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La Démocratie religieuse
Première partie

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Le Dilemme de Marc Sangnier
Essai sur la démocratie religieuse

« Pour un esprit dégagé de toutes les superstitions, un impérieux dilemme doit tôt ou tard se poser : ou le positivisme monarchique de L'Action française, ou le christianisme social du Sillon. »
Marc Sangnier.

À
L'ÉGLISE ROMAINE

À
L'ÉGLISE
DE
L'ORDRE

Au
prêtre éminent
qui
fut mon premier maître

Au
parfait humaniste
par qui
je fus introduit
aux
lettres profanes 1

Introduction

I

On se trompe souvent sur le sens et sur la nature des raisons pour lesquelles certains esprits irréligieux ou sans croyance religieuse ont voué au Catholicisme un grand respect mêlé d'une sourde tendresse et d'une profonde affection. — C'est de la politique, dit-on souvent. Et l'on ajoute : — Simple goût de l'autorité. On poursuit quelquefois : — Vous désirez une religion pour le peuple… Sans souscrire à d'aussi sommaires inepties, les plus modérés se souviennent d'un propos de M. Brunetière : « L'Église catholique est un gouvernement », et concluent : vous aimez ce gouvernement fort.

Tout cela est frivole, pour ne pas dire plus. Quelque étendue que l'on accorde au terme de gouvernement, en quelque sens extrême qu'on le reçoive, il sera toujours débordé par la plénitude du grand être moral auquel s'élève la pensée quand la bouche prononce le nom de l'Église de Rome. Elle est sans doute un gouvernement, elle est aussi mille autres choses. Le vieillard en vêtements blancs qui siège au sommet du système catholique peut ressembler aux princes du sceptre et de l'épée quand il tranche et sépare, quand il rejette ou qu'il fulmine ; mais la plupart du temps son autorité participe de la fonction pacifique du chef de chœur quand il bat la mesure d'un chant que ses choristes conçoivent comme lui, en même temps que lui. La règle extérieure n'épuise pas la notion du Catholicisme, et c'est lui qui passe infiniment cette règle. Mais où la règle cesse, l'harmonie est loin de cesser. Elle s'amplifie au contraire. Sans consister toujours en une obédience, le Catholicisme est partout un ordre. C'est à la notion la plus générale de l'ordre que cette essence religieuse correspond pour ses admirateurs du dehors.

Il ne faut donc pas s'arrêter à la seule hiérarchie visible des personnes et des fonctions. Ces gradins successifs sur lesquels s'échelonne la majestueuse série des juridictions font déjà pressentir les distinctions et les classements que le Catholicisme a su introduire ou raffermir dans la vie de l'esprit et l'intelligence du monde. Les constantes maximes qui distribuent les rangs dans sa propre organisation se retrouvent dans la rigueur des choix critiques, des préférences raisonnées que la logique de son dogme suggère aux plus libres fidèles. Tout ce que pense l'homme reçoit, du jugement et du sentiment de l'Église, place proportionnelle au degré d'importance, d'utilité ou de bonté. Le nombre de ces désignations électives est trop élevé, leur qualification est trop minutieuse, motivée trop subtilement, pour qu'il ne semble pas toujours assez facile d'y contester, avec une apparence de raison, quelque point de détail. Où l'Église prend sa revanche, où tous ses avantages reconquièrent leur force, c'est lorsqu'on en revient à considérer les ensembles. Rien au monde n'est comparable à ce corps de principes si généraux, de coutumes si souples, soumis à la même pensée, et tel enfin que ceux qui consentirent à l'admettre n'ont jamais pu se plaindre sérieusement d'avoir erré par ignorance et faute de savoir au juste ce qu'ils devaient. La conscience humaine, dont le plus grand malheur est peut-être l'incertitude, salue ici le temple des définitions du devoir.

Cet ordre intellectuel n'a rien de stérile. Ses bienfaits rejoignent la vie pratique. Son génie prévoyant guide et soutient la volonté, l'ayant pressentie avant l'acte, dès l'intention en germe, et même au premier jet naissant du vœu et du désir. Par d'insinuantes manœuvres ou des exercices violents répétés d'âge en âge pour assouplir ou pour dompter, la vie morale est prise à sa source, captée, orientée et même conduite, comme par la main d'un artiste supérieur.

Pareille discipline des puissances du cœur doit descendre au delà du cœur. Quiconque se prévaut de l'origine catholique en a gardé un corps ondoyé et trempé d'habitudes profondes qui sont symbolisées par l'action de l'encens, du sel ou du chrême sacrés, mais qui déterminent des influences et des modifications radicales. De là est née cette sensibilité catholique, la plus étendue et la plus vibrante du monde moderne, parce qu'elle provient de l'idée d'un ordre imposé à tout. Qui dit ordre dit accumulation et distribution de richesses : moralement, réserve de puissance et de sympathie.

II

On pourrait expliquer l'insigne merveille de la sensibilité catholique par les seules vertus d'une prédication de fraternité et d'amour, si la fraternité et l'amour n'avaient produit des résultats assez contraires quand on les a prêchés hors du catholicisme. N'oublions pas que plus d'une fois dans l'histoire il arriva de proposer « la fraternité ou la mort » et que le catholicisme a toujours imposé la fraternité sans l'armer de la plus légère menace : lorsqu'il s'est montré rigoureux ou sévère jusqu'à la mort, c'est de justice ou de salut social qu'il s'est prévalu, non d'amour. Le trait le plus marquant de la prédication catholique est d'avoir préservé la philanthropie de ses propres vertiges, et défendu l'amour contre la logique de son excès. Dans l'intérêt d'une passion qui tend bien au sublime, mais dont la nature est aussi de s'aigrir et de se tourner en haine aussitôt qu'on lui permet d'être la maîtresse, le catholicisme a forgé à l'amour les plus nobles freins, sans l'altérer ni l'opprimer.

Par une opération comparable aux chefs-d'œuvre de la plus haute poésie, les sentiments furent pliés aux divisions et aux nombres de la Pensée ; ce qui était aveugle en reçut des yeux vigilants ; le cœur humain, qui est aussi prompt aux artifices du sophisme qu'à la brutalité du simple état sauvage, se trouva redressé en même temps qu'éclairé.

Un pareil travail d'ennoblissement opéré sur l'âme sensible par l'âme raisonnable était d'une nécessité d'autant plus vive que la puissance de sentir semble avoir redoublé depuis l'ère moderne. « Dieu est tout amour », disait-on. Que serait devenu le monde si, retournant les termes de ce principe, on eût tiré de là que « tout amour est Dieu » ? Bien des âmes que la tendresse de l'évangile touche, inclinent à la flatteuse erreur de ce panthéisme qui, égalisant tous les actes, confondant tous les êtres, légitime et avilit tout. Si elle eût triomphé, un peu de temps aurait suffi pour détruire l'épargne des plus belles générations de l'humanité. Mais elle a été combattue par l'enseignement et l'éducation que donnait l'Église : — Tout amour n'est pas Dieu, tout amour est « DE DIEU ». Les croyants durent formuler, sous peine de retranchement, cette distinction vénérable, qui sauve encore l'Occident de ceux que Macaulay 2 appelle les barbares d'en bas.

Aux plus beaux mouvements de l'âme, l'Église répéta comme un dogme de foi : « Vous n'êtes pas des dieux ». À la plus belle âme elle-même : « Vous n'êtes pas un Dieu non plus ». En rappelant le membre à la notion du corps, la partie à l'idée et à l'observance du tout, les avis de l'Église éloignèrent l'individu de l'autel qu'un fol amour-propre lui proposait tout bas de s'édifier à lui-même ; ils lui représentèrent combien d'êtres et d'hommes, existant près de lui, méritaient d'être considérés avec lui : — n'étant pas seul au monde, tu ne fais pas la loi du monde, ni seulement ta propre loi. Ce sage et dur rappel à la vue des choses réelles ne fut tant écouté que parce qu'il venait de l'Église même. La meilleure amie de chaque homme, la bienfaitrice commune du genre humain, sans cesse inclinée sur les âmes pour les cultiver, les polir et les perfectionner, pouvait leur interdire de se choisir pour centre.

Elle leur montrait ce point dangereux de tous les progrès obtenus ou désirés par elle. L'apothéose de l'individu abstrait se trouvait ainsi réprouvée par l'institution la plus secourable à tout individu vivant. L'individualisme était exclu au nom du plus large amour des personnes, et ceux-là mêmes qu'entre tous les hommes elle appelait, avec une dilection profonde, les humbles, recevaient d'elle un traitement de privilège, à la condition très précise de ne point tirer de leur humilité un orgueil, ni de la sujétion le principe de la révolte.

La douce main qu'elle leur tend n'est point destinée à leur bander les yeux. Elle peut s'efforcer de corriger l'effet d'une vérité âpre. Elle ne cherche pas à la nier ni à la remplacer par de vides fictions. Ce qui est : voilà le principe de toute charitable sagesse. On peut désirer autre chose. Il faut d'abord savoir cela. Puisque le système du monde veut que les plus sérieuses garanties de tous les « droits des humbles » ou leurs plus sûres chances de bien et de salut soient liées au salut et au bien des puissants, l'Église n'encombre pas cette vérité de contestations superflues. S'il y a des puissants féroces, elle les adoucit, pour que le bien de la puissance qui est en eux donne tous ses fruits ; s'ils sont bons, elle fortifie leur autorité en l'utilisant pour ses vues, loin d'en relâcher la précieuse consistance. Il faudrait se conduire tout autrement si notre univers était construit d'autre sorte et si l'on pouvait y obtenir des progrès d'une autre façon. Mais tel est l'ordre. Il faut le connaître si l'on veut utiliser un seul de ses éléments. Se conformer à l'ordre abrège et facilite l'œuvre. Contredire ou discuter l'ordre est perdre son temps. Le catholicisme n'a jamais usé ses puissances contre des statuts éternels ; il a renouvelé la face de la terre par un effort d'enthousiasme soutenu et mis en valeur au moyen d'un parfait bon sens. Les réformateurs radicaux et les amateurs de révolution n'ont pas manqué de lui conseiller une autre conduite, en le raillant amèrement de tant de précautions. Mais il les a tranquillement excommuniés un par un.

III

L'Église catholique, l'Église de l'Ordre, c'étaient pour beaucoup d'entre nous deux termes si évidemment synonymes qu'il arrivait de dire : « un livre catholique » pour désigner un beau livre, classique, composé en conformité avec la raison universelle et la coutume séculaire du monde civilisé ; au lieu qu'un « livre protestant » nous désignait tout au contraire des sauvageons sans race, dont les auteurs, non dépourvus de tout génie personnel, apparaissaient des révoltés ou des incultes. Un peu de réflexion nous avait aisément délivrés des contradictions possibles établies par l'histoire et la philosophie romantiques entre le catholicisme du Moyen-Âge et celui de la Renaissance. Nous cessions d'opposer ces deux périodes, ne pouvant raisonnablement reconnaître de différences bien profondes entre le génie religieux qui s'était montré accueillant pour Aristote et pour Virgile et celui qui reçut un peu plus tard, dans une mesure à peine plus forte, les influences d'Homère et de Phidias. Nous admirions quelle inimitié ardente, austère, implacable, ont montrée aux œuvres de l'art et aux signes de la beauté les plus résolus ennemis de l'organisation catholique. Luther est iconoclaste comme Tolstoï, comme Rousseau. Leur commun rêve est de briser les formes et de diviser les esprits. C'est un rêve anti-catholique. Au contraire, le rêve d'assembler et de composer, la volonté de réunir, sans être des aspirations nécessairement catholiques, sont nécessairement les amis du catholicisme. À tous les points de vue, dans tous les domaines et sous tous les rapports, ce qui construit est pour, ce qui détruit est contre ; quel esprit noble ou quel esprit juste peut hésiter ?

Chez quelques-uns, que je connais, on n'hésita guère. Plus encore que par sa structure extérieure, d'ailleurs admirable, plus que par ses vertus politiques, d'ailleurs infiniment précieuses, le catholicisme faisait leur admiration pour sa nature intime, pour son esprit. Mais ce n'était pas l'offenser que de l'avoir considéré aussi comme l'arche du salut des sociétés. S'il inspire le respect de la propriété ou le culte de l'autorité paternelle ou l'amour de la concorde publique, comment ceux qui ont songé particulièrement à l'utilité de ces biens seraient-ils blâmables d'en avoir témoigné gratitude au catholicisme ? Il y a presque du courage à louer aujourd'hui une doctrine religieuse qui affaiblit la révolution et resserre le lien de discipline et de concorde publique, je l'avouerai sans embarras. Dans un milieu de politiques positivistes que je connais bien, c'est d'un Êtes vous catholiques ? que l'on a toujours salué les nouveaux arrivants qui témoignaient de quelque sentiment religieux. Une profession catholique rassurait instantanément et, bien qu'on n'ait jamais exclu personne pour ses croyances, la pleine confiance, l'entente parfaite n'a jamais existé qu'à titre exceptionnel hors de cette condition.

La raison en est simple en effet, dès qu'on s'en tient à ce point de vue social. Le croyant qui n'est pas catholique dissimule dans les replis inaccessibles du for intérieur un monde obscur et vague de pensées ou de volontés que la moindre ébullition, morale ou immorale, peut lui présenter aisément comme la voix, l'inspiration et l'opération de Dieu même.

Aucun contrôle extérieur de ce qui est ainsi cru le bien et le mal absolus. Point de juge, point de conseil à opposer au jugement et au conseil de ce divin arbitre intérieur. Les plus malfaisantes erreurs peuvent être affectées et multipliées, de ce fait, par un infini. Effrénée comme une passion et consacrée comme une idole, cette conscience privée peut se déclarer, s'il lui plaît, pour peu que l'illusion s'en mêle, maîtresse d'elle-même et loi plénière de tout : ce métaphysique instrument de révolte n'est pas un élément sociable, on en conviendra, mais un caprice et un mystère toujours menaçant pour autrui.

Il faut définir les lois de la conscience pour poser la question des rapports de l'homme et de la société ; pour la résoudre, il faut constituer des autorités vivantes chargées d'interpréter les cas conformément aux lois. Ces deux conditions ne se trouvent réunies que dans le catholicisme. Là et là seulement, l'homme obtient ses garanties, mais la société conserve les siennes : l'homme n'ignore pas à quel tribunal ouvrir son cœur sur un scrupule ou se plaindre d'un froissement, et la société trouve devant elle un grand corps, une société complète avec qui régler les litiges survenus entre deux juridictions semblablement quoique inégalement compétentes. L'Église incarne, représente l'homme intérieur tout entier ; l'unité des personnes est rassemblée magiquement dans son unité organique. L'État, un lui aussi, peut conférer, traiter, discuter et négocier avec elle. Que peut-il contre une poussière de consciences individuelles, que les asservir à ses lois ou flotter à la merci de leur tourbillon ?

IV

Sans doute cette société spirituelle a un chef, et que vous trouvez trop puissant. Vous plairait-il mieux d'avoir affaire à 39 millions de chefs commandant à des milliards de cellules nerveuses plus ou moins débandées, à autant de chefs que de têtes, dont chacun pourra motiver sa fantaisie par quelque Dieu le veut et la pousser légitimement, s'il lui plaît, aux plus sombres extrémités ? Mais cette anarchie vous effraie, vous admettez l'Église, et vous regrettez seulement qu'elle ne soit pas nationale et qu'elle ait son chef au dehors ; vous souhaitez la messe et les vêpres en français, un clergé autonome absolument soustrait à toute autorité du « Romain ». Là encore, en calculant la ruine de ce qui est, prenez-vous bien garde à ce qui succéderait ? Vous ne manqueriez pas d'en avoir horreur. Le « Romain » supprimé et, avec ce Romain, l'unité et la force de la Tradition énervées, les monuments écrits de la foi catholique obtiendront nécessairement toute la part de l'influence religieuse enlevée à Rome. On lira directement dans les textes, on y lira surtout la lettre. Cette lettre, qui est juive, agira, si Rome ne l'explique, à la juive.

En s'éloignant de Rome, nos clercs évolueront, de plus en plus, comme ont évolué les clercs d'Angleterre, d'Allemagne et de Suisse, même de Russie et de Grèce. Devenus, de prêtres, « pasteurs » et « ministres de l'Évangile », ils tourneront, de plus en plus, au rabbinisme, et vous feront cingler peu à peu vers Jérusalem. Le centre et le nord de l'Europe, qui ont déjà opéré ce recul immense, offrent-ils un exemple dont vous soyez tentés ? Pour éviter une autorité qui est essentiellement latine, êtes-vous disposés à vous sémitiser ? Je ne désire pas pour mes compatriotes la destinée intellectuelle de l'Allemand ou de l'Anglais, dont toute la culture, depuis la langue jusqu'à la poésie, est infestée, depuis trois siècles, d'hébraïsmes déshonorants.

Un siège central dans l'Église et ce siège dans Rome : l'avantage n'est pas pour Rome seule, ni pour l'Église seule, ni pour les clercs, ni pour les fidèles tout seuls. Il reste infini pour la société et l'État. Pour la société la plus laïque, pour l'État le plus jaloux de ses droits. Je ne parle, il est vrai, que d'États et de sociétés qui soient intéressés à leur propre bien, ou seulement qui n'y soient pas tout à fait hostiles. Il est parfaitement certain que nos révolutionnaires seraient des animaux incompréhensibles et des monstres sans rien d'humain, s'ils apportaient le plus léger esprit de politique générale, le moindre sentiment de prévoyance civique, dans la conduite de leur offensive contre l'Église. Ils sont inexplicables de ce point de vue. Celui d'entre eux qui consentirait à vouloir un minimum d'ordre, même un minimum d'être, ne pourrait éviter de changer radicalement son point de vue sur ce sujet. Leur attitude ne se comprend que par leur goût inné de la destruction.

Chez quelques-uns, c'est une rage. Il faut les voir ainsi. Cet orateur énergique et souple, ce journaliste ingénieux, ce démagogue, ce lettré vous déconcerte par une haine extravagante de tout ce qu'il nomme « romain », c'est-à-dire, — il l'entend très bien comme vous, — civilisé, organisé, solide, durable, ordonné ? Il ne vous étonnera plus et vous admirerez au contraire, à travers ses incohérences, une immuable fixité si, au lieu de l'écouter, vous le regardez : ces moustaches de Juif ! ce nez, ce crâne à la Mongole ! ces idées, pauvres et sommaires assurément, mais concentrées en des formules péremptoires, qui, toujours et partout, de la première à la dernière, qu'il s'agisse d'un jugement sur l'antiquité grecque ou latine, d'un débat sur l'organisation du travail, d'un examen de la mainmorte religieuse ou civile, peuvent être résumées et symbolisées pour les yeux dans ce seul terme : « À bas ! » ou dans une seule tendance : conserver, maintenir tout ce qui peut ou doit abattre quelque chose ou quelqu'un. Regardez bien. C'est bien la race des peuples grossiers décrits dans le conte de Fénelon et dont tout le vocabulaire se réduisait au terme « non ». Un « non » perpétuel asséné sur le vrai comme sur le réel, impartial coup de marteau frappé sur d'humbles ustensiles domestiques comme sur les vases sacrés. Je ne me soucie pas de dire à M. Clemenceau qu'il représente la revanche d'Attila. Le chef barbare est-il pour quelque chose dans son affaire ? La face de M. Clemenceau porte-t-elle un signe physique de quelque obscure descendance historique ? Ou les masques des destructeurs se ressemblent-ils à travers le temps par le fait qu'ils recouvrent d'identiques machinations ? Hérédité, tradition, simple concours d'identités mentales, la cause importe peu, mais le fait évident ne manque pas d'une éloquence suggestive.

Jamais barbare aussi complet ni destructeur aussi sincère.

Jamais non plus même pouvoir de réveiller ou de rassembler contre lui les consciences et les volontés qu'il menace. Je dois le confesser pour ma part : sans vouloir le surfaire ni m'illusionner sur sa force, qui est faible, en regardant à sa qualité et non à sa taille, c'est en somme à lui que je dois de m'être réveillé un matin les mains jointes, les genoux tout à fait ployés devant la vieille et sainte figure maternelle du Catholicisme historique. Ce suppôt de Genève et de Londres m'a fait sentir clairement que je suis Romain. Par lui, j'ai récité le symbole attaché à mes deux qualités de citoyen français et de membre du genre humain.

Je suis Romain, parce que Rome, dès le consul Marius et le divin Jules, jusqu'à Théodose, ébaucha la première configuration de ma France. Je suis Romain, parce que Rome, la Rome des prêtres et des papes, a donné la solidité éternelle du sentiment, des mœurs, de la langue, du culte, à l'œuvre politique des généraux, des administrateurs et des juges romains. Je suis Romain, parce que si mes pères n'avaient pas été Romains comme je le suis, la première invasion barbare, entre le Ve et le Xe siècle, aurait fait aujourd'hui de moi une espèce d'Allemand ou de Norvégien. Je suis Romain, parce que, n'était ma romanité tutélaire, la seconde invasion barbare, qui eut lieu au XVIe siècle, l'invasion protestante, aurait tiré de moi une espèce de Suisse. Je suis Romain dès que j'abonde en mon être historique, intellectuel et moral. Je suis Romain parce que si je ne l'étais pas je n'aurais à peu près plus rien de français. Et je n'éprouve jamais de difficultés à me sentir ainsi Romain, les intérêts du catholicisme romain et ceux de la France se confondant presque toujours, ne se contredisant nulle part. Mais d'autres intérêts encore, plus généraux, sinon plus pressants, me font une loi de me sentir Romain.

Je suis Romain dans la mesure où je me sens homme : animal qui construit des villes et des États, non vague rongeur de racines ; animal social, et non carnassier solitaire ; cet animal qui, voyageur ou sédentaire, excelle à capitaliser les acquisitions du passé et même à en déduire une loi rationnelle, non destructeur errant par hordes et nourri des vestiges de la ruine qu'il a créée. Je suis Romain par tout le positif de mon être, par tout ce qu'y joignirent le plaisir, le travail, la pensée, la mémoire, la raison, la science, les arts, la politique et la poésie des hommes vivants et réunis avant moi. Par ce trésor dont elle a reçu d'Athènes et transmis le dépôt à notre Paris, Rome signifie sans conteste la civilisation et l'humanité. Je suis Romain, je suis humain : deux propositions identiques.

Rome dit oui. L'homme dit oui. Voilà l'identité profonde que m'a fait sentir M. Clemenceau au moyen de sa paraphrase misérable du non cher aux sauvages, aux barbares et aux enfants.

Si le diable n'était trop grand seigneur pour être associé à nos contemporains, je dirais que ce simple sénateur radical m'a rendu le même service que le diable dans la nouvelle de Mistral : il a apporté sa pierre, une dernière pierre, au monument de ma conviction essentielle, ou du moins il a illustré d'un symbole satisfaisant tout ce qui m'était suggéré par ma réflexion en art, en morale, en littérature, en histoire. Avec quelques personnages qui lui ressemblent, avec le régime qui les reflète si purement, ils ont parfaitement réussi à nous faire entendre qui nous sommes et ce que nous aimons : très exactement le contraire de ce qu'ils aiment et de ce qu'ils sont.

