire dans une course à travers l'Alsace-Lorraine, l'Allemagne et l'Autriche, qui me fit entrevoir et récapituler les deuils de la patrie et les forces de son vainqueur.

Les études de politique extérieure sont couronnées par l'Institut, mais il n'est pas très commun que l'esprit public s'en empare. Sans doute un peu piqué de ce qui était dit de son ministère, M. Hanotaux fut le premier à riposter dans Le Journal du 29 juillet. Son article fut jugé faible, mais me parut au contraire très fort, car il disait tout le possible. Ce tout est peu de chose ? Est-ce vraiment la faute de M. Hanotaux ?

Il était bien obligé de crier à « l'imagination » 3, à la passion, au parti pris, aux sévérités mal fondées ou exagérées 4. Plus nécessairement encore, il devait garder le silence sur la méthode dans laquelle ce petit livre est composé.

En opposant au procès de la République le procès de la Monarchie, M. Hanotaux m'a rappelé les réquisitoires enflammés de Lamartine contre le gouvernement de Juillet ; mais Lamartine était un adversaire de Louis-Philippe : ce n'est pas aux adversaires de la démocratie que j'ai demandé d'être mes témoins, c'est aux amis de ce régime. Je ne tire pas avantage des discours de M. de Rosanbo ou de M. Cochin. Les lecteurs l'ont bien vu, j'ai laissé parler les hommes, l'État, les philosophes, les hauts fonctionnaires de la République ; lorsque j'ai adressé le volume à M. Hébrard, j'ai dû le remercier du Trésor quotidien que son journal m'avait fourni. Mes conclusions, étant extraites du Temps et de l'Officiel, valent contre la République ce que vaudraient celles de M. Hanotaux contre le régime de 1830 s'il les avait tirées de Thureau-Dangin.

M. Hanotaux dédie sa gestion extérieure dans la République française au jugement de l'histoire. Quelle plaisanterie ! Ce n'est pas devant l'histoire qu'il est responsable. M. Hanotaux n'est pas roi. Il doit répondre devant moi, devant moi, citoyen, électeur souverain et dix-millionième de roi. Comme font les bons rois, je me suis informé. J'ai lu les rapports rédigés par les hommes que le suffrage universel m'a donnés comme lui, après lui, pour ministres. Je suis bien obligé de les croire, eux aussi. Ainsi, M. Hanotaux me reproche de faire peu de cas de notre empire colonial : ce n'est pas moi qui dis que l'empire colonial « ne recèle pas les richesses qu'on lui attribue », c'est un ministre de la Marine qui sortait à peine de charge, M. Lockroy. M. Hanotaux affirme que la République a laissé à la nation « le culte de tous les souvenirs, le ressort de tous les devoirs », mais ce n'est pas moi qui ai inventé le contraire, c'est Grévy qui disait dès 1871 : « Il ne faut pas que la France songe à la guerre, il faut qu'elle accepte le fait accompli, il faut qu'elle renonce à l'Alsace. » (Souvenirs de Scheurer-Kestner.)

M. Hanotaux aurait voulu qu'on traitât comme de simples outrances de langage les « dangereuses paroles » sur « l'humiliation sans précédent » de juin 1905. Pure rhétorique, ces mots ? Erras, amice 5. Avant de tomber de la bouche d'un président du Conseil, dans un « terrible corps à corps », ces mots avaient été inscrits dans la Chronique de l'Étranger, au Temps, par un haut fonctionnaire des Affaires étrangères. M. André Tardieu les avait distillés dans le silence du cabinet, sans exaltation d'aucune sorte : mots si justes, si vrais, si forts qu'il les avait même réédités plusieurs fois sans éveiller indignation, ni doute, ni scrupule. Et l'expression de cette vérité désolante avait été reprise en des termes peu différents par un ami, l'ami en titre de M. Delcassé, quelque chose comme le Thureau-Dangin de ce puissant déchu, M. André Mévil.

On se tromperait d'ailleurs gravement en prenant M. Clemenceau pour un adversaire de la politique de M. Delcassé. Il était « anglais » comme lui. Ce jugement sur la crise de juin 1905 est donc rendu dans des conditions d'équité irréprochable, par un jury d'amis : ce n'est pas une opposition qui juge un gouvernement, c'est un gouvernement qui se juge lui-même. Les « paroles dangereuses » ne pouvaient pas ne pas correspondre à l'accablante vérité. Si elles la trahissent, où la trouver, Dieux bons !

M. Hanotaux fait d'ailleurs grand tort aux ministères antérieurs républicains ou monarchistes autant qu'à l'histoire de France, quand il veut contester que juin 1905 constitue une innovation dans l'infamie. Non, il n'y a pas eu d'exemple d'autre congé donné au ministre des Affaires étrangères de la France sur l'ordre de l'ennemi. C'est l'amour de l'alliance anglaise qui fit sacrifier M. Thiers en 1840 : or, ce n'est pas pour conserver l'alliance russe ou garder l'amitié anglaise que M. Delcassé tomba. Les exigences de nos amis et alliés sont pourtant éloignées de jamais nous faire défaut ; la Russie en Orient, l'Angleterre en Égypte, n'auront pas eu à menacer pour obtenir : tout leur cède. Si le roi de Juillet se ressentait de son origine élective et ne pouvait avoir les forces de cette « monarchie en règle » que Bismarck redoutait de voir rétablir à Paris, néanmoins, porté au pouvoir par la Révolution, soutenu par des libéraux démocrates et bonapartistes, Louis-Philippe a su préférer à leur sentiment, qui paraissait national, l'intérêt national, qui les contredisait. Il refusa de troubler l'ordre en Europe au profit des peuples asservis, au lieu que, après lui, par un beau contraste, l'Empire, né d'un mouvement conservateur et « répondant de l'ordre », fut, au contraire, l'organisateur du désordre européen où tout a sombré. Louis-Philippe s'est donc souvenu, malgré tout, de la tradition capétienne : conserver, maintenir, réparer et continuer. Telle est la différence du premier prince venu et d'un prince du sang de France.

Je crois tout ce que dit M. Hanotaux de l'imperfection de ce monde : aucun régime n'est à l'abri d'accidents. Mais tout régime meurt s'il ne répare point ces inévitables faiblesses. Le scandale que dénoncent toutes les pages de Kiel et Tanger, c'est qu'un noble État comme la France, après avoir fléchi en 1870, n'ait pas, en quarante ans, retrouvé sa stature. La royauté de Louis XV a perdu son empire colonial en 1763, mais, vingt ans plus tard, la royauté de Louis XVI balançait sur terre et sur mer les forces du Royaume-Uni, et ce durable résultat était acquis : on avait séparé l'Amérique de l'Angleterre. À quoi M. Hanotaux objecte peut-être que l'intervention anglaise répondit en nous infligeant la crise de la Révolution, comme elle infligea plus tard 1830, 1848, et, plus tard encore, en 1897, la révolution dreyfusienne, telle que je l'ai racontée. Eh ! M. Hanotaux ne voit pas une différence : en suscitant l'agitation révisionniste, l'Angleterre fit avorter la mission du commandant Marchand au lieu que la sécession américaine était assurée quand la première Révolution éclata. Quand le trône de Charles X fut renversé, l'expédition du baron d'Haussez avait traversé la Méditerranée, et Bourmont avait pris Alger. Les mariages espagnols étaient conclus, Palmerston enrageait, quand février renversa le trône de Juillet.

Dans les trois cas, la Monarchie avait fait son devoir tant qu'elle avait duré, tant que le sang français ne s'était pas sottement insurgé contre l'intérêt de la France : avant de briser l'action de la France, il avait fallu briser le pouvoir de ses rois ; au lieu que, pour arrêter l'expansion de la France sous la troisième République, il aura suffi d'y subventionner des agitateurs, postés à quelques encablures du pouvoir dont ils se sont emparés légalement avec la dernière facilité. Ce n'est toujours pas moi qui exprime cette faiblesse du gouvernement modéré d'alors, obligé de tout sacrifier, avant de s'y sacrifier lui-même, à l'examen approfondi de l'affaire Dreyfus : je tiens le fait d'un ancien collègue de M. Hanotaux, un républicain, un modéré, un ministre, un historien comme lui, M. Rambaud, dont l'aveu est transcrit au chapitre IX, Comme en Pologne. Dans le cas de la Monarchie, le gouvernement couvre de son corps la patrie. Dans l'autre cas, cette malheureuse est toute découverte quand elle n'est pas trahie par son gouvernement.

Les interventions étrangères en 1848, 1830 et 1789 ne sont d'ailleurs pas sans signification, mais leur leçon est royaliste : ne constituons pas une monarchie faible. La Royauté doit être forte et nous servons un prince qui s'est juré de « régner et de gouverner ».

C'est là ce qui manque à la France. M. Hanotaux me fait une injure bien vaine quand il semble feindre de me prêter un doute sur la valeur de nos troupes et de leurs chefs. Marchand, ai-je écrit « n'a pas été vaincu à Fachoda, où la victoire était possible, mais à Paris où elle ne l'était pas ». « Son instrument colonial et militaire était parfait. Pour qu'il fût employé, il eût suffi d'un gouvernement à Paris. En juillet 1896, ce gouvernement n'existait pas. C'était un malheur grave ; mais le pire malheur était qu'il eût l'air d'exister. » Tout le livre s'élève contre le trompe-l'œil de cette démocratie républicaine déguisée en gouvernement modéré et conservateur. La France, qui croit être conduite, ne l'est pas du tout, mais là où elle l'est le moins, c'est dans ses rapports avec l'Étranger. M. Hanotaux assure aujourd'hui que « cela ne lui est pas démontré ». Il faut le renvoyer à sa propre Histoire de la troisième République, où il avoue quantité de choses utiles dans son analyse d'un gouvernement qui, dit-il, « ne prévoit pas le danger extérieur ».

Ses anciennes idées le gênent-elles, dès lors qu'on en extrait les conclusions qui s'en dégagent directement ? Il les traite à peu près comme son beau roman de politique extérieure, conçu et poursuivi par lui dans l'intervalle de Kiel et de Fachoda et qui est raconté plus haut comme « l'erreur des républicains modérés » : programme trop bon, trop beau, trop lourd pour le frêle régime destiné à le soutenir et qui dut le laisser tomber. Quelle mélancolie ! Nos ministres des Affaires étrangères en sont réduits à renier leurs ouvrages passés comme les auteurs d'un méchant poème suivant l'épigramme classique : — Plus n'ont voulu n'avoir fait l'un ni l'autre. 6

Appendice XIV
M. Henry Maret 7

Après M. Gabriel Hanotaux, M. Henry Maret ; après le plus compétent des critiques républicains, voici le plus spirituel. J'ai lu avec attention les deux articles que M. Henry Maret a bien voulu consacrer dans L'Intransigeant et dans Le Petit Marseillais à quelques-unes des questions soulevées par mon livre, et j'en reste à l'appréciation dure, mais juste, que me communique un jeune écrivain socialiste : « Je n'ai encore lu nulle part de réfutation passable… » Il n'y en aura pas contre l'évidence.

Peu d'hommes sont plus convaincus que M. Henry Maret de la bêtise des majorités, de la malfaisance des foules. Sa supériorité d'esprit l'a depuis longtemps enfermé dans une petite retraite approvisionnée de bons livres et parfumée de ce dédain amer et doux que l'expérience a laissé. Misanthrope ? Philinte 8 n'est pas un misanthrope ; humain sans être tendre ni faible, il est pitoyable sans charité. O pectora caeca 9 ! l'absurdité des hommes lui compose un sujet d'avertissement continu, mais ce sentiment toujours vivra trop distrait de l'objet de ses réflexions. Il joue du mal qu'il nous découvre, beaucoup plus qu'il ne l'étudie.

Ce médecin politique analyse le résultat des imprudences que son nigaud de malade n'a cessé d'ajouter à ses vices de constitution. Et la dissertation sur l'hygiène ou la morale lui fait oublier le client. Il le quitte sans ordonnance et sans diagnostic. Mais si on le rappelle : « C'est bon, dit-il, il est perdu. » Notez qu'il n'en croit pas un mot et ferait les hauts cris si on l'accusait de désespérer de la France ou seulement de la République.

Élégant, décevant, mais ferme jusqu'à l'entêtement, M. Henry Maret commence donc par m'avouer que les foules assemblées ne valent pas cher. « Rien de plus imprudent que de leur confier les affaires publiques. Elles sont toujours dirigées le plus mal possible. » — Alors, vous êtes monarchiste ? Alors, vous estimez que le gouvernement d'un seul vaut, en lui-même, mieux que celui de plusieurs. — Pour n'avoir pas à le redire, M. Maret parle d'autre chose : la monarchie ressemble à « la jument de Roland, elle a cent bonnes qualités, mais elle est morte ». « On ne saurait discuter aujourd'hui des bienfaits de la monarchie, la monarchie étant devenue absolument impossible. » – « On ne redonne pas la vie à un cadavre. »

Le cadavre d'une monarchie est une idée qui ne me représente rien. Comment une institution peut-elle être un cadavre ? La liberté communale n'existe plus. Mais elle a existé, elle peut revenir. Bien des gens la désirent, et l'on a ce qu'il faut pour reconstituer ce grand bien du passé. Nous avons des villes, nous avons des citoyens, il existe des intérêts locaux en souffrance, on se rappelle comment nos pères les administraient librement, on voit comment s'y prennent les peuples étrangers, on peut faire de même…

On cite cent exemples de restauration monarchique en des pays républicains. Comme l'a rappelé Jacques Bainville 10, les Hollandais, les Génois, les Vénitiens, les Allemands, les Anglais étaient plus ou moins en république du temps de Louis XIV. Ils en sont revenus. Pourquoi pas nous ?

