Chroniques du bombardement de Paris

Le mois de novembre 1923 marque sans doute l’apogée, puis le point de retournement de la puissance française vis-à-vis de l’Allemagne, et, corrélativement, de la concordance entre les idées de l’Action française et la politique étrangère du gouvernement de la troisième République.

La Ruhr est occupée par les troupes françaises depuis le 11 janvier 1923. Après quelques mois de « résistance passive », l’Allemagne qui met fin à cette posture le 23 septembre semble s’enfoncer dans le désordre. Semaine après semaine, l’hyperinflation y ruine les rentiers et les épargnants, alors que le pouvoir central contrôle de moins en moins le pays. Après une courte période de fierté et d’union nationales autour du gouvernement de la république de Weimar, des lézardes profondes apparaissent. Un nationaliste nommé Adolf Hitler mène la surenchère en Bavière, où son jeune mouvement devient de plus en plus puissant.

À Paris, le président du Conseil Raymond Poincaré tient bon, exige de l’Allemagne le payement des réparations prévues par le traité de Versailles, sans discussion ni moratoire. Dès lors, l’occupation française dans la Ruhr se fait de plus en plus coercitive et confiscatoire. N’est-ce pas ce que Maurras réclame avec insistance depuis la signature du « mauvais traité » ?

Cependant cette situation est fragile et Maurras le sent bien. À Berlin, Gustav Streseman qui est arrivé au pouvoir le 13 août reprend peu à peu la maîtrise des événements. Il attise subtilement les dissensions entre les Alliés ; en effet les Anglo-Saxons désapprouvent l’intransigeance française, car un économiste nommé John Manyard Keynes est devenu célèbre en expliquant qu’une Allemagne ruinée ne remboursera rien à personne, et surtout qu’un étranglement de l’économie allemande ferait gravement souffrir les entreprises britanniques dont elle est le principal marché. En France, le parti des pacifistes est redevenu puissant, les opposants à la politique de fermeté se font de plus en plus entendre, et la forme républicaine de l’État rend celui-ci dépendant des caprices de l’opinion…

Aussi Maurras déploie-t-il toute son énergie pour dénoncer les sirènes d’une fausse paix qui laisserait l’Allemagne redevenir dangereuse, comme la Prusse sut le faire après Iéna. Cinq ans déjà ont passé depuis l’armistice, et le souvenir des atrocités de la guerre commence à s’estomper. Et s’il est naturel que les populations oublient peu à peu, car il faut bien vivre, il revient à l’État, selon Maurras, d’être le « conservatoire des griefs » et de tenir le grand livre du ressentiment national.

Tel est le thème de sa conclusion de l’ouvrage Les Nuits d’épreuve ou la Mémoire de l’État. Maurras y réunit ses articles du printemps 1918 sur les bombardements de Paris, épisodes dont le rappel devrait suffire à obvier le risque d’un retour triomphant du pacifisme, et leur adjoint une préface et un épilogue où transparaissent toutes ses inquiétudes :

Cette chronique de nos deuils, de nos ruines, de nos justes indignations motive et fortifie aussi clairement que possible l’amertume des déconvenues de la France depuis l’armistice et surtout depuis le traité.

Quelque chose a manqué, sans conteste possible, pendant cette guerre et depuis cette paix. Et cette chose, c’est l’État.

Nous nous sommes défendus. Dans la carence de l’État, nous n’avons su ni ce que nous voulions, ni ce qu’il nous fallait au terme de la défense victorieuse.

Maintenant nous exploitons juridiquement et péniblement ce mauvais traité. Cela se fait depuis quelques mois, depuis l’entrée dans la Ruhr, le moins mal possible ; une action tardive répare difficilement un ensemble d’omissions précipitées. La pression directe de nos nécessités financières a seule obtenu cet effort.

Nous n’avons eu ni politique de la guerre ni politique de la paix. Rien n’a été dirigé de haut, envisagé de loin, élevé de nos profondeurs. Tout le monde en convient. Il faudrait convenir de nous reconstruire un État.

Deux éditions se suivent, en décembre 1923 et janvier 1924, et le texte sera repris en 1932 dans le recueil Heures immortelles.