Comme d'un champ catalaunique 3 engraissé de beaucoup de morts, mon ordre catholique et romain, mon ordre natal se renforce des inepties et des violences que l'on a jetées contre lui. N'ai-je pas saisi une cause ? Ne sais-je pas le fond de tant de haine et d'amitié ? Tout désormais s'explique par une différence, la plus claire du monde et la plus sensible : un oui, un non. Ceux-là ne veulent pas, ceux-ci veulent, désirent. Quoi donc ? Que quelque chose soit, avec les conditions nécessaires de l'Être. Les uns conspirent à la vie et à la durée : les autres souhaitent, plus ou moins nettement, que ce qui est ne soit bientôt plus, que ce qui se produit avorte, enfin que ce qui tend à être ne parvienne jamais au jour. Ces derniers constituent la vivante armée de la mort : ils sont l'inimitié jurée, directe, méthodique, de ce qui est, agit, recrute, peuple : on peut les définir une contradiction, une critique pure, formule humaine du néant.

Le oui, le non : double série des causes contraires en travail.

Le positif est catholique et le négatif ne l'est pas. Le négatif tend à nier le genre humain comme la France et le toit domestique comme l'obscure enceinte de la conscience privée ; ne le croyez pas s'il soutient qu'il nie uniquement le frein, la chaîne, la délimitation, le lien : il s'attaque à ce que ces négations apparentes ont de positif. Comme il ne saurait exister de figure sans le trait qui la cerne et la ligne qui la contient, dès que l'Être commence à s'éloigner de son contraire, dès que l'Être est, il a sa forme, il a son ordre, et c'est cela même dont il est borné qui le constitue. Quelle existence est sans essence ? Qu'est-ce que l'Être sans la loi ? À tous les degrés de l'échelle, l'Être faiblit quand mollit l'ordre ; il se dissout pour peu que l'ordre ne le tienne plus. Les déclamateurs qui s'élèvent contre la règle ou la contrainte au nom de la liberté ou du droit, sont les avocats plus ou moins dissimulés du néant. Inconscients, ils veulent l'Être sans la condition de l'Être et, conscients, leur misanthropie naturelle, ou leur perversité d'imagination, ou quelque idéalisme héréditaire transformé en folie furieuse les a déterminés à rêver, à vouloir le rien.

Je crois profondément que plusieurs des modernes ennemis du catholicisme conçoivent ce désir avec lucidité. Ils sont radicalement destructeurs, destructeurs avec conscience. Ils nourrissent la claire cupidité du néant. Ils en éprouvent la délectation certaine, absurde et terrible. Comment ne pas être contre eux ? Comment ne pas courir à l'aide du génie de la construction en péril ?

V

L'anarchiste chrétien appelé Marc Sangnier n'a pas eu la vertu de défaire ce que Clemenceau avait fait. Il ne m'a pas inspiré un instant de doute sur les affinités du catholicisme et de l'ordre. Mais d'autres ont connu ce doute. Sangnier montra toujours sa volonté certaine de paraître et d'être aussi bon catholique que possible, ce qui le faisait suivre d'un grand nombre de catholiques : puis ses longues caresses à l'esprit de Révolution entraînaient ses auditeurs et ses lecteurs à traiter comme des ennemies les conditions de la patrie, du progrès et de la tradition. Que le mouvement se continuât, et l'on aurait le droit de se demander si l'ordre allait se trouver d'un côté, le catholicisme de l'autre. Les esprits sages recommandaient le silence, la patience, surtout la confiance : Rome veille, déclaraient-ils. Mais c'était pour la France que l'on devenait anxieux. À quelles conclusions pourraient bien s'arrêter ces prédications, d'un vague extrême, mais d'une véhémence et d'une chaleur inouïes ? Aujourd'hui, des indices très suffisants permettent d'affirmer que l'avenir du catholicisme français n'est pas au Sillon : les théologiens s'occupent de ses doctrines. S'ils ne s'accordent pas encore sur le jugement à porter, ils sont unanimes à reconnaître que l'examen et la prudence s'imposent. Par les feuilles qui suivent, le lecteur pourra voir qu'on n'a pas épargné au jeune directeur du Sillon quelque doute sur l'orthodoxie de ses postulats. Il y est dit, en termes nets, que le Sillon aurait un jour ou l'autre à désavouer telles tendances inquiétantes ou qu'il serait lui-même éloigné de l'Église. Les plus anciens de ces présages ne datent pas de beaucoup plus de trois années, et nous sommes déjà bien loin du temps où Marc Sangnier pouvait offrir à l'Action française un traité de partage analogue à celui qu'édicta le pape Alexandre VI entre les Espagnols et les Portugais d'Amérique 4 : s'arrogeant tous les catholiques et laissant le reste de la France à la Monarchie ! Marc Sangnier n'est plus en état de presser la jeunesse de choisir entre nos diableries et sa sainteté. Les autorités catholiques ont bien voulu nous rendre justice, et elles se méfient de lui.

Vraiment, c'est de sa faute. Comment fit-il pour dédaigner l'expérience à ce point ? Quel est le rêve ou la raison qui lui permit de négliger autant le passé ? Chaque journée apporte un témoignage neuf à nos vérités aussi vieilles que l'univers. Ce petit livre, composé d'articles successifs tous traitant du même sujet, dégage maintes fois les leçons spontanées jaillies de la course des choses. Mais il est des esprits faits à souhait pour échapper aux suggestions les plus claires. Il leur faut des rigueurs directes ou des secousses fortes. Hygiène que l'on peut adopter pour soi : on n'a jamais le droit de la prêcher aux autres. L'Église l'a bien vu. Jadis, elle livrait les endurcis de cette sorte au bras séculier. Sa puissance spirituelle suffira sans doute aujourd'hui à les faire rentrer dans l'ordre.

Paris, le 9 décembre 1906.

Article premier

« Dilemme impérieux ». Effort pour le résoudre. Première tentative de conciliation.

L'Action française du 1er juillet 1904.

Depuis longtemps nous le pressentions, nous l'avons écrit ici même, il y a quelques mois, pour un esprit dégagé de toutes les superstitions, un impérieux dilemme doit tôt ou tard se poser :

Je n'aime pas beaucoup ce dilemme de Marc Sangnier.

Je voudrais faire voir que j'ai raison de ne pas l'aimer et que Sangnier a tort d'y revenir sans cesse.

L'impérieux dilemme, auquel on est surpris de voir un bon esprit s'arrêter, s'attacher avec autant de complaisance, est également dépourvu de valeur logique et de sens réel.

I

Le dilemme de Marc Sangnier ne correspond en rien aux réalités. Le christianisme social, qui n'a pas été inventé en France, n'a jamais exclu le positivisme monarchique. Le prince Aloys de Liechtenstein, l'archiduc héritier de la couronne austro-hongroise sont les plus illustres représentants du parti chrétien social en Europe : je ne les crois hostiles ni l'un ni l'autre au positivisme monarchique de L'Action française, qui, de son côté, ne professe aucune hostilité à l'égard de leurs doctrines. Marc Sangnier répondra qu'il ne parle que pour la France ; mais je demanderai s'il exclut du parti chrétien social le marquis de la Tour du Pin 6, qui a contribué à fonder ce parti : l'Action française n'a jamais exclu le marquis de la Tour du Pin du positivisme monarchique.

Au surplus, Marc Sangnier devrait consentir à jeter sur l'Action française un regard moins tendre, mais plus lucide. Il verrait dans nos rangs autant de croyants catholiques que de libertins. Peut-être même verrait-il moins de ceux-ci que de ceux-là. Si notre directeur Henri Vaugeois n'est qu'un admirateur et un amoureux du catholicisme, Léon de Montesquiou, président de notre Conseil d'administration, est bel et bien un catholique croyant et pratiquant. Marc Sangnier pourra le rencontrer au pied des autels. Louis Dimier, Cavalier, Jean Rivain, le baron de Mandat-Grancey, Richard Cosse, le comte de Lantivy 7, professent les mêmes croyances que Sangnier. User des pinces du dilemme pour les exclure du christianisme social, c'est, il me semble, raffiner l'injustice à leurs dépens : c'est les toucher dans leur spirituel et dans leur temporel et les damner, en somme, après les avoir décriés. Je n'ai pas le mandat de traduire ici leurs protestations, mais, les ayant vus mécontents, j'ai bien le droit de le noter.

Leur mécontentement prouve en effet que Marc Sangnier décrète un conflit éternel entre gens qui peuvent s'accorder. Bien que l'Action française se déclare amie du Sillon, le Sillon a le droit de se déclarer hostile à l'Action française : c'est en tant que Sillon, mais ce ne peut pas être en tant « que chrétien social », puisqu'il y a d'excellents « chrétiens sociaux » dans le camp de l'Action française.

II

J'avoue du reste que, nous-mêmes, à l'aile gauche de l'Action française, nous avons été les plus surpris quand Sangnier nous a relégués dans une position aussi directement contraire à la sienne ; car, estimions-nous, s'ils se recrutaient uniquement parmi les catholiques, s'ils se conformaient à la règle de l'Église catholique, les « chrétiens sociaux » devaient trouver chez nous, sur le terrain économique et politique, des alliés ardents, nullement des contradicteurs ; nous nous sentions certains de les seconder avec d'autant plus de vivacité qu'ils seraient plus précisément catholiques et se distingueraient davantage des sectateurs de ce christianisme inorganique qui dicta la Réforme et la Révolution. Toutes nos idées favorites, ordre, tradition, discipline, hiérarchie, autorité, continuité, unité, travail, famille, corporation, décentralisation, autonomie, organisation ouvrière, ont été conservées et perfectionnées par le catholicisme. Comme le catholicisme du Moyen-Âge s'est complu dans la philosophie d'Aristote, notre naturalisme social prenait dans le catholicisme un de ses points d'appui les plus solides et les plus chers.

C'est là-dessus que le catholique Marc Sangnier est venu nous dire :

— Non seulement vous ne pensez pas comme nous sur les dogmes surnaturels, mais il y a une incompatibilité radicale entre votre politique positiviste (ou « païenne ») et la nôtre, qui est chrétienne par-dessus tout.

Voilà qui est penser rigidement, voilà qui est parler plus sèchement encore. Car enfin une pensée politique peut être « chrétienne avant tout » sans rien opposer à la nôtre. Elle cherche, il est vrai, dans la métaphysique et dans la religion des justifications que nous n'y cherchons pas. Mais que justifie-t-elle ainsi par le surnaturel ? Des lois naturelles. Or, ces lois naturelles, si nous les saisissons, si nous les formulons dans les mêmes termes que la « pensée chrétienne », nous avons bien le droit de dire que cette « pensée chrétienne » est d'accord avec nous, comme nous avec elle, sur le terrain particulier, défini, spécifié et circonscrit de ces lois.

Des exemples. Les philosophes chinois ont fort bien vu ce que notre maître Le Play 8 formule en ces termes : « l'individu n'est pas une unité sociale » ; refuserez-vous de communier avec ces Chinois dans la vérité naturelle ? Le mathématicien positiviste Auguste Comte a formulé plus rigoureusement la même loi quand il a dit : « la société humaine se compose de familles et non d'individus », et, non content de donner cette formule, il en a aussi proposé une explication analytique profonde, qui nous conduit jusqu'au seuil de l'ontologie: certains positivistes en sont intimidés ; ils n'osent pas suivre leur maître dans cet effort de rationalisme ! Pourtant la divergence ne peut les empêcher d'admettre avec lui le point de fait d'abord constaté. Arrive un de ces brillants philosophes platoniciens ou chrétiens, de la race de Bonald ou de Ballanche 9, qui, dévoilant les desseins de Dieu sur le monde, couronne l'explication mathématique d'une raison métaphysique : ceux d'entre nous qui suivaient Comte dans son théorème se feraient un scrupule de pousser la déduction aussi loin. Ils s'arrêtent. Mais, sur la loi statique des sociétés humaines, en sont-ils moins d'accord avec ceux qui l'expliquent par des hypothèses de métaphysiciens ? Et si cette dernière troupe de philosophes se scinde de nouveau à l'endroit où Bonald ouvrira Bossuet et, prenant sa Politique tirée de l'Écriture sainte, rendra compte de la famille par le Décalogue, s'il se trouve de purs métaphysiciens que cette théologie révélée éloigne et décourage, en sont-ils moins tombés d'accord avec Bonald et Bossuet du principe premier de la Politique ? Ou l'accord est-il moins complet, du fait que ces derniers maîtres recourent à la foi pour achever de légitimer ce principe ? Les dissidences de l'esprit peuvent porter sur les doctrines d'explication. Les doctrines de constatation, qui recensent les faits et dégagent les lois, refont une véritable unité mentale et morale entre tous les esprits sensés. Le positivisme est une doctrine de constatation.

La pensée politique d'un monarchiste peut être « chrétienne avant tout ». Cela veut dire qu'avant toute autre justification de la monarchie il fera valoir la volonté et les desseins de Dieu ou parlera du droit divin. En quoi ce monarchiste persuadé du droit divin peut-il être gêné d'entendre dire à tel autre royaliste qui ne croit pas en Dieu que le droit des rois vient de la nature et de l'histoire ? Il lui suffira de gémir de l'irréligion de son frère. En quoi ce dernier monarchiste, ce monarchiste libertin, peut-il être offusqué de voir un ami politique qui croit en Dieu rattacher à Dieu l'institution, la loi qu'il nomme naturelles ? L'un dit : « Voici la loi de la nature… » L'autre : « Voici la loi de Celui qui a fait la nature. » Divisés sur l'origine des choses, ils conviennent du texte de la loi qu'elles ont reçue. Pour des raisons diverses, nullement inconciliables, ils adhèrent aux mêmes vérités historiques et politiques qu'ils ont observées ou découvertes en commun.

III

Bref, rattachées ou non à la divinité, les lois naturelles existent. Un croyant doit donc considérer l'oubli de ces lois comme une négligence impie. Il les respecte d'autant plus qu'il les nomme l'ouvrage d'une providence et d'une bonté éternelles. En commandant l'effort, l'effort heureux, utile, Dieu prescrit à l'homme le travail de l'intelligence : observation, étude et calcul. Les chroniqueurs nous montrent que la croisade de Gautier Sans-Avoir ne fut point bénie de Dieu, parce qu'elle avait été risquée et menée sans sagesse. Les savantes mesures de Godefroi de Bouillon reçurent au contraire le Saint Sépulcre en récompense.

Un miracle même est soumis à la loi naturelle dont il se joue.

Jeanne d'Arc incarna le miracle politique et militaire, mais les opérations de cette sainte fille ont été trouvées très conformes à toutes les lois les plus subtiles de la tactique de son temps. Où l'avait-elle apprise ? Peu importe. Elle la savait. Cette chrétienne sociale atteignait donc à un certain degré de positivisme. Positivisme monarchiste : ce fut par le sacre de Reims que Jeanne commença le salut du pays. Exactement et trait pour trait, c'est le programme de l'Action française. Nous disons comme Jeanne d'Arc qu'il faut d'abord un roi, une autorité constituée et reconnue de tous, tout le reste devant ou tout au moins pouvant s'arranger par la suite, au lieu que, sans cela, rien ne peut s'arranger du tout.

Le dilemme de Marc Sangnier repousse du christianisme social Jeanne d'Arc, Godefroi de Bouillon et généralement tous ceux et toutes celles qui, ayant réussi quelque grande œuvre humaine, fût-ce avec l'aide de sainte Catherine et de saint Michel 10, ont pourtant pris la précaution du charretier de la fable 11 et se sont mis en règle avec les lois de l'univers. Sainte Thérèse est repoussée. Repoussés saint François d'Assise, saint Dominique, saint Ignace et saint Paul lui-même. Car ces mystiques supérieurs furent, non seulement d'instinct, mais de propos conscient et délibéré, des positivistes certains. Avant de transfigurer la nature, ils l'interrogeaient et la scrutaient, ils la mesuraient. Ils s'aidaient tout en appelant le ciel à leur aide, et la prudence humaine n'était bannie de leurs conseils qu'en apparence. En prêchant le sublime, ces grands hommes ont eu une vive horreur de l'absurde.

J'ai bien peur que Sangnier n'ait pas suffisamment cultivé ni pratiqué cette sainte horreur. Dans son œuvre jeune et brillante, dont je souhaiterais pour ma part le succès durable, il laisse paraître un mépris outré de la raison pratique telle que la lui enseignent ses nobles modèles. Cela me fait trembler pour l'avenir d'un beau talent, d'une activité généreuse, d'une magnanime jeunesse.

Il sera toujours très difficile d'engendrer un peuple à la sainteté. Sangnier tient à tripler cette difficulté.

— La démocratie n'existe pas, lui crions-nous.

— Nous la réaliserons, répond-il.

— Comment ? insistons-nous.

— En faisant de chaque électeur un saint, en le dotant ainsi d'une âme de roi.

— Mais, objectons-nous encore, jamais peuple ne fut plus éloigné que le nôtre de cette sainteté. La démocratie ainsi entendue n'a pas existé aux âges de foi. Comment naîtrait-elle en plein scepticisme ?

Sangnier revient à son beau rêve :

— Nous changerons le scepticisme.

— Eh ! ne serait-il pas plus court de renoncer au rêve de la démocratie ?

Sangnier ne veut pas poser la question en ces termes. Il n'examine pas si, avant d'élever une nation à la dignité angélique, il ne conviendrait point de lui donner les attributs des animaux supérieurs : un cerveau directeur, un système nerveux central et des organes adaptés aux différences fonctionnelles.

Le souvenir du grand et malheureux Savonarole donne à penser qu'il n'est pas toujours bon de graver sur le marbre de la Seigneurie : « Jésus-Christ Roi des Florentins ». Son anarchie mystique, sa chrétienne sociocratie n'eut d'autres effets que l'aggravation du malheur public. Le pape condamna son œuvre, qu'un insuccès éclatant venait de juger. Exemple décisif de la stérilité des plus beaux dévouements en certaines situations politiques troublées. C'est le trouble qu'il faut tout d'abord dissiper. L'œuvre d'un saint Vincent de Paul n'eût pas été possible sans l'œuvre préalable de Henri IV, de Louis XIII et de Richelieu. Celle-ci ne faisait que supporter celle-là, mais, ce faisant, elle l'empêchait de crouler.

Que Marc Sangnier pardonne à la rudesse, à la franchise de cette doléance. Mais son dilemme le conduit à négliger de parti pris, comme incompatibles avec sa doctrine, telles et telles de nos ressources qui lui seraient d'une aide puissante.

Notre philosophie de la nature n'exclut pas le surnaturel.

Pourquoi dans son surnaturel ne sous-entend-il pas la nature ?

Article deuxième

— Lettre de M. de Marans : Marc Sangnier n'est pas chrétien social. — Il nous suffit que Marc Sangnier soit catholique, car son catholicisme est la condition indispensable de tout accord, même de toute discussion utile avec nous.

L'Action française du 15 juillet 1904.

Beaucoup de bonnes âmes ont d'abord été ébranlées du ce « dilemme de Marc Sangnier ». Nous ayons des amis inquiets, pessimistes. Quelques-uns parlaient bas, en nous prenant la main, et d'un ton douloureux.

Quel malheur, exprimait leur pitié sincère, qu'il n'y ait pas moyen de régler ce conflit avec la religion ! En sortirions-nous quelque jour ? Enfin ! pussions-nous seulement ne pas compromettre, ne pas perdre à jamais, par nos aventures, la cause de la Royauté ! Pussions-nous aussi la soustraire à la cruelle atteinte de ce redoutable argument !

Je souhaiterais à la cause royaliste de ne point rencontrer d'objection plus sérieuse. Celle-ci n'arrêtera guère que les gens qui s'arrêtent, depuis cent quatorze ans, à toutes les toiles d'araignées du chemin. Nos lecteurs sont témoins qu'il n'a pas fallu de grands efforts d'ingéniosité pour nous tirer de ce mauvais pas: il a suffi d'un peu de jugement et de bonne foi. La correspondance assez volumineuse que nous ayons reçue depuis quinze jours tend à montrer que le bon sens demeure, au pays de Descartes, la chose du monde la plus communément partagée. Un fait est un fait. En voici un : nous ayons été compris et approuvés sans réserve. L'article était écrit par un membre de l'aile gauche de l'Action française. Il était écrit pour l'aile droite. Or, nos amis positivistes, tels que le commandant Picot 12, m'ont assuré d'un assentiment chaleureux, et les catholiques m'ont adressé les témoignages d'une approbation à laquelle je ne saurais songer sans fierté. « C'est parfait », m'écrit notamment un prêtre du sud-ouest, qui veut qu'on le sache notre ami, « vous avez parfaitement raison quand vous dites : “Notre philosophie de la nature n'exclut en rien le surnaturel. Pourquoi donc le surnaturel de Marc Sangnier ne sous-entend-il pas la nature ?” Saint Ignace a dit cette parole, qui a été une des forces de la Compagnie de Jésus, si conforme à votre conclusion : “Priez Dieu comme si vous ne comptiez pas sur vous. Travaillez comme si vous ne comptiez pas sur Dieu.” »

De son côté, M. René de Marans 13 m'a adressé une page des plus intéressantes, qu'il me paraît nécessaire de communiquer au public, avec l'autorisation de l'auteur.

Monsieur,

Je lis dans L'Action française votre article sur « le dilemme de Marc Sangnier ». Voulez-vous me permettre d'y ajouter quelques réflexions qui me sont suggérées tout naturellement par mon origine intellectuelle et par mon habitude de fréquenter les milieux chrétiens sociaux ?

Il y a deux choses contenues dans le dilemme de Marc Sangnier.

La première c'est qu'il y aurait opposition naturelle entre le « positivisme monarchique de l'Action française » et le « christianisme social », et qu'entre les deux il faut choisir. Vous répondez à cette mise en demeure, et, contre votre réponse, je n'ai rien à objecter. Je crois que « positivistes monarchistes » et chrétiens sociaux, s'ils n'ont point absolument les mêmes principes, sont d'accord et ne peuvent faire autrement que d'être d'accord dès qu'il s'agit de réalisations et de doctrine appliquée. Je puis d'ailleurs vous apporter en confirmation mon exemple personnel. C'est parce que, tout jeune étudiant, je m'étais nourri des idées de Vogelsang 14, de Hitze 15 et de La Tour du Pin, qu'ensuite j'ai lu avec avidité L'Action française, que je l'ai comprise et aimée.

Mais dans le dilemme de Marc Sangnier il y a autre chose : c'est que le « christianisme » social est représenté par Ie Sillon. À cela vous ne répondez point, et, sans doute, c'est à un « chrétien social » qu'il appartient de le faire. Je trouve, moi, que la prétention de Marc Sangnier est singulière, et je ne suis pas seul, je crois, à la trouver telle.