La Monarchie serait impossible si les races royales s'étaient éteintes. Nous serions également des pêcheurs de lune et des chevaucheurs de chimères si nos mœurs de républicanisme farouche répugnaient à toute monarchie. Mais Henry Maret est le premier à s'écrier sur tous les tons qu'il n'y a même plus de républicains. Électeurs ou élus, chacun y parle volontiers « d'en finir », « de sortir de là » : pourquoi ne pas en sortir par la restauration du vieil instrument de notre ordre et de notre unité ?

La haine des rois a totalement disparu. On rencontre, tous les trois pas, de vieux républicains soupirant, à l'exemple de Henry Maret, après le « gouvernement d'un brave homme » le règne d'un « bon tyran ». Un Titus, un Marc-Aurèle vaudrait certainement mieux qu'un parlement. Mais que voilà une pensée bien timide ou bien gauche ! Quand on pense cela, on doit l'énoncer en termes corrects. Il faut dire : que vaut-il mieux d'un mauvais prince ou d'une mauvaise assemblée, d'un seul tyran ou d'une tyrannie collective ? Le mauvais prince est personnel et responsable, il craint la bombe et le poignard ; la pire monarchie demeure, à l'occasion, tempérée par le régicide. Mais une nouvelle assemblée n'est tempérée par rien. Dix Néron mourraient à la peine avant d'avoir empli les charniers de la Convention.

Puis, le monarque honnête homme est-il oiseau si rare en Europe ? Notre histoire de France n'en montre-t-elle pas une belle lignée ? Le décri de la royauté et, en général, de l'autorité et de ses détenteurs est un paradoxe de moralistes égarés dans l'histoire. On revient de cette fausse histoire et de ce roman politique à la Michelet. Comment le dégoût du présent stimulé par une volonté patriote ne décide-t-il pas un homme d'esprit à dire pour voir : — Essayons ?

Se déclarant hostile au gouvernement de plusieurs, comme au gouvernement de tous, comme au gouvernement d'un seul, il propose cette formule : pas de gouvernement du tout. Autre vieux paradoxe cher aux libéraux d'autrefois. Pas de gouvernement du tout ou le moins de gouvernement possible, est-ce le moyen d'activer notre diplomatie ?

Mais, sous le paradoxe, il y a là une idée juste. Oui, nous sommes trop gouvernés, oui, on fait trop de lois, oui, on nous étouffe de règlements, on nous caporalise, nous sommes « entravés », tout comme nos compagnes : impossible de se mouvoir sans se heurter à l'administration. Tout cela est très vrai, rien n'est plus nécessaire que de détruire le césarisme anonyme de l'administration, c'est-à-dire de décentraliser. Mais décentraliser n'exclut pas un gouvernement fort, cela est même impossible sans lui. Il faut fortifier l'État dans ses attributions propres si l'on veut « émanciper » ces groupes sociaux, professionnels, ou locaux : les « États ». L'État central, laissant les citoyens tranquilles, pourrait faire son métier devant l'Étranger.

M. Henry Maret ne me paraît pas résolu ni résigné à sacrifier ces hautes fonctions de l'État, comme le font les anarchistes, comme le faisaient les radicaux de 1869. Il ne le veut pas. Il a beau dire, l'idée lui fait horreur. Je n'en veux d'autre preuve que les premières lignes de son article de L'Intransigeant. Ayant remarqué que la République n'a pas de politique extérieure, il le déplore. Il souhaite qu'elle en ait une. Eh ! comment cette politique serait-elle possible sans un gouvernement ? Il montre entre « le chat anglais » et « le loup allemand », le pauvre chien français tendant l'échine, même quelque peu le derrière. Il envisage l'éventualité d'une grande guerre et dit les périls de la couardise. Il veut resserrer notre organisation militaire. Cela suppose une organisation politique.

Laquelle ?

Je lui offre nos « républiques sous le roi ».

M. Henry Maret peut me répondre zut. Mais je le défie de rien trouver qui soit plus sérieux.

Appendice XV
Marcel Sembat 11

Nous passions autrefois pour des docteurs très renfrognés et des théoriciens en chambre. Puis, nous avons été de vains agitateurs privés de boussole. Voici une dernière promotion : nous sommes poètes. Le journal de Briand, les juives Nouvelles, nous l'ont signifié.

Des poètes, des théoriciens : ces deux épithètes ne sont peut-être si vaines que pour nous être administrées à part l'une de l'autre. Ensemble, elles auraient leur vérité. Ne vivant pas tout entiers dans l'instant qui passe, comme font les animaux du Sénat et de la Chambre des députés, il est vrai que nous sommes en quelque façon des poètes : nous envisageons l'avenir, nous ne le concevons pas comme le reflet nécessaire et fatal de l'heure présente ; nous ne croyons ni à l'éternité d'un ministère Briand, ni à l'immortalité de la constitution de 1875 ; ce ministère et ce régime nous apparaissant, à des degrés divers, les sources de maux infinis pour la France, nous espérons bien que tout cela prendra fin, et nos vœux sont d'accord avec la nature des choses.

Nous ne nous en tenons pas au simple souhait. Nous rassemblons de jeunes troupes, nous les instruisons et les exerçons de notre mieux ; nous faisons tout ce qui dépend de nous pour leur inspirer la bonne humeur, l'esprit d'entreprise, le mépris des difficultés. Et c'est ainsi qu'entre deux cours à l'Institut d'Action française, on s'en va tourner en bourriques les ministres républicains. Puérilités ? Facéties vaines ? Il serait possible d'en convenir, si ces puérilités et ces facéties prétendues n'avaient été si âprement poursuivies et punies par les agents de la République toutes les fois qu'ils ont pu le faire à leur aise, en évitant de nous traduire devant le jury. Ces messieurs ont décerné à nos jeunes amis plus de 10 000 jours de prison.

Il faut être né bien dépourvu et bien malheureux pour croire que l'erreur soit compagne invariable d'une idée qui s'impose par sa poésie et par sa beauté. J'ai vu de près l'émotion de quelques cerveaux d'élite aux premières clartés de la vérité politique. Le sentiment les ébranla, mais pour les faire réfléchir : c'est parce qu'ils jugèrent sérieuse et forte notre critique de la République, notre exposition de la Monarchie, qu'il y a dix ans ces républicains nationalistes, appartenant aux groupes les plus avancés, nous firent le très grand honneur de s'arrêter auprès de nous et d'examiner point par point ce que nous en disions. Et quand ils eurent éprouvé la faiblesse de leurs objections et la valeur de chaque réponse, non seulement ils se rendirent, mais ils allèrent de toute part répéter à ceux de leur âge les solides raisons qu'ils avaient embrassées : notre solution monarchique répondait, et répondait seule d'une façon satisfaisante aux alarmes d'une prévoyante raison. Le cœur troublé de la nation consultant son intelligence et lui demandant d'où pouvait venir le salut, l'intelligence ou bien se taisait pitoyablement, ou bien répondait par l'aveu tantôt murmuré, tantôt fait à très haute et très distincte voix, que la monarchie nationale apparaissait de plus en plus la condition unique du salut national.

Cette année, j'ai reçu bien des lettres d'hommes d'État républicains dont je sollicitais le patriotisme, mon livre à la main, et toutes, évasives, me répondent comme l'Aréopage qu'on m'entendrait une autre fois ! L'une d'elles, dont je ne dirai pas l'auteur, homme éminent par l'intelligence et par le talent, et qui n'est pas un modéré ni un nationaliste, mérite bien d'être transcrite tout entière. Nos amis feront abstraction des paroles aimables qui me concernent, mais pèseront les termes qui se rapportent au sujet :

X. (le nom), Z. (la fonction) remercie M. Charles Maurras de l'envoi de son livre Kiel et Tanger dont la partie critique est vigoureuse et vraie. Quant à la partie constructive, ou il somme la France de choisir entre le partage et la Monarchie, je ne crois pas le choix inévitable. Il est certain qu'il y a un trou par en haut. Mais ce n'est pas le roi qu'il faut construire. C'est un nouvel organe collectif de coordination et de direction. J'avoue qu'il n'est pas inventé et que la carence est périlleuse.

Après trois ans

L'auteur de ce billet, étant revenu publiquement à plusieurs reprises sur les idées qu'il y exprimait, a pu être nommé, depuis, sans inconvénient : c'est M. Marcel Sembat, député de Paris et membre du Conseil national du Parti socialiste unifié.

Dans le premier chapitre de son fameux livre Faites un roi, sinon faites la paix, M. Marcel Sembat spécifie que la lecture de mes études, l'Enquête sur la Monarchie et « surtout Kiel et Tanger », a posé dans son esprit le problème de la haute politique française. En revanche, son « nouvel organe collectif de coordination et de direction » semble avoir cessé de lui plaire ou du moins de lui inspirer confiance. La proposition qu'il en fit n'eut aucun succès à la Chambre. (Voir Faites un Roi… pages 31 et suivantes.)

Appendice XVI
M. Flourens 12

I

Dans l'article que M. Flourens a bien voulu consacrer à ce livre, on voit les éléments d'un accord et d'un désaccord. Ce critique insigne confirme notre jugement sur les dix années d'histoire diplomatique. La démonstration lui paraît « d'une évidence irrésistible ». Ce qu'il met en doute, c'est notre conclusion de philosophie politique. M. Flourens me donne raison sur le sujet qu'il possède parfaitement. Où il me trouve « trop exclusif », c'est dans ma conclusion de la nécessité de la Monarchie, que je suis en état de justifier.

Pour mesurer la compétence de M. Flourens en politique extérieure, on doit se rappeler que, dans les seize mois où il a détenu le portefeuille des Affaires étrangères, il a réglé l'incident Schnaebelé et posé les premières amorces de l'alliance russe, telle que les patriotes pouvaient la désirer en 1886, 1887 et 1888. Aujourd'hui, obligé de quitter le camp républicain, c'est dans les journaux de droite, comme Le Soleil et L'Univers, qu'il publie son examen des grands litiges européens. Mais l'opposant y reste homme du métier : les données du métier plus que l'esprit d'opposition l'ont conduit à ce petit livre. M. Flourens traite de « l'inféodation » de la Turquie à la Triplice, quand il écrit : « Si l'on veut comprendre la gravité de la situation, c'est le moment de lire Kiel et Tanger… »

M. Flourens mentionne les écrivains très compétents, « très riches en révélations » qui ont traité avant nous la même matière : leurs ouvrages ne peuvent porter une « saine appréciation », étant l'œuvre de « partisans convaincus de deux politiques adverses » celle de M. Hanotaux ou celle de M. Delcassé.

La « sereine impartialité », ajoute-t-il, se trouve dans Kiel et Tanger, lorsque nous y montrons comment le double effort Hanotaux et Delcassé, tenté en sens inverses, dut aboutir au même échec. Ce témoignage d'un bon juge m'est d'autant plus précieux qu'il correspond aux intentions et aux méthodes qui m'ont dirigé. Il m'eût été facile, sans sortir de la vérité, de forcer la note. Par exemple j'aurais pu aggraver Tanger par Algésiras. Mais le mécompte d'Algésiras se discute, et celui de Tanger ne se discute pas. On peut nier, comme on a pu le pallier, notre échec à la conférence : on ne peut pas nier qu'en deux mois l'action personnelle de Guillaume II, inaugurée le 31 mars 1905 à Tanger, fit renvoyer le ministre français qu'il tenait pour son adversaire. La qualité presque grossière de cette évidence était indispensable à la plénitude de la lumière.

M. Émile Flourens conclut donc : il nous manque un gouvernement qui tienne l'armée en état, le patriotisme en haleine, et, sans lui, toute entreprise diplomatique est une « dangereuse folie ». Voilà ce que M. Flourens admet avec nous. Et voici la matière où commence le désaccord : la faute de notre institution diplomatique est due « uniquement », disons-nous, à la République ; il y a autre chose, pense M. Flourens.

Nous concéderons qu'il y a autre chose dès que M. Flourens se rendra un compte exact de notre pensée. Quand nous disons : il faut la Monarchie, nous ne disons aucunement : il ne faut que la Monarchie ; nous ne disons pas : il suffit de la Monarchie. Comme nous avons cent fois pris la peine de l'expliquer, la Monarchie est bien l'instrument nécessaire, ce n'est pas l'instrument suffisant. On ne peut pas se passer d'elle, il faut donc commencer par elle : cela ne veut pas dire qu'avec elle on peut se passer de tout le reste et qu'une fois la Monarchie rétablie, il ne restera plus qu'à se croiser les bras. Tout au contraire, c'est alors qu'on pourra et qu'on devra travailler, et de tout cœur, au bien public, car alors seulement commencera le labeur utile ; d'à peu près impossible qu'il est aujourd'hui, le bien politique et social sera devenu possible et facile. Aux institutions qui le combattent auront succédé des institutions qui le favorisent. Il sera appuyé par ce qui le contrarie maintenant. Nous le disions à Marc Sangnier et aux sillonnistes des temps lointains où nous conversions paisiblement avec eux. Cela ne les empêcha point de nous représenter comme recommandant une panacée et prêchant un quiétisme qui résoudrait les difficultés par un puéril appel au Roi 13. Je rectifie une fois de plus pour M. Flourens, qui, lui, est sérieux.

De notre point de vue, on n'exclut pas, on classe. On s'efforce de mettre les causes de notre diminution et les conditions de notre relèvement à leur rang historique, à leur numéro d'ordre. Nous mettons au tout premier plan la destruction de la République non seulement parce qu'elle est le mal, mais parce qu'elle en est la suggestion permanente, le stimulant perpétuel, la génératrice surexcitée, surexcitante. Si nous mettons au même plan que la destruction de la République le rétablissement de la Monarchie, c'est que, dans l'état du pays, on ne détruira pas le régime sans le remplacer en quelque manière, à l'avance. Tant que l'on n'aura point procédé à cette double opération politique, on usera inutilement toutes les forces morales et intellectuelles du pays, patriotisme de l'armée, expérience de l'administration, pensée, talents, savoir et génie d'un grand peuple.