Mais, pendant les dernières semaines de 1923, le vent tourne. D’abord en Allemagne : Hitler tente de prendre le pouvoir le 8 novembre, échoue, et Streseman peut raffermir sa position. Puis, le 20 novembre, l’État allemand annule sa dette intérieure et un nouveau mark met fin à l’hyperinflation. L’économie peut repartir…

Et en France, le 24 décembre, un tribunal acquitte Germaine Berton, qui pourtant revendique haut et fort l’assassinat de Marius Plateau. Par ce geste symbolique, c’est tout le pays légal républicain, qu’il soit judiciaire, policier ou politique, mais aussi intellectuel, universitaire, social ou économique, qui signifie son désir de solder les comptes de la Grande Guerre et son aspiration à réintégrer l’Allemagne dans le concert des « nations démocratiques ». Le reste s’ensuit : le 11 mai 1924, c’est la victoire du cartel des Gauches, puis en août le ralliement au plan Dawes qui ramène les réparations allemandes à la portion congrue. Le retrait de la Ruhr est décidé quelques mois plus tard, sans contreparties.

Le parallèle est saisissant : l’anarchiste Germaine Berton est relaxée en raison de son pacifisme, alors que peu après, Adolf Hitler, lors du procès de son coup d’État manqué, bénéficiera de la mansuétude de ses juges en raison de son patriotisme.

Aujourd’hui, plus personne ne se souvient que Paris fut bombardé au printemps 1918. Les manuels d’histoire sont unanimes à qualifier l’occupation de la Ruhr d’erreur politique et de désastre économique. Il nous reste, pour comprendre cette époque autrement que par sa caricature, à lire et à méditer le texte de Maurras.

Par où Kant se décante

Le 9 février 1904, dans la rade de Chemulpo (aujourd’hui Incheon, en Corée du Sud), la flotte japonaise attaque les deux navires de guerre russes qui s’y trouvent, et ceux-ci se sabordent après avoir été durement touchés. La guerre entre les deux pays ne sera pourtant formellement déclarée que le lendemain. Donc, en regard des lois internationales, cette agression relève de la piraterie. Mais elle vient également rappeler au monde que les traités ne sont que papier, et que quand ils ne reflètent pas les vrais rapports de force, ceux-ci reprennent vite le dessus, avec brutalité si besoin est.

Trois jours plus tard, le 12 février, l’Europe célèbre le centenaire de la mort de Kant, l’homme qui justement voyait dans le développement de la « juridicisation » des relations internationales la clef d’une paix perpétuelle. Continuer la lecture de « Par où Kant se décante »

Le grand homme de Saint-Omer

Polytechnicien, cinq fois président du conseil, académicien au fauteuil 16 qui sera plus tard celui de Charles Maurras, cumulant tour à tour honneurs, mandats, fonctions et distinctions, Alexandre Ribot fut pendant trente ans un personnage incon­tournable de la troisième République.

Quel souvenir aura-t-il laissé ? Peu de chose à vrai dire, car son positionnement de républicain modéré, oscillant entre le centre et le centre droit, ne le conduisit jamais à être au premier rang des grands bouleversements politiques de cette période. On garde la mémoire des instigateurs, des meneurs, comme Jules Ferry, Clemenceau, Waldeck-Rousseau ou Jean Jaurès, non celle des opposants qui finissent toujours peu ou prou par se retrouver minoritaires et se rallier.

Peu de chose également car les talents d’Alexandre Ribot furent surtout oratoires, et ne laissèrent donc guère de traces. Peu de chose, enfin, parce que son action diplomatique en faveur de l’alliance russe et de l’alliance anglaise, bien que déterminante en son temps, ne survécut pas au séisme de 1914. En conséquence, plus personne aujourd’hui ne sait qui fut Alexandre Ribot, sauf peut-être les habitants de Saint-Omer, sa ville de naissance dont il fut député, puis sénateur, pendant plus de quarante ans.

Maurras qualifia plusieurs fois son action et son personnage de « funeste ». Et lorsque Ribot meurt, le bilan de sa vie politique que dresse Maurras dans L’Action française du 15 janvier 1923 n’est guère flatteur. Un seul point, il est vrai crucial, est mis à son actif : celui d’avoir déjoué, en septembre 1917, un projet de paix séparée avec l’Allemagne, auquel Briand était prêt à donner suite.

Quelques jours après cette publication, Marius Plateau était assassiné. Et quelques semaines plus tard, après un vote disputé, l’Académie française accueillit en son sein Charles-Célestin-Auguste Jonnart, au détriment de Charles Maurras. Or Jonnart, outre qu’il n’avait jamais rien écrit, est natif de Saint-Omer et fut en quelque sorte le protégé d’Alexandre Ribot…

La notice nécrologique d’Alexandre Ribot fut reprise en 1928 dans le recueil Les Princes des Nuées.