Je sais bien que, aux yeux de beaucoup, le Sillon représente la suite de ce qu'on a appelé le mouvement social catholique. Mais, c'est là une dangereuse équivoque. Les « chrétiens sociaux » de France, d'Autriche, d'Allemagne, etc., ont fait une constatation sur laquelle ils reviennent sans cesse : l'état de désorganisation générale dans lequel se trouve notre société occidentale, par suite de la dissolution des liens sociaux. Ils ont demandé une chose principale : l'organisation d'institutions permanentes, capables de secourir la faiblesse des hommes. Et ils ont rencontré en face d'eux un ennemi acharné : le monde des conservateurs et des catholiques libéraux soutenant que lorsque chacun, patron ou ouvrier, ferait son devoir et pratiquerait la vertu, la question sociale serait résolue. Que l'on compare tout ceci avec le thème bien connu du Sillon, et l'on verra que, si le Sillon a le droit de poser un dilemme, c'est au nom du christianisme individualiste et libéral, et non pas au nom du « christianisme social ».

Aussi les jeunes « chrétiens sociaux » et non seulement ceux qui sont d'accord en tout avec moi, mais aussi ceux qui, pour des raisons ou des prétextes divers, refusent d'étendre à la politique leurs sages raisonnements sociaux, voient, de plus en plus dans le Sillon, non un allié, mais le pire des adversaires, le continuateur du préjugé individualiste contre lequel nos maîtres, les fondateurs et les chefs de l'école sociale catholique de France, ont lutté pendant trente ans.

Un seul dilemme existe, mais entre ceux qui veulent faire reposer la société sur la vertu des citoyens et ceux qui au contraire veulent appuyer sur une organisation sociale la faiblesse des hommes. Les chrétiens sociaux, historiquement et rationnellement, se rangeront pour ce dernier parti avec l'Action française, le Sillon sera malheureusement de l'autre coté et en assez mauvaise compagnie.

Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de mes bien dévoués sentiments,

RENÉ DE MARANS

Il n'est pas besoin d'exprimer tout le prix que j'attache à l'approbation de ma thèse du 1er juillet par un jeune écrivain catholique tel que M. de Marans. Mais peut-être lui suis-je encore plus reconnaissant d'avoir senti et dit, comme il l'a très bien fait, qu'il ne m'appartient pas d'examiner jusqu'à quel point l'action de Marc Sangnier se rattache aux principes et à l'école du christianisme social. Ce sont là des difficultés intérieures particulières aux catholiques et dans lesquelles on ne saurait intervenir du dehors sans commettre une véritable faute de goût.

Marc Sangnier ne peut être pour nous — les libertins de l'aile gauche — que ce qu'il dit, croit et peut être. Nous le jugeons, nous l'estimons et nous l'aimons d'après la cocarde qu'il arbore ou, si ces métaphores belliqueuses déplaisent, d'après le Symbole qu'il récite tout haut. C'est le Symbole catholique. Nous vénérons de tout notre cœur ce Symbole. Quiconque le profère est qualifié par nous d'ami. Nous ne pouvons l'entendre sans nous rappeler les grands jours de la civilisation, une forme splendide donnée à l'univers, et la puissante discipline imposée aux âmes. Rien d'individualiste, rien de libéral, là-dedans ! Les plus violentes passions du catholicisme, comme la Charité, sont justement nommées Vertus à cause du rythme secret qui les mesure et les défend ainsi de déviation ou d'excès… Le mysticisme catholique est lui-même régi, policé, soumis à des lois. L'Église contrôle les visions et les extases de ses héros, sa discipline condescend aux dernières moelles de l'être. Elle forme, proprement, la cité de l'ordre, dont tous les mouvements peuvent être dits des progrès. Elle est une société de sociétés, dans laquelle la solitude même se hérisse de saintes fortifications tutélaires. Je ne sais pas d'enchantement comparable à celui de la considérer en moraliste, en politique, en critique et en historien.

Nous avons le devoir de nous attacher à cet élément, à ce signe et à ce symbole : le catholicisme couvre tout, sauve tout. Aussi n'irai-je point me mêler de décider qu'un groupement comme le Sillon relève du « christianisme » « individuel » et « libéral », ou de dire qu'un tel christianisme n'est pas catholique. Mais, nous voulons le déclarer, en dehors du vaisseau catholique, il n'existe point de secte chrétienne qui nous satisfasse ou nous rassure au point de vue politique, esthétique, moral et national.

Ces sectes ne sont ni françaises ni, au grand sens du mot, humaines. Nous sommes dans la nécessité rigoureuse de les traiter en ennemies. Le christianisme non catholique est odieux. C'est le parti des pires ennemis de l'Espèce. Tous les faux prophètes jusqu'à Rousseau, jusqu'à Tolstoï, ont été de fervents chrétiens non catholiques. Il ont semé la barbarie et l'anarchie. Nous ne pouvons pas les aimer, ni les tolérer, quelque nom de Dieu qu'ils invoquent. Le huguenot Guillaume Monod 16 se disait christ ou inspiré de christ. Nous n'avons jamais contesté les mérites de ce saint homme, qui furent sans doute très grands. Mais les extases qu'il prêchait ne servirent, en somme, ni les citoyens ni l'État : et le ciel et la terre, le bon sens et le goût étaient également importunés de ses rêveries. Le frein catholique manquait à son exaltation religieuse, c'est pourquoi lui manquèrent les mesures de la raison. Nous ne voulons encourager aucune folie.

On ne saurait rêver d'alliance ou d'entente politique avec une secte dans laquelle d'abominables inepties ne sont point réprimées ou le sont mollement. Il nous faut les garanties du catholicisme, seul mode organique et organisateur du christianisme. Ces garanties existent en France depuis Clovis. Clovis ne se fit pas simplement chrétien : il évita expressément l'arianisme des Burgondes et des Byzantins 17, il se fit catholique, catholique romain. Mais, quand elle coupa la tête au successeur et à l'héritier de Clovis, la Révolution n'était point du tout anti-chrétienne ; elle était protestante et anti-catholique. Nous ne nous allierons qu'avec des chrétiens catholiques, pour refaire ce qui fut fait depuis Clovis et bassement défait par la Révolution.

Article troisième

Première lettre de Marc Sangnier : où le dilemme est atténué. — La majorité dynamique. — L'asymptote ou la souveraineté conçue comme la limite mathématique du progrès dans la vertu. — Pour que cette vertu s'exerce : obstacles, épreuves, vœux de martyre. — Nos réponses.

L'Action française du 15 août 1904.

Le directeur de L'Action française, monsieur Henri Vaugeois, a reçu de monsieur Sangnier une intéressante lettre que nous nous sommes fait un devoir et un plaisir de publier.

Mes lecteurs trouveront à la suite de cette lettre quelques réflexions qu'il a paru indispensable d'y ajouter.

Monsieur le directeur,

Je n'ai nullement la prétention de reprendre, ici, les longues et si intéressantes discussions qui nous ont déjà plusieurs fois amenés à nous expliquer loyalement sur nos préférences politiques, et auxquelles, je vous l'avoue bien volontiers, je dois d'être parvenu à préciser plusieurs de mes opinions.

Je voudrais seulement rectifier brièvement ce que M. Maurras me fait dire au sujet du travail démocratique et de la conception qu'il me prête, du sens et de la portée de l'effort libérateur.

Nous n'avons jamais eu la ridicule prétention d'affirmer que le Sillon résumait et limitait tout le christianisme social ; nous savons même que la démocratie chrétienne, telle que Léon XIII dans ses encycliques et Pie X dans son motu proprio l'ont si exactement définie et qui doit être dégagée de toute signification politique et envisagée seulement comme une action populaire bienfaisante, peut se développer dans une monarchie comme dans une république. Aussi bien, ce que nous avons voulu dire simplement, c'est que les esprits libres et indépendants seraient amenés, tôt ou tard, à s'orienter, soit vers la conception monarchique de l'Action française, soit vers la conception particulière du christianisme social qui est celle du Sillon. Il me semble même, si j'ai bonne mémoire, Monsieur le Directeur, que vous écriviez la même chose, il y a quelques mois, en constatant que ce départ nécessaire s'imposait aux jeunes générations et ne saurait plus satisfaire l'opportunisme gémissant et inactif des vieux partis d'opposition.

Je sais très bien, d'ailleurs — et j'en tombe aisément d'accord avec Maurras — qu'il y a entre le Sillon et l'Action française plus d'une idée commune. Les uns comme les autres, nous voulons d'une société organique et non anarchique, nous réclamons qu'elle soit solidement enracinée dans la tradition, vigoureusement soutenue par la hiérarchie, et, si nous ne donnons peut-être pas exactement le même sens à ces mots, nous n'avons cessé de proclamer, quant à nous, que plus qu'aucune autre organisation sociale, la démocratie nous paraissait exiger la tradition et la hiérarchie. Les uns comme les autres, nous avons résolu de ne pas nous embarrasser dans les scrupules d'un libéralisme attardé et infécond. J'ajouterai même que les uns comme les autres nous avons le respect des lois naturelles qu'il n'est jamais loisible à personne de méconnaître et que la pensée chrétienne n'est pas venue pour abolir, de même que le Christ ne venait pas pour abolir la Loi et les Prophètes, mais pour les accomplir. Faut-il enfin vous rappeler que nous nous faisons honneur de comprendre et d'aimer la vieille France monarchique qui, par une harmonieuse collaboration du peuple et du roi, a réalisé l'unité nationale dans notre patrie ? Et nous avons si peu le désir de combattre cette force organique qui a fait la grandeur de la France, que nous avons justement la prétention de correspondre à son impulsion même en travaillant à organiser la république démocratique qui nous apparait comme le terme historique et logique de l'évolution nationale française.

C'est justement pourquoi nous trouvons que Maurras a quelque mauvaise grâce de nous dépeindre comme des sectaires exclusifs et prompts aux excommunications. Comment saurions-nous repousser sainte Thérèse, saint François d'Assise, saint Paul, alors que c'est au contact de leurs exemples et du grand courant de vie qu'ils ont déterminé dans le monde que se fortifie, que s'échauffe notre ardeur ? Nous repoussons si peu les héros mêmes de la vieille monarchie que nous entendons bien nous efforcer de les imiter de notre mieux, non en faisant ce qu'ils ont fait, mais ce qu'ils auraient fait s'ils avaient vécu à notre époque.

D'ailleurs, notre solution n'est sans doute pas ce rêve séduisant suspendu comme entre ciel et terre au mépris des exigences de la raison pratique. Ce n'est pas a priori que nous l'avons construite, et si nos amis du Sillon ont quelque mérite, c'est peut-être celui d'avoir su se méfier de la vanité séduisante des somptueux édifices intellectuels, d'avoir compris que l'humilité est la grande vertu des esprits comme des cœurs, et que ce n'est déjà pas un si petit mérite que de se laisser faire par la vérité et par la vie.

La grande objection que l'on ne se lasse de faire à notre système, et que Maurras vient justement de reprendre contre nous avec beaucoup de précision, est la suivante :

— Comment réaliserez-vous la démocratie ? me demande-t-il. Et voici la réponse qu'il me prête :

— En faisant de chaque électeur un saint, en le dotant d'une âme de roi.

Telle n'est nullement là mon opinion. Il importe absolument que nous nous expliquions nettement, car c'est là le nœud de toute notre controverse.

Non seulement notre démocratie n'exige pas pour se mettre en route une unanimité de saints, elle ne réclame même pas une majorité numérique ; une minorité, peut-être une infime minorité suffit.

Je m'explique.

Les forces sociales sont en général orientées vers des intérêts particuliers, dès lors, nécessairement contradictoires et tendant à se neutraliser. Ce n'est pas ici que j'aurais besoin de faire ressortir comment de la divergence même des intérêts particuliers on déduit logiquement la nécessité d'un organe propre à défendre l'intérêt général qu'il serait puéril de considérer comme la somme des intérêts particuliers. Il suffit donc que quelques forces affranchies du déterminisme brutal de l'intérêt particulier soient orientées vers l'intérêt général, pour que la résultante de ces forces, bien que numériquement inférieure à la somme de toutes les autres forces, soit pourtant supérieure à leur résultante mécanique.

Dès lors, si l'on trouve un centre d'attraction capable d'orienter dans le même sens quelques-unes de ces forces qui se contrariaient et se neutralisaient, celles-ci pourront l'emporter et le problème sera résolu.

Or, le Christ est pour nous cette force, la seule que nous sachions sérieusement capable d'identifier l'intérêt général et l'intérêt particulier. La vérité, la justice, l'amour, la solidarité, sont, pour les idéologues anti-chrétiens, des entités intellectuelles ; pour nous, ce sont des réalités vivantes antérieures et supérieures à nos individualités propres. Et ce Christ, qui représente à nos yeux ce qu'il y a de plus large, de plus universel, et qui est ainsi l'expression la plus haute et la plus compréhensible de l'intérêt général, vient frapper à la porte de nos cœurs, demande que nous communiions à son corps, à son sang, à son âme, à sa divinité ; il devient notre force dans la lutte et notre récompense pour toujours, si nous acceptons d'être vertueux, c'est-à-dire si nous faisons passer l'intérêt général avant notre intérêt propre ou, plus exactement, si nous reconnaissons que notre intérêt propre se confond avec notre intérêt général.

Voici bien là, tout de même, Monsieur le Directeur, une conception positive, je dirai volontiers réaliste. Et s'il est vrai que, suivant la belle définition de Maurras, le positivisme n'est qu'une doctrine de constatation, je demande qu'il me soit concédé, non que ma conception chrétienne est exacte, mais que, grâce à cette conception chrétienne, peut se constituer la force orientée dont nous avons besoin pour mettre en marche notre démocratie.

Je dis « mettre en marche », car si l'on peut atteindre la monarchie, la démocratie apparaîtra toujours, au contraire, comme l'expression d'une orientation, le sens d'un mouvement. Plus il y aura de citoyens pleinement conscients et responsables, mieux sera réalisé l'idéal démocratique ; mais, pour commencer, il n'est pas besoin d'une majorité numérique, il suffit d'une majorité dynamique. À la limite inférieure nous avons un seul souverain parce que nous n'avons qu'un seul citoyen pleinement conscient et responsable, et nous sommes en monarchie. De ce point de départ jusqu'à cette limite asymptotique à laquelle tous les citoyens seraient conscients et responsables, se place tout l'effort évolutif des sociétés humaines, et voilà justement pourquoi, Monsieur le Directeur, sans rien rejeter de ce qui fait la grandeur et la sécurité de votre doctrine politique, nous continuons notre route vers l'avenir.

Peut-être, un jour, vos amis seront-ils nos compagnons de voyage ; de tout cœur, évidemment, nous le souhaitons. Qu'ils sachent bien, en tout cas, que la foi démocratique qui échauffe nos cœurs n'exigent d'eux la profanation d'aucun glorieux souvenir, l'oubli d'aucune grandeur passée, le renoncement à aucune force nécessaire.

Veuillez croire, Monsieur le Directeur, à ma considération bien distinguée, et permettez-moi de vous redire encore quelle joie c'est pour nous d'avoir trouvé à L'Action française une maison où l'on a la force de penser et le courage de dire ce que l'on pense… Combien d'amis, hélas ! ne valent pas des adversaires tels que vous.

MARC SANGNIER.

La meilleure manière de répondre aux lettres d'amis, c'est de les prendre ligne à ligne, sans en sauter un mot. Marc Sangnier me permettra d'en user ainsi, amicalement, avec lui.

I. — Je ne crois pas lui avoir attribué la prétention de résumer et de « limiter » le christianisme social. Sangnier s'annonçait chrétien social, et je l'avais présenté comme tel. Un catholique distingué, et d'ailleurs chrétien social lui-même, M. René de Marans, m'écrivit, avec des arguments d'une force extrême : « Prenez garde, la conception sociale de Sangnier est l'antipode du christianisme social ; il est beaucoup plus près des chrétiens libéraux, puisque, au lieu de songer à créer des institutions sociales, il ne parait s'intéresser qu'à la vertu des individus… »

J'ai enregistré ces observations en ajoutant qu'il ne m'appartenait pas d'opiner dans le conflit qui s'élevait entre militants catholiques. J'ai dit à M. de Marans et à Marc Sangnier :

Non nostrum inter vos tantas componere lites 18.

Si je n'ajoutai point, comme dans l'églogue :

Et vitula, tu dignus, et hic 19

c'est qu'il ne s'agit plus du tout de chanter les amours des bergers. Des adversaires en présence, l'un a tort nécessairement. Si, d'ailleurs, il m'était permis d'intervenir de mon poste d'observation, ce n'est peut-être pas à Marc Sangnier que je donnerais raison. Mais la parole est aux théologiens.

II. — Il me semble discerner une contradiction entre certaines lignes d'un même alinéa dans la lettre qu'on vient de lire 20. Si, en effet, le christianisme social ou la démocratie chrétienne, c'est-à-dire « l'action populaire bienfaisante », doit être dégagée « de toute signification politique », pourquoi les esprits orientés vers cette action populaire bienfaisante ne pourraient-ils pas être orientés en même temps vers la « conception monarchique » ? Pourquoi Sangnier dit-il : « soit vers l'action populaire », « soit vers la conception monarchique » ? Il n'y a pas de soit à écrire. Il n'y a point d'alternative à indiquer, ni d'exclusion à prononcer. Il n'y a même pas le moindre choix à faire. Les deux conceptions peuvent être professées ensemble et pratiquées tour à tour.

L'action populaire bienfaisante exclut toute signification politique. D'accord. Le problème politique subsiste pourtant. Dès lors, les personnes sollicitées de faire du bien au peuple peuvent être sollicitées également de résoudre la question politique que leur première sollicitude n'effleura point. Où Sangnier vit naguère un dilemme très rigoureux, j'observe avec plaisir qu'il ne voit plus que deux emplois très divergents de l'activité. Mais je voudrais lui faire admettre que ces deux formes d'activité peuvent être différentes sans être divergentes, puisqu'elles peuvent se compléter l'une l'autre et ainsi se réaliser dans les mêmes personnes. Les catholiques de l'Action française peuvent dire à Sangnier :

— Nous ferons de l'action populaire bienfaisante avec vous. Venez faire avec nous de l'action politique en faveur de la monarchie… Et, de fait, c'est ainsi que les choses se passèrent longtemps, et qu'il leur est possible de recommencer à couler. Le Sillon parut, à un moment donné, vouloir proposer des formules républicaines et un système de démocratie politique. Puis on a lu avec plaisir ce que Sangnier vient de nous écrire : le Sillon « peut se développer dans une monarchie comme dans une république ».

III. — « Organique et non anarchique », « enraciné dans la tradition », « soutenu par la hiérarchie », sont des formules excellentes, au chapitre des idées qui nous sont communes. Pourquoi Sangnier les gâte-t-il en disant que nous ne donnons pas le même sens à ces mots ? Si ces mots ont un sens double, ils sont ambigus, équivoques. Employons d'autres mots, pour qu'on s'entende enfin ! pour que tout soit clair ! Peu de mots sont d'ailleurs plus nets, plus précis, plus rigoureux, plus pleins que celui de tradition et celui de hiérarchie. Mais, si, comme Sangnier le fait, on les juxtapose, oh ! alors, la clarté me paraît devenir aveuglante ; car, pour les sociétés temporelles, les seules dont nous parlions et les seules que nous nous proposions d'étudier ici, il y a un point de coïncidence du mot hiérarchie et du mot tradition, il n'y en a qu'un : et c'est le mot hérédité. Les hiérarchies politiques peuvent être instables ou viagères et ainsi n'être pas héréditaires, mais c'est à condition de n'être pas traditionnelles : celles qui sont traditionnelles se transmettent par Ie sang, par l'hérédité. Et, de même, les traditions politiques peuvent être discontinues, flottantes, à court terme, et n'avoir rien d'héréditaire, mais c'est à condition de n'être pas hiérarchiques ; les traditions hiérarchiques, constituées en ordres solides et précis, ne flottent pas, ne s'interrompent pas à la mort des mortels, elles passent aux survivants, aux fils ou aux neveux : elles sont donc héréditaires…

Non point certes que, à notre avis, tout doive devenir ou redevenir héréditaire dans la société, dans l'État hiérarchique et traditionnel, mais une part y doit être faite à l'hérédité, dans l'un aussi bien que dans l'autre, sous peine de voir disparaître hiérarchie traditionnelle et tradition hiérarchique.

IV. — Marc Sangnier tient à se conformer aux lois naturelles, c'est un grand point ; il fait profession d'aimer et de respecter la vieille France : nous l'en louons. Il comprend que « l'harmonieuse collaboration du peuple et du roi » « a réalisé l'unité nationale dans notre patrie ». Mais comment ne voit-il pas, en jetant un coup d'œil sur les grandes dates du XIXe siècle (1814, 1815, 1830, 1859, 1866, 1870, 1871, 1877, 1897), que cette unité nationale se défait grand train ? Et s'il le voit, comment Marc Sangnier ne pense-t-il pas qu'il faut PREMIÈREMENT chercher à conserver cette unité, dont le maintien est la première condition d'un examen quelconque de toute question politique, religieuse ou morale en France ?

La seule manière de poser les problèmes français, c'est la position nationaliste, et la seule manière de résoudre le problème nationaliste est la solution monarchique : nous l'avons cent fois démontré. Au lieu d'examiner nos patientes études, Sangnier écrit que « organiser la république démocratique » (nous ne faisons pas de politique, au Sillon !) lui « apparaît comme le terme historique et logique de l'évolution nationale française ». Bien. Comme la mort est « le terme » de la vie. Le terme historique et logique de l'évolution nationale française, si elle continue sans son élément générateur et directeur, sans le roi, si elle reste républicaine et démocratique, ce sera la mort de la France. Pour employer le langage mathématique qui plaît à Marc Sangnier, il suffit de prolonger la courbe de l'histoire de ce XIXe siècle, que l'on appellera le siècle des trois invasions, le siècle des trois sièges de Paris : par les gloires stériles du premier empire, par les tergiversations cruelles du gouvernement de Juillet, par les folies démocratiques et les fautes plébiscitaires du second empire, par les inepties de la république conservatrice et les crimes de la république dreyfusienne, on suit un mouvement descendant et très régulier, analogue à celui de l'ancienne Pologne. Nous sommes arrivés à une période de pléthore coloniale, d'impuissance européenne et de discorde intérieure que seule la restauration de l'ordre politique par la Monarchie ou une intervention armée de l'Étranger semblent en état de résoudre.

V. — Je n'ai jamais songé à dépeindre Sangnier et ses amis comme des « sectaires exclusifs et prompts aux excommunications » 21. Mais ce n'est pas ma faute si, par définition, un dilemme est une exclusion. En faisant un dilemme, en disant : ou Sillon ou Action, il a paru 22 constituer deux groupes, deux systèmes incompatibles. J'ai protesté, et l'exclusion a été levée, comme le montre bien la lettre que j'analyse. N'excluant plus nos amis catholiques, Sangnier lève du même coup l'interdit qu'il semblait bien avoir jeté sur le magnifique génie pratique, sur la méthode positive et naturaliste d'un saint Paul, d'une sainte Thérèse, d'un saint François.