On dit bien que tout cela manque ou va manquer. Mais on se trompe. Que de richesses de tout ordre ! Et quel mauvais usage, quelle économie détestable ! La vie intellectuelle abonde, mais désordonnée. La vie sociale est pleine d'énergie, mais divisée et retournée contre elle-même. Le mal moral n'est pas plus fort qu'à d'autres époques. Mais l'État l'envenime en l'affublant des majestés usurpées de la loi et du droit.

D'immenses erreurs dans l'esprit public guériront d'elles-mêmes quand l'institution dirigeante ne sera plus dépensée tout entière à les soutenir et à les raviver. Les raisons ? J'en ai mille. Voici l'essentielle : le monde et la vie moderne tendent également, de leur mouvement spontané, aux principes d'autorité, de discipline, de hiérarchie, de différenciation, en bref à l'Ordre. Les idées de 1789 ne subsistent en 1910 que par des moyens artificiels, des moyens d'État. Mettez dans l'incapacité de nuire cet État dénaturé ou contre nature, et la nature toute seule achèvera la réaction anti-démocratique et anti-libérale qu'elle a déterminée par toute l'Europe, qu'elle a même commencée ici. Encore faut-il réussir à délivrer cette bonne nature de cet État pervers qui l'opprime et la fait dévier. De là le « Politique d'abord » tourné contre la République et vers le Roi.

Mais la nécessité primordiale du Roi, une fois posée, loin de rien écarter, favorise l'application des autres conceptions politiques salubres. Le futur royaume de France est le rendez-vous naturel et comme le rond-point nécessaire de toutes les idées justes. M. Flourens m'objecte que déjà Louis XVI, Charles X et Louis-Philippe ont été renversés à la suite d'intrigues anglaises. Nous l'avons souvent remarqué. Mais il a tort de dire que ces rois sont tombés « comme de simples ministères », car il a fallu faire des révolutions pour aboutir à leur chute ; l'ennemi savait qu'un changement ministériel ne suffirait pas à le satisfaire. Pour nous frapper au cœur, il a dû atteindre le Roi. Enfin, ces trois monarques ont succombé, en grande partie, parce que leur monarchie était insuffisamment monarchique et leur royauté insuffisamment concentrée dans son autorité, dans ses droits et dans ses devoirs. Nous ne travaillons pas pour un roi de carton.

Ni impeccable, ni infaillible assurément, la Royauté est chose humaine, nous l'avons toujours dit. Mais la République est inférieure à l'humanité. L'expérience ne l'éclaire pas, elle ne la corrige pas : au contraire, c'est à un mauvais Roi, Louis XV, que succéda Louis XVI, un roi faible, et pourtant mesurez l'œuvre maritime et militaire effectuée entre les deux dates de 1763 et 1783, du traité de Paris au traité de Versailles… Vous aurez mesuré la bonté de l'institution indépendamment des personnes.

Certes, M. Flourens a bien raison de souhaiter que notre Roi ne s'entoure pas de ministres francs-maçons et, à vrai dire, l'accident serait bizarre de la part du seul Prince d'Europe qui ait déclaré vouloir séparer la Maçonnerie de l'État. Admettons-le, par impossible : tous les gens de bien pourraient s'efforcer de remédier à cet accident, et leurs chances de succès seraient innombrables, et ce bon succès, une fois remporté, aurait chance d'être définitif.

Au surplus, il ne s'agit pas de savoir si l'organe essentiel à la vie de la France ne sera pas sujet à des erreurs ou à des fautes. Il faudra bien qu'il en commette, puisqu'il existera ! Un corps sans tête échappe au risque de migraine et de mal de dents. Devrait-on préférer les corps décapités ? Au lieu donc de poser des conditions bien superflues au Roi ni à la Royauté, commençons par les rétablir l'une et l'autre. Cela suppose qu'on leur donnera une marque de confiance, mais, ce n'est pas à M. Flourens que je l'enseignerai, la vie humaine ne consiste à peu près qu'à se confier : vivre est faire acte de crédit et acte de foi. Le tout est de ne pas le faire sans raison ; mais y a-t-il au monde acte de foi plus raisonnable, plus critique, plus sage et mieux délibéré que celui que la France pourra former dans l'héritier des quarante Rois qui l'ont faite, dans l'antagoniste direct des pouvoirs révolutionnaires qui l'ont décomposée !

II

Un amusant proverbe grec raille ceux qui apportent des chouettes à Athènes ; nous rions volontiers des esprits généreux qui portent de l'eau à la mer. Mais je crois bien qu'anciens et modernes se trompent : apportons, apportons l'oiseau d'Athêna à Athènes et répandons à profusion les fontaines et les fleuves dans le sein du vaste océan. Il n'y aura jamais assez de lumière dans la lumière. Les vérités premières ne seront jamais trop brillantes sur l'édifice qu'elles enveloppent de leur clarté. Dans la réplique qu'il me fait l'honneur de m'adresser au Soleil, M. Flourens fait abonder quelques-unes des évidences essentielles qui jadis éclairèrent le départ de L'Action française et je ne saurais dire combien j'en suis heureux.

Notre conversation s'est engagée à propos du petit livre qui pose aux Français une question précise : Oui ou non, la République peut-elle manœuvrer à l'extérieur sans péril ? Question qui résulte de l'examen de nos dix dernières années : Kiel et Tanger, 1895-1905 forme un dossier impersonnel et, ni les faits, ni leur rapport n'étant de mon cru, je puis défendre ces feuillets avec autant de liberté d'esprit que s'il s'agissait du livre d'un autre.

La seule objection, c'est que voilà beaucoup de tapage pour un bouquin. J'en voudrais faire davantage, ce bouquin renfermant les vérités de salut contre lesquelles le gouvernement républicain et la presse républicaine interposent, faute d'éteignoir, mille écrans. Dans cette obscurité fatale où on les plonge comme avant 1870, les malheureux Français sont lancés à l'abîme. Celui qui réussirait à les prévenir à temps leur épargnerait des milliards et des provinces, sans compter des centaines de milliers de jeunes hommes florissants que les canons de la Triplice peuvent coucher d'un moment à l'autre sur nos guérets. Au moment où nous nous vantons de notre richesse, où même, dernière folie, nous prétendons user de notre or comme d'un moyen d'influence sans avoir protégé ce trésor par des armes sûres menées par un œil vigilant, le péril national s'aggrave et se complique. Et le pays ne le sait pas ! Et ceux qui le mènent font tout pour le préserver de savoir ! À ces crimes sociaux, doublés, chez les dirigeants, de crimes d'État, il n'y a qu'à répondre par de frénétiques exhortations à la propagande : — Propagez notre cri d'alarme avec nos idées de salut. Propagez nos livres, nos brochures, notre journal. Au point où nous voici, il n'y a que la vérité qui puisse sauver à la condition qu'elle soit pure et complète.

Aux preuves de l'incapacité de la République et de la nécessité de la Monarchie, M. Flourens ajoute, je ne dis pas objecte, que ce n'est pas seulement la République qui est pernicieuse : c'est (dit-il en somme) l'esprit démocratique tel qu'il a sévi chez nous, sous des étiquettes diverses, depuis 1789. Si donc, poursuit-il, un pouvoir fort est nécessaire, il n'y aura de suffisant qu'un pouvoir affranchi du pouvoir maçonnique et des principes directeurs de la Maçonnerie : un pouvoir tel que la Monarchie nationale et traditionnelle. « En bon Français », M. Flourens « accepte l'augure » de la déclaration donnée par Monseigneur le duc d'Orléans sur ce point. Cette déclaration, j'aurais dû le faire observer dans ma réponse, n'est certes pas un acte unique et sans rapport avec l'ensemble d'une politique. Elle est tirée de la préface du recueil La monarchie française, paru en 1906, préface qui gouverne un ensemble de documents antérieurs où l'on trouve des rappels et des renvois comme celui-ci : « J'ai défendu l'armée, honneur et sauvegarde de la France ; j'ai dénoncé le cosmopolitisme juif et franc-maçon, perte et déshonneur du pays. » (18 août 1900.) Tout un régime est donc orienté et défini de la sorte. Ainsi que le disait le général Bonnal, si nul prince n'est plus moderne que Monseigneur le duc d'Orléans, il n'en est pas non plus d'aussi traditionnel. Un tel équilibre n'a rien de surprenant quand on prend garde qu'au XXe siècle foisonnent les signes de la contre-révolution spontanée. L'opinion est pour nous.

Les volontés perverses et les intérêts destructeurs qui ont révolutionné la France et le monde depuis cent vingt ans n'auraient pas opéré avec tant de bonheur sans le concours de l'opinion : l'esprit public et le sentiment des chefs étaient devenus complices de l'ennemi. Notamment chez l'empereur Napoléon III, dont l'intelligence n'est pas niable en effet, une foi mystique au principe des nationalités s'était substituée au « sentiment français » : le comte d'Haussonville l'a fort bien reconnu, et M. Judet, en traitant cette appréciation de « gros mot », serait bien embarrassé d'expliquer, même en sept colonnes, ce qu'il a voulu dire ainsi. L'erreur révolutionnaire, devenue idée napoléonienne, avait certainement oblitéré chez l'empereur jusqu'au sens de son intérêt. Si la Maçonnerie, par les engagements qu'il avait pris autrefois, le tenait au cœur et au corps, elle occupait plus fortement encore les profondeurs de sa croyance et de sa pensée. Sa rêverie croyait devoir refaire une Europe nouvelle au gré de fantaisies qu'elle appelait justice, de caprices qu'elle nommait humanité. Sous l'ancien carbonaro subsistait un étudiant romantique et cosmopolite, un doctrinaire passionné, un croyant exalté et froid. Je ne nie pas l'action des Ventes et des Loges. Je dis qu'elle opérait jusque dans le cerveau du conspirateur couronné.

Oui, la Maçonnerie a prodigieusement aidé à la diffusion des idées révolutionnaires, oui, elle avait aidé à les élaborer. Mais, avant comme après la Révolution, il ne faut pas non plus oublier l'action propre de la philosophie et des lettres, d'une part, ni d'autre part, celle d'un grand public qui n'était pas maçon ou ne voulait pas l'être. Toute la jeunesse intelligente et lettrée, entre 1850 et 1870, optait pour l'Italie et pour la Prusse, contre le Pape et contre l'Autriche. Pas seulement à gauche, ni au centre : à droite même. Et, des plus ardents pour le Pape, combien faisaient aussi des vœux pour la jeune Italie ! M. de Mun et d'autres ont très noblement confessé ce libéralisme latent.

Ce qui n'était qu'absurde dans le public devenait sans doute impardonnable au sommet de l'État d'où l'on voit haut et loin ; mais l'erreur du public n'en était pas moins puissante, active, générale et ancienne. On était individualiste avant tout. Que les temps sont changés un demi-siècle plus tard ! Dès 1900, et bien avant qu'ils fussent devenus royalistes, les collaborateurs de L'Action française s'étaient déjà prononcés contre l'individualisme. Ce qui était jadis l'apanage de rares traditionnels, fidèles à la Monarchie et à l'Église, courait librement les rues. Le fait montre combien l'action philosophique de l'individualisme a diminué dans le grand public. Il est vrai qu'elle ronge le monde conservateur. M. Sangnier, naguère 14, en était un bon témoignage. M. Piou en est un tout pareil. Libéralisme ici ; là, démocratie, même fond d'idées fausses.

Appelons cela maçonnisme, bien que le mot soit un peu étroit : tant que cette doctrine sera debout, le pouvoir occulte conservera des prises sur la pensée française, qui lui offrira les angles saillants et rentrants sur lesquels amorcer de nouvelles entreprises de corruption. De là est née simultanément notre critique concordante du romantisme, du germanisme et de la révolution : idées juives ou idées suisses, idées antiphysiques comme nous disions encore, ou de façon plus pittoresque, Nuées. L'analyse de ces absurdités fut le principe de notre résistance aux fables dreyfusiennes et, quand nous avons vu que la République démocratique et centralisée n'est que la couverture et l'instrument des quatre États confédérés (juif, protestant, maçon, métèque), étranger de l'intérieur préposé à nous dépouiller en nous ôtant les yeux pour voir ou en empêchant la lumière d'atteindre nos yeux, il a fallu reconnaître que même au point de vue intellectuel et moral, rien de décisif n'est possible, nul retour à la santé de l'esprit français ne sera assuré tant que les sommets de l'État n'auront pas été reconquis et rendus à des mains très sûres.

Quelles mains ? C'est toute la dialectique de L'Action française que cette question remettrait en mouvement. Je ne peux condenser ici cette œuvre de près de vingt ans. De l'Enquête sur la Monarchie et des Monods peints par eux-mêmes, tout cela se tient et s'appelle, et tout cela s'enchaîne jusqu'aux pages de Kiel et Tanger. La monarchie ne nous apparaît point comme le schéma du premier « pouvoir fort » venu. L'Action française est allée au Roi parce que le Roi seul signifie la nation et la tradition, le passé et l'ordre, l'avenir et le progrès. M. Flourens a pu s'en former autrefois une image moins complète. En fait, pourtant, cela est un. Nous l'avons vu, nous l'avons dit. Que M. Flourens me permette de me féliciter de le rencontrer ainsi, altéré et lassé par une longue vie publique, debout et pensif sur la place d'où nos sources premières s'épanchèrent en bouillonnant.

III

Ces remarques ont eu la rare fortune de persuader mon éminent contradicteur. L'un des auteurs du « ralliement » de 1890, confident et conseiller du cardinal Lavigerie, s'est depuis rallié à la monarchie. M. Émile Flourens eut la bonté de déclarer que nos discussions écrites n'avaient pas été étrangères à sa patriotique décision d'en finir au plus tôt avec la République. En le félicitant d'avoir pris ce noble parti, je tiens à le remercier de l'honneur qu'il m'a fait.