Rendons à Blériot ce qui est à Blériot

En publiant récemment l’article de Maurras sur l’industrie tel qu’il a été repris en 1931 dans le recueil Principes, nous confessions notre ignorance sur sa première date de parution. Tout au plus envisagions-nous qu’il ne soit pas sans rapport avec la première traversée de la Manche par Blériot, le 24 juillet 1909.

Un lecteur érudit nous a apporté la solution de l’énigme. Qu’il soit ici remercié ! L’article a été effectivement publié pour la première fois dans L’Action française du 7 août 1909, et repris en 1933, avec mention de la source, dans le Dictionnaire politique et critique — mais sous une rubrique de portée générale où nous n’avions pas eu l’idée de le chercher. En revanche il est bien absent, ce que nous nous expliquons mal, de Mes Idées politiques, et il a été explicitement composé à propos de l’exploit de Blériot, comme l’indiquent le premier et le dernier paragraphe, qui n’ont pas été repris dans Principes, ceci expliquant cela…

Premier paragraphe :

Il me faut répliquer aux taquineries amicales de quelques lecteurs un peu offusqués, disent-ils, de mon admiration désordonnée pour le vol du français Blériot sur la Manche et, généralement, pour toutes les prouesses de nos inventeurs, quels qu’ils soient. Mon péché est bien vieux, et je le commets cent fois le jour ; me sentant toujours prêt à le recommencer, mieux vaut s’en expliquer une bonne fois.

Dernier paragraphe :

Ceux qui m’ont reproché de leur faire perdre pied dans les nues avec Blériot remercieront le héros français de nous avoir menés, par un autre chemin, aux racines des choses, sujet coutumier de nos réflexions.

La passion de Maurras pour l’aviation ne se démentira pas par la suite, comme en témoignent nombre d’articles quotidiens du temps de la Grande Guerre, et cet extrait de la préface de La Musique intérieure de 1925 :

Tandis que ces pensées, et bientôt les vers et les strophes qui les élevaient à la dignité de la poésie, roulaient comme des astres sur les parties liantes de mon esprit, il était impossible de ne pas reconnaître qu’elles me ramenaient dans les voies royales de l’antique espérance au terme desquelles sourient la bienveillance et la bienfaisance d’un Dieu. Quelle synthèse subjective pourrait aboutir autre part ? Mais, parallèlement à ce chemin montant que suivait la méditation comme une prière, se développait, sans la contredire, autre forme du même effort, le grave cantique viril, circonspect, examinateur, mais nullement timide, jamais découragé, des entreprises de l’action et de l’invention, de l’art audacieux et de la science victorieuse. Lorsque j’étais enfant, du même esprit dont je suivais la céleste ascension des âmes et des anges, il m’était arrivé d’imaginer un type de navire volant qui tournât le dos à la nuit pour suivre, à vitesse d’étoile, le flot de pourpre et d’or de ces couchants vermeils qui font briller aux yeux, et par là même au cœur, un autre rêve d’immortalité de joie et d’amour : entre cet ancien rêve personnel ainsi ranimé et celui, plus ancien, de tous les esprits de ma race, la composition n’avait pas à choisir. Comme une barque prise entre deux mouvements trouve de la douceur à les suivre l’un après l’autre, je me confiais à ce double cours balancé, avec une espèce de foi obscure, quelque chose assurant qu’à défaut de mon âme, le Poème saurait aborder quelque part.

Citons également l’article que publie Maurras le 24 septembre 1913, lendemain de la première traversée de la Méditerranée par Roland Garros :

C’est le Temps des philosophes et des mythologues, le temps des horloges et des pendules que le splendide exploit de l’aviateur Garros semble menacer de plein cœur.

De Saint-Raphaël à Tunis, les vaisseaux mettent aujourd’hui une quarantaine d’heures environ. Garros fendant les voies de l’air a dévoré le même espace en quatre heures trois quarts. Ainsi une distance de 900 kilomètres s’est contractée au point de n’en figurer que la dixième partie au point de vue du temps.
On peut faire en 240 minutes ce qui en exigeait hier 2400. Que la même progression se poursuive, qu’un autre mode plus rapide soit découvert d’ici quelques années, le même vol s’opérerait en 24 minutes, c’est à dire en 1440 secondes et bientôt, de réduction proportionnelle en réduction proportionnelle (pourquoi pas ? ), en 144 secondes, et ces deux minutes douze secondes réduites à leur tour au dixième finiraient par composer une division du temps sensiblement égale à l’absence de temps, c’est à dire à la simultanéité ; on serait (ou bien peu s’en faudrait pour l’épaisseur de nos sens) tout à la fois à Saint-Raphaël et à Tunis, au même moment !