VI. — « Nous faisons, dit Sangnier, ce que tels et tels héros eussent fait, s'ils avaient vécu de nos jours. »

On n'est jamais tout à fait sûr de ces choses, l'assurance de Marc Sangnier me trouble un peu. Voici pourquoi. Qu'ils vécussent au premier siècle, ou au XVIe, ou au XIIe, ces grands saints se sont tous distingués par la précision extraordinaire de leur pensée. Saint François, que la critique protestante aime à nous donner pour un doux rêveur, fait admirer le profil ferme et pur de ses rêves les plus mystiques, et cela, dès les premiers jours de sa prédication : or, il faut avouer que les vues de Sangnier sont d'un vague désespérant, parfois même d'une contradiction flagrante. Et la grande Thérèse d'Avila eût-elle, en vérité, consenti à écrire dans une même lettre : « Notre action populaire bienfaisante n'a rien de commun avec la politique », et : « Nous voulons travailler à organiser la république démocratique » ? Franchement, je ne le crois pas. Cette femme de grand génie savait que, dans tout être, si humble et si simple fût-il, la cohérence intellectuelle est la condition, en quelque sorte hygiénique, de la cohérence du sentiment, de l'effort, de l'action, et finalement la condition du succès. Sangnier répondra-t-il que les lois du succès naturel et du bonheur humain ne sont plus aujourd'hui les mêmes que du temps de sainte Thérèse, de saint François et de saint Paul ? Ce serait merveilleux ! Des lois cosmiques en vigueur entre l'époque de Tibère et celle de Philippe II, c'est-à-dire en un espace de seize siècles, auraient brusquement changé depuis quelques années.

VII. — Les « somptueux édifices intellectuels » que Sangnier voudrait nous reprocher trop malignement sont-ils les maisons d'un orgueil damnable ? Nous les trouvons, quant à nous, extrêmement simples. L'avenir les trouvera plus simples peut-être. Il n'y a rien de simple comme la vérité une fois retrouvée. À la faveur des confirmations péremptoires que la course du temps ne cesse de nous apporter, savez-vous la réputation qui commence pour nous ? C'est celle d'un Sarcey 23 de la politique, ce sera celle bientôt d'un Sancho Pança puis d'un M. de La Palisse. Il nous arrive d'être ingénieux pour répondre à des adversaires plus ingénieux et tels que Marc Sangnier. Mais, quant à l'ordinaire, nos constructions sont d'un bon sens fort doux, même un peu gros. Nous les connaissons bien : elles ne peuvent inspirer aucun orgueil.

VIII. — Oui, certes, « l'humilité est la grande vertu des esprits comme des cœurs ». Cicéron avait soin de la comprendre dans les éléments d'une juste définition de l'atticisme. Qu'y a-t-il de plus humble, au grand sens humain et divin, que notre conception de la monarchie ?

Nous admettons que, avec du dévouement, de la générosité, de la conscience et de l'habileté, c'est-à-dire avec « la vertu » chère à Marc Sangnier et aussi avec autre chose, une minorité énergique pourra bien accomplir une révolution heureuse, un coup momentanément favorable à la tradition, à la hiérarchie, à l'ordre, au bien français. Mais ensuite ! Mais gouverner ! Mais administrer ! Mais tous les jours faire un effort pour s'oublier, lutter contre soi et contre les siens, non une fois pour un grand but, mais dans le détail des plus petites affaires, sans être jamais soutenu par la force vivace d'un intérêt humain un peu direct et proche de soi ! Être sublime à jet continu, héroïque à perpétuité, tendre et bander son cœur sans repos et dans la multitude des ouvrages inférieurs qui, tout en exigeant de la conscience et du désintéressement, veulent surtout la clairvoyance, l'habileté, la compétence, la grande habitude technique, s'interdire tous les mobiles naturels et s'imposer d'être toujours surnaturel, chrétiennement ou stoïquement, peu importe, nous savons que cela n'est pas au pouvoir des meilleurs. L'héroïsme peut s'élever à des hauteurs vertigineuses. On ne parviendra point à le monnayer dans les infiniment petits. Ceux qui se représentaient sous cet aspect la vertu des républicains de l'ancienne Rome ignoraient les âpres ressorts de cette vertu morale et politique. Qui songe à établir un ordre songe aussi à instituer des habitudes, à utiliser des passions, à canaliser et régler des intérêts. Le sentiment de la limite des forces humaines, même et surtout dans l'homme bon, généreux, dévoué, nous résoudra donc à réserver pour les grands jours ses réserves d'enthousiasme et d'abnégation. Nous ne lui imposerons pas un système politique qui, en l'exposant à toutes les tentations, lui demandera tous les sacrifices. De tous ces sacrifices le plus simple et le plus facile, le plus rapide, consistera à résigner le pouvoir, un instant conquis, entre les mains de ce gérant compétent et héréditaire dont l'égoïsme même sera intéressé à servir le bien général. Comprendre cela, qu'est-ce au fond ? un mouvement d'humilité justifiée, née du calcul certain de l'incompétence de particuliers comme nous. Et ne pas le comprendre, qu'est-ce encore ? un mouvement d'infatuation. Cette infatuation républicaine évitée, il suffit d'un acte de clairvoyance pour incliner à l'hérédité monarchique.

IX. — « Nous laisser faire par la vérité et par la vie… » Ah ! la captieuse formule. La vérité, assurément. Mais la vie ! Quelle vie ? Il y a des vies basses, égoïstes ; il en est de nobles, mais aveugles et qui courent ainsi aux pertes certaines. Dans l'ordre politique, comme dans l'ordre religieux, il importe de repousser « l'erreur des aveugles qui se font chefs ». Ce n'est pas moi qui parle ainsi, c'est un grand poète catholique, c'est Dante.

X. — Pour réaliser la démocratie, Sangnier n'en est donc plus à vouloir composer à chaque électeur une âme de saint et de roi ? Là encore sa pensée est plus voisine de la nôtre qu'on ne pouvait le soupçonner jusqu'à maintenant. Comme nous, il songe à former une minorité énergique. Pourvu qu'elle soit formée de saints et de rois, « une infime minorité suffit », écrit-il avec un grand sens.

Mais à quoi suffit-elle ?

Redisons, quant à nous, que cette minorité suffirait à battre, dans quelques rencontres décisives, la minorité gouvernante, celle qui oriente la nation française en un sens antinational et anti-catholique.

Marc Sangnier va plus loin : il veut confier à son élite religieuse et morale l'autorité et la responsabilité du pouvoir. Il la constitue en « organe propre à défendre l'intérêt général, qu'il serait puéril », observe-t-il avec raison, « de confondre avec la somme des intérêts particuliers 24 ». Certaines forces seraient affranchies de la tyrannie des intérêts privés : c'est-à-dire, si je comprends bien, elles deviendraient désintéressées. Cette première condition remplie, elles seraient coordonnées entre elles et rendues convergentes au moyen d'un centre d'attraction, le Christ. Dans le Christ et par lui, « la vérité, la justice, l'amour, la solidarité », deviendraient, d'entités purement « intellectuelles », de vivantes réalités. Dans le cœur, dans la chair et dans le sang de ceux qui l'ont élu, ce Christ divin crée par ses promesses, par sa présence et par son amour, des mobiles, des forces, enfin une « vertu » : cette « vertu » puissante de charité civique, qui, en chacun de ces volontaires du Christ, fera passer l'intérêt général avant l'intérêt particulier. Et, pour mieux dire, écrit Sangnier, elle les convaincra que ces deux intérêts se rejoignent en Dieu. Le Christ augmentera le désintéressement, il en fera du dévouement, et même il définira ces hautes vertus, il les précisera, en leur donnant pour règle vivante la primauté du « nous » sur le « moi », du tout sur la partie, du corps sur le membre, de l'ensemble sur le détail et, par conséquent, de la cité sur le citoyen.

Ai-je bien compris le système ?

Il est très beau, mais plus insuffisant encore qu'il n'est beau. Il est très beau, parce qu'il n'a rien de nouveau. Le plaisir intellectuel que me donne la doctrine de Marc Sangnier vient de ce qu'elle éveille en moi les plus nobles souvenirs du Moyen-Âge, pour ne pas remonter jusqu'à l'Antiquité. Elle me contraint à penser à la Chevalerie, ou, plus précisément, à tel Ordre religieux et militaire, celui, par exemple, des moines hospitaliers et guerriers de mon illustre compatriote Gérard Tenque, Gérard du Martigue 25, qui fit école d'héroïsme et de sainteté. Ce n'est pas chez nous que l'on contestera aux vertus chrétiennes disciplinées par le catholicisme une vertu d'impulsion et d'enthousiasme. La preuve en est que, dès le premier jour, ceux d'entre nous qui ne font pas profession de foi catholique se sont constitués défenseurs, amis, alliés du catholicisme, non seulement comme Français, mais comme citoyens du monde moderne et sujets de la civilisation occidentale. Les motifs surnaturels, à condition qu'ils soient guidés et définis par la vénérable sagesse de l'Église, sont d'un prix infini. Nous avons, quant à nous, le cœur trop bien placé pour dire à nos amis les croyants catholiques : « Vous serez plus braves que nous devant le commun adversaire », mais nous savons aussi que nous aurons beaucoup à faire pour les surpasser. S'il ne s'agit que de se battre, c'est-à-dire de se risquer, de se sacrifier, de se dévouer, ils ont bien la force des forces, la vertu des vertus.

Mais il ne s'agit pas seulement de se battre. Il faut vaincre. Il faut profiter de la victoire. Ici, au lieu de spéculer à perte de vue, ce qui peut être utile en certains cas, il convient de rouvrir l'Histoire pour apprendre comment les choses ont coutume de se passer. Nous venons de parler de la Chevalerie. Elle a jonché de ses cadavres la route des Lieux Saints, jusqu'au jour où les grands barons, la papauté, Venise, c'est-à-dire les vieux organes politiques de l'Occident chrétien, firent coopérer leurs puissances diverses pour le succès de la première croisade. Gérard Tenque et les siens constituèrent bien la brigade de fer au service de la baronnie du Saint-Sépulcre, du royaume de Jérusalem et plus tard du monde latin tout entier : ils ne prétendirent jamais à y créer un organe du gouvernement, une souveraineté, une règle, eux qui avaient poussé le détachement, le désintéressement, ce que M. Fonsegrive 26 appelait le sens social, ce que Marc Sangnier nomme le sentiment de l'intérêt général, jusqu'au point de souscrire aux engagements monastiques ! Rhodes, Malte, ont été des casernes-couvents. Mais ces bastions de la chrétienté ne jouèrent jamais le rôle d'acropole ou de métropole qui était dévolu à Rome, à Paris, à Aix-la-Chapelle.

Donc, la forme guerrière de cet intrépide génie civique que Sangnier voudrait cultiver dans l'élite, sera loin de suffire à tout, même à la guerre. Il n'y aurait point de Geste française sans elle. Il n'y aurait point de France sans une Jeanne d'Arc. Mais nous avons noté plus haut que cette Pucelle héroïque fut bonne tacticienne : notons aujourd'hui que le Roi à qui elle se présenta et qui lui obéit fut aussi le premier de France qui ait tout à fait prévu le rôle de l'artillerie dans les batailles.

Si donc il faut de braves troupes capables de préférer l'intérêt général à leur propre salut, le salut général à leur propre intérêt, il faut des chefs plus que vertueux : il faut des chefs qui soient capables de connaître exactement quel est cet intérêt-là, où il est, quel est le moyen de salut et en quoi il consiste précisément. Question de clairvoyance et de compétence, qui est distincte de l'héroïsme, mais qui n'est pas non plus une simple question de talent individuel. L'intelligence personnelle de Pierre l'Ermite ne s'était pas éclipsée quand il s'associa Gautier Sans-Avoir 27. Mais le pauvre chevalier et le pauvre moine étaient seulement dépourvus de supériorités d'éducation et de position qui ne manquèrent pas à Godefroi de Bouillon.

Marc Sangnier me pardonnera-t-il un blasphème ? En politique et dans l'intérêt même des causes les plus saintes, il est un excès d'héroïsme qui peut être funeste. Gautier Sans-Avoir et Pierre l'Ermite sacrifiaient sans marchander les centaines et les milliers d'existences humaines qu'ils jugeaient nécessaires pour emporter une bicoque, châtier la paresse ou la félonie, faire tels ou tels exemples intimidants. Ils procédaient en véritables Napoléons, avec le talent en moins. Ces héros déclassés excellent à brûler les villes pour faire cuire un petit œuf : les héros encadrés et qui se sentent à leur place ont plus de soin du résultat, lequel importe en politique. Par exemple, un vrai chef, et qui n'est pas improvisé, ménage la vie de ses hommes. Il les mène à Jérusalem combattre les païens et les infidèles : il ne se soucie pas de les faire massacrer en route par les Bulgares ou décimer par la maladie et la faim. Autant que possible, il a un service d'intendance et d'infirmerie, une administration. Il a conclu des traités avec les États sur le territoire desquels il veut passer. Il est économe de sang, d'efforts, de dévouements, en vue de ce qu'il faudra prodiguer plus tard devant l'ennemi qu'il veut abaisser. Que vous dire, mon cher Sangnier ? L'habitude dut être pour quelque chose dans les mesures de prudence et de prévoyance que l'histoire mentionne dans la croisade organisée par Godefroi. Or, je crois bien qu'à la racine de ses habitudes vous trouverez un phénomène naturel, un phénomène d'égoïsme et d'intérêt, d'ailleurs légitime. Ce preux était un prince ; ce chevalier, un souverain. Il tenait de ses prédécesseurs, de ses pairs, certains soucis, certaines mœurs, certains procédés qui n'appartiennent qu'à celui qui commande en propriétaire. Réfléchissez, et dites-moi si la propriété — non des hommes, mais du commandement sur les hommes, auquel donnait droit la possession féodale des terres, — ne fondait point quelques-unes des aptitudes que nous admirons dans ce chef ?

Ce qui manquera à l'élite de vos âmes saintes, de vos âmes royales, ce sera justement ce calcul, cette prévoyance, cette habitude de manier des grands intérêts, qui naît de la propriété. Nous avons dit souvent qu'une élite, une minorité peut gouverner convenablement un État. Mais pourquoi ? Et comment ? Et dans quelles conditions ? Réfléchissez encore. Les aristocraties prospères ont eu pour fondement commun la propriété. Les plus grands propriétaires de l'Attique recevant et transmettant par héritage cette fortune amalgamée à la terre de la patrie, ont composé le corps des eupatrides d'Athènes. Les plus grands propriétaires du Latium, chefs d'exploitation agricole, ont donné de même le patriciat romain. Semblable phénomène à Venise, à Florence, à Gênes : l'aristocratie dirigeante y était formée des grandes familles trafiquantes ou industrielles, suivant la nature des territoires et des affaires qu'on y traitait. Partout, la condition commune se retrouve. Autant que les sénateurs ou que les doges, des plébéiens, des soldats et des matelots se sont immolés volontairement au bien de l'État : cependant les corps qui ont administré l'État avec sagesse, avec ordre et avec succès n'étaient composés que de personnages largement intéressés, par les richesses qu'ils possédaient dans l'État, à la rapide perception, à la défense immédiate des intérêts de la patrie. Ces intérêts communs leur avaient, en effet, donné de longue date (outre l'habitude de ne point tout abandonner aux petits intérêts rivaux) le souci d'arriver vite et bien aux accommodements, — transactions de fait sans lesquelles rien n'aboutit. De nobles cœurs, dans des poitrines de purs idéalistes, dénuées de tout lien avec le monde matériel, feront sans doute, avec une aisance parfaite, le sacrifice d'un temporel dont ils se sentent détachés par profession : mais sacrifieront-ils aussi aisément une idée ? un parti pris ? un caprice ? un goût ? Les héros sont bien pointilleux. Je les crains beaucoup en affaires, et, dussé-je indigner quelques royalistes gothiques, les affaires d'État sont des affaires, elles aussi.

Permettez-moi d'insister encore. C'est capital.

Nos Gaulois contemporains de Jules César n'ont manqué ni de générosité ni de dévouement à la cause de leur pays. Eux qui donnaient leur vie, ils ont su rarement se faire une concession d'amour-propre.

À qui, à quoi l'eussent-ils d'ailleurs faite ? Au bien public ? Mais le connaissaient-ils ? Existait-il pour eux ? C'est à tort que l'on parle d'une nation gauloise. La Gaule était une expression géographique, et son territoire occupé par des races aussi diverses que les Celtes et les Ligures, les Ibères et les Kymris. Ce territoire était lui-même, ce qu'il est plus encore aujourd'hui, d'une extrême variété de cultures et d'exploitation. Les aristocraties qui, d'un territoire exigu, surent fonder de grands empires, possédaient une situation économique très homogène, Carthage et Venise faisant uniformément du trafic, Rome du labour et du pâturage : de là une grande unité de vues parmi ceux qui représentaient l'intérêt économique commun. Ici, mon cher Sangnier, c'est le contraire : les fédérations gauloises souffraient déjà de l'immense variété de l'effort économique français, tel que l'établit la variété de notre géographie.

Grande culture et petite culture, culture de la vigne et culture de la betterave ou des céréales, les intérêts sont déjà en antagonisme dans le seul domaine agricole ! Mais ajoutez les industries qui en procèdent et le commerce, qui est aussi très développé sur notre longue étendue de côtes que baignent deux mers, la disposition rayonnante des voies ferrées, la pente diverse des fleuves qui dicte son ordre aux canaux… Toute élite morale qui, d'un pays ainsi construit, se dégagera par élection ou par sélection, pourra bien s'être recrutée — d'un comble de chance — parmi les éléments les plus représentatifs de la fortune nationale : plus ils exprimeront fidèlement la France, plus ils seront en guerre les uns contre les autres, non par étroitesse de cœur, mais par diversité et tyrannie de leurs points de vue respectifs !

Avec la meilleure volonté du monde, ils travailleront à se neutraliser, à s'annuler les uns les autres, et enfin à se soustraire les uns des autres. Une soustraction mutuelle, un amoindrissement mutuel, tel sera leur commun et constant caractère. Ils ne pourront être ajoutés les uns aux autres, comme ils l'ont été autrefois, que par l'opération d'une force d'une autre essence, quoique fondée aussi sur la propriété — la propriété du commandement — par une force représentative des intérêts, mais les dominant, de la même manière que la prospérité politique représente et domine la prospérité économique dans un État.

De quelque façon qu'on la compose et si excellemment qu'on la recrute, nulle aristocratie française ne gouvernera notre France. Très bien faite, comme royaume, la France est un paradoxe géographique, un monstre européen, en régime républicain. La seule absence d'un pouvoir assez fort pour faire converger nos intérêts trop variés nous voue à des luttes furieuses : chaque instant d'une vie pareille équivaut pour le pays à une blessure, qui le divise, qui l'épuise et le rapproche certainement de sa fin.

Que Sangnier ne parle donc plus si exclusivement de générosité, d'héroïsme, de dévouement ! Qu'il n'exagère point l'appel à la vertu ! en un sujet où la vertu est nécessaire, mais insuffisante ! La première charité du brenn 28 le plus charitable fut et dut être pour son clan. Il lui était impossible de sentir dans quelle mesure ce clan devait sacrifier ses intérêts vitaux, ses intérêts d'État, aux intérêts d'État de la terre gauloise qui n'existait point comme État. De même aujourd'hui, où la terre de France tend à perdre son rang d'État, les esprits que le vocabulaire patriotique ne grise pas, savent parfaitement que les grands devoirs, les devoirs supérieurs, ceux auxquels tout est sacrifié dans la conscience des meilleurs chefs de parti, des meilleurs chefs d'exploitation et d'industrie, des meilleurs directeurs de la presse et de l'opinion, ne sont plus, ne peuvent plus être les devoirs éloignés, indistincts, nuageux, du patriotisme. C'est à l'œuvre collective immédiate que les plus dévoués sacrifient tout et doivent tout sacrifier, en fait : Mon journal avant tout ! Mon parti avant tout ! Ma ligue, mon hôpital, mon école, mon bureau de bienfaisance ou ma circonscription électorale ayant tout ! Des responsabilités de chair vive ou de charges d'âmes pèsent sur l'imagination de ces messieurs : elles s'imposent donc à eux. Ils se sentent le droit de sacrifier leur bien personnel et, les plus héroïques, celui de leur famille : mais leurs ouvriers, leurs compagnons, leurs collaborateurs, ils ne peuvent oser les immoler à des nécessités supérieures qui, pour eux, manquent d'âme vivante ou de corps défini. Chacun a donc son petit royaume, sa seigneurie particulière. Mais, le royaume entier, qui donc aura, je ne dis pas seulement le moyen, mais même, en conscience, le droit d'y songer un peu ? Qui sera en mesure de concevoir assez nettement, assez solidement l'intérêt le plus général pour imposer ou consentir le sacrifice d'intérêts particuliers d'une bonté indiscutable, d'une utilité évidente et d'un prix souvent infini ? Il y a là matière à un droit régalien et qui, sans roi, sera moins qu'inexercé : absolument inexerçable.

Les conservateurs aiment à citer comme de bonnes Assemblées souveraines la Législative de 1849 et l'Assemblée élue en 1871. Ils ont raison, en ce sens que la France n'y était pas représentée trop inexactement dans ses intérêts économiques et moraux ; on doit à toutes deux de bons décrets, de bonnes lois sur des objets de discipline, d'ordre intérieur, d'administration. Mais la première, ayant laissé l'Empire se constituer, a réuni toutes les conditions de notre déchéance en Europe ; la seconde a signé cette déchéance en laissant faire la troisième République : ces bonnes Assemblées ont donc été les plus impolitiques de toutes, si on les juge du même point de vue auquel il faut se placer pour juger Charles VII, Louis XI ou Richelieu. De ce haut point de vue d'État, du point de vue des résultats ultérieurs, auquel il faut se mettre pour juger ces souverains, on ne voit pires incapables que ces hommes de Bordeaux et de Versailles qui ont laissé fusiller par M. Thiers 7 000 ouvriers parisiens, et n'ont pas su faire fusiller M. Thiers lui-même ou Gambetta, son acolyte, le jour où le salut national l'exigea ! Ces assemblées, en corps, auraient pu constituer de bons ministères. Elles ont été de détestables souverains. Un excellent esprit administratif, une sagesse financière parfaite, sont des qualités très distinctes de l'esprit politique, qui est fait de vues d'ensemble tournées vers l'avenir par le sentiment du passé.

Aucune oligarchie française ne saurait pourtant donner mieux que les deux Assemblées dont je parle. On a le droit de dire qu'elles représentaient, dans la rigueur étymologique du terme, des aristocraties, la supériorité des vertus, des fortunes, des situations, des traditions et aussi des talents. Même au point de vue intellectuel, c'était le meilleur de la France. Eh bien, depuis vingt-sept ans, les mêmes forces exprimées autrefois par ces assemblées, les mêmes résultantes de tout ce qui fait la qualité de ce pays-ci, ne cessent d'être très régulièrement battues, dominées, gouvernées par les forces de l'adversaire.