Appendice XVII
Les jeunes patriotes de Marches de l'Est 15

Comme il est difficile d'avertir un vaste pays ! Vainement, semble-t-il, ou presque vainement, notre situation est devenue limpide, les données des problèmes se sont simplifiées au point de se réduire au conflit de l'organisation et de l'anarchie, des civilisés et des barbares, du bien et du mal. Tout le monde en serait d'accord si nous vivions dans une des petites bourgades d'Attique ou d'Ionie que l'histoire décore du nom de cités et d'États : on se serait déjà rassemblé sur la place et Philippe de France serait unanimement rappelé pour nous sauver de Philippe macédonien. Mais la France est si grande ! Les Français si nombreux ! Et leurs intérêts si divers ! L'ensemble leur échappe et doit leur échapper, il ne faut pas cesser de le voir et de le comprendre si l'on veut se soustraire aux deux vertiges du succès ou du désespoir : nous ne saurions trop nous redire que la France couvre 500 000 kilomètres carrés et qu'elle compte près de 40 millions d'habitants. Cet immense public ne peut se rendre à des lumières qui ne lui arrivent pas.

La plus heureuse propagande monarchique commencera au lendemain du coup de force qui aura rétabli le fait de la Monarchie : ce fait, et disons ce bienfait, disposera alors des moyens de l'État pour se faire connaître et aimer de tous. En attendant les affiches blanches, c'est aux élites qu'il importe de proposer et d'imposer la violence irrésistible du vrai. Élites militaires, élites civiles, élites populaires, élites historiques, élites du savoir et de la pensée, tout ce qui dispose d'un pouvoir de persuasion, ou d'une force matérielle, doit être ouvert à cet avertissement quotidien que la vie du pays est mise en jeu par ses misérables institutions.

Du haut en bas de la société, les réponses faites à cette adjuration composent depuis dix années un splendide encouragement. Nous avons cessé d'être un « parti » subsistant de ses forces anciennes et ralliant des cadres une fois comptés : nous sommes devenus une idée conquérante. La volonté de faire la monarchie a cessé d'être une chose distincte de la volonté de sauver et de maintenir la patrie, et cela est si vrai que le patriotisme ou le nationalisme est devenu suspect de royalisme, non certes en raison d'accointances ou de fréquentations personnelles, mais parce que, le vœu de conserver le pays une fois posé en principe directeur et souverain, tout ce qui s'ensuit mène au Roi. Ceux qui restent fidèles à Strasbourg et à Metz évitent mal l'obsession de la monarchie, seul moyen d'action pour la France.

Ils le sentent. Et cela ne saurait suffire. Qu'ils me pardonnent ce reproche, mais le devoir des bons Français serait d'en convenir publiquement et devant tous. Radicaux, socialistes, républicains de gouvernement ont traité peu ou prou de l'idée de ce livre. Mais où l'on est resté sans voix, c'est du côté de ces patriotes professionnels que le nom de M. Déroulède rallia si longtemps et qu'il enchante encore. Paul Déroulède s'est tu. Marcel Habert s'est tu. M. Galli s'est tu 16, leurs amis ont gardé le même silence. S'ils avaient eu des objections, ils les auraient montrées. Ils n'en ont pas. Ils n'ont cependant pas confessé la vérité qui sauverait tout.

Mieux vaut n'en rien penser, à condition de constater le fait afin d'en bien souffrir et d'en tirer des énergies nouvelles en vue d'une action redoublée. Ce que ces vétérans ne veulent pas comprendre, des conscrits le verront. Ils y viennent un peu. Je suis loin d'interpréter comme une adhésion à la monarchie l'article de M. Georges Ducrocq dans Les Marches de l'Est et, à dire vrai, cet article si beau, et trop bienveillant, m'a fait de la peine. Oh ! sans doute, il est rassurant d'être compris et senti à ces profondeurs dans le jeune groupe posté en sentinelle des pays gallo-romains. J'avais écrit à l'intention de mes concitoyens de Lorraine certaines lignes de la page 135 pour les laver et les venger de calomnies dont ils étaient les premières victimes : non, la France « n'a pas eu peur », au moment de l'alerte de 1905. Mais M. Ducrocq ne peut pas imaginer le plaisir qu'il m'a fait en transcrivant ce passage dans son article. Notre correspondant de Constantinople m'avait déjà donné une idée du même plaisir en relevant les indications relatives au rôle futur du roi de France considéré comme le « fédérateur » des petites nationalités. La page que j'avais écrite à destination des Balkans n'avait donc pas manqué l'adresse : c'est un autre bonheur qu'un message analogue 17 ait été bien lu dans les Vosges. Mais pourquoi craint-il de poser la question constitutionnelle ? Il veut éviter la « discussion du régime » parce qu'elle divise nos concitoyens. Eh ! ce régime même nous divise bien davantage puisqu'il nous fait un devoir moral et légal de nous inscrire d'un parti. Ses divisions sont obligatoires. Ce sont elles qui mènent au véritable dépècement.

Je sais bien : ce n'est pas timidité d'esprit, « l'intérêt de l'œuvre » entreprise par M. Ducrocq exige cette discrétion. Mais si les intérêts de mille œuvres particulières s'opposent de même manière à nos conclusions d'intérêt général, la généralité du pays est perdue, les Prussiens n'ont plus qu'à rentrer. Déjà à Paris, comme l'écrit Bainville, les trois ambassades de Russie, d'Allemagne et d'Italie, sans compter l'espagnole, sont habitées par d'anciens ministres des Affaires étrangères, de sorte que nos ennemis et nos tuteurs semblent vouloir tenir dans notre capitale une espèce de Congrès permanent qui pourra s'ériger, dès qu'il le faudra, en Bureau international souverain ou suzerain. Et des patriotes hésitent à se saisir de la vérité générale ! Ils nous parlent encore d'intérêts particuliers à préserver, comme s'ils pouvaient croire que les parties tiendront quand le tout, la nation qui les retient ensemble, sera écroulé 18 !

Appendice XVIII
M. André Tardieu, secrétaire d'ambassade, rédacteur au Temps 19

I

Les républicains au pouvoir gagneront peu de chose à mettre la tête sous l'aile et à traiter un livre qui existe comme s'il n'existait pas ou comme s'il était autrement bâti qu'il ne l'est. Grâce à l'esprit d'organisation de nos amis de la Nouvelle Librairie nationale, Kiel et Tanger est un volume que les Français lisent et liront. La sixième édition que voilà sur ma table représente déjà pas mal de lecteurs bien placés.

… En recueillant les dépositions des témoins appelés par nous, témoins impartiaux, ou, la plupart du temps, du parti ennemi, le public avait cependant la ressource de se dire que l'on pouvait répondre, et il épiait avec curiosité les mouvements de la presse républicaine. Et, comme celle-ci, en immense majorité, est restée muette : « Elle ne répond pas, il faut que l'auteur ait raison », se sont dit les justes lecteurs.

Si quelques voix républicaines, fort isolées, se sont élevées çà et là, on a prêté l'oreille ; on a lu avec attention les deux articles de M. Hanotaux. Résultat, une impression pire : — Cela n'est pas répondre, le vrai débat est esquivé. Nos répliques immédiates ont confirmé l'impression. M. Hanotaux avait osé comparer l'affaire de 1905, la démission d'un de nos ministres sur l'ordre de l'empereur allemand, au départ de Thiers sous Louis-Philippe. Bainville s'est donné la peine de reprendre et de résumer la crise de 1840 dans la revue L'Action française du 15 octobre, et les différences éclatent entre une crise qui fut fâcheuse, mais que la Monarchie sut pallier, puis réparer, et la honte de la troisième République que ses propres partisans M. André Tardieu, M. Clemenceau, M. André Mévil, ont dû appeler, à l'envi, l'humiliation sans précédent, la plus grande humiliation que nous ayons subie, un fait sans exemple dans notre histoire !

En tournant, comme dit le peuple, autour du pot, M. Hanotaux n'avait pas été très heureux. On comprit que c'est le silence qui convient le mieux aux républicains.

Le livre les hante pourtant, car toutes les fois qu'il s'offre une occasion d'y toucher, pensent-ils, sans se brûler, ils s'y jettent avec une hâte révélatrice. Cela est arrivé lundi soir à M. André Tardieu.

M. André Tardieu, rédacteur au Temps, est notre vieux complice. Nous lui devons le plus grand nombre des appréciations les plus cruelles qui aient été portées sur la politique extérieure de la République. Après M. Anatole France, auteur de mon épigraphe : « Nous n'avons pas, nous ne pouvons pas avoir de politique extérieure », c'est à M. André Tardieu que ce livre de Kiel et Tanger doit le plus. J'acquitte une dette en me disant son lecteur quotidien. Mon crayon n'est pas assez vif pour relever tous les aveux qu'il laisse tomber de sa plume. Tantôt dolent, tantôt colère, toujours attentif, le jeune diplomate est bien de cette école joliment définie par Jules Lemaître : implacable aux effets dont elle ne cesse d'aimer les causes ! Devant chacun de nos revers, M. Tardieu sent notre désorganisation politique. Il ne se trouble, il ne se tait que lorsqu'on lui nomme par un nom franc, direct (République, Démocratie), le mécanisme visé par ses périphrases, car, à chaque fois qu'il le peut, nous avons le chagrin de lui voir louer le grand mal qu'il nous a aidé à connaître.

À propos de la répression de la grève des cheminots et de l'éloge qu'en a fait la presse étrangère, c'est-à-dire à propos de bottes, M. Tardieu s'est mis à parler de Kiel et Tanger. En des termes courtois, il s'est efforcé de soutenir ou que le mal est inexistant, ou qu'il va guérir d'ici peu.

Prenons date, cela est écrit en novembre 1910.

Et, tout d'abord, on se demande s'il est permis à un patriote français d'éluder un débat capital en disant : « C'est en somme la vieille idée de Bismarck sur l'incapacité gouvernementale de la République. — Que cette idée, poursuit M. André Tardieu, soit trop sommaire et fausse à force d'être sommaire, l'événement le prouve. Car un régime aussi inapte à vivre que celui dont il s'agit n'aurait pas duré quarante ans. »

Cette idée, si « sommaire », elle prévoyait, au juste, notre faiblesse extérieure, nos infériorités diplomatiques. Est-ce que l'événement nous les a épargnées ? On répond que nous avons bien fini par trouver des alliances. Mais l'historien de notre alliance avec la Russie aura à raconter des déceptions immenses. Le duc Decazes avait cependant amorcé l'affaire dès 1875. Dès l'aurore de la vraie République, Bismarck, par Gambetta, recommençait à nous manœuvrer à plaisir, Comment ? Voyez le livre de Mme Adam, Après l'abandon de la Revanche, qu'on ne saurait trop propager. Puis, au bout de quinze ans, quinze ans d'expédition des affaires courantes, quinze ans de point d'affaires, ou de gauches affaires coloniales, l'alliance franco-russe, à peine reprise, nous conduisait… où donc ? à Kiel, à l'entente avec l'Allemagne contre l'Angleterre : c'est-à-dire à Fachoda. Puis l'alliance avec l'Angleterre nous remettait dans la direction d'un nouveau désastre : Tanger.

Je ne sais pas si Bismarck avait mal calculé, mais les deux crises développées de 1895 à 1905 enseignent une conclusion si claire que, pour la mettre en doute, il a fallu la mutiler. M. Tardieu fait supposer à ses lecteurs que je me suis borné à déclarer la République incapable de durer ; j'ai dit, au contraire, qu'elle pouvait durer comme un interrègne où alternent l'inertie et les subversions ; j'ai démontré son inaptitude à une activité politique digne de nous, aux desseins prolongés, aux manœuvres de grand rayon. Elle l'a tenté une fois avec Hanotaux ; et elle a échoué. Elle l'a tenté une seconde fois avec Delcassé, et elle a échoué encore. Les faits ne me suffisaient pas : j'en ai établi les raisons. À l'histoire des choses a succédé leur analyse, pour donner le comment et le pourquoi des choses.

Je comprends qu'on ait intérêt à cacher cette histoire et ces preuves si l'on est républicain avant tout. Mais les bons Français ! Mais, parmi eux, ces esprits modérés, ces amis du régime parlementaire qui se plaignent le plus des menaces ou des violences de l'Action française ! Ils devraient bien sentir que leur silence déconfit autorise et légitime ce qu'ils blâment le plus. Éprouvant l'immobile consternation que leur impose la découverte des lacunes de leur régime, ceux qui mettent la patrie avant tout devraient, sans nous attendre, procéder au rétablissement de la monarchie.

Notre parlement redeviendrait une « assemblée des rois » comparable aux États de Hollande au XVIIe siècle, si, un beau jour, la conscience du pays s'y traduisait enfin par la démission volontaire d'un pouvoir d'incohérence et d'incompétence, simple succession d'instabilités, incapable de durée vraie. La chose n'est pas possible ? Je le vois parbleu bien. Ni les passions ni les intérêts, ni les erreurs courantes ne le permettront. Indice évident qu'il faut, pour briser cette absurde résistance matérielle, faire appel à la grande « accoucheuse des sociétés », à la force. Ce que refusera la déraison parlementaire les épées patriotes et rationnelles, les baïonnettes intelligentes l'imposeront. Une résistance aveugle et fatale aux nécessités de salut public confère au coup de force toute la majesté du droit national.

II

L'autre soir, tout le monde était de nouveau satisfait au Temps et à L'Action française. L'Action française, parce que Le Temps s'était décidé à discuter les conclusions de Kiel et Tanger et n'avait pas trouvé grand-chose à leur opposer ; Le Temps, parce que M. André Tardieu avait réussi à former sur deux grandes colonnes un beau petit tableau d'histoire républicaine, qui, lu à part de son objet, pourra mettre du baume au cœur des républicains malheureux.