Voilà qui fait bondir le cœur de curiosité, d’orgueil, d’espérance, mais peut-être aussi d’inquiétude. Après avoir admiré la magnanimité héroïque de l’aviateur, aussi ingénieux et adroit qu’intrépide, il faut se représenter les conditions de vie nouvelle qui s’offrent au genre humain. On se plaint et on souffre déjà d’une vie trépidante ; que sera-ce quand la trépidation elle-même abolie, on jouira d’une espèce d’ubiquité ? Je me demande où sera la place de la pensée, de la méditation et de ses lentes mesures.
En glorifiant Vigny l’autre jour, on a généralement oublié les beaux vers gnomiques où le poète des Destinées a rappelé les conditions qui s’imposent non seulement à la Poésie, mais à la science à la sagesse et à toutes les conduites vraiment dignes de l’homme qui dirige, de haut, la Muse :

Car il faut que ses yeux sur chaque objet visible
Versent un long regard comme un fleuve épanché,
Qu’elle interroge tout avec inquiétude,
Et des secrets divins se faisant une étude,
Marche, s’arrête et marche avec le col penché…

La marche et le repos seront pratiquement abolis ; qu’en sera-t-il de la vie ?

La solution commune de tant de questions si diverses est invariable : discipline et discipline. Si, moralement, intellectuellement, socialement, les principes de l’ordre ne sont pas renforcés, l’homme ne pourra que rouler tout entier aux dissolutions.

Ici, Maurras sort quelque peu de son émerveillement devant les prouesses technologiques, et laisse sa place à l’inquiétude. S’il cite Alfred de Vigny, c’est qu’on vient de commémorer le cinquantenaire de sa mort (17 septembre 1863). Or dans son poème La Maison du Berger, on trouve de curieuses prémonitions sur les futures conquêtes de la science, notamment aux strophes 18 et 19 (sur 48) d’où est extraite la citation reprise par Maurras :

La distance et le temps sont vaincus. La science
Trace autour de la terre un chemin triste et droit.
Le Monde est rétréci par notre expérience
Et l’équateur n’est plus qu’un anneau trop étroit.
Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne,
Immobile au seul rang que le départ assigne,
Plongé dans un calcul silencieux et froid.

Jamais la Rêverie amoureuse et paisible
N’y verra sans horreur son pied blanc attaché ;
Car il faut que ses yeux sur chaque objet visible
Versent un long regard, comme un fleuve épanché ;
Qu’elle interroge tout avec inquiétude,
Et, des secrets divins se faisant une étude,
Marche, s’arrête et marche avec le col penché.

La querelle du bizuthage

Charles Maurras a quitté Martigues à l’âge de dix-sept ans, peu après avoir obtenu son baccalauréat. Il s’installe alors à Paris pour y exercer le métier de journaliste, ce qu’il fera jusqu’en 1940. À Paris, il n’a pas poursuivi d’études, du moins dans le cadre d’un cursus universitaire normal, comme il s’en explique dans sa Tragi-comédie de ma surdité.

Maurras n’a donc pas connu lui-même la vie d’étudiant, encore moins celle d’élève de grande École, et n’a donc pas eu d’expérience directe du bizuthage. Il n’en va pas de même de Marc Sangnier qui, étant passé par Polytechnique, a pu observer dans le détail, et subir, les rites initiatiques menant au concours d’entrée. Manifestement, cet épisode de sa jeunesse ne lui a pas laissé un souvenir des plus agréables. Il ne veut y voir que brimades dégradantes et vexations inutiles.

Marc Sangnier a la rancune tenace. Tous ses disciples démocrates-chrétiens partageront avec lui ce trait de caractère ! La mémoire des violences faites à sa liberté, qu’il a si douloureusement ressenties pendant ses études, lui fournit quelques années plus tard matière à alimenter son combat politique.

Il voit dans le bizuthage l’expression brutale et primaire de la mainmise du groupe oppresseur sur l’individu opprimé, de la tradition aliénante bafouant le droit sacré à être son propre guide, son propre libre arbitre. La description qu’il en fait n’est pas très éloignée de celle qu’en fera Sartre en 1945 dans L’Enfance d’un chef.