Cet adversaire, on le connaît. Il est en France, il rallie des multitudes françaises ; mais il n'est pas Français. Et de là vient sa force. Les Français sans leur roi n'ont plus rien qui leur soit bien vraiment, profondément et sensiblement commun. Le parti républicain en France serait donc, lui aussi, dépourvu d'intérêt commun, sans cette qualité d'étranger ou de demi-étranger qui distingue pareillement les Juifs, les protestants, les francs-maçons et les métèques, lesquels forment l'axe de ce parti. Leur intérêt commun, c'est que nous sommes leur conquête. Ils sont unis par le sentiment, — nécessairement ombrageux, — des différences caractéristiques entre nos mœurs, nos idées et nos traditions indigènes et leurs mœurs, coutumes et traditions à eux. Tout nous condamne donc aux rivalités et aux divisions intestines — fût-ce sur la forme d'une chasuble ou sur le propre d'un diocèse — pendant que l'armée ennemie qui campe en temps de paix sur notre territoire subit des conditions qui la tiennent unie et disciplinée. On me dira du côté de Sangnier et de ses amis ce qu'on dit si souvent du nôtre : — En ce cas formons-nous, unissons-nous, disciplinons-nous. Hélas ! ces choses-là seraient faites depuis longtemps si elles étaient pure affaire de volonté ; mais elles dépendent surtout de l'instinct et des habitudes qui naissent de la forme même du territoire et de la mentalité de ses habitants. Ce ne sont pas des volontés, mais des réactions physiques. Les Français, les fruits de la France, sont partagés toutes les fois qu'il s'agit de savoir où gît un intérêt commun — tandis que nos conquérants judéo-protestants s'assemblent et se forment en bataillon de marche toutes les fois que l'intérêt de leur communauté se trouve en question. Cet intérêt du conquérant est donc pressant, décisif, net, distinct. L'autre intérêt, celui du conquis, est donc lointain, discutable, trouble ou confus. L'un mène aux discussions. L'autre pousse à l'action pratique. La division des uns se fait certes de bonne foi, au nom de sentiments souvent généreux et au nom d'intérêts qui ne manquent pas d'étendue, mais ce n'est pas la bonne ni la mauvaise foi, ce n'est pas le tort ou le droit, que nous agitons ; nous mettons en lumière un fait, fait inévitable chez nous, le fait de la division, qui mène aux défaites, opposé au fait de l'union des étrangers, des hétérochtones, qui les a conduits au succès.

Les partis français ont été défaits de la sorte par les troupes politiques de l'Étranger en 1817, en 1881, en 1885, en 1889, en 1893, en 1898, en 1902, pour ne parler que des batailles législatives. Mais tous ces précédents ne font point que je croie à leur répétition nécessaire et fatale jusqu'à la fin des temps. Même électoralement, même parlementairement, d'heureux succès peuvent sortir d'une crise quelconque. L'on peut aussi rêver de succès plus brillants, plus radicaux et plus décisifs que des succès électoraux et parlementaires. Comme en 1849 et 1871, la crise peut refaire pendant quelques semaines l'unité d'un peuple alarmé. Violemment ou paisiblement, il peut naître de là une solution, un régime, — et c'est à quoi pourra toujours servir l'action d'une minorité énergique, — et c'est de quoi je suis tombé d'accord avec Sangnier. Seulement cette minorité décisive ne peut être qu'une formation de combat. Elle ne peut fournir un gouvernement, comme Sangnier paraît le dire ou le penser. Elle ne saurait conserver le pouvoir sans exposer le pays aux malheurs déjà décrits de 1851 et de 1875. Il faut donc souhaiter à cette minorité assez de clairvoyance pour renoncer d'ores et déjà au pouvoir et souscrire d'avance sa démission de souverain. Il faut qu'elle soit royaliste.

Ce haut degré d'intelligence, de lucidité politique, ajouté à ce qu'elle possède de désintéressement patriote, constitue un élément de force pour elle. Elle serait moins forte si elle s'abusait et s'illusionnait sur sa force : elle disperserait ses efforts et viserait mal. La petite élite de saints et de rois formée par Sangnier sera bien imparfaite si elle ne voit pas ces vérités physiques ; et, si elle les voit, elle lui doit d'y adhérer, d'adhérer à la monarchie. L'héroïque et sainte phalange pourra nous délivrer du mal : si, ensuite, elle s'en remet pour faire le bien à la seule autorité bien outillée pour le bien faire, les idées religieuses de Marc Sangnier n'en souffriront pas. Elles ne seront pas contredites mais complétées, mais adaptées à la réalité historique et géographique appelée la France.

Mais lui, qu'en pense-t-il ?

XI. — Est-il besoin de dire que je n'accepte ni la comparaison mathématique de l'asymptote ni la pétition de principe enfermées en des termes tels que « continuons notre route vers l'avenir ». Sangnier ne sait pas plus que nous où est « l'avenir ». Il parle et écrit comme s'il avait là-dessus d'autres renseignements que nous, ou des renseignements meilleurs, ou encore comme si, cet avenir étant également connu de lui et de nous, il y courait d'un pas alerte, tandis que nous serions fièrement résolus à nous en éloigner.

La philosophie de l'histoire peut bien nous révéler ce qui arrivera si telle cause connue de ruine ou de renaissance survient. Ce qu'on ne peut pas dire, c'est : l'avenir est ici ou là. Un avenir peut être prédit sous condition, non cet avenir absolu qu'évoque Sangnier. Par exemple, on peut faire voir que le succès de la démocratie politique et sociale serait la mort de la France. On ne répond rien de substantiel à nos preuves, elles sont donc acquises. Leur objecter « l'avenir », c'est leur objecter l'inconnu. Quelle raison d'imaginer cette x plus favorable à votre souhait qu'au nôtre? Vous n'en fournissez pas. Vous n'en avez donc pas ; vous vous contentez d'exprimer avec fracas que vous marchez vers l'avenir. Eh ! qui n'y marche aussi ? Marc Sangnier, tous les hommes se hâtent comme vous vers le chemin de la vieillesse et de la mort, et si la plupart des religions nous proposent une explication pour le mystère des tombeaux qui bordent la route, nulle ne nous renseigne sur le mystère des berceaux. Seul le millénarisme des Juifs charnels prétend le percer. Mais depuis deux ou trois mille ans que son impudeur théorise et spécule, il se trompe ou trompe les simples qu'il traîne après lui.

Admettons cependant la rêverie simpliste par laquelle Sangnier s'est laissé abuser. Prêtons à l'évolution cette régularité qu'il lui prête.

« L'effort évolutif des sociétés humaines » ne simplifie pas les intérêts ; il les complique. Mais des intérêts qui se compliquent ne rendent ni plus simple ni plus facile le travail qui consiste à les dominer et à les embrasser par la pensée. L'« effort évolutif » ne peut donc que rendre de moins en moins accessible l'état d'esprit royal du citoyen « pleinement conscient et responsable » que rêve Sangnier. Un tel état ne dépend point d'élans d'esprit ou de cœur, choses morales, mais d'une chose matérielle : la position. C'est par position que le roi des Belges ou le roi d'Angleterre est, de tous les Anglais ou de tous les Belges, le seul « en état de sentir » l'intérêt général des Belges ou des Anglais. La comparaison de l'asymptote est mauvaise parce qu'elle suppose une série de gradations continues, de perfectionnements réguliers, de progrès constants, — une croissance, une poussée intérieure de la vertu, depuis l'état du roi, seul conscient et responsable, jusqu'à l'état d'un nombre n de citoyens devenus rois et passés souverains par le simple fait de leur conscience et de leur responsabilité. Marc Sangnier néglige totalement le point de vue de la compétence. Ni information, ni éducation, ni apprentissage de l'antique métier de roi. La bonne volonté fera tout. Il oublie dès lors de nous dire si cette ascension régulière des consciences et des cœurs sera accompagnée, dans chaque individu, d'un égal avancement dans la fortune personnelle, l'influence sociale et la condition domestique. La fortune augmentera-t-elle avec la générosité ?

On voit quelquefois la générosité augmenter avec la fortune.

La fortune augmente avec la générosité, dit Sangnier. Que fait le pain quand on le coupe et qu'on le distribue ? Loin de se diviser, il se multipliera. Tel est le miracle. L'Église a promis ce miracle pour l'aliment mystique, mais c'est le pain matériel que doit, en bonne logique, multiplier la politique miraculeuse de Marc Sangnier. L'histoire nous montre que souvent les esprits et les cœurs se cultivent et se raffinent, à proportion qu'ils s'élèvent aux conditions d'une vie plus complète. Ce sera ici l'inverse, comme dans la morale en action et comme dans les palmarès, à chaque progrès de la moralité personnelle, une providence politique et économique viendra juxtaposer des primes et des couronnes proportionnelles ! Les Dix, les Cent, les Mille patriciens de Sangnier en arriveront de la sorte, fatalement, à cumuler les vertus de saint Vincent de Paul et les biens des Rothschild. Ils seront purs comme le ciel, riches comme la mer, et leur richesse sera sortie de leur pureté. De bonne foi, comment pouvez-vous espérer ce surcroît de miracle ? Et si vous ne l'espérez pas, si tout doit se passer naturellement, croyez-vous que les situations royales, ainsi définies et précisées, s'improviseront ?

La comparaison mathématique n'est juste, on le voit donc, que tant que l'on s'en tient au point de vue de la seule vertu. La perception de l'intérêt général, qui suppose de la vertu et du talent, exige en outre cette qualité impersonnelle, la compétence, qui résulte d'une longue évolution économique et historique réelle : mais la pauvre asymptote laisse tout cela de côté.

XII. — Oui, la vertu est belle. De grands saints n'ont pas cru qu'il lui fût donné de trouver le chemin du ciel toute seule. À plus forte raison est-elle insuffisante sur terre, dans les difficultés de la vie politique. Marc Sangnier ne veut pas tenir compte d'un si grand point. Je ne lui fais que ce reproche. Je voudrais pouvoir le lui faire amèrement, car il assume des responsabilités très graves, à n'examiner que l'avenir politique de la religion en France. Dans un article de L'Âme latine 29 qu'il faudrait absolument lire et méditer, notre ami M. René de Marans a fait avec une extrême finesse la psychologie de Sangnier sur ce sujet.

Pour lui, dit M. René de Marans, que je regrette de résumer, la réforme de l'individu est devenue le but de l'organisation sociale. Dès lors, Sangnier en vient à préférer, de tous les systèmes, « CELUI QUI NÉCESSITERAIT POUR L'INDIVIDU LE PLUS D'EFFORTS ou, si l'on préfère, le plus d'exercices ». Ce goût du tour de force moral pourrait conduire au goût du martyre: pourquoi ne pas voter et faire voter systématiquement pour Dioclétien et pour M. Combes au nom des raisons qui conduisent à défendre la République et la Démocratie ? Ce serait logique.

C'est [continue M. de Marans] la raison de l'admiration de Marc Sangnier pour le régime démocratique, L'ORGANISATION SOCIALE QUI TEND À PORTER AU MAXIMUM LA CONSCIENCE DE CHACUN. Il est évident qu'ici la démocratie n'est point envisagée au point de vue des avantages ou des inconvénients qu'elle peut avoir pour le pays, mais vis-à-vis de l'individu 30, ou mieux de la réforme individuelle. C'est un motif de développer l'éducation populaire et on lui en sait gré. Singulier et très remarquable exemple d'un simple instrument se transformant en but.

Dans un pareil système, il est assez naturel d'en venir, comme l'observe M. de Marans,

à souhaiter les institutions qui soutiennent le moins l'homme. Plus l'individu manquera de protection du côté de l'organisation sociale, plus il aura besoin, en effet, d'un appui interne, et cet appui est tout trouvé, c'est la foi au Christ.

Pour rendre le besoin plus aigu, l'appui plus nécessaire, il serait conséquent de favoriser en secret les agents de destruction et de bouleversement. Plus les temps seront durs à l'individu démuni, plus il aura des chances d'exercer sa vertu, plus il aura besoin d'aide supérieure. Si l'on mettait le feu à la vieille société, on verrait de beaux mouvements de gymnastique chrétienne…

Je ne crois pas que ce christianisme à la Néron soit de doctrine sûre. Au fur et à mesure que le sentiment de son rôle s'accroîtra et s'éclaircira, Marc Sangnier se verra conduit à corriger cette doctrine. En voie d'amendement, il ne pourra manquer de la compléter : ce jour-là il sera des nôtres. Je ne peux pas lui dire qu'il sera bien reçu, quoique j'aie, de ce chef, une politesse à lui rendre. Il expose, on l'a vu, et très aimablement, à la fin de sa lettre, l'honnête accueil réservé chez lui à tous nos amis. Le Sillon est bien la maison de Marc Sangnier. Mais la royauté française n'est pas le Sillon : la royauté française n'appartient pas aux royalistes, chaque Français y est chez lui du seul fait qu'il y veut entrer. Marc Sangnier sera avec nous, comme nous, sur le même pied que nous, dans la Maison dont le roi est l'usufruitier. Nous n'avons ni promesses, ni menaces, ni conditions à lui faire. Le roi même ne peut vouloir lui demander qu'une chose : vivre et mourir en bon Français.

Article quatrième

Lettre du Dr Walter de Keating-Hart et explication de Marc Sangnier : la restauration de la Monarchie rendrait inutile l'œuvre du Sillon. — Cette œuvre au contraire ne saurait avoir une pleine efficacité que moyennant le rétablissement préalable de l'ordre politique ou de la Monarchie.

En ce point de la discussion, le Dilemme, déjà affaibli par l'objection de René de Marans, perd toute consistance et subit même des transformations si profondes qu'il en devient méconnaissable. Après avoir donné à choisir entre le catholicisme et la monarchie, Sangnier en arrive à tenir le roi de France pour une sorte de précurseur embryonnaire ou de lieutenant provisoire de la démocratie chrétienne. Cette évolution, en partie spontanée, a été notablement stimulée, je crois, par la mise au jour 31 d'une lettre de mon vieil ami le Dr Walter de Keating-Hart, qui relatait la petite anecdote que voici :

… À l'issue d'une conférence donnée par M. Marc Sangnier à Marseille, il y a quelques mois, conférence extra-politique à laquelle pouvaient applaudir tous les catholiques sans renier leurs opinions respectives, je me suis approché de l'orateur entouré et félicité par ses amis.

Ayant joint mes sincères admirations aux leurs, j'ai voulu savoir si je pouvais sans réserve adhérer au Sillon ou si mes convictions royalistes devaient m'en garder.

À nos questions, M. Sangnier a répondu tout d'abord que son journal ne faisait pas de politique, mais que, personnellement, lui et ses amis étaient acquis tout entiers à l'idée républicaine.

— Est-ce simple hasard, ai-je alors demandé, ou bien est-il une raison à ce choix ?

Comment voulez-vous, a répondu Sangnier, que le Sillon et ses adeptes soient royalistes ? Si demain la royauté se rétablissait en France, l'ordre y renaîtrait de lui-même et le Sillon n'aurait plus de raison d'être.

Ce qu'entendant, je me suis écrié : « Merci, Monsieur, pour le régime monarchique ; je n'en avais jamais entendu pareille apologie. Permettez-moi seulement de comparer votre cas à celui d'un médecin qui refuserait d'employer un remède capable de sauver son malade, sous le prétexte qu'il n'en serait pas l'inventeur. »

Je ne garantis pas le texte des paroles que je cite. Mais le sens tout entier y est, je l'affirme, et quelques personnes présentes à l'entrevue s'en souviennent comme moi.

Je regrette que la discussion ainsi commencée n'ait pu atteindre à sa conclusion nécessaire. Un punch attendait M. Sangnier, et, à l'appel de ses amis, j'ai dû me retirer beaucoup plus tôt que je n'eusse voulu.

Je le regrette d'autant plus vivement que j'ai peine à croire qu'un admirateur aussi convaincu du régime monarchique soit l'irréconciliable ennemi de sa réalisation. Je veux espérer aussi voir un jour un talent oratoire aussi remarquable que celui de M. Sangnier au service de la plus juste et de la meilleure des causes…

Dr WALTER DE KEATING-HART.

Cette lettre à peine parue, Marc Sangnier adressait la lettre suivante au directeur de L'Action française 32. Comme on va le voir, Marc Sangnier annonçait d'abord son intention de répliquer à nos critiques antérieures. Puis, il courait au plus pressé :

Monsieur le Directeur,

Je compte toujours trouver bientôt un instant pour répondre aux critiques si serrées et si utiles de M. Maurras. La lecture de L'Action française du 15 août dernier m'a été vraiment très profitable. Ma vie est si agitée et j'ai si peu le temps de réduire en système les idées qu'elle m'apporte que c'est pour moi une bonne fortune d'être aidé dans ce nécessaire travail de codification intellectuelle par un adversaire qui aime la vérité et qui cherche tout d'abord à voir clair.

Je tiendrai seulement à expliquer aujourd'hui, en deux mots, quelle est la véritable signification des paroles que M. Walter de Keating-Hart me prête dans le dernier numéro de votre revue, avec quelque inexactitude d'ailleurs, et qui pourraient abuser vos lecteurs sur mes sentiments :

Comment voulez-vous, me fait dire votre correspondant, que le Sillon et ses adeptes soient royalistes ? Si demain la royauté se rétablissait en France, l'ordre y renaîtrait de lui-même et le Sillon n'aurait plus de raison d'être.

Voici ma véritable pensée :

Il y a, à la crise anarchique dont souffre aujourd'hui notre France inorganique, deux solutions : la solution monarchique qui rétablit l'ordre par voie d'autorité dynastique ; la solution démocratique qui développe la force et l'autorité directrices au sein même de la nation.

L'effort du Sillon est absolument indispensable à la seconde solution : la première, au contraire, lui enlèverait, en un certain sens, son utilité.

J'ai donc dit tout simplement que si l'ordre était rétabli par la monarchie, il n'aurait plus besoin de l'être par la démocratie organique ; tout de même que s'il l'était par cette dernière, il n'aurait plus besoin de faire appel au concours de la monarchie.

Inutile, n'est-ce pas ? d'ajouter, Monsieur le Directeur, que la solution démocratique m'apparaît tout à la fois comme supérieure en dignité morale et comme plus opportune et plus aisée, à l'heure actuelle, dans notre pays. Vous savez bien que c'est là le nœud même de nos discussions.

Je ne ferai d'ailleurs aucune difficulté à reconnaître que le Sillon ne perdrait pas toute sa raison d'être en monarchie : son action intime sur les âmes et son rayonnement social pouvant demeurer toujours ; mais il perdrait évidemment de son indispensable utilité ; il est vrai que son influence tendrait universellement à rendre la monarchie inutile : c'est que le Sillon, bien que se développant tout à fait en dehors de la politique militante, est évidemment animé d'un esprit républicain. Je sens bien, Monsieur le Directeur, que nous ne donnons pas tout à fait le même sens à ce mot chez nous et à L'Action française, mais il faut bien parler avec des mots et, sans doute, à force de converser ensemble, nous finirons par nous comprendre parfaitement, sinon par nous entendre.

Veuillez croire, Monsieur le Directeur, à mes sentiments bien cordiaux et les meilleurs.

MARC SANGNIER.

Comme tous ceux qui se dévouent à ce qu'ils appellent l'action, Marc Sangnier couronne de fleurs le théoricien prévoyant, mais lui répond à peu près dans les mêmes termes que l'Aréopage à saint Paul : « Nous vous écouterons une autre fois… » Agir d'abord, on verra ensuite où l'on va ; triste maxime et commune à tous les agitateurs de l'histoire.

Mais, si les avertissements de l'expérience et les prévisions du calcul les laissent fort calmes, nos orateurs se troublent sans mesure du petit fait, du mot ou de l'épigramme de nature à gêner l'action immédiate. Ah ! voilà qui les pique et qui les réveille ! Ils n'ont plus de repos qu'ils n'aient réparé, rattrapé, repris, expliqué. Oui ou non, Marc Sangnier a-t-il dit à Épinal qu'il se moquait de l'excommunication du pape, ainsi que M. Lapicque l'a rapporté 33 ? Oui ou non, Marc Sangnier a-t-il dit à Marseille, en répondant à Keating-Hart, que, « si demain la royauté se rétablissait en France, l'ordre y renaîtrait de lui-même » et que dès lors « le Sillon n'aurait plus de raison d'être » ? Grave question, grave sujet d'inquiétude pour Marc Sangnier, et plus encore pour ses partisans.

Et de rectifier, d'expliquer et de pallier !

Et, vraiment, cela donne envie de proposer à Marc Sangnier un marché : nous lui offrons quitus des deux phrases malencontreuses, s'il veut nous promettre en échange de faire une retraite de trois jours pleins à L'Action française, pour réfléchir, du point de vue de l'intérêt français et de l'intérêt catholique (qui sont liés), à la gravité des responsabilités qu'il assume. Aussi peu politiciens que possible, bien que nous occupant uniquement de politique, nous n'éprouvons aucun désir de créer à Sangnier de petits embarras.

Nous distinguons parfaitement ce qu'il y a de noble dans ses campagnes et de généreux dans son action personnelle. Mais, faute de réflexion de sa part, ces hautes qualités, ces qualités précieuses, travaillent au désastre. Nous voudrions qu'elles pussent servir, au lieu de nuire, voilà pourquoi, tout en leur rendant justice au risque d'impatienter nos meilleurs amis, nous ne nous lassons pas de signaler l'effroyable erreur de la direction adoptée. Le guetteur de la tour fait sa veillée mélancolique ; il vous signale, dans un intérêt commun, l'embûche sur laquelle vous vous précipitez. Y tombez-vous, ses taquineries ou ses invectives ne vous auraient pas arrêté.

L'accent ami de mes querelles m'allégera de tout remords.

Marc Sangnier ne dément pas les paroles que lui « prête » Walter de Keating-Hart. « Prêter », que veut dire ce mot ? Si on lui prête ces paroles, si elles ne sont pas de lui, il n'a pas à en rétablir la « véritable signification ». Mais il rétablit celle-ci. C'est reconnaître que lesdites paroles sont siennes et qu'on ne lui a rien « prêté ». Sans doute il se plaint de « quelque inexactitude ». Mais laquelle précisément ? Aussi précis que Marc Sangnier se montre vague, Hart garantit d'ailleurs que « le sens tout entier y est ». Il offre de produire des témoignages confirmatifs. Ce sens est donc exactement rapporté et la lettre de Marc Sangnier précise non ce qu'il a dit, mais bien ce qu'il eût voulu dire.

Et là nous retrouvons la même pensée arbitraire que nous connaissons : « Il y a deux solutions à la crise anarchique dont souffre la France… » Sangnier me réédite la concession d'Athalie : « Ce sont là deux grands dieux ». Eh bien, non. Et non. L'opiniâtre petit Joas a raison :

Lui seul est Dieu, Madame, Et le vôtre n'est rien 34.