Le régime ne fait pas trop mauvaise figure dans ce miroir de magie blanche. Je souhaite à l'article du premier journal officieux de la République la même agréable fortune qu'à cette note répandue par l'agence La Défense républicaine contre la brochure où nous nous demandions, Dutrait-Crozon et moi, « Si le coup de force est possible 20 ».

Ce papier fait le tour des feuilles de province et, quand ils y jettent les yeux, nos amis ont l'avantage de constater que l'on ne nous y fait pas d'objection qui ne soit résolue dans le petit livre.

Que M. Tardieu ait fait une plaidoirie, mon contradicteur en convient lorsque, à deux reprises, il insiste terriblement pour nous assurer qu'une telle discussion le met absolument à l'aise ou qu'il traite Anatole France comme une espèce de chaud-froid de la révolution et de la réaction. Quelle insouciance légère ! Du moins M. Tardieu ne me trouve-t-il, pour ma part, que partial, incomplet et chimérique.

L'a-t-il prouvé ? Nos lecteurs communs peuvent s'en assurer. D'abord, pour nous confondre, il a dû commencer par refaire, supposer et imaginer lui-même nos thèses. À l'entendre, mardi, notre idée était sommaire : nous avons établi qu'elle était sommaire, en effet, mais seulement dans sa pensée. Vendredi, il assure qu'elle est simpliste. Il serait, en effet, simpliste de penser ceci : « Avec une monarchie le plan Hanotaux eût été bon et le plan Delcassé aussi. Le roi eût suffi à en amener le succès. » Malheureusement, ce n'est pas nous qui sommes simplistes, c'est M. Tardieu, seul responsable de ces vues hardies. Ce que nous disions, c'est que les deux plans étaient plausibles : pour réaliser l'un ou l'autre, le Roi de France était nécessaire. Nécessaire, cher Monsieur. Vos pieds vous sont indispensables pour marcher : ils ne sauraient suffire à vous éviter les faux pas. Cette confusion courante entre le suffisant et le nécessaire ne nous étonnait pas dans la bouche de Marc Sangnier, mais chez un écrivain politique formé au maniement des réalités, cette vénérable méprise désole. Elle désole d'autant plus que, en se figurant que le Roi « suffit », on doit se figurer aussi que le Roi viendra rendre inutile la collaboration des bons citoyens, quand, tout au contraire, le rôle du monarque est de rendre leur œuvre utile, efficace et fertile. Mais elle est stérile sans lui, mon livre le démontre sans ombre d'utopie.

L'esprit de parti m'aveugle-t-il ? Mais alors pourquoi M. Tardieu m'accorde-t-il en nuances et demi-teintes à peu près tout ce que j'ai posé en franches couleurs ? C'est le degré des appréciations qu'il conteste et, pour ainsi dire, les mots. À propos du voyage de Tanger et de ses suites, j'ai parlé d'impasse et d'abîme. Impropriétés, dit M. Tardieu. Cependant, une impasse est une avenue au bout de laquelle il faut revenir sur ses pas : nous sommes revenus jusqu'à la conférence dont nous ne voulions point, jusqu'à l'entente marocaine avec l'Allemagne que nous avions cru pouvoir éluder. Quant à l'abîme, ne l'a-t-on pas côtoyé ? Pour éviter de faire la guerre avec une armée désorganisée pour Dreyfus, nous avons dû tomber dans le déshonneur. L'abîme est un trou si profond qu'on l'imagine sans fond : 1905 aura été le point le plus bas qu'aient atteint jusqu'ici nos dépressions morales ; ce n'est pas moi qui le prétends, c'est M. André Tardieu qui a gémi de l'humiliation sans précédent. Mot cruel qu'il voudrait aujourd'hui rattraper. Hélas ! On ne rattrape ni les mots ni même les choses.

M. Tardieu dit bien que l'on s'attache à les réparer soit en Europe, soit en Afrique, et il en attend le meilleur effet. C'est possible. Comme il était possible en 1906 ou 1907 que l'Allemagne fût à la veille d'être encerclée. Les événements de Bosnie ont répondu en 1908. Des efforts nouveaux sont tentés. Puissent-ils réussir contre tous nos calculs, contre toutes les évidences 21 ! Mais une sagesse aussi ancienne que le vieil Amasis et aussi courante qu'une fable de La Fontaine interdit de juger d'aucune entreprise avant d'en avoir vu la fin. J'ai apprécié Fachoda parce que là fut le terme de notre espérance égyptienne, terme constaté six années plus tard dans l'accord franco-anglais. J'ai apprécié Tanger et son humiliant contrecoup à l'intérieur, parce que là fut aussi le terme d'une certaine politique africaine : on travaille aujourd'hui sur des données tout autres, dont les spécialistes ont pu âprement discuter. Ce n'est pas du discutable que je m'occupe, c'est du certain. Des certitudes pures, j'ai extrait la leçon que mon livre soumet aux patriotes de mon pays : IL NOUS FAUT UN GOUVERNEMENT.

Le nôtre n'a pas même la durée, la durée vraie, disais-je, M. Tardieu sourit de ce « mot ». Devrai-je pourtant me flatter de lui apprendre que la durée, c'est l'identité ?

Le progrès de l'action présidentielle (qui soulève d'ailleurs autant d'objections républicaines que la monarchie elle-même 22) nous apporterait si peu cette identité que M. Tardieu, en réclamant une telle réforme, ne s'y tient pas : de dépit, il se jette dans la mysticité, faisant appel à « cette réalité morale qui s'appelle l'instinct national et dont Albert Sorel a lumineusement suivi l'action dans l'histoire de la révolution, héritière inattendue, mais traditionaliste, de l'ancienne monarchie ». La chimère est là, prise au nid. Là aussi la vérité incomplète. Car enfin ce traditionalisme a eu des résultats bien divers, selon qu'il a été pratiqué par la République et l'Empire ou bien par nos Rois.

Malgré les hauts et les bas des choses humaines, les torts des hommes, les abus des institutions, malgré la guerre de Sept ans et la perte des colonies, l'œuvre monarchique avait eu ce résultat : la constitution d'une France qui, en 1789, venait de reprendre un commencement de revanche sur l'Angleterre et qui put tenir tête aux forces coalisées de l'Europe. La démocratie républicaine ou impériale, quoique servie par le génie ou secondée par l'enthousiasme des masses, s'est vue traversée par tant de principes contraires, soumise à des directions si gauches et si défectueuses en elles-mêmes, que le résultat (car notre politique est de résultats) en a été de perdre définitivement la partie maritime et coloniale engagée avec Colbert contre l'Angleterre, pour nous laisser tomber ensuite sur le continent, mutilés et inertes depuis quarante ans. (Eugène Cavaignac, Esquisse d'une histoire de France.)

Oui, aux leçons comme Sadowa et Sedan, « l'instinct national » se réveille. Oui, face à face avec les affaires, les hommes spéciaux parviennent rapidement à renouer le fil des traditions. J'ai observé cela chez d'obscurs instituteurs primaires devenus hommes politiques, puis administrateurs : cela doit se retrouver, à raison plus forte, chez un Danton, un Cambon, un Gambetta ou un Hanotaux. Mais la nation doit-elle attendre Sadowa, Sedan, Fachoda 23 ? La France attendra-t-elle que chacun s'adapte aux réalités ? Un seul parti est sage, c'est de donner à l'instinct national un centre vivant, le trône ; un serviteur, le roi : l'unité de pouvoir garanti par l'hérédité, éclairé par la tradition, est le seul moyen de conduire de haut la manœuvre au dehors. En se fiant aux impulsions d'un instinct diffus sans organe fixe, on se fait manœuvrer du dehors et d'en bas.

Ainsi fut manœuvré en 1870 Napoléon III, non par une idée dynastique, comme le croit M. Tardieu 24, mais par le souci de l'opinion maîtresse de sa dynastie plébiscitée. Ainsi à Fachoda et à Tanger fut manœuvrée la République de Félix Faure et de Loubet, comme l'avait été, par Bismarck et le prince de Galles, la République de Gambetta, comme l'avait encore été la République de M. Ribot et de M. Hanotaux par la Russie, quand nous en attendions une aide anti-allemande et qu'elle nous mena, par Kiel, à Berlin !

III

Le surlendemain, mon collaborateur et ami Jacques Bainville publiait, dans L'Action française, sur les objections de M. Tardieu à la monarchie, ces remarques décisives qu'il veut bien m'autoriser à reproduire ici :

Monsieur André Tardieu et Louis XV 25

Avouerai-je que j'ai été consterné en lisant le grand article que M. André Tardieu, dans le Temps de samedi, a consacré à Kiel et Tanger ? Consterné non pas comme royaliste. Non pas comme ami de Maurras. Non pas comme lecteur ordinaire, c'est-à-dire un peu aussi comme ami inconnu de M. André Tardieu. Si le sentiment d'une immense tristesse m'a envahi, c'est en trouvant sous sa plume les exemples historiques qu'il oppose à notre idée de la monarchie et en songeant à l'effort de tant d'historiens, au travail de tant d'archivistes, au zèle de tant de savants, de professeurs et même de libraires, à tout cet amas de bons livres enfin d'où l'on croyait qu'il était sorti un peu de lumière sur le passé, – à tout cela qui aura été vain, inutile, mort-né, puisque des écrivains sérieux parlant à un public de choix peuvent n'en tenir aucun compte. Nous vivons dans un temps où l'on se pique d'être au courant des théories, au moins les plus générales, des sciences exactes. Un homme du monde rougirait d'ignorer le principe de la télégraphie sans fil et n'oserait pas soutenir la génération spontanée. Mais l'histoire reste la pauvre petite science conjecturale avec laquelle toutes les libertés sont permises. Comme s'il n'y avait pas des certitudes, là aussi !

Je m'empresse de reconnaître que M. André Tardieu a emprunté ses arguments contre la monarchie au siècle pour lequel les contestations ont toujours été les plus vives, le XVIIIe siècle, le grand siècle embrouillé. Avec la loyauté de l'intelligence, M. André Tardieu n'a rien opposé à Louis XIII, à Louis XIV, à Louis XVI, à la Restauration : époques où la ligne est si pure, le succès si éclatant qu'elles ne se discutent pas. C'est le règne de Louis XV que M. Tardieu a isolé pour démontrer que la monarchie, en matière de politique extérieure, n'est pas infaillible. Eh bien ! nous parlerons tout à l'heure de Louis XV. Mais je veux dire tout de suite que je suis plus sévère que l'écrivain du Temps. Au point de vue de l'intérêt et de l'avenir de la France, c'est l'erreur de direction et le gaspillage de temps et de forces représentés au XVe siècle par les guerres d'Italie qui font saigner le cœur du patriote. Pourquoi M. Tardieu n'a-t-il pas parlé de Charles VIII et de Louis XII ? Tout simplement parce que les « guerres de magnificence » n'ont été qu'une diversion regrettable, mais accidentelle 26. On les a oubliées parce qu'elles n'ont pas nui à l'œuvre principale, celle de l'agrandissement et de la sécurité du territoire, et que, dès François Ier, la grande route royale a été reprise. Il n'y a pas d'institutions infaillibles, en effet, mais il y en a pour qui l'expérience n'est pas perdue ; et c'est ce qui fait que nous donnons la préférence à la monarchie.

Nous ne serons donc pas gêné, après cela, pour accorder à M. Tardieu que, sous Louis XV, on a tout simplement pataugé. C'est très compliqué, la diplomatie sous Louis XV, mais il faut bien dire que, pour la France, jamais les données du problème extérieur ne furent moins simples. Aussi suis-je navré qu'un écrivain aussi bien informé que celui du Temps se plaise à entretenir la confusion. Ô maîtres de l'école des sciences politiques ! N'avez-vous pas lu samedi que M. André Tardieu mettait côte à côte, pour en accabler Maurras, le « secret du roi » et le « renversement des alliances » ? Cependant l'un est le contraire de l'autre. Le « secret du roi » était anti-autrichien, et c'est ce qui lui a valu les tendresses d'un démocrate anticlérical comme Henri Martin. Le « renversement des alliances », à l'opposé, était la réconciliation de la France avec l'Autriche, et, depuis 1870, on a trouvé que cette, réconciliation était bien conçue. Il faut donc, mon cher confrère, charger la mémoire de Louis XV soit du secret, soit du renversement, mais pas des deux, sinon il n'y a plus moyen de s'entendre.

Oh ! quand on étudie, non pas du tout en spécialiste, mais en simple curieux, en amateur, la diplomatie du XVIIIe siècle, on est beaucoup plus indulgent pour tout le monde. Risquerai-je, en trente lignes, cette rapide démonstration ? Louis XIV, avant de mourir, avait compris que la situation internationale de la France n'était plus du tout la même qu'au début ou au milieu de son règne… Un Bourbon régnant en Espagne, l'Autriche n'était plus à craindre. C'est la Prusse, la Savoie qu'il fallait se garder de favoriser. Et puis l'Angleterre devenait puissance formidable. C'est pourquoi Louis XIV, au commencement de 1715, essayait déjà de nouer à Vienne l'alliance continentale que devaient réaliser Bernis et Pompadour et qui devait être aussi l'idée de ces sages : Fleury, Choiseul, Vergennes. Idée juste, idée raisonnable : dès la première heure, elle partit de la tête de la monarchie. Et pourquoi n'a-t-elle pas suffisamment guidé notre diplomatie au XVIIIe siècle ? Pourquoi tant de heurts, tant de contradictions chèrement payées ? Ici c'est la politique qui répond. La destinée avait voulu que Louis XIV ne laissât pour lui succéder qu'un enfant et non pas un homme, et les minorités sont la seule faiblesse à la cuirasse de la monarchie héréditaire. Une minorité, c'est un régime de république. Des partis, des factions s'y forment. Les grands parlent haut. L'opinion a voix au chapitre, et l'intérêt public n'a plus de gardien sûr. La Régence, à ce point de vue, engagea terriblement le sort de la France, et ses conséquences pesèrent sur tout le règne de Louis XV. Le Régent s'était comporté comme un véritable candidat, et, persuadé que le jeune roi ne vivrait pas, il « préparait » une succession qu'il craignait de voir contestée. Un de ses moyens pour ainsi dire électoraux — à côté de la diplomatie secrète qu'il inaugura — fut de flatter la grande passion populaire de la France, héritage des luttes soutenues aux deux siècles précédents : la haine de l'Autriche.