Au nom de son idéal démocratique, en pleine guerre scolaire, Marc Sangnier va se lancer dans une campagne pour l’interdiction du bizuthage dans les grandes écoles et leurs classes préparatoires.

Maurras au contraire juge que l’arbre ne doit pas cacher la forêt, et que s’il convient sans doute de contrôler les excès du bizuthage, il faut au contraire préserver ce qui concourt à la cohésion du groupe et à l’esprit d’appartenance qui lui est lié. Et s’il faut choisir entre l’institution protectrice et l’individu révolté, Maurras et Sangnier ne peuvent rien faire d’autre que s’opposer frontalement.

Cette querelle est racontée par Maurras dans deux articles de la Gazette de France des 12 et 16 novembre 1905. On retrouve ces documents sous le titre La Question de la Taupe en annexe du Dilemme de Marc Sangnier, publié en décembre 1906, mais ils n’ont pas été repris en 1921 dans l’édition de La Démocratie religieuse.

Bien que cet épisode soit légèrement postérieur aux trois Lettres de Marc Sangnier qui ont servi de trame au Dilemme, les relations entre le Sillon et l’Action française ne sont pas encore, à cette date, entrées dans une phase de conflit aigu. Les deux équipes se rencontreront au domicile de Maurras, le surlendemain du second article, constateront leurs désaccords mais n’iront pas plus loin.

C’est que Marc Sangnier esquive, dans sa campagne, les questions de fond, pour ne dénoncer que les paillardises et obscénités en usage dans la Taupe, où elles sont imposées aux nouveaux arrivants en guise d’épreuve initiatique. Il compte ainsi se rallier le public catholique bien pensant, mais ces arguments pudibonds toucheront peu les chefs de l’Action française, surtout ceux qui ne sont pas chrétiens.

Plus tard, les arguments des démocrates-chrétiens pour dénoncer l’Action française feront largement appel à la pudibonderie. Léon Daudet sera taxé de romancier pornographique, et quand on mettra en cause Maurras pour son Chemin de Paradis, ce sera pour en exhumer des passages libertins, non pour en discuter au fond. En 1905, Sangnier joue à fond la carte de la bienséance outragée.

Il faut ici préciser un point de vocabulaire. La Taupe, pendant de la Khâgne, désigne aujourd’hui pour tout un chacun la classe de mathématiques spéciales, faisant suite à l’Hypotaupe, classe de mathématiques supérieures. Or il semble que ce sens ne se soit répandu qu’autour de 1930.

En 1905, la Taupe n’était pas la classe elle-même, mais la société de fait constituée par ses élèves, surtout les pensionnaires. Sangnier veut l’interdire, c’est à dire sans doute interdire ses principales manifestations, ses rites, le port d’insignes… un vrai programme de tchékiste !

D’où peut venir ce mot de Taupe ? Il semble que jadis, dans le vocabulaire militaire, le mot taupin était synonyme de sapeur ; puis son sens aurait glissé, pour désigner les officiers du génie. Et comme ceux-ci étaient pour l’essentiel issus de l’école polytechnique, on aurait fini par appeler taupins les élèves qui préparent le concours de cette école.

L’explication est recevable : creuser fossés et tranchées n’est-il pas, en effet, un travail de taupe ? Cependant elle n’explique pas pourquoi les sapeurs d’abord, les officiers de génie ensuite, ont abandonné ce nom pour ne le laisser qu’aux élèves préparant Polytechnique…

Ceci dit, les indignations de Marc Sangnier étaient-elles fondées ? Il est difficile d’en juger, car nous ne disposons guère de sources sur ce qu’était le folklore de la Taupe, tradition purement orale, avant que ne soit publié le premier recueil de chansons grivoises : il s’agit de l’Anthologie hospitalière et latinesque, qui paraît sous le manteau en 1912. Et encore son auteur, personnage douteux qui se disait pharmacien, était surtout familier du folklore carabin ; ce qu’il a repris venant d’autres milieux étudiants, des casernes et des ports sont plus des reprises de seconde main que des observations prises sur le vif.

Ceci étant, plusieurs chansons de cette anthologie y sont explicitement désignées, en 1912, comme « chansons de la Taupe ». Et parmi elles le classique Artilleur de Metz, auquel Sartre fait également une part, et dont le finale habituel « Vivent les artilleurs, les femmes et le bon vin » se lit « Vivent les artilleurs, la Taupe et les Taupins », ce qui confirmerait la filiation militaire du mot Taupe.