Votre solution n'en est pas une, mon cher Sangnier. Le papier souffre tout, mais on ne peut vraiment appeler solution ce qui ne résout rien, laisse subsister le problème et le rend même plus aigu.

D'abord, « la solution démocratique » de Sangnier enveloppe une contradiction dans les termes, car rien de moins démocratique que ce développement de « force » ou d' « autorité directrice » « au sein de la nation ». Comme le montrent les précédentes déclarations de Sangnier, cela constituera et aura dû constituer une élite dirigeante, un corps animé de l'âme des saints, c'est-à-dire, qu'on y consente ou non, une aristocratie. « Démocratie organique », dit-il plus loin. Très bien : cercle carré 35.

En second lieu, cette solution aristocratico-religieuse est matériellement impossible, impossible en pratique, en fait, étant donné l'état de la France moderne. Marc Sangnier trouve sa pseudo-démocratie chrétienne plus opportune, plus aisée. Je lui dirai comment : il est plus « opportun » et plus « aisé » de faire de l'agitation démocratique ; ce qui n'est pas aisé, ce qui est impossible, c'est d'en faire sortir un résultat catholique ou nationaliste : un succès. Ce que nous proposons, au contraire, n'est pas facile. Et, c'est très dur, nous ne l'avons jamais dissimulé. Nous occupons une position difficile. Mais c'est là seulement qu'il n'est pas déraisonnable de se tenir. Toutes les autres positions sont intenables. Il faudra sans conteste beaucoup d'intelligence et de dévouement pour battre l'ennemi, mais il n'est battable que là. Ailleurs c'est folie pure que de rien espérer ni risquer. Nous l'avons démontré à Sangnier plusieurs fois. Il n'a rien répondu, inutile de revenir.

Troisièmement, le procédé aristocratico-républicain présente de grands dangers : quoi que fasse et que dise Sangnier, il sera toujours traité, par les hommes du bloc 36, de bonapartiste ou de royaliste ; on ne Ie recevra jamais pour républicain ; il s'entêtera à s'affirmer tel ; il sera donc sommé de fournir, en outre de ses affirmations, les preuves de son loyalisme. Les preuves, en terminologie politique, s'appellent des gages. Et lesquels ? Buffet, dans l'Enquête sur la monarchie, a montré que les gages à donner aux républicains-nés, — juifs, protestants, maçons, métèques, — se réduisent toujours à quelque « infamie ». Une infamie, Sangnier n'en commettra jamais, à son escient : mais, en politique, il est des erreurs pires que des crimes : je lui prédis qu'il sera engagé, peut-être avant peu, dans les pires erreurs afin de soutenir son état de républicain.

… Bien inutilement d'ailleurs. Les concessions des modérés ne les sauvent pas des violents. Mais je ne suis pas un modéré, dit Sangnier ; je suis un révolutionnaire, un anti-bourgeois ! Cette pauvre défense ne trompe pas la foule, qui reconnaît le fils de bourgeois, et de grands bourgeois, à l'accent et au masque, si ce n'est au grain de l'habit. Cette défense m'inquiète pour la fermeté de Marc Sangnier. Il ne faut jamais renier sa classe originelle ; le sentiment de classe est un des facteurs du sentiment national. C'est en reniant leur naissance ou leur caractère, que les Mirabeau, les Sieyès et les Grégoire ont commencé à décomposer leur pays.

Est-ce sur le terrain social ou sur le terrain national que Sangnier donnera des gages ? Il en donnera. Ce platonique amant de l'ordre, que l'on a vu s'armer contre tous les désordres, les augmentera et les servira.

Contradictoire en elle-même, contredite ou contrariée par les circonstances, enfin vouant ceux qui s'y livrent aux chances les plus sûres de déshonneur ou d'infamie, telle est cette démocratie que Sangnier ose appeler une solution, sans trembler, à l'idée d'y rattacher le sort de son œuvre. Cependant, dit-il, le Sillon se développe « tout à fait en dehors de la politique militante ». Mais il ajoute que l'« utilité indispensable » du Sillon est de résoudre un problème de politique pure : celui de l'ordre public ! Comprenne qui pourra de pareils logogriphes 37

J'avoue ne pas saisir les deux idées distinctes que Sangnier se fait du Sillon, je le défie de les penser toutes les deux en même temps : elles s'excluent. Il faut parler avec des mots, mais encore faut-il que ces mots représentent des idées compatibles. Ce brillant esprit est bien décevant ! Si, las de le presser de vains questionnaires, je consulte mes souvenirs, le Sillon m'apparaît comme un mouvement d'éducation populaire, un cercle d'études sociales, très mystique et très pratique tout à la fois, le monde de la fraternité intellectuelle et morale, mû par le souffle de l'amour. Je n'y aperçois nulle part le rouage technique, l'organisme politique destiné à rivaliser avec les monarchies de l'Europe et, le cas échéant, à rendre la monarchie inutile en France. Je me suis même plu à considérer éventuellement le Sillon comme une des ressources et des parures de notre royaume à venir. Le zèle et l'activité prosélytiques sont des biens nationaux d'un prix incomparable. Tout royaliste en qui revit une parcelle de la prévoyance et du patriotisme des rois ne peut voir sans tristesse de si grands biens méconnaître leur vrai destin.

Sangnier se figure le prince héréditaire comme un factotum suffisant à tout, en vertu d'on ne sait quelle satrapique omnipotence ! Sans doute, un roi rétablit l'ordre et, l'ordre rétabli, il se réserve en propre le domaine de pure politique qui n'est qu'à lui : la diplomatie et la guerre, la haute police et la haute justice, car nous avons vingt fois montré qu'aucune vertu, si généreuse ou vaillante fût-elle, ne saurait administrer sainement et utilement ce domaine d'État, privilège éternel des pouvoirs héréditaires, nationaux, qui se dégagent du sein d'un peuple, ou qui lui sont imposés du dehors. Nous l'avons souvent dit : vous ne voulez pas des Capétiens ? Vous aurez les Hohenzollern, ou, pendant l'interrègne, les grandes familles juives, protestantes, maçonnes et métèques régneront sur vous ! Tant que les hommes seront engendrés par le sang et que le sang sera versé dans les batailles, c'est par le sang que l'ordre proprement politique sera administré. Monarchiques ou collectifs, anciens ou modernes, américains ou européens, les États (en tant qu'États) sont voués à des principats héréditaires : celui de la République française comme les autres. Vous pouvez, certes, une chose, Marc Sangnier, et votre Sillon : vous pouvez aider le sang étranger qui gouverne la France à en rester le maître. Vous pouvez consolider la République, mais je dis : cette République. L'œuvre du Sillon et les œuvres similaires, les associations de volonté et d'intelligence ne sauront ni fonder ni gouverner l'État. Cela ne saurait faire un doute. Nous sommes d'accord là-dessus, il faut dans notre intérêt même à nous autres sujets, il faut que quelqu'un puisse dire : « l'État c'est moi ».

Mais, cette sphère de l'État bien réservée et mise à part, la monarchie n'apporte aucunement aux bons citoyens, aux associations nationales, aux groupements religieux une besogne toute faite, mais, simplement, la faculté d'exister librement, de se développer sans contrainte, de vivre en paix sous des lois justes. Si donc l'ordre était rétabli par la Monarchie, elle ne rendrait pas le Sillon inutile, comme vous l'avez dit à Hart ; cet ordre permettrait au Sillon de se développer en toute sûreté ; ce que vous appelez la démocratie organique, ce que nous nommons la nation organisée aurait tout à faire : le travail pourrait commencer. Les gens de bien pourraient concevoir l'espérance d'agir enfin utilement.

Souvenez-vous des règnes de Henri IV et de Louis XIII, l'un et l'autre si remarquables au point de vue de l'activité ecclésiastique et qui déterminèrent une renaissance du catholicisme. De tels règnes vous serviraient plus que la Ligue, dont je ne médis point, puisque j'aurais « ligué » pour ma part, jusqu'à la conversion du roi huguenot et non au-delà. Les deux premiers Bourbons fournirent à la vie religieuse du pays une aire de paix, une base d'ordre public. Ce que les dissensions gaspillaient fut organisé, concentré, ramassé. Cela permit l'Oratoire, les Filles de Charité, les commencements admirables de Port-Royal. Nous avons souvent dit aux hommes de talent que la République use et décourage ; quelle longue, pleine et utile carrière ils pourraient courir, une fois soutenus par le vœu d'un souverain qui ne tiendrait pas son pouvoir du caprice électif ! Et ces avantages personnels ne seraient de rien en comparaison des avantages publics que retireraient la société, les sociétés, NOS RÉPUBLIQUES, de l'ordre rendu à l'État.

La monarchie rétablit l'ordre, accordez-vous. Eh bien, l'ordre une fois conquis, croyez-vous que l'activité doive s'arrêter ? Elle se multiplie, au contraire par la facilité que l'ordre lui procure. Qu'est-ce l'ordre, en toute chose, si ce n'est pas la possibilité d'un mouvement heureux, le moyen du progrès rapide ? L'ordre n'est qu'un moyen. C'est un point de départ. Rétablir l'ordre restitue une atmosphère favorable à l'activité charitable ou patriotique, économique ou religieuse. Cet ordre rend l'œuvre possible ou meilleure. Il lui garantit la durée, lui fournit des auxiliaires ou des protecteurs. Réfléchissez, vous verrez bien que le monarque fait précisément la condition même de tout ce que votre œuvre comporte d'utile. Cet homme d'armes veille sur le sillon que vous tracez. Il vous dispense de labourer l'épée à la main. Me direz-vous qu'il est plus beau et plus digne de faire à la fois les deux choses ? Je crois, tout au contraire, mon cher Sangnier, que cela est fort laid. Non, cela n'est pas digne d'une civilisation avancée, d'un genre humain sorti de ces confusions de pouvoirs qui sont naturelles aux sauvages. Le beau et le digne, cela consiste à faire quelque chose bien. Cela exige donc quelque division du travail. Plus l'épée et le sceptre sont tenus d'une main exercée et habile, plus vous avez loisir et chance de conduire votre labour.

Article cinquième

Troisième lettre de Marc Sangnier. La monarchie serait, dans l'évolution des sociétés, une étape analogue à l'institution de l'esclavage. — Acte de foi, dans l'avenir de la démocratie. — Nos réponses. — Vanité des hypothèses d'évolution sociale. — L'hérédité du pouvoir est la loi constante de la sécurité des États.

D'après L'Action française des 15 avril et 15 mai 1905.

Libre à Sangnier, dans son Sillon, de se montrer plus exclusif à notre égard que nous ne le sommes au sien : mais c'est là son affaire personnelle et non doctrinale. Que la volonté ou la passion de Sangnier décrète ce qu'il lui plaira : sa qualité de catholique lui interdisant d'adopter à son caprice n'importe quelle doctrine, nous sommes toujours assurés de « tenir » Marc Sangnier dans la mesure où il se tiendra au catholicisme. « Nous », dis-je, hommes d'Ordre et de tradition, nous Français patriotes, royalistes conscients ou inconscients.

Cependant sa passion hostile, son désir de multiplier les différends et les désaccords entre nous ne sont pas éléments qu'il faille mépriser, et je suis frappé, pour mon compte, de cette vivacité, de cette âpreté. On dirait même que le soin que nous prenons d'analyser, pour les dissoudre, les obstacles artificiels qu'il élève dans l'intervalle qui le sépare de nous, a le don de fouetter et d'exaspérer sa merveilleuse boulimie de nous fuir. Il a mis au service de cette passion une ingéniosité véritable, un zèle presque aussi ardent, et plus ardent peut-être que celui qu'il dépense à lutter contre les ennemis de sa foi. La fragilité des barricades qu'il édifie, le peu d'étendue et de profondeur des fossés qu'il creuse, le dépitent sans doute, mais ne le découragent point. Un argument faible n'est pas nécessairement dépourvu de portée. Sangnier fait arme et outil de tout, il en compose un ensemble assez spécieux. Qu'il n'y ait rien dessous, cela saute aux yeux de quiconque approche et examine, et l'on est bien obligé de se demander avec quelque scandale comment un prédicateur de charité et d'amour peut en venir, dans la pratique, à se montrer aussi irréconciliable et profondément diviseur. Auguste Comte a fait un vers alexandrin tout exprès pour inviter son disciple à être « conciliant en fait, inflexible en principe 38 ». D'après quel article de la foi catholique Marc Sangnier justifie-t-il une attitude extrêmement molle et facile sur les principes, mais intraitable quand les personnes, les groupes et les coteries sont en jeu ?

Ce tour d'esprit ou de caractère, qui peut mener fort loin, s'appela de tout temps l'esprit de parti. Il y a cependant ici autre chose : cet esprit de parti est encore celui d'un parti très particulier, si l'on peut ainsi dire. Notre parti républicain français est très particulièrement attentif, jaloux, ombrageux, pour tout ce qui touche aux questions d'orthodoxie, et Sangnier, qui, sous ce rapport, ne le connaissait pas mal, l'imite le moins mal possible. « Suis-je orthodoxe ? » C'est le souci profond, c'est le rêve anxieux de l'inventeur du sillonisme. Il s'efforce donc d'être ce qu'il veut être et, comme il a très justement observé que l'orthodoxie des républicains n'a qu'un symbole négatif et qu'elle se mesure bien moins sur les idées qu'on a que sur les idées qu'on n'a pas, comme il a vu de même que la république est, selon l'expression de M. Anatole France, « simple absence de prince », le bon républicain devient donc pour Sangnier celui qui se sépare et qui s'éloigne de la réaction.

Mais qu'est-ce que la « réaction » ? C'est ce que Sangnier ne sait pas. Il ne sait pas que c'est la vieille France, l'antique Église tout entière, et son ignorance lui permet de crier qu'il n'est pas un réactionnaire et qu'il voue à la réaction une haine aussi vive qu'à la maçonnerie. Malheureusement, les vrais ennemis de la réaction, les républicains de naissance, ne se payent ni de mots ni de cris. En signe de pensée sincère et de croyance profonde, il leur faut des actes. Ils en exigent donc. Là, je l'ai déjà dit, commence un risque très distinct, ce risque de « l'infamie » annoncé par André Buffet 39. Dire : « Je me sépare de la réaction », c'est vite dit. Le faire voir ou le faire croire est moins vite fait quand on est Marc Sangnier, c'est-à-dire un Français catholique, issu d'un milieu honorable et honoré. La pensée mère du Sillon défend de tirer sur l'Église. Quant à tirer sur la vieille France, si cela n'est pas impossible, cela est dur. Il le fallait pourtant, sur la pente où était Sangnier, et Sangnier ne pouvait pas n'y pas descendre. La lettre qu'on va lire montre bien que la glissade n'a pas tardé.

Multipliant à mon égard les formules d'une courtoisie raffinée, non sans accumuler les précautions et les euphémismes à l'égard des idées et des réalités qu'il attaque, Sangnier s'est efforcé d'apparaître, en politique internationale, en politique militaire, aussi frivole, aussi incohérent, aussi insolent même que le plus inconsidéré des pires sectaires de gauche. Vieille histoire : l'histoire de tous ceux qui, à quelque degré, ont tenu au monde conservateur. « N'êtes-vous pas de ce monde-là ? » lui eût-on demandé, comme la servante à saint Pierre. Pour mieux jurer que non, pour mieux soutenir sa qualité de républicain, pour s'exiler plus ostensiblement de ce monde qui compromet, il n'a pas hésité à engager des hostilités directes contre tout ce que représente d'honorable, de nécessaire ou de précieux ce monde-là. L'armée, l'État, la patrie « territoriale », ont payé les frais du déplacement et du déclassement de Sangnier ; peut-être aussi bien ne se doute-t-il point de l'énormité du sacrifice moral qu'il a consenti de la sorte ; peut-être bien le malheureux croit-il que c'est pour rien.

Voici la lettre à laquelle j'ai cru devoir préparer le lecteur. Était-ce nécessaire, et, comme moi, ne s'y attendait-on ? Je l'avais prédit à la rencontre précédente, et le lecteur l'avait prévu aussi bien que moi. À cette vieille prédiction, il est aisé d'en ajouter de neuves. On se demande si Sangnier, dévoré, agité de l'esprit de révolte contre l'ordre intérieur et la vie sociale de son pays, pourra tarder longtemps de témoigner la même fermentation libérale et démocratique à l'intérieur de son Église, institution aristocratique et autoritaire. Là-dessus, je dirai au lecteur : Patience ! Ces doutes, ces soupçons, ces pronostics ont été en leur temps les miens. Vous les verrez un peu plus loin. En attendant la réponse que nous feront les faits, on peut être certain que, quelle qu'elle soit, elle viendra à notre appui. Suivant un dilemme nouveau, plus sûr que celui qui a donné son nom à ce petit livre, ou Sangnier restera dans le sein de l'Église, et les mauvais fils du sillonisme seront étouffés de ses propres mains, ou l'Église sera quittée, et la preuve de l'hétérodoxie de Sangnier sera bien établie sur le mouvement de Sangnier.

Il écrivait donc au directeur de l'Action française :

Monsieur le Directeur,

Voici que je trouve encore ce soir un petit instant pour causer avec vous. Certes, j'aimerais pouvoir développer, tout à loisir, mes raisons et mes arguments. Hélas ! la vie agitée que je mène m'en empêche… Et pourtant je dois à la vérité de ne pas laisser croire que je suis, le moins du monde, réduit au silence, si jamais je ne me suis senti plus ardemment républicain et démocrate qu'aujourd'hui à cause des précisions mêmes que la nécessité de répondre à vos objections m'a permis d'apporter à mes doctrines.

Il faut enfin nettement circonscrire le débat. Je n'attaque pas la monarchie, mais j'attaque votre prétention de considérer la monarchie comme la seule forme possible de gouvernement.

Il me semble que votre point de vue est étroit. Lorsque vous me démontrez par le raisonnement et par l'histoire que la monarchie est un gouvernement possible et qui peut fonctionner normalement, je suis certes bien forcé d'être d'accord avec vous : je sais bien que la monarchie a existé, je sais même qu'elle existe encore en quelques lieux, quoique presque partout diminuée et faussée. (Je n'en déduis, du reste, nullement, qu'elle puisse exister aujourd'hui en France.)

Mais quand vous dites que seule la monarchie peut être, je ne puis vous suivre. Je constate surtout que vous semblez avoir quelque difficulté à concevoir autre chose que ce qui a été. De même, vous le savez, au temps de l'esclavage, on affirmait que la liberté rendrait impossible tout travail collectif, et je ne sais pas d'ailleurs jusqu'à quel point l'esclavage n'a pas été une étape nécessaire dans l'organisation du travail.

Pour nous, la monarchie est, de même, une étape. Pour vous, c'est quelque chose d'immuable, d'absolu comme la famille qui est de droit naturel et d'institution divine. Voilà ce qui nous sépare.

Vous supposez que la société demeurera toujours ce qu'elle a été au moment où elle postulait, en quelque sorte, la monarchie comme régime politique — ce qu'elle n'a pas, du reste, tout à fait cessé d'être ; vous considérez comme éternels le patriotisme territorial, la diplomatie, la conception même de l'État tels que la monarchie les ont fixés, non pour toujours mais pour un temps, et, partant de ces postulats gratuits, vous concluez que le salut national exige la monarchie. Vous placez vous-même arbitrairement la conclusion désirée dans les prémisses.

Tout pourtant — et l'histoire, que vous chérissez très particulièrement — prouve avec surabondance que les organisations sociales et politiques sont essentiellement changeantes et variables, correspondant successivement aux diverses phases de l'évolution même des sociétés. L'Empire romain, l'Empire franck, la monarchie carolingienne, puis la capétienne ne pouvaient supporter une uniformité de régime.

Je crois que les transformations sociales et l'évolution morale que seul, du reste, le Christianisme a pu rendre possibles et qui sont commencées depuis bien longtemps déjà, nécessitent l'élaboration d'une organisation démocratique. Et cela en sociologie comme en politique. Le patronat ne m'apparaît pas plus éternel que la monarchie.

Vous jugez que le sens de l'évolution est autre. Nous apprécions différemment, voilà tout. Mais ce que je crois pouvoir affirmer, c'est qu'il vous est impossible de me prouver que les sociétés humaines soient à tout jamais contraintes de se plier aux règles de votre Monarchie. Il faudra bien qu'elles se soumettent aux exigences des lois naturelles qui les régiront toujours nécessairement, je l'avoue, mais je m'imagine avoir suffisamment prouvé que tout ce qu'il y avait dans la monarchie de principes gouvernementaux essentiels se retrouve dans la démocratie organique telle que nous la concevons, sans pouvoir, bien entendu, définir aussi exactement ce qui sera un jour que les monarchistes peuvent le faire de ce qui a été.

Comme ceux-ci, nous avons un organe d'intérêt d'État, un pouvoir qui n'est pas astreint à la tyrannie des majorités numériques ; comme nous, ceux-ci sont bien forcés de soutenir le pouvoir central par le consentement de l'opinion publique ; ils n'échapperont pas plus que nous, moins que nous peut-être même, aux dangers des crises et aux cataclysmes toujours possibles. Les uns comme les autres, enfin, nous sommes forcés de reconnaitre que le pouvoir appartient toujours à la majorité dynamique de la nation.

Au fond, ce qui nous sépare surtout, c'est que l'Action française ne reconnaît qu'une tradition et qu'une hérédité charnelles ; nous, nous croyons à une tradition et à une hérédité morales.

Mais, m'objectera-t-on, les peuples vivent et évoluent dans le temps et sur la terre. Ce n'est pas une société d'âmes, une église que nous voulons constituer, mais un État temporel.

— Sans doute, mais j'ai, quant à moi, la naïveté de croire que tout l'effort de l'humanité aidée et soutenue par les forces internes du Christianisme doit justement consister à dégager les peuples des tyrannies charnelles pour les élever, petit à petit, jusqu'aux franchises de l'Esprit. Consultez toujours l'histoire. Comparez les anciennes civilisations à celles que le Christianisme a rendues possibles. Comparez l'idée même que les Juifs se faisaient du Vrai Dieu, de l'autorité et du pouvoir parmi les hommes à celle que nous sommes devenus capables de nous en faire aujourd'hui. Cela, sans doute, est de la vulgaire et banale observation historique, mais il ne faudrait pas pourtant qu'à force de raffiner on arrivât à méconnaitre ce qui est évident.

Il serait peut-être puéril de toujours essayer de taxer d'illogisme, d'inconséquence, les opinions d'adversaires qui trouvent très solides et inexpugnables les positions qu'ils occupent, et quant à nous, nous avouons vraiment que toute la savante dialectique de L'Action française n'a nullement pu nous convaincre de la nécessité de la monarchie pour le salut national, à moins que l'on ne voulût dire justement par là le salut de tout un ordre de choses qui ne peut exister qu'avec la monarchie comme clé de voûte.