Par là sera faussée toute notre politique au XVIIIe siècle : l'esprit public fera de nos alliances une affaire de « tradition » quand elles ne sont qu'une affaire d'opportunité. Non seulement le peuple, non seulement les militaires, mais encore les philosophes seront aveuglément « traditionnels » sur un sujet où Louis XV était novateur ; point lumineux de notre histoire et que je dédie aux méditations de M. Tardieu, sans aller jusqu'à lui recommander la lecture du célèbre Manuel du républicain Émile Bourgeois… Oui, c'est M. Émile Bourgeois, à qui l'on a donné je ne sais quelle sinécure pour le récompenser de son zèle anticlérical et démocratique, qui a écrit que nos échecs du XVIIIe siècle étaient imputables au « défaut d'un gouvernement fort », autrement dit à la condescendance du pouvoir envers l'opinion publique. On a trop fait, au XVIIIe siècle, ce que les factions voulaient et pas assez ce qu'eût voulu la monarchie. Voilà, au point de vue politique, la raison profonde des funestes va-et-vient de notre diplomatie en ce temps-là. D'ailleurs, sous Louis XVI, le malentendu qui sépara la royauté de la nation n'eut-il pas en grande partie la même origine ? Le plus grand, le seul crime peut-être, de Louis XVI, aux yeux des hommes de 1792, était d'avoir épousé une « Autrichienne ». Et, la révolution faite, le peuple français livré à lui-même n'eut d'autre hâte que de déclarer la guerre à l'empereur. C'est en ce sens qu'Albert Sorel — cité par M. Tardieu — a pu démontrer que la révolution était « traditionnelle ». Fâcheuse « tradition » ! Le peuple français avait tout simplement pris un mannequin pour un homme, et le vrai danger, que Louis XIV avait distingué dans l'avenir dès 1715, il a fallu à la nation la plus spirituelle du monde le coup de Sedan pour le sentir, puisqu'elle n'avait pas su le voir…

Et M. Tardieu parle aussi du traité de Paris, et de l'Inde, de l'Amérique perdues – il le souligne – définitivement. Ce traité de Paris, c'est pourtant le grand Choiseul qui l'a négocié. Et si Choiseul était d'avis que notre situation en Europe valait toutes les colonies du monde, qu'un arpent de terre française dépassait mille arpents de terre canadienne, qu'une bourgade de Lorraine ou de Flandre était au-dessus d'un royaume hindou, vive Choiseul et puissions-nous avoir toujours des ministres qui calculent comme celui-là ! Et puis, si, en 1763, nous avons perdu un bon morceau de planète, est-ce que, vingt ans plus tard, les Anglais à leur tour n'en lâchaient pas une sérieuse portion ? On parle toujours du traité de Paris, jamais du traité de Versailles. Pourquoi ? Nous n'avons plus le Canada. Les Anglais ont-ils les États-Unis ? Sans compter que les territoires que nous avons regagnés au traité de Versailles ont été le point de départ de notre empire colonial actuel, en Afrique comme en Asie.

Maurras, dimanche, répondait à M. Tardieu qui lui opposait l'échec de la monarchie anglaise à Constantinople : c'est la monarchie allemande qui en a profité. La leçon est la même pour un autre cas invoqué par l'écrivain du Temps : et nous ayons eu le plaisir de la trouver sous sa propre plume dès hier soir. Il est bien certain en effet que la malheureuse diversion de Mandchourie qui a ébranlé l'Empire russe a été longuement préparée par l'astuce d'un ministre de la monarchie prussienne, et M. Tardieu ne soutiendra pas que la République française ait été le bon marchand du Congrès de Berlin. Ainsi l'on pourrait dire qu'il est constant que, de deux monarchies en rivalité, la plus autoritaire ou la mieux ordonnée l'emporte. C'est une sorte de théorème que nous avons pu vérifier, il y a peu de mois encore, dans les affaires d'Orient. Et pour en revenir à Louis XV, le fait est qu'au XVIIIe siècle, la royauté française, en vingt ans, a pris sa revanche sur l'Angleterre et que, pendant ce temps, parmi la très confuse mêlée des nations, on n'a vu qu'une catastrophe définitive, celle de la République de Pologne, dont notre confrère du Temps a d'ailleurs omis de parler.

Près de trois ans plus tard, le 18 juillet 1913, M. Edmond du Mesnil, du Rappel, reprenait l'objection Louis XV ; et le 19, dans L'Action française, Jacques Bainville proposait de nouveau quelques-unes des vérités qu'on vient de lire.

Appendice XIX
Agadir 27

… la soudaine arrivée d'un vaisseau allemand au Maroc…

Nos organes officieux venaient de s'étendre avec complaisance sur les résultats aussi efficaces que prompts de l'occupation française dans la Chaouïa ; ils énuméraient avec fierté ce que nous avions fait pour rétablir la sécurité et la facilité des communications, la régularité des péages, l'ordre fiscal et même la justice et la paix. L'excellence des troupes, le sérieux du commandement, avaient réussi à combler les lacunes et les contradictions des ordres supérieurs venus de Paris. Il ne manquait à ces bons effets qu'un peu d'avenir. Et cet avenir vient de leur être contesté une fois de plus. L'Allemagne dessine un mouvement imprévu de rapide offensive sur l'un des rivages qu'elle avait guignés sournoisement jusque-là. « Agadir », disait un de leurs journaux, « est la clef des immenses trésors du Sud. Tout ce pays est rempli d'or, d'argent et de pierres précieuses ». Cette terre promise, ajoutait-il, dans un style moins digne des temps héroïques, « a le plus grand avenir, et celui qui en est le maître peut dire le mot décisif dans l'exploitation économique de la région ».

Bainville a déjà montré dans quelles conditions d'amitié (Le Temps écrit : « de confiance et de bons procédés ») nous est porté ce brutal coup de poing teutonique. Jamais tonnerre n'éclata dans un ciel plus serein. Jamais gouvernement n'avait accumulé plus de précautions de tout ordre pour éloigner tous les risques d'intempéries. On allait au-devant des vœux de l'Allemagne. On avait soin de faire approuver par elle à l'avance les plans de campagne qu'on ébauchait. L'ambassadeur ou le chancelier étaient priés de nous dicter leurs ratures.

Toutes ces platitudes, faisant suite à un traité d'entente et de bon accord qui n'a que deux ans d'existence, n'auront en définitive rien empêché. L'empire guerrier fondé par les rois de Prusse est loin d'être l'ennemi des arts de la paix. Seulement, il manie les instruments de diplomatie d'une main exercée à tenir l'arme du soldat.

On croyait trop en France que M. Delcassé était la cause de tout le mal. Et l'on s'était d'abord beaucoup trompé en lui attribuant je ne sais quels projets de Revanche guerrière. M. Delcassé n'avait aspiré à d'autres victoires qu'à celles de sa vanité, dont les sourires du feu roi d'Angleterre lui figuraient le triomphe. Pour plaire à son suzerain, ce ministre d'une République vassale avait eu le tort de se montrer envers l'empereur aussi platement arrogant que ses successeurs Rouvier, Pichon, se montrèrent serviles ; sa politique était centrifuge par rapport à l'axe de Berlin et de Vienne, elle n'était pas essentiellement anti-allemande.

Comme on comprend dès lors que Guillaume II n'attachât plus aucune signification désagréable à la présence de M. Delcassé dans un ministère français ! Comme on se rend compte de cette indifférence que la Gazette de Cologne nous a signifiée en toutes lettres l'autre jour ! Le fruit des cinq saisons 1906, 1907, 1908, 1909 et 1910 est exactement aussi amer que celui des cinq saisons précédentes. Il ne nous aura pas mieux servi de rechercher que de fuir. La fuite nous avait rapporté un affront. La recherche apporte une surprise grosse de désastres.

Or, cette expérience cruelle d'une action commune avec l'Allemagne, tournant en fin de compte à notre détriment, n'est pas nouvelle du tout.

Si les républicains étaient capables de mémoire, ils sauraient qu'il n'y a pas plus de seize ans, toutes les fortes têtes de leur République, de leur meilleure République, de la République modérée et conservatrice, nous conduisaient, en juin 1895, sous la direction de l'empereur de Russie, saluer l'empereur d'Allemagne à cette ouverture du canal de Kiel qui fut une grande date de l'expansion maritime des Allemands.

Je n'ai pas besoin de vous redire ce qui suivit et comment le désastre de Fachoda devait sortir de l'agitation dreyfusienne qui nous avait paralysés. Mais au cours de l'agitation on avait pu toucher du doigt deux vérités édifiantes. La première était que l'excellence de nos relations avec l'Allemagne n'avait jamais empêché l'armée allemande d'entretenir une nuée d'espions autour de notre armée ; la seconde, que les mêmes relations excellentes ne firent pas hésiter bien longtemps l'empereur ni son chancelier, M. de Bülow, ni son ambassadeur à Paris, ni le personnel militaire et civil de cette ambassade, à soutenir, par tous les moyens, l'anarchie dreyfusienne qui désorganisait l'armée et l'État. En vain demeurions-nous leurs quasi-alliés, les amis de leurs amis russes, les ennemis de leurs ennemis d'outre-Manche : notre position de Français suffisait à nous classer comme la première puissance à dissoudre. Ce qui faisait du mal à la force militaire française apportait à Berlin un bien si évident qu'on ne perdait pas un seul instant à lui faire des objections de diplomatie.

Le précédent suffit à montrer que l'Allemagne a de nombreux progrès à faire du côté de la politesse et de l'élégance du cœur. Mais il n'est pas probable qu'elle se rende de plein gré chez le maître à danser. Ni ses sentiments, ni ses intérêts, ni même ses nécessités ne l'y induisent. Tout la pousse au contraire à vouloir fermement s'agrandir, se développer, se fortifier. Un point l'arrêterait : c'est une résistance. Elle n'en trouve pas 28.

Je connais, pour ma part, un moyen, mais un seul, de moraliser la politique allemande. Ce serait, de ce côté des Vosges, d'être très forts. On ne l'est pas en République. Quant à l'Empire français, il a créé lui-même cette Allemagne que les Rois de France avaient défaite plus d'une fois.

Appendice XX
Gambetta, la Revanche, la République 29
d'après Marcel Sembat

Je prêterais l'oreille au conseil de Marcel Sembat : Faites un Roi…

Notre appendice II sur l'idée de Revanche est la seule partie de ce livre à laquelle il ait été fait une réponse développée. Après avoir lu l'ouvrage de M. Galli, Gambetta et l'Alsace-Lorraine, on se reportera à la forte réplique de Marie de Roux, dans sa nouvelle édition de La République de Bismarck (Nouvelle Librairie nationale).

I

La thèse par nous soutenue s'est dernièrement fortifiée historiquement et politiquement. En avril 1913, quelques jours avant que les gambettistes fissent leur pèlerinage aux Jardies, M. Auguste Lalance, ancien député alsacien au Reichstag, disait à M. André Morizet, de L'Humanité, des paroles qu'il faut verser au dossier :

Gambetta, Monsieur, mais il était tout acquis à la thèse que je défends ! À partir de 1878-79, il avait complètement renoncé à la guerre de revanche, et je me souviens qu'un jour il me dit : « Les Allemands, nous les vaincrons, certes mais nous les vaincrons par la paix 30 ! »

L'idée de la revanche pacifique, de la revanche sans guerre, est la seule qui permette à un Français raisonnable une ombre d'illusion sur la République. Gustave Hervé, qui nous étonnera un jour, s'attache, en ce moment, à élaborer une solution socialiste de la question d'Alsace-Lorraine. Il suit le droit fil de la pensée gambettiste, qui pleurait une simple défaite juridique et qui rêvait d'une réparation « par le droit » pur.

Si Jaurès avait du courage intellectuel, il ferait ce que fait Hervé. Et il échouerait avec lui, car Gustave Hervé commet la même faute que Gambetta. Il pense individu, droit individuel, action des individus dans les États, là où les véritables politiques – un Bismarck, un Broglie, un Metternich, un Richelieu – ajoutent à ces idées élémentaires celle des droits nationaux, des intérêts territoriaux, des organisations historiques.

Avocats, métaphysiciens, orateurs, ils peuvent raffiner sur les règles supérieures de la légitimité. Mais, légitimes ou non, les réalités sont soumises à des conditions d'existence, et celles-ci se ramènent précisément à des questions de force, elles-mêmes sujettes des questions d'organisation qui préoccupent le politique.

Le retour de nos alarmes extérieures a d'ailleurs eu pour effet direct d'accentuer le rapprochement que j'ai fait, quant au langage et aux idées entre Gambetta et Jaurès, à l'appendice II. Comme le vent est au patriotisme, M. Jaurès s'efforce, comme Gambetta, d'exploiter une équivoque patriotique.

II

Marcel Sembat a parlé très franchement dans le Courrier européen du 11 avril 1913 : la République, c'est la paix systématique, l'idée de la Revanche suppose le Roi.