D’autres refrains sont plus spécifiquement écoliers. Ainsi du Taupin français, qui commence ainsi :

Le taupin n’a qu’une maîtresse
L’inconnue de son équation
S’il ne peut baiser la bougresse
Il n’est pas de la promotion…

et se poursuit par des couplets sur les bizuths, les « carrés », « cubes » et « bicas », puis sur les artilleurs, les sapeurs et enfin l’ingénieur des Mines dont on imagine aisément le mot qui lui fournit la rime.

Ou a fortiori ceci :

L’école polytechnique
Qui conduit à Bleau
Est une sale boutique
On dirait du veau !

suivent des couplets chacun consacré à un professeur de l’époque, aux allusions incompréhensibles aujourd’hui.

Taupins et autres élèves de classes préparatoire se désignaient par des surnoms aux significations mystérieuses, en fonction de leur provenance ou de l’école préparée :

Un éléphant se masturbait
Derrière un casier à bouteilles
Un crocodile qui passait
Reçut le foutre dans l’oreille

Espèce de grand dégoutant,
Dit le crocodile en colère,
Si t’as du foutre de restant,
T’as qu’à baiser la cantinière…

L’éléphant, le crocodile, comme le chimpanzé du Pou et de l’Araignée étaient autant de catégories rivales. Un sobriquet particulier désignait-il, dans un refrain de ce genre, les élèves issus du collège Stanislas, principal foyer de rayonnement du Sillon ? Nous l’ignorons ; en tous cas il en était bien ainsi pour ceux venant de Sainte Geneviève, aujourd’hui la Ginette de Versailles, qui était jadis établie à Paris au 18 rue des Postes, d’où le surnom de « postards » :

Par ces cochons d’postards
La Taupe est envahie
Ils s’astiquent le dard
Font d’la pédérastie.

Le père Montalembert
M’a passé des tuyaux
Paraît qu’à Lacordaire
Tous les types sont puceaux.

Ritournelle qui se termine par un parcours initiatique aux quatre destinations fort peu dévotes :

Nous irons au bordel
Nos pères y allaient bien
Engrosser les maquerelles
Baiser tout’ les putains.

Nous irons à l’hospice
Nos pères y allaient bien
Soigner les chaudes pisses
Les chancres et les poulains.

Nous irons à l’école
Nos pères y allaient bien
Attraper la vérole
Des morpions, des poulains.

Nous irons à l’église
Nos pères y allaient bien
Baiser la sœur Élise
Enculer l’sacristain.

Voilà effectivement de quoi mettre à rude épreuve les bizuths issus de familles de calotins bien pensants.

Pauvre Marc Sangnier !

Jacques Bainville, l’infaillible précision

Moins d’un an après la mort de Jacques Bainville, au tout début de 1937, Lectures, son premier livre posthume, est publié chez Fayard. Maurras lui donne une préface que la Revue universelle fait paraître en avant-première dans son numéro du 1er décembre 1936.

Maurras est incarcéré à la Santé depuis le 29 octobre ; ce texte qui est d’abord un hommage à l’ami dont la place laissée vide ne sera jamais comblée est aussi une première et courte ébauche de La Politique naturelle qu’il rédigera en prison les semaines suivantes. L’évocation du génie de Bainville est en effet la meilleure introduction possible à des considérations sur la méthode en histoire, en politique et en sciences sociales, sur la nature des lois de la marche des sociétés et sur les méfaits de l’esprit de système.

La disparition prématurée de Jacques Bainville, cadet de onze ans de Maurras, sera pour l’Action française une perte irrémédiable. Elle est le pendant de celle d’Henri Vaugeois, survenue vingt ans plus tôt. Dans l’un et l’autre cas, Maurras décrit ces départs comme de véritables amputations personnelles. Cependant les effets ne s’en feront sentir que de manière diffuse et différée ; car dans l’immédiat, ce sont les conséquences des incidents survenus lors de l’enterrement de Jacques Bainville qui détermineront tant l’histoire que les réactions et le comportement du mouvement royaliste, face au régime, à ses dissidences et à la montée de la puissance militaire allemande.

Prodige de précision et de lucidité, et surtout de rapidité dans le diagnostic, le personnage de Bainville s’installera peu à peu dans les esprits comme un mythe associé à un âge d’or de l’Action française, une référence que chacun invoquera à l’appui de ses propres positions, et l’objet d’incessantes lamentations uchroniques : qu’eût-il fait, s’il était encore parmi nous ?