Au reste, pour intéressantes qu'elles soient, ces discussions théoriques ne laissent pas que d'être toujours un peu vaines par quelque côté. Et lorsqu'il s'agit de contingences sociales et politiques, les plus belles théories demeurent impuissantes si elles ne sont enracinées dans la vivante réalité. Or, il n'y a plus en France le moindre loyalisme monarchique. Le duc d'Orléans ne saurait vraiment apparaître à personne comme le premier des Français (je ne voudrais du reste nullement lui faire un grief de ce qui résulte de circonstances indépendantes de sa volonté). Tandis que les bons esprits de l'école des néo-monarchistes s'enthousiasment surtout pour un travail d'idées pures, nos humbles camarades du Sillon, mêlés vraiment à ce qu'il y a de plus vivant, de plus inconscient peut-être, mais de plus profond dans la société contemporaine, travaillent non à bâtir un système qui satisfasse l'esprit, mais à conquérir des réalités. Ceux-là tracent des plans de campagne imaginaires ou plutôt organisent une nation qui n'est pas à eux, ceux-ci bâtissent, pierre par pierre, la maison qu'ils veulent construire. Ils réalisent déjà leur démocratie dans les groupes qu'ils développent, dans les œuvres économiques qu'ils créent. Sous le manteau vieilli de l'État qui nous opprime, ce sont déjà les cellules vivantes d'un état nouveau qui paraissent. Quelle n'est pas la joie du chimiste lorsque, quittant les livres et les formules, il pétrit lui-même la matière, s'éclaire par une expérience directe et sent l'idée et le système jaillir spontanément des leçons mêmes de la nature qui l'instruit, loyale et sûre collaboratrice de ses efforts ! De même, si nous croyons à la démocratie, c'est surtout, n'en doutez pas, parce que nous la vivons déjà, et vous n'aurez pas sans doute le courage de nous reprocher ce respect que nous professons pratiquement des méthodes positives dont on parle tant à L'Action française.

Voici, Monsieur le Directeur, quelques réflexions que je jugeais utile d'apporter ici pour préciser le débat tout en l'élargissant.

Du reste, l'avenir dira qui de nous se trompait. Il est vrai qu'il a fallu à la Monarchie plusieurs siècles pour sortir du sanglant chaos féodal. Nous espérons n'avoir pas besoin de demander un si long crédit… Et après tout, n'est-ce donc pas encore en marchant que l'on peut le mieux prouver le mouvement ?

Veuillez croire, Monsieur le Directeur, à ma considération bien distinguée et à mes sentiments les meilleurs.

MARC SANGNIER

Suivant la méthode constante, nous relisons la lettre et la reprenons mot pour mot, de manière à ne rien en laisser subsister.

I. — On n'est point réduit au silence, quand on a reçu l'éloquence en partage dès le berceau. Mais ce n'est pas au triste parti de se taire que nous voudrions conduire Marc Sangnier ; nous voudrions l'obliger à parler, à s'exprimer, à se dépenser à agir dans le sens de la vérité politique : vérité qui ne laisse place à aucun dilemme, car elle est une pour ce temps et pour ce pays. C'est la Monarchie.

II. — Marc Sangnier se sent plus ardemment républicain que jamais, et ceci est vrai. L'énormité de ses paroles de Marseille a déterminé chez lui une réaction violente. II a craint de paraître suspect d'être suspect. Qui, lui ? avoir fait de pareilles concessions à la monarchie ? Eh bien ! l'on verra ! Et l'on voit. On voit que Marc Sangnier ne s'est jamais montré plus républicain qu'aujourd'hui.

Se sent-il démocrate ? D'après sa lettre, éclairée par ses articles et ses discours du Sillon ou d'ailleurs, il y a là quelque mirage. Il se veut, il se croit peut-être démocrate. Pour se mieux trouver tel, il donne des définitions de plus en plus flatteuses de la démocratie. Le malheur est que ces définitions font précisément apparaître la conception aristocratique dont je lui ai déjà signalé la présence dans sa pensée, mais dont je lui ai pareillement démontré 40, pour ce siècle et pour ce pays, le caractère profondément irréalisable.

III. — Sangnier reconnaît très loyalement que la nécessité de nous répondre l'a induit à préciser ses doctrines. Le 15 octobre, il nous remerciait de « l'aide » et du « profit » que lui avait valus la lecture de L'Action française. Sans prétention, cela est juste. Un coup d'œil sur Le Sillon de ces derniers mois en ferait la preuve certaine. Sangnier et ses amis ont eu, en ces temps-ci, deux collaborateurs de toutes les heures : d'une part, ce contradicteur plus ou moins précis et heureux de certaines thèses attribuées par erreur à L'Action française, M. Bouglé 41, fameux et fertile intellectuel dreyfusien, auteur d'un livre sur La Science et la Démocratie, et, d'autre part, L'Action française elle-même. Telles sont les sources politiques de Marc Sangnier et des jeunes écrivains tels que M. Georges Hoog 42 et M. Pierre Fabre, qui le suivent de près. Serait-il exagéré d'aller jusqu'à dire que les doctrines de ces adversaires en ont pris un air de famille avec les nôtres ? Le phénomène est d'ailleurs vieux comme le monde. Deux adversaires qui s'observent et qui se guettent pour s'étreindre finissent par se refléter l'un l'autre plus ou moins. C'est vrai en amour et en guerre. Les engagements répétés, les chocs continuels égalisent à quelque degré l'armement. Marc Sangnier ne croira point que j'aie envie de le blâmer pour ce qu'il imite les valeureux et sages Romains qui empruntaient à tout peuple rival ce que son outillage militaire leur offrait de supérieur. C'est ainsi que le monde fut dompté et changea de face. S'il y a quelque chose de bon dans les méthodes ou les doctrines politiques de Sangnier, nous le leur prendrons sans scrupule.

IV. — « Il faut enfin nettement circonscrire le débat. » Le ciel entende Marc Sangnier ! Qui lui a donné l'éloquence peut lui accorder, un jour ou l'autre, la précision.

V. — Mais, aussitôt après avoir proclamé son amour de la définition, il embrouille tout. Marc Sangnier n'attaque pas la monarchie, mais il « attaque » notre prétention de considérer la « monarchie comme la seule forme possible de gouvernement  ». — Sangnier nous a mal lus. Il nous attribue des « prétentions » que nous n'avons pas. D'abord tous les gouvernements dont on discute sont possibles en fait. Seulement les uns sont bons, et conservent l'État, et y maintiennent l'ordre. Les autres sont mauvais, suscitent le désordre et détruisent l'État. Mais nous n'avons point dit que la monarchie fût le seul bon gouvernement. Nous avons dit très exactement le contraire. Nous avons cité des pays et des temps où la République, constituée sur une aristocratie héréditaire et placée en certaines conditions très déterminées, put être florissante et le fut en effet. Ce qui est éternel, c'est le principe d'hérédité : c'est la bonté du Gouvernement des familles. Le gouvernement des familles peut être géré à plusieurs, et c'est le système aristocratique ; il est très délicat, il suppose la réunion d'une foule de hasards favorables qui se sont rencontrés rarement dans l'histoire et dans la géographie ; voilà pourquoi il y a été beaucoup moins fréquent que l'autre forme dudit Gouvernement des familles, géré par une dynastie unique. La monarchie est ce qui a réussi le plus souvent, étant le plus simple 43.

Si Marc Sangnier veut que le débat soit « enfin circonscrit  », qu'il circonscrive tout d'abord ses attaques à nos opinions. Critiquer ce que nous ne pensons pas, ce que nous critiquons avec lui, c'est perdre son temps.

VI. — « Notre point de vue est étroit. » — Il est fixe. Cela est nécessaire pour opérer de bonnes observations. Si le point de vue se déplace, il faut ou en noter les déplacements par rapport à quelque autre point fixe, ce qui revient à se fixer encore, ou se résoudre à faire des observations imprécises et sans valeur.

VII. — Nous ne nous contentons pas de dire que la monarchie est un gouvernement possible, car ce serait une simple niaiserie. Nous ne disons jamais « qu'il peut fonctionner normalement  », car ces mots ne signifient rien. Ce que Sangnier s'avoue « forcé » de dire avec nous est donc ou une chose que nous ne disons pas, ou une chose qu'il rature après l'avoir écrite ; car deux lignes plus bas il va ajouter: « Je n'en déduis du reste nullement que la Monarchie puisse exister aujourd'hui en France  ». Qu'entendait-il alors par son « gouvernement possible » ? Que l'idée archétypique de la monarchie existait ? Ou que cette idée s'est réalisée parfois ? Cela se savait dans le monde et, quelle qu'ait été la blâmable abondance de notre prose, on nous rendra cette justice que nous n'avons jamais gâté de papier pour dire cela. Dès lors, pourquoi Sangnier s'attarde-t-il à nous écrire que nous démontrons cela par le raisonnement et par l'histoire ? L'histoire et le raisonnement nous aident à démontrer tout autre chose que cela, et il le sait bien… Cette feinte oratoire, cette fausse figure de concession présente, en vérité, quelque chose d'apitoyant…

Les vrais objets de notre démonstration ont été : l'impossibilité profonde de la démocratie, de la démocratie véritable, du gouvernement de la foule (le radical demos signifie aujourd'hui la foule et le nombre, non le peuple au sens de Nation) ; l'impossibilité dans la France contemporaine d'une république aristocratique, c'est-à-dire cléricale, traditionnelle et nationale ; la réalité et (à moins de rétablir la monarchie) la nécessité d'une république oligarchique, anti-nationale, anticléricale, révolutionnaire. Il serait indigne de Sangnier de nier, comme d'éluder, les difficultés que nous lui proposons. Elles sont d'ailleurs, qu'il le veuille ou non, et elles agissent. Les Idées sont des choses, ce sont des forces. Les gouvernements peuvent quelque chose contre elles, à condition de les briser toutes petites et de s'y appliquer de toutes leurs forces : tel le duc d'Albe catholicisant les Flandres par la force et créant ainsi, à deux siècles de distance, la Belgique moderne. Mais la volonté des simples particuliers ne peut rien contre la démarche victorieuse de ces ardentes filles de la Terre et du Ciel.

VIII. — La monarchie existe donc « encore en quelques lieux, quoique partout diminuée et faussée » ? — Je renvoie le lecteur aux collections de L'Action française, notamment au tableau si curieux des régimes politiques européens, que nous avons donné le 1er mars d'après une note posthume de Frédéric Amouretti 44. Le mouvement signalé en 1900 par notre ami s'est bien accentué ces dernières années. Il est certain que, depuis cinquante ans, toutes les couronnes d'Europe 45 sont en pleine ascension.

Cela, tous les gens informés, tous les habiles le savent. Mais le peuple ne le sait pas. N'y a-t-il pas quelque lâcheté à confirmer, à retenir « le peuple » dans son ignorance à cet égard, quand on n'est pas du « peuple » et qu'on sait ou qu'on peut savoir la vérité ? L'excuse de Sangnier est, je dois le dire, qu'en ceci il est un peu « peuple », c'est-à-dire mal informé de ces matières 46 et qu'on pourrait lui dire, mais avec fondement, cette fois, que « son point de vue est étroit ». La monarchie, dans ses signes et dans ses pompes, se modifie avec le temps. Le roi d'Angleterre porte redingote et haut-de-forme comme un bourgeois de la Cité : en est-il moins l'un des plus puissants monarques du monde ? En est-il moins en progrès de puissance et d'autorité non point seulement sur sa mère, sur ses deux ou trois prédécesseurs immédiats, mais peut-être sur tous les princes de sa dynastie ? Tout ce qu'ont perdu, tout ce que perdent les parlements en Europe, c'est la monarchie qui le gagne. Voilà comment elle est « diminuée ».

Mais « faussée », qu'est-ce que ça veut dire? Il est parfaitement certain que, si Marc Sangnier bâtit dans sa tête un certain concept préalable de la monarchie, s'il décrète ensuite que toute monarchie est cela, si enfin il compare à ce type arbitraire nos spécimens de monarchie contemporains, il pourra crier à son aise que la monarchie est faussée. Mais ceux qui s'en tiennent au caractère permanent et général de l'institution, gouvernement héréditaire, gouvernement d'un seul, regarderont comme des modifications heureuses pour cette institution tous les changements et évolutions qui auront étendu et accru, en l'adaptant aux circonstances, les chances de durée du gouvernement unitaire et héréditaire.

IX. — Sangnier ne veut pas nous « suivre » quand nous disons que « seule la monarchie peut être ». Si peut être veut dire : peut être utile et heureuse dans la France contemporaine, nous ne le disons pas, nous le prouvons. Il le dirait s'il prenait garde à nos démonstrations.

X. — Il « constate surtout que nous semblons avoir quelque difficulté à concevoir autre chose que ce qui a été ». Sangnier est-il sûr de ceci ? Nous lui montrerons tout à l'heure que nous avons vu clairement l'avenir, je dis son avenir à lui. De bonne foi, que conçoit-il de concevable que nous ne concevions pas aussi bien que lui ? Quand nous avons prouvé que quelque rêve est chimérique, ce n'a jamais été seulement par cette raison que les précédents font défaut, mais par l'argument péremptoire qu'il y a des choses réelles et certainement éternelles, qui empêchaient et empêcheront une prétendue nouveauté d'exister.

Ce n'est pas du passé en tant que fait que nous nous armons : mais, procédé tout différent, nous invoquons les lois dégagées du passé (et d'ailleurs du présent) qui, selon leur degré de précision et de justesse, sont valables pour l'avenir et s'y appliquent nécessairement.

Nous ne disons point : « Ceci ne sera pas, puisque ceci n'a jamais été. » Nous disons : « Ceci ne peut pas être, parce que ceci, qui est et qui sera, devra l'empêcher d'être. » Si, au surplus, nous ne pouvions concevoir que le passé, nous ne verrions pas le présent : or, les analyses que nous avons faites du présent, tant de la situation politique que des ressorts secrets du pouvoir, ont été vérifiées régulièrement par des faits postérieurs à ces analyses.

L'œuvre collective de l'Action française, notamment la théorie des quatre États confédérés, expose seule, explique seule la République française contemporaine. Notre anatomie politique est analogue à celle que M. Ostrogorski 47 a faite de l'Angleterre et de l'Amérique. Mais le poids de ses deux volumes in-octavo et sa qualité d'étranger ont composé une autorité à ce petit Juif.

XI. — Marc Sangnier nous ayant reproché d'avoir de la peine à concevoir autre chose que le passé, sans observer que nous concevons tout au moins le présent, ce dont il se montre incapable, emploie, peut-être afin de « circonscrire le débat », un de ces mauvais raisonnements par analogie qu'il conviendrait de dénommer « manches d'avocats » ; cela flotte, souffle, voltige et ne renferme que du vent.

« De même, nous dit-il, de même, vous le savez, au temps de l'esclavage, on affirmait que la liberté rendrait impossible tout travail collectif… »

Entre les deux ordres de faits mis ainsi en rapport verbal, il n'existe pas le moindre rapport réel. J'ai déjà dit à Marc Sangnier ce que le passé nous fournit : non seulement des faits, c'est-à-dire des précédents, mais des lois, c'est-à-dire des enchaînements réguliers, saisis par l'observation et confirmés par l'analyse, qui permettent de prévoir le fait conséquent aussitôt que l'on tient le fait antécédent. Or, si, « au temps de l'esclavage » dont raisonne Sangnier, on pouvait avoir observé un fait, l'exécution du travail collectif par la main-d'œuvre servile, on n'avait observé aucune contre-partie de ce fait ; on n'avait vu nulle part le travail collectif cesser où la main-d'œuvre servile avait fait défaut. Lors donc qu'on affirmait la liaison nécessaire du travail collectif et de la servitude, on n'émettait là qu'une appréciation oratoire, parfaitement arbitraire, et l'on se contentait de dénommer universel un simple fait particulier. Pour peu que Sangnier se donne la peine d'y penser, il reconnaîtra que nos lois politiques, celles qu'il conteste le plus, reposent sur de meilleurs fondements.

Il avouera encore ceci. Les théoriciens de l'esclavage antique avaient tort d'universaliser un fait. Mais ce fait n'a disparu que moyennant trois faits nouveaux, imprévisibles de leur temps, qui sont : l'unité et la paix romaines, le catholicisme, le machinisme moderne. Marc Sangnier distingue-t-il sur l'horizon politique ou économique quelque nouveauté essentielle de la force et du poids de ces trois immenses facteurs ? Je ne la lui ai jamais vu nommer, ni indiquer, ni pressentir.

Sangnier se borne à parler du catholicisme, qui a vingt siècles d'âge et dont nous connaissons les réactions très régulières, très précises, très constantes en présence des phénomènes politiques divers appelés démocratie ou aristocratie et monarchie ou république ; s'il y a certes de nouveaux bienfaits à attendre du catholicisme, ce ne sont pas des bienfaits proprement nouveaux et dont il soit impossible d'avoir idée. Nous savons de même comment les différents régimes politiques jouent leur rôle de cause et d'effet dans le mouvement de transformation économique : par exemple, nous avons pu constater que les meilleures lois ou institutions ouvrières de l'ancien Continent appartiennent à des pays monarchiques, tels que l'Allemagne et l'Angleterre, et nous touchons du doigt en France les désastreux effets économiques et sociaux du régime démocratique et républicain : aucune nouveauté proprement dite n'est donc à attendre sur ce sujet ; on pouvait bien tenir compte de cette inconnue en 1848 ; mais elle est dégagée depuis cinquante-sept ans d'expérience européenne. Enfin, l'on doit également conclure à la stabilité 48 du milieu politique international pour de très longues suites d'années, pour toutes les prochaines générations que nos prévisions ou nos fautes de calcul peuvent atteindre et affecter : en dépit des déclamations, nulle pax romana n'est réellement en vue pour notre univers, aucun des empires modernes ne paraît assez fort pour absorber les autres, aucun des empires modernes ne paraît non plus résigné ni à conclure des alliances perpétuelles, ni, moins encore, à constituer avec les autres empires une fédération étroite. Une puissance inclinait au désarmement, en 1869, c'était la France, et elle l'a payé en 1870. Une puissance tendait à la paix universelle en 1898, c'était la Russie, et elle l'a payé en 1904. Les tendances pacifiques, qui ont repris de l'influence chez nous, semblent également devoir être expiées. Le monde est, depuis la fin du XVIe siècle, sous le régime des nationalités rivales ; depuis la Révolution, qui a détruit « l'Europe » comme la Réforme avait détruit la « chrétienté », cette rivalité est devenue plus aiguë qu'à aucun autre instant de l'histoire du monde. Toute vue d'avenir doit en tenir compte : le régime des nationalités ne décline pas.

Sans doute un fait nouveau, qui serait ou d'ordre international, ou d'ordre économique, ou d'ordre religieux, pourrait se produire demain. Mais lequel ? Nous n'en savons rien. Dès lors, sur quoi peut-on se fonder pour dire que ce fait avancera les affaires de la démocratie, quand, tout aussi bien, il pourra les retarder ou les anéantir et qu'il le pourra mieux, c'est-à-dire plus avantageusement pour le monde et plus facilement, toutes les autres forces travaillant dans le même sens? L'École posait en principe : ignoti nulla cupido 49. Mais, si l'on ne peut pas désirer l'inconnu, encore moins peut-on raisonner de lui ou former des actes de foi en lui. Les véritables théologiens rient des spencériens 50 stupides qui veulent identifier la notion de l'inconnaissable et la notion de Dieu. Ainsi les vrais sociologues riront-ils de ces charlatans ou de ces rhéteurs qui croient échapper à l'étreinte des lois connues en invoquant, en un certain sens qu'ils déterminent, l'influence ou l'action d'un phénomène qui leur est absolument inconnu.

Dire, une fois qu'on a reconnu une situation défavorable à la théorie qu'on soutient contre l'évidence, dire : « cela changera », c'est ne rien dire. Il n'est d'ailleurs point sûr du tout que tout soit sujet à changer. Ce qui n'a point changé dans l'histoire du monde, c'est notre axiome fondamental que les sociétés sont gouvernées, — quand elles le sont, — sur une base héréditaire. À tout élément d'ordre et de prospérité correspond toujours un élément d'hérédité politique. Cela se vérifie même en France où notre minimum de stabilité et d'administration, ce qu'on appelle la continuité républicaine, s'explique par l'hégémonie des quatre États confédérés — juif, protestant, maçon, métèque 51, — dont trois au moins sont héréditaires : sans eux, tout se serait bien effondré dans la plus grossière anarchie, mais ils présentent cet inconvénient politique de ne rien avoir de français en possédant toute la France et d'être intimement hostiles à tout l'intérêt national qu'ils ont cependant assumé le soin de gérer.

L'aurore que Sangnier pronostique à tout bout de champ, l'orientation imprévue, les temps nouveaux dont il se réclame, ne peuvent rien nous apporter qui soit contraire à cette loi éternelle de l'hérédité. Et rien n'indique même que ce qui doit changer change en un sens défavorable aux calculs les plus étroitement « réactionnaires », traditionnels et nationalistes : les changements modernes s'opèrent dans le sens le plus opposé à ceux que Sangnier souhaite et que ses calculs inexacts lui ont déjà fait escompter. Ce n'est pas à la paix, c'est à la guerre, ce n'est pas au cosmopolitisme, c'est au retranchement national, ce n'est pas à la démocratie universelle, c'est à des aristocraties farouchement rivales que va le monde 52, et cette évolution, sensible il y a dix ans, est devenue aujourd'hui l'évidence pure. Nos prévisions d'il y a dix ans sont vérifiées. Or, il y a dix ans, ce que nous annoncions n'était pas du passé ni du présent. C'était de l'avenir. Nous étions alors presque seuls, et c'est l'avenir qui, nous donnant raison, nous a procuré tant d'amis. Est-ce que l'avenir doit changer de nom quand il a le malheur de n'être plus conforme aux rêveries de Marc Sangnier ?

XII. — Sangnier continue son raisonnement de l'esclavage : « … Et je ne sais pas d'ailleurs à quel point l'esclavage n'a pas été une étape nécessaire dans l'organisation du travail… »

Je ne le sais d'ailleurs pas non plus. Et je le voudrais bien savoir. Et je voudrais savoir ce que vient faire cette queue de phrase cousue au raisonnement analogique de Marc Sangnier.

XIII. — La queue de phrase est expliquée. Ce que nous prenions pour un appendice de pure ornementation inaugurait un développement, ou pour mieux dire, une transition. Cette queue, c'est un pont, jeté entre la théorie de l'esclavage et la théorie de la monarchie.