Cette idée n'est pas née d'hier dans son esprit. Il l'a formulée dans un article de la Revue Hebdomadaire de 1910 et plus anciennement dans un discours à la Chambre. Il y est revenu dans la Revue de l'Enseignement 31. Bien que Marcel Sembat affecte le ton de gageure, ses lecteurs ne se sont pas trompés sur l'importance et le sérieux de son exposé : les explications qu'il vient de donner éloignent désormais l'hypothèse d'une simple doctrine de taquinerie politique destinée à faire le désespoir de l'adversaire radical.

On ne peut pas y voir non plus une pure manœuvre. Jadis, certains doctrinaires de la République, M. Arthur Ranc, M. Eugène Ledrain, se figuraient qu'aider les royalistes, en leur faisant une certaine publicité, était le moyen assuré de nuire à l'ensemble de l'opposition conservatrice. Pour que ce calcul fût exact, il aurait fallu que l'horreur des royalistes ou de la royauté fût l'un des sentiments profonds de la masse française. Nous savons par expérience que cette horreur n'existe pas. Dans l'étroite mesure où quelques royalistes fossiles ont subi plus ou moins iniquement le malheur d'être impopulaires, le sentiment qu'ils inspiraient n'avait rien de comparable pour l'intensité, ou l'étendue, ou la violence, à l'anticléricalisme par exemple ou à l'antisémitisme. En fait, les républicains qui, vers 1900 ou 1901, se crurent bien malins, en aidant la réputation naissante du nationalisme intégral, en furent les mauvais marchands, car, depuis 1906, à peu près tous les mouvements nationaux, sociaux, religieux, qui causèrent un réel embarras à leur gouvernement, tous ceux mêmes qui réussirent étaient vivement appuyés par des royalistes quand ils n'étaient pas absolument conduits par eux. Cela est si certain qu'on a fini par se résoudre à adopter à leur égard, pour seule réponse efficace, le régime indécis des conspirations du silence.

Sembat est trop malin et trop bien renseigné pour avoir perdu de vue tout cela. Lors donc que, s'adressant « à ces êtres hybrides qu'on appelle des républicains militaristes », il leur dit et redit : Faites un roi, il parle sérieux et raison. Cela ressort du ton et du texte de ses articles. Mais que répondront les hybrides ?

Vos projets, leur dit-il, n'ont rien d'inavouable. Après tout, votre rêve, si c'en est un, a sa beauté. Ce que je vous reproche, ce n'est pas de le faire, mais de ne pas en accepter les conditions.

En effet, dit Sembat, que je viens de résumer brièvement et que je voudrais citer mot pour mot, si nos nationalistes, si nos militaristes « deviennent maîtres de la France », « la monarchie est indispensable à leurs desseins. Elle est le complément nécessaire de leur programme, la conclusion logique de leurs efforts et l'indispensable outil de l'œuvre qu'ils entreprennent ». Sembat pourrait citer à l'appui de son dire les expériences classiques du nationalisme prussien, du nationalisme italien, du nationalisme bulgare. Tous ces peuples ont senti que leur résurrection nationale demandait un ordre, une discipline, une convergence de desseins que nulle idée (ni l'idée de la Loi ni même l'idée de la revanche) ne pourrait suffire à maintenir contre les divergences naturelles des intérêts et des passions. L'espoir de revanche prochaine était abandonné le jour où l'Assemblée nationale, découragée, renonçait à faire la monarchie.

La monarchie, ce n'était certes pas, comme pourraient le croire ou le dire les adversaires de mauvaise foi, la guerre immédiate et la revanche au pied levé. Mais en la constituant, on constituait un organisme adapté à suivre la marche des affaires européennes, à nouer des alliances utiles et à guetter toutes les occasions propices. C'était quelque chose de plus : c'était, au centre de l'État, la vie et la durée d'un esprit dans lequel se rassemblaient et se concentraient les regrets, les désirs, les deuils, les ambitions de la France. Un roi de France a les yeux tournés vers le Rhin, l'oreille tendue du côté de l'Allemagne, la main prête à tirer l'épée ou à signer le document destiné à lui valoir de ce côté-là des amis plus nombreux ou des rivaux plus faibles, tous ces actes divers lui étant aussi naturels qu'à un avocat de plaider, à un professeur d'enseigner, à un savant d'observer et d'étudier. Les plus médiocres de nos rois ont tous su quelque chose de cet art ou de ce métier. Tout roi de France aurait souffert de Strasbourg et de Metz d'une manière à peu près identique à celle du Lorrain ou de l'Alsacien exilés après leur option. La monarchie française portait en elle-même la nostalgie du Rhin.

Cette monarchie écartée, il nous resta l'idée de revanche : elle ne sut pas nous arrêter sur la route de Kiel…

Déroulède protesta bien, et quelques autres, que je connais. Si peu, hélas ! Ou si vainement ! On pouvait leur répondre comme Sembat à ses hybrides : « Les chauvins n'ont rien à faire en République. Ils ne restent en République et ne demeurent dans les rangs du parti républicain que par manque de logique et faute de réflexion. La République tend d'elle-même à les chasser et à les détruire. Elle est orientée en sens contraire. Ils doivent eux-mêmes y respirer mal et s'y trouver mal à l'aise. » Raison ? Sembat la donne ailleurs, sans hésiter : la République, « c'est la préférence donnée aux luttes intérieures des partis sur les luttes extérieures. »

Voilà la vérité. Et c'est pourquoi, au fond, en secret, dans l'intimité et la liberté parfaite du for intérieur, la République est un objet de tacite scandale pour tout patriote. Le patriote peut se croire républicain : mais il aime mieux voir la force française s'unir et se multiplier contre les forces étrangères que se diviser et s'épuiser elle-même dans les conflits intérieurs. Quand il ne s'avoue point les muets sentiments de sa révolte généreuse au spectacle du déchirement chronique et systématique de la cité, chaque fait de guerre intestine éveille en lui une horreur violente : ce qu'il évite de réprouver en général, il le blâme et le repousse en détail. Son républicanisme est un système auquel il peut croire, mais qu'il ne peut pas voir pratiquer sans chagrin. Il assigne au fait détesté des causes diverses : ce sont tantôt les hommes méchants (dont le Droit républicain lui enseigne à révérer l'égale valeur), tantôt des partis enragés (dont le même Droit valide les conflits et implique le gouvernement). Si bien qu'il est républicain sans consentir aux conséquences de la République ni à la condition de son fonctionnement. Il est vrai qu'il est patriote de la même manière. Il veut relever sa patrie sans en vouloir le moyen comme il veut garder la République sans en admettre les effets les plus naturels.

Cette inconséquence n'est pas durable. Et déjà elle passe. Elle passe, puisque l'on commence à reconnaître qu'elle existe et n'a pas le droit d'exister. Nous avons connu un temps où l'on était certain de produire un effet de surprise et quasiment d'admiration en développant (ce dont nous ne nous faisions pas faute) cette opposition profonde entre la vie républicaine et la vie patriotique. Maintenant, cela va tout seul. Mais aussi cela va au roi : l'Enquête sur la Monarchie, dont Marcel Sembat vérifie et vivifie les bases premières, l'Action française, dont il corrobore les mouvements, n'ont jamais eu d'autre point de départ.

Comme nous, Sembat compte sur la logique des républicains patriotes. Il estime qu'ils saisiront enfin les vérités royalistes comprises par Mazzini et les révolutionnaires italiens, en 1860 ; reprises par Nansen et les républicains norvégiens, en 1905. « Ils y viendront ! » écrit Marcel Sembat. « Ce qu'ils ont essayé avec Boulanger, ils seront conduits par la logique des choses à l'essayer avec le duc d'Orléans. Ils rallieront l'Action française tôt ou tard. »

Seulement, de nos jours, tout est réglé de sorte que l'État le plus militaire est aussi celui qui possède en outre la meilleure condition économique, morale, sociale, celui où les intérêts des travailleurs sont le plus solidement garantis, où l'hygiène est la mieux observée et, tout compte fait, l'instruction publique la plus répandue. Les nécessités nationales de l'Empire allemand ont engendré des nécessités militaires et, celles-ci ayant obtenu de grands avantages politiques, presque tout le reste a été donné par surcroît…

Si la plupart d'entre les nouveaux royalistes sont arrivés à vouloir la monarchie par la passion du salut national, il en est qui y sont parvenus aussi par goût des libertés locales, ou des réformes sociales, ou de l'ordre public, ou du progrès de l'intelligence et de la civilisation… Ces biens divers, tant ceux de la sécurité nationale que ceux que Marcel Sembat appelle l'organisation économique, la culture des individus, la justice sociale, ne sont donc répartis ni dans le monde des réalités, ni dans celui de la pensée, en deux groupes opposés s'excluant l'un l'autre. Nous les concevons réunis, et nous les voyons tous deux communément soumis hors de France à la condition de la monarchie.

Dès lors, il faut se demander quelle est, au juste, la qualité des biens, réels ou prétendus, que la discipline monarchique élimine : à quoi faut-il donc renoncer quand on a opté pour le roi ?

III

Dans un article nouveau (Courrier européen du 25 avril), Sembat promit de faire à ma question une réponse dont il se contentait d'indiquer le sens : « En renonçant à la République, nous ne perdrions guère, je l'avoue, que des espérances. Mais ces espérances sont telles que, dépouillés d'elles, le présent ni l'avenir n'auraient plus rien qui nous intéressât. » Attendons 32.

L'idée du « faites un roi », liée à la notion de revanche militaire, semble avoir été prise en sérieuse considération par le monde socialiste. Traitant dans son jargon de ce qu'il appelle les « inimitiés héréditaires » et « les guerres fatales », M. Francis de Pressensé disait à L'Humanité du 29 mai : « Je ne touche point ici à la valeur, à la légitimité de ces concepts, à leur accord ou à leur désaccord avec le principe vital d'une démocratie républicaine, à la question de savoir si une telle politique n'entraîne pas logiquement la faillite de la France nouvelle et le retour à un système lié et conséquent de nationalisme royal… »

Appendice XXI
Vérités visibles en Chine 33

Vérité également visible en France, en Allemagne, au Portugal et en Chine…

Un « correspondant particulier » envoie de Canton ces remarques au Temps :

« La période électorale, ouverte il y a deux mois, dit-il, vient de se clore ici au milieu de l'indifférence générale. »

L'abstentionnisme sévit donc là-bas comme ici, et la passion démocratique est, là-bas comme ici, le privilège d'une oligarchie. Rien de plus naturel quand on y réfléchit, mais il est cependant utile de connaître que ce qui devait être a été.

Pourtant, les républicains du Cathay n'avaient rien négligé pour rendre la cuisine électorale appétissante pour l'électeur. Ils avaient commencé par rédiger un beau règlement, portant les conditions de leur électorat. Des questions litigieuses s'étant présentées, ils s'étaient fait gloire de les résoudre dans le sens le plus « libéral ». Les anciens oppresseurs mandchous voteraient-ils ? Ces ci-devant furent admis aux délices du vote. Les Chinois émigrés à l'étranger jouiraient-ils de la même prérogative ? On la leur accorda généreusement.

Seules, les femmes furent exilées du paradis légal.

Quoi qu'il en soit de cet aménagement constitutionnel, les résultats ont été plus que piteux. Du calme, oui. L'absence de toute perturbation, oui. Mais pourquoi et à quel prix ? Marc Sangnier, que la République chinoise console des échecs répétés de la démocratie en Europe, aura été navré d'apprendre que « la principale caractéristique de ces élections paraît être, à vrai dire, le manque d'enthousiasme ou même l'inconscience ». De plus, « la compréhension du droit et du devoir électoraux semble avoir manqué complètement aux électeurs du premier degré ».

Parmi les électeurs du second degré, dit Le Temps, beaucoup se sont « laissés aller parfois à vendre leur bulletin de vote ». Quant à ceux du premier, le correspondant du Temps note « que malgré les démentis des autorités chinoises, le trafic des cartes électorales paraît s'être opéré sur une vaste échelle ; les cartes achetées par les candidats étaient confiées par eux à des amis qui votaient à la place des titulaires ». Donc, là-bas, comme ici et comme partout, au premier linéament de démocratie correspond une ébauche de ploutocratie. Au suffrage du nombre est naturellement associée l'influence de l'or.

À ce couple démocratie-ploutocratie vient s'adjoindre, en vertu des mêmes nécessités tout à fait prévisibles, un troisième terme qu'on peut nommer xénocratie : « il est à signaler aussi, ajoute le Chinois du Temps, que le gouvernement japonais paraît s'être intéressé particulièrement aux élections. On a beaucoup remarqué la présence, dans la salle de vote du second degré à Canton, du consul général du Japon, qui s'enquérait avec soin, auprès des assistants, des chances d'un certain candidat, lequel a d'ailleurs été élu. »

Parbleu !

Un État normal tient à la nation et au sol par les liens naturels et traditionnels de l'hérédité. Mais quand, à la suite d'une révolution ou d'une autre, l'État ne tient qu'à l'opinion mobile et à la volonté flottante de citoyens éphémères, il devient le jouet d'intérêts particuliers factieux, que l'or étranger domestique facilement. Ces vérités évidentes ne devraient pas avoir besoin d'être corroborées par les faits. Un homme intelligent devrait les porter tout écrites dans le cerveau et dans le cœur. Néanmoins, on est satisfait de les voir illustrées par l'histoire de Chine et confessées par le roseau du rédacteur extrême-oriental du Temps 34.

Appendice XXII
Une lettre de M. Paul-Boncour 33

Ayant pris connaissance de la note de la page 199, M. Paul-Boncour, ancien ministre, m'a écrit :

30 septembre 1913.

… Pourquoi me faites-vous dire qu'allant jusqu'au bout d'une détestable logique, je témoigne qu'à chaque crise extérieure la République a désarmé ! J'ai dit que les étapes de notre évolution vers la nation armée coïncidaient avec nos crises extérieures et se traduisaient par la diminution du temps de caserne, et le renforcement de nos réserves. C'est notre divergence, j'entends bien. Mais cherchant une réponse à l'Allemagne dans un renforcement nouveau de ces réserves – je crois que c'est là le salut et qu'il faudra y venir – j'étais en droit d'indiquer que, dans des crises aussi redoutables, c'était également de ce côté que nous nous étions tournés.

Je renvoie les lecteurs à l'Officiel du 2 juillet 1913. Ils y verront que, en effet, M. Paul-Boncour met tout son espoir dans l'utilisation des réserves et tire son argument de ce qui a été fait ou rêvé en 1882, 1889 et 1905 en ce sens. Mais il ne prend pas garde que, dans son parti, cette utilisation des réserves a surtout voulu dire démilitarisation et désarmement graduel. Preuve : quand la loi de 1905 nous eut fait toucher à la limite de la réduction de l'armée active, c'est sur les périodes d'instruction et d'entraînement des réserves que l'esprit anti-militaire commença à ronger (voir chapitre II du nouveau Kiel et Tanger). Il fallut Agadir pour renverser le mouvement.

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Charles Maurras
  1. Dans l'édition de 1913, l'appendice XII, auquel il est renvoyé, était la reproduction d'un article de la revue L'Action française du 15 juillet 1903. Le lecteur curieux pourra s'y reporter (Note de 1920). [Retour]

  2. On n'a pas oublié qu'en août 1914 ce même Goeben, réfugié à Constantinople avec le Breslau, l'occupa, nous coupa de la Russie et ainsi prolongea la guerre de plusieurs années. (Note de 1920.) [Retour]

  3. Par un juste retour, M. Hanotaux lui-même reçut, quelques mois plus tard, le même reproche d'imagination dans un discours de son ancien président du Conseil, M. Ribot, au Sénat. [Retour]

  4. M. Alcide Ebray, auteur du beau livre désespéré et désespérant, La France qui meurt, m'a reproché tout au contraire l'excès de l'indulgence. — Toute la défense qui suit est citée d'après L'Action française du 2 août 1910. [Retour]

  5. « Ami, tu te trompes. » (n.d.é.) [Retour]

  6. M. Hanotaux ne répliqua point à l'essentiel de ces réponses parues à L'Action française du 2 août 1910, mais, la quinzaine suivante, il revint, dans Le Journal, à l'une des questions posées dans mon livre : le secret diplomatique lui parut digne de mépris.

    Jugement savoureux et gai, pour peu qu'on se rappelle que M. Hanotaux, ministre, a longtemps rebuté les Chambres par l'allure cachottière de ses communications et de ses lectures. Son successeur n'eut qu'à promettre de tout dire pour se faire applaudir sur les bancs de gauche. Il est vrai que le septennat de M. Delcassé se distingua par de nouveaux progrès dans l'art du mystère et du silence. Ces mystères ne purent empêcher, au reste, que les avances faites par l'Angleterre à la France fussent apprises à Berlin dès le lendemain de leur arrivée à Paris. (Cf. supra.)

    Que l'opinion soit un facteur en politique extérieure, un ministre de roi, Bismarck, n'avait pas attendu M. Hanotaux pour en produire la preuve ou plutôt mille preuves : le coup de la dépêche d'Ems a été précédé d'un long et subtil effort pour embaucher l'opinion européenne. Nous en étions si convaincu, pour notre part, que j'ai reproché au successeur de M. Hanotaux de n'avoir pas intéressé le public français à sa politique dans la mesure où celle-ci pouvait être anti-allemande et correspondre à notre sentiment national. M. Hanotaux ne dit rien de juste que je n'aie indiqué, mais il s'est tu obstinément sur les deux points de la discontinuité mêlée d'incohérence propres à l'État républicain. (Cf. supra.) [Retour]

  7. D'après L'Action française du 18 août 1910. [Retour]

  8. Le personnage du Misanthrope de Molière, l'ami modéré d'Alceste, lucide et sans illusions sur le monde. Mais le personnage eut aussi à travers Rousseau et Fabre d'Églantine une postérité littéraire qui, renversant les intentions de Molière, en fait un hypocrite. (n.d.é.) [Retour]

  9. « Ô cœurs aveugles » : Lucrèce, II, 14. (n.d.é.) [Retour]

  10. Le Coup d'Agadir et la guerre d'Orient, 1 vol. à la Nouvelle Librairie nationale. [Retour]

  11. D'après L'Action française du 25 septembre 1910. [Retour]

  12. D'après L'Action française des 17 et 27 septembre 1910. [Retour]

  13. En septembre 1910, on parlait beaucoup de Sangnier que Rome venait de condamner. [Retour]

  14. L'auteur de ce livre croyait alors naïvement que la condamnation romaine du Sillon avait arraché Marc Sangnier à l'individualisme. [Retour]

  15. L'Action française du 6 octobre 1910. [Retour]

  16. M. Galli a publié depuis son livre, Gambetta et l'Alsace-Lorraine, qui ne répondait qu'à notre appendice II et qui a été réfuté dans l'édition nouvelle de La République de Bismarck, par le marquis de Roux. [Retour]

  17. Une joie semblable m'a été apportée depuis par M. Guy Balignac dans son livre : Quatre ans à la Cour de Saxe où il applique aux États secondaires de l'Allemagne des vues qui se rapportent au Danube et à la Vardar.

    (Guy Balignac était le pseudonyme de Philippe Gautier, tombé au champ d'honneur.) [Retour]

  18. Georges Ducrocq est une victime de la guerre, il est tombé au champ d'honneur. [Retour]

  19. D'après L'Action française des 3 et 6 novembre 1910. [Retour]

  20. Si le coup de force est possible, par H. Dutrait-Crozon et Charles Maurras. Nouvelle Librairie nationale. [Retour]

  21. Le coup d'Agadir répondit en juillet suivant à ces appréhensions de novembre. [Retour]

  22. Prévisions confirmées au courant de l'expérience Poincaré. [Retour]

  23. Ou Agadir, qui éclata sept mois plus tard ? [Retour]

  24. M. Faguet a repris cette erreur de M. Tardieu. [Retour]

  25. D'après L'Action française du 8 novembre 1910. [Retour]

  26. Encore montraient-elles le chemin à la politique méditerranéenne de la France. — Note de Jacques Bainville. [Retour]

  27. D'après L'Action française du 3 juillet 1911. [Retour]

  28. La cession du Congo, qui solda l'incident d'Agadir, n'a pu décourager l'ambition allemande. Nos ministres signèrent le traité les larmes aux yeux, comme Boabdil. L'opinion allemande, s'estimant peu payée, l'accueillit par des grognements significatifs. C'est un peuple qui continue à avoir faim. [Retour]

  29. D'après L'Action française des 12, 18 et 26 avril 1913. [Retour]

  30. Est-il besoin de remarquer que la paix de 1871 n'a pas tourné à la victoire de la France ? Répétons : c'est au « Sedan économique » rêvé par Bismarck que nous oriente la paix. [Retour]

  31. Voici quelques extraits de cet article et du commentaire d'Henri Cellerier dans L'Action française du 28 mars 1913 :

    Sembat traite à la Revue de l'Enseignement primaire (23 mars) la « Question du jour », savoir : la question de l'Alsace-Lorraine, de la guerre et de la paix, du militarisme et du pacifisme. On ne peut résister au plaisir d'en citer les premiers paragraphes :

    Il faut opter ! Oui ou non, voulons-nous poursuivre ou abandonner le projet d'une revanche ? Tout est là ! et selon qu'on répond à cette question par l'affirmative ou la négative, toute notre vie nationale doit se développer différemment.

    Suit cette page que je vous prie de retenir. Elle pose le problème avec une admirable netteté et tel (sauf réserves) que nous l'avons toujours posé :

    Il y a des Français qui ne peuvent pas se résigner à accepter le traité de Francfort. Je crois, pour ma part, qu'ils sont en fort petit nombre. Mais je les félicite au moins de savoir ce qu'ils veulent, d'avoir pris leur parti, et d'y conformer leur conduite. Les seuls Français de ce genre qui me paraissent parfaitement et rigoureusement logiques sont les royalistes de L'Action française, les Camelots du roi, les disciples de Charles Maurras et de Léon Daudet. Je l'ai dit ici, à une époque où ce n'était guère de mode de parler d'eux dans la presse républicaine : je le répète aujourd'hui, puisque la France se trouve acculée, par les événements, à la nécessité de choisir. Oui ! ces messieurs sont en possession d'un système clair, cohérent ; et si l'on entend préparer et poursuivre la revanche, c'est jusqu'à eux qu'il faut aller. c'est avec eux qu'il faut marcher, Si l'on est nationaliste, la logique exige qu'on soit nationaliste intégral.

    Je ne suis pas nationaliste. C'est pourquoi je ne les suivrai pas. Je suis d'avis qu'en acceptant la République, après la guerre de 1870, la France a opté. Elle a opté ! elle a choisi ! puisqu'elle préférait un régime de liberté, elle préférait par là même l'action intérieure à l'action extérieure. Elle préférait poursuivre à l'intérieur le développement d'institutions démocratiques, la pratique de la liberté, la recherche de la justice économique. Elle sacrifiait à cet idéal l'idéal opposé, l'expansion au-dehors, de conquête, de revanche.

    Oh ! je n'ignore pas qu'on ne s'en est pas clairement rendu compte. La France aime, je l'ai dit plus haut, à courir tous les lièvres à la fois. Les républicains ont préparé, pendant de longues années, la revanche ! et ils n'ont pas cru qu'il y eût contradiction entre leur ferveur républicaine et leur désir de reprendre l'Alsace et la Lorraine. Il y avait cependant contradiction. Si la France entendait, au lendemain de la guerre, ou si elle entend aujourd'hui attaquer l'Allemagne, la vaincre, détruire l'unité allemande, reconquérir l'Alsace, la Lorraine, la rive gauche du Rhin, ce n'est pas trop pour une telle œuvre de son énergie entière. Elle doit renoncer, au moins pour un temps, aux luttes intérieures des partis, renoncer à la liberté, renoncer aux institutions républicaines qui organisent cette vie de lutte et de liberté. Elle doit se donner un chef, un souverain, un roi, qui dès le temps de paix soit déjà le chef de guerre. La paix n'est plus pour elle, dans cette hypothèse, qu'une veillée d'armes.

    Aussi bien, Sembat a-t-il par trop rétréci les termes du problème. Ce n'est pas seulement « si l'on entend poursuivre la revanche » qu'il faut aller jusqu'au nationalisme intégral. C'est, plus simplement, si l'on veut que la France vive et se développe, car, pour les peuples comme pour tout, ne pas avancer, c'est reculer, se borner à un idéal statique revient à accepter toutes les diminutions et tous les démembrements. En « optant » pour la République, après 1870, non seulement la France renonçait à l'Alsace-Lorraine, mais elle se vouait à Fachoda et à Agadir, — à « cuire dans son jus » jusqu'à l'os.

    En optant pour la République, la France a opté pour la mort, comme, en optant pour la royauté, elle eût opté pour la vie, la vie interne aussi bien que l'« impérialisme ». Car Sembat ne sera point surpris de nous voir sourire devant l'identification qu'il vient d'esquisser entre le régime démocratique et l'« action intérieure », c'est-à-dire « la liberté », la « justice économique », etc. Les libertés sont-elles moins nombreuses en Angleterre, en Allemagne, en Belgique… que chez nous ? Les lois ouvrières y sont-elles en retard sur les nôtres ? Alors, Sembat ? Alors ? La seule « action intérieure » que la République et les institutions démocratiques introduisent dans le corps d'une nation, c'est la lutte des partis et la décomposition physique — après quoi il ne reste qu'un cadavre.

    [Retour]

  32. Nous ne savons si le public sera satisfait par les éclaircissements que Sembat a donnés, depuis, à cette partie du sujet dans son Faites un roi. Son espérance démocratique manque de netteté. On ne fera pas le même reproche à ses pages de critiques et de démolition. [Retour]

  33. D'après L'Action française du 2 avril 1913. [Retour]

  34. M. de Pressensé a confirmé dans L'Humanité socialiste du 2 mai 1913 les jugements sévères portés par Le Temps opportuniste.

    Comme il importe de s'amuser, notons que L'Humanité du lendemain 3 mai accusait Le Temps de je ne sais quelle « jésuitique campagne contre la République chinoise » et jurait ses grands dieux qu'elle ne se lasserait pas de la dénoncer !…

    Enfin, Le Temps du 13 mai écrivait à la suite d'une effroyable peinture de la répression dictatoriale de Yuan-Chi-Kaï :

    Pour tous ceux qui ont suivi les fluctuations de la politique chinoise, ces dernières années, il n'y a pas de doute que l'effet de cette répression, si elle vient à se produire, soit radical. C'est du reste, en de telles conjonctures, ce qui pourrait arriver de mieux aussi bien à l'immense population laborieuse de Chine qu'aux intérêts considérables que les étrangers possèdent dans ce pays. Quelque sympathie de principe que l'on puisse avoir pour les aspirations des « Jeunes Chinois », on est forcé de reconnaître que les possibilités d'ordre et de réorganisation ne sont pas de leur côté. Plus que toute autre chose, c'est cela et le caractère de nécessité pressante qui en découle pour l'action de Yuan-Chi-Kaï qui détermineront le grand rôle historique que ce personnage sera vraisemblablement appelé à remplir.

    Pauvres Jeunes Chinois ! Pauvre, pauvre République chinoise ! Pauvre sympathie de principe hère à M. Léon Bourgeois ! En Chine comme en France, comme partout, c'est du côté de la tradition et de la monarchie que s'allument « les possibilités d'ordre et de réorganisation ». Telles sont les étoiles de l'avenir ! [Retour]

Texte de 1921.

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