Rappelez-vous « étape », « étape nécessaire ». Eh bien ! la monarchie fut, « demeure », une « étape » : « Pour nous », poursuit en effet Marc Sangnier, « la monarchie est de même une étape. »

Nous avons vu jadis, dans La Quinzaine 53, les constructions informes d'un maître d'école en délire, érigeant en loi historique la manière dont la royauté, la république et la démocratie césarienne ont paru se succéder en Grèce et à Rome. C'est à ce pauvre rudiment, dont les bases sont elles-mêmes bien ruineuses, que paraît s'être référé ici Sangnier… Je le lui dirai franchement. Il vaut mieux que ces vieilleries. En tout cas, l'histoire est tout autre. Les Athéniens se sont mis en démocratie après avoir grandi et prospéré en régime aristocratique ; seulement, l'invasion étrangère a suivi la démocratie. Mêmes origines à Rome, mais réactions très différentes. La démocratie a remplacé l'aristocratie, le césarisme a couronné la victoire démocratique, mais le césarisme n'a pu durer et prospérer qu'en redevenant le gouvernement de l'aristocratie. La république de Pologne a évolué de la monarchie dynastique à la monarchie élective : faute des réactions qui s'étaient produites à Rome, elle a eu le sort de la république athénienne. Au contraire, les Pays-Bas étaient en république : un adversaire puissant s'étant armé contre eux, ils ont réformé leur gouvernement, la monarchie a succédé à la république, et la défense nationale, redevenue possible, a été heureuse pour eux. Il n'existe pas, en histoire générale, une loi de succession permettant de compter les régimes comme des étapes, de les classer dans l'ordre du temps comme on peut les ranger dans l'ordre de l'excellence, et de dire, par exemple : d'abord royauté, puis république, puis empire, ni du reste de distribuer les mêmes termes dans une succession différente. S'il apparaissait quelque chose de tel dans l'histoire de France contemporaine, ce ne serait qu'un fait ; il faudrait le distinguer très soigneusement d'une loi.

Examinez le tableau suivant où, sous une forme assurément bien sommaire, en simplifiant à l'excès, mais en évitant toute confusion, j'ai tenté de résumer en les qualifiant les principaux traits de notre histoire nationale et les régimes politiques qui y correspondent :

 

LA FRANCE
987–1789
Monarchie Ordre, progrès. Dépression ou pertes réparées constamment ; maintien et élargissement graduel des cadres politiques et sociaux ; extension du territoire ; chute de la nation concordant avec l'affaiblissement du pouvoir royal ; relèvement de ce pouvoir, relèvement de la nation, comme le montrent les expériences de 1430 et de 1590. Résultat général : la France s'est faite.
1789–1797
République Désordre, diminution. Le France se défait, se divise à l'intérieur, elle est finalement menacée du dehors.
1797–1815
Dictature républicaine Conquêtes éphémères, ordre apparent ; en réalité, consolidation du désordre, affaiblissement en Europe : le but direct de la dictature républicaine est donc manqué. L'Étranger est entré deux fois dans Paris, Napoléon laisse la France plus petite qu'il ne l'a trouvée.
1814–1830
Monarchie Reconstitution partielle à l'intérieur, malgré la double erreur révolutionnaire, le parlementarisme et la centralisation ; au dehors, progrès aussi évidents que rapides ; progrès militaires et diplomatiques. La France va reprendre sa frontière du Rhin.
1830–1848
Monarchie élue
(exercée par un prince de sang royal)
Impuissance libérale et parlementaire. Tentative de conservation à l'intérieur. Épargne. Effroyables difficultés extérieures créées par la Révolution. Mais neutralisation de la Belgique. Amélioration militaire en 1832. Toutes grandes fautes diplomatiques sont du moins évitées.
1848
République Anarchie et inquiétude universelle, troubles européens, secousses de révolution.
Décembre 1848 – 1870
Dictature républicaine Fausse façade d'ordre et de tranquillité. Politique révolutionnaire au dedans et anti-française au dehors. Unité italienne, unité allemande. Entrée de l'Étranger dans Paris, la troisième du siècle démocratique.
1870–19…
République
(constituée par une oligarchie héréditaire mais étrangère au sol français)
Anarchie conservatrice, puis révolutionnaire. Organisation d'un gouvernement contre la religion et contre l'armée. Abaissement européen et gaspillage financier. Systématisation de la décadence acceptée.

Ce tableau peut être lu horizontalement ou verticalement.

— Verticalement, il ne présente aucun sens logique, aucune signification théorique. On y voit la dictature républicaine succéder par deux fois à l'anarchie républicaine, deux fois aussi la république succéder à la monarchie ; ce sont les seules successions concordantes à enregistrer, car la troisième fois, c'est à la dictature républicaine que la république succède. Il n'y a donc rien à tirer de ces apparences fragiles.

— Si, au contraire, on lit le tableau horizontalement, on se rend compte du rapport extrêmement net qui apparaît entre les institutions et la situation du pays. Celles-là se révèlent causes, et celle-ci effet. On saisit le lien entre la monarchie et la constitution ou le relèvement de la France, entre la république et l'abaissement de la France, entre la dictature républicaine (ou empire) et ces contrefaçons de l'ordre et du progrès qui couvrent le désordre et mènent aux chutes profondes. Ôtez la monarchie, la France penche à sa ruine. Rétablissez la monarchie, la France se relève. Instituez comme en 1830 une moyenne entre la république et la monarchie, la France, suspendue au-dessus de l'abîme, hésite, se retient et respire avant de crouler. Donnez à la démocratie un factotum césarien, et l'écroulement se produit. Présence, absence, variations, le tableau précédent bien lu établit la nécessité de la monarchie selon les règles des sciences d'expérience.

À la conception des étapes échafaudée par Marc Sangnier, fausse loi dynamique assignant à l'histoire un mouvement qu'elle n'a pas, nous opposons une formule conditionnelle motivée par un rapport constant saisi entre trois régimes politiques et les trois ordres de résultats qu'ils ont donnés jusqu'ici : résultats qu'on peut nommer encore accidentels et fortuits, si l'on s'en tient au simple énuméré des faits, mais qui apparaissent essentiels, nécessaires, si l'on ajoute à l'observation les lumières de l'analyse ; car l'analyse montre comment la monarchie a été bienfaisante, la république malfaisante, la monarchie mitigée moins malfaisante, et la dictature républicaine très malfaisante par le ressort intérieur propre à chacune d'elles. Nous avons fait vingt fois cette démonstration analytique. Si Marc Sangnier ne s'en rappelle pas les termes, si nos anciennes et nombreuses études du régime électif ne lui semblent point suffisantes, il aura la bonté de nous le dire, en ayant soin de spécifier les points sur lesquels il n'est pas satisfait, nous recommencerons, éclaircirons, préciserons, étant en tout ceci absolument aux ordres de Marc Sangnier.

XIV. — Après avoir dit que la monarchie était pour lui « une étape », ce qu'elle ne peut être pour aucun esprit humain qui raisonnera congrûment, il ajoute son habituelle méprise — disons méprise — sur le sens de notre pensée : « Pour vous, c'est quelque chose d'immuable, d'absolu… »

Comment répéter à Sangnier que, selon nous, l'absolu, l'immuable en science politique, ce n'est pas la monarchie ou gouvernement d'un seul, c'est le gouvernement héréditaire, qu'il soit exercé par un chef de famille ou par plusieurs chefs de famille ? Seulement, les conditions du « gouvernement de plusieurs » sont extrêmement délicates. De plus, elles n'existent pas en France. La seule oligarchie héréditaire qui puisse dominer dans notre pays est celle qui y domine effectivement, celle qui lui est étrangère par la race ou la tradition : c'est l'oligarchie juive, protestante et métèque, servie par l'organisation maçonnique. J'ai déjà expliqué à Sangnier pourquoi une oligarchie nationale capable de « gouverner » notre patrie ne s'y est pas formée et pour quelle cause précise elle ne peut pas s'y former. Il ne m'a jamais répondu directement sur ce point, ni sur bien d'autres. Sa vive intelligence est-elle en défaut ? On dirait plutôt qu'il aime mieux ne pas voir les problèmes qui l'embarrassent. Il passe vite, l'œil baissé, comme en un musée d'impudeurs. Après quoi il réfute victorieusement les idées que nous n'avons jamais professées. Procédé commode et à la portée de toutes les têtes. Je doute que cela puisse mener bien loin. Tôt ou tard, Marc Sangnier en verra la débilité. Et, s'il ne le voit pas, on le verra pour lui, tout autour de lui.

XV. — J'ai tronqué sa phrase. Rétablissons :

La monarchie est donc pour nous, selon Sangnier, « quelque chose d'immuable, d'absolu : comme la famille qui est de droit naturel et d'institution divine ». La comparaison serait parfaite ici, moyennant le changement des termes. À la place de monarchie, il aurait fallu dire gouvernement héréditaire. L'immutabilité politique est là, en effet. Là est le droit divin pour tous ceux pour lesquels la nature est divine. Là gît l'essentiel de la nature des sociétés humaines, qui est d'être composées de familles et non d'individus, de se dérouler sur une suite de siècles et non d'être concentrées dans une vie d'homme. « Voilà, ajoute Sangnier, ce qui nous sépare. » Voilà, lui répliquerons-nous, ce qui aurait dû nous unir.

XVI. — Mais nous arrivons à un ordre de choses de première importance. Il faut laisser parler Marc Sangnier, qui va, exceptionnellement, faire entrevoir ici la pointe d'une idée nette : idée que l'on appréciera.

Sangnier nous dit :

Vous supposez (non, nous certifions) que la société demeurera toujours (non, quelques siècles) ce qu'elle a été (non, ce qu'elle est) au moment où elle postulait (non, où elle postule), en quelque sorte, la monarchie comme régime politique, ce qu'elle n'a pas du reste tout à fait cessé d'être (elle ne cesse donc pas « tout à fait » de postuler, c'est-à-dire de réclamer, pour son bien-être et son bon ordre, la monarchie ? nous ne vous le faisons pas dire). Vous considérez comme éternel le patriotisme territorial, la diplomatie, la conception même de l'État, tels que la monarchie les a fixés non pour toujours, mais pour un temps, et, partant de ces postulats gratuits, vous concluez que le salut national exige la monarchie. Vous placez vous-même arbitrairement la conclusion désirée dans les prémisses. 54

Marc Sangnier apparaît particulièrement gracieux dans la fonction de professeur de logique. Nous aimerions lui voir observer les règles de la science et de l'art qu'il se plaît à nous enseigner. Par exemple, il aurait bien fait de ne point se contredire à deux lignes d'intervalle : après avoir affirmé que la monarchie a été le régime postulé par un certain statut de la société (patriotisme territorial, diplomatie, conceptions d'État), mieux vaudrait ne point ajouter que cette monarchie a fixé cet ensemble d'institutions sociales ; car il faut choisir : ou cette monarchie était postulée par cette société, auquel cas elle résultait de ces institutions et ne les avait pas fixées ; ou elle avait fixé ces institutions, et, en cet autre cas, ces institutions n'avaient pas à la postuler. En d'autres termes, la monarchie est antérieure ou postérieure aux institutions sociales. Elle ne leur est pas antérieure et postérieure tout à la fois. Ce sophisme mis en lumière et proposé aux réflexions du néo-logicien pour le mettre en garde contre la séduction d'un jargon scientifique dont il ne mesure pas tout à fait le sens à l'instant même où il l'emploie, nous devons retenir deux choses : l'opinion qu'il exprime et le reproche qu'il nous fait.

Le reproche est de ceux qui durent être faits par les théologiens de Byzance aux gens qui leur parlaient de se défendre et de s'armer lorsque Mahomet II canonnait leurs murailles. Il est certain que la monarchie est inutile si le territoire de la patrie, la diplomatie, l'État politique, sont eux-mêmes des institutions périmées qui ne répondent à aucun besoin d'avenir. Encore un peu de temps, et nous jouirons de la paix universelle. Encore un peu de temps, et toutes les frontières seront effacées. Encore un peu de temps, et les hommes ne chercheront plus la patrie qu'au ciel, autour du trône de leur Père céleste. Le Sillon de France, cela voudra dire : « œuvre du Sillon en France », comme Sillon de Bretagne signifie déjà, selon M. Georges Hoog, « l'œuvre du Sillon en Bretagne », cette œuvre étant uniforme, identique à elle-même, et tous les points de la planète ne différant que par leur position relative à celles des astres. Les rivalités et les difficultés territoriales étant supprimées, sera de même supprimée toute représentation politique ou sentimentale de ces difficultés, de ces rivalités. Si l'hypothèse est juste, le reproche de Sangnier est vérifié. Ce n'est pourtant qu'une hypothèse, Sangnier le sait-il ?

De cette opinion hypothétique qui consiste à faire bon marché, à traiter de « postulats gratuits » ce que nous considérons, nous autres nationalistes, comme les éléments essentiels d'une politique moderne : patriotisme territorial, diplomatie, conception même de l'État, Sangnier devrait au moins conclure : alors plus de nation !

Mais il se borne à dire que l'État, le patriotisme attaché à un territoire et l'organisation diplomatique, ne sont plus les conditions véritables du « salut national ». Que peut bien être le salut national pour Sangnier ? Une nation privée de son aire territoriale peut subsister, comme c'est le cas de la nation juive, mais ce fut d'abord à l'état de restes. Quel était le salut national de la nation juive après le sac de Jérusalem par Titus ? Ces restes ont duré sans doute dans la dispersion. Mais dès qu'elle a pu prendre conscience de ces membres épars, dès que l'idée de « salut » put être entrevue de nouveau, un État juif s'est plus ou moins reconstitué autour de l'église juive ; cet État, que ne représente point mal l'Alliance israélite universelle, aspire à recouvrer un territoire, ou des territoires.

De même pour les Grecs depuis la prise de Constantinople. Personne ne parla de salut pour la nation grecque tant qu'un État ne lui fut point reconstitué au moins en rêve ; l'ethnikê étairia 55 procéda à cette première ébauche, laquelle se précisa dans l'insurrection de 1821, qui aboutit à Navarin, et à la constitution de la Grèce moderne, pour laquelle les agrandissements territoriaux et les progrès diplomatiques sont le synonyme de progrès nationaux : insensible à l'évolution, ignorante des prophéties de Marc Sangnier, la Grèce demande la Crète 56.

Si Marc Sangnier était conséquent, il se résoudrait à chasser du cercle familier de sa pensée l'idée de nation comme il en a chassé les idées de territoire, d'État et d'organes d'État. Mais il lui resterait alors à nous démontrer que le fait de nationalité perd du terrain en Europe, en Asie, en Amérique ou en Océanie, et les seuls exemples possibles seraient probablement tirés de la décadence de quelques principicules nègres d'Afrique : si nous lui objections que ces empires noirs ne font que céder aux souverainetés blanches, il se contenterait sans doute de répondre comme il le fait plus loin : « Vous jugez que le sens de l'évolution est autre. Nous apprécions différemment, voilà tout. » Mais cette réponse, étant toute verbale, ne pourra jamais satisfaire que lui et les quelques personnes follement amoureuses du son de sa voix. On n'apprécie pas une évolution, on la constate. Si l'on accorde une importance quelconque au « sens de l'évolution », ce fait est : que l'évolution de tous les grands et petits peuples civilisés des deux continents est nettement nationaliste, que cela ne peut plus faire un doute pour l'Europe depuis cinquante ans. Depuis quinze ans, pour l'Amérique, cela crève les yeux. Tout autre phénomène politique ou économique a dû composer avec celui-là, se combiner avec celui-là, se subordonner à celui-là. Il est clair comme un texte clair. Je sais bien que les avocats 57 ne croient pas aux textes. Un avocat conservateur auquel je montrais un faux de lecture commis par MM. Trarieux et Bertulus au procès de Rennes 58, me répondait à peu près comme Marc Sangnier : « C'est une affaire d'appréciation ». J'estime, avec un grand poète catholique, que l'on a absolument le droit de répondre à de telles émissions de voix par des coups 59. Qui use de l'organe matériel de la voix pour nier l'évidence ne peut trouver mauvais que l'on use du poing pour lui restituer ce sentiment des pures certitudes de fait.

Le phénomène d'obstination nullement intellectuelle, nettement volontaire, qu'on ne se lasse pas d'analyser ici, présente, au reste, l'avantage de contraindre Marc Sangnier à des concessions positives d'un prix infini. Quand il écrit que « la savante dialectique de L'Action française n'a nullement pu le convaincre de la nécessité de la monarchie pour le salut national », et qu'il ajoute cependant : « à moins que l'on ne voulût dire par là le salut de tout un ordre de choses qui ne peut exister qu'avec la monarchie comme clef de voûte », le contexte nous permet de traduire que, d'après lui, Sangnier, si la nation française veut conserver un ordre de choses tel que le territoire de la patrie, une diplomatie sérieuse, un État bien constitué et résistant, cet ordre de choses ne pourra exister que par la monarchie. La monarchie sera inutile quand la nation pourra subsister sans territoire, sans État, sans diplomatie et, conséquemment, sans armée. Donc, la monarchie n'est pas encore inutile : elle serait utile. Elle est donc nécessaire, tant que le salut de la France sera lié au salut de l'ordre de choses dont la monarchie est la clef de voûte, lequel, sans monarque, s'écroule. Les impôts, le sang et le temps que la France donne à l'État témoignent que, même dans sa volonté et dans sa pensée, l'état social qui postule la monarchie n'a pas « tout à fait cessé d'être » : c'est au nom d'un état social qui n'existe pas « tout à fait » encore, même dans les rêves de beaucoup de républicains et de beaucoup de jacobins qui sont demeurés patriotes, c'est au nom d'un état social dont bien peu, malgré tout, osent concevoir jusqu'au bout l'image, c'est au nom de ce simple rêve que Marc Sangnier défend le principe initiateur et directeur de toute son action…

N'est-il pas frappé d'une disproportion aussi forte ? Le régime invoqué pour autoriser et légitimer son action n'existe pas encore, c'est un projet, un rêve, au lieu que cette action, son action à lui, est un fait vivace et contemporain. L'inutilité de la diplomatie, de l'armée, de l'État, du patriotisme territorial ne saurait être que future, et la propagande de Sangnier est présente. Elle s'exerce donc sans tenir compte des réalités dont les services, au moins provisoires, sont certains par définition, même à ses yeux. Il détermine, il propage un état d'esprit et de sentiment non point adapté aux nécessités certaines du pays, mais relatif à un état des plus douteux. Il ne tient pas compte de l'Europe et de la Terre telles qu'elles existent, mais de la Terre et de l'Europe telles qu'il croit qu'elles seront demain. Républiques, empires, royautés, tous les pays qui nous entourent sont munis des organes dont nous observons la faiblesse de notre côté, et Sangnier, au lieu de poser comme nous le problème de la faiblesse de notre patrie, ou même en le posant, en le résolvant comme nous, en reconnaissant implicitement que notre système démocratique et républicain suffit mal aux exigences d'un patriotisme territorial, constitue mal l'État et engendre une diplomatie détestable, Sangnier se contente d'apprécier l'État, le territoire et la diplomatie, comme des figures de ce monde qui passe, vouées à passer avant lui ! Au lieu de distinguer entre les besoins certains du présent et les besoins plus ou moins probables de l'avenir, de manière à ne pas affaiblir la réalité acquise au profit d'un simple concept éventuel ou jugé tel, il travaille avec une inconscience certaine et une imprudence évidente, à réaliser le fantôme qui le séduit. Cette évolution cosmopolite dont il nous parle, il ne l'attend pas : il la devance. Il ne s'y range pas : il la fait. Encore s'il la faisait partout ! Si la voix de ce Français agissait hors de France et contre l'Étranger autant qu'elle agit à l'intérieur de la France et au profit de l'Étranger ! Elle ferait à nos rivaux et à nos concurrents un dommage compensateur. Mais c'est nous seuls qui souffrons de sa propagande. Ce sont les nôtres seuls qu'il exhorte à se détacher du territoire de la patrie. La mesure de l'influence de Marc Sangnier donne donc la mesure d'une perte sèche pour nous.

Quand les hommes comprendront-ils que ni la destinée ni l'évolution ne les regardent et que le vers stoïque, qu'il est facile de traduire en langue catholique,

Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux 60,

est la règle dernière de tout citoyen véritable ? Je ne poserai pas cette question de philosophie générale à Marc Sangnier. Elle serait capable de le conduire à de nouvelles divagations. Il traduirait en nouvelles folies mystiques ce qui est l'expression de la sagesse attique, de la morale catholique comme de la sociologie positiviste. Mais, puisque j'ai devant moi un chrétien, un homme de conscience et de devoir, une créature excessivement et même exclusivement morale, je lui présenterai cette question en d'autres termes :

— En conscience, lui dirai-je, vous sentez-vous le droit de détruire ces institutions encore existantes, soutenues par l'assentiment vivace encore, malgré tout, de milliers, de millions de cœurs et d'esprits, au nom d'une idée dont vous ne savez rien de précis, hormis que cette idée n'est certainement pas accomplie aujourd'hui, étant, selon vous, à venir, en sorte que vous ignorez même si elle aura des effets bienfaisants ou pernicieux ? Le Code, que vous ne récuserez jamais, ordonne nettement que « vous ne tuiez point ». Ne tuez donc point notre France.

Ne me dites pas qu'une société n'est vivante que par métaphore ; je le sais, je l'ai dit en temps et lieux, aussi souvent qu'il l'a fallu, mais cette société ainsi faite comporte et règle les intérêts de nombreuses personnes vivantes. Ces intérêts humains, ces vies humaines, vous les exposez gravement quand vous dépréciez l'idée de patrie ou que vous rabaissez l'importance de l'idée d'État. Vous jouez envers vos auditeurs et vos lecteurs un rôle homicide. Avec ces périodes pleines de fumée et de vent, vous faites des cadavres, des orphelins, des veuves : vous, Sangnier, qui vous êtes engagé à ne point tuer. Vous assumez, devant vous-même et devant un juge que vous estimez devoir être plus sévère que vous, la responsabilité de beaucoup de sang et de larmes. La légèreté d'un Napoléon III, d'un Lebœuf, d'un Jules Favre, d'un Jules Simon, d'un Ferdinand Buisson, de tous ceux qui ont concouru à réduire ou à laisser réduire la force armée de la France entre 1865 et 1870, cette légèreté a été nommée crime non par un simple effet d'imagination oratoire, mais parce qu'elle fut réellement, substantiellement, sanguinaire. Elle a conduit nos soldats à la boucherie. Il est infiniment probable que la France, pourvue d'une sérieuse organisation militaire, aurait pu empêcher la guerre de 1866 61 et n'eût pas subi l'agression de 1870, ou le choc des deux peuples, plus rapide et plus court, eût été vingt fois moins sanglant. La préparation à la guerre, au moyen d'une diplomatie active et d'une bonne armée, est, selon l'adage romain, la condition de toute paix. Vous pouvez me répondre que la paix ou la guerre sont des épiphénomènes sans importance, que la vie d'un chrétien est un combat perpétuel, que la mort est la fin de l'homme, et qu'il importe peu de mourir debout ou couché… Ces grandes vérités, plus philosophiques peut-être que morales, ne sont cependant pas vérités politiques. Dites donc que la politique vous semble de nul intérêt. Mais, en ce cas, faites, Sangnier, ce que vous dites : n'en parlez plus.

Il en parle, il en parlera, nécessairement, dans l'heure même où il jurera de s'en abstenir, par un de ces tours de jonglerie auxquels se complaît la nature oratoire de l'homme. Il accepte donc et fait accepter à une fraction notable de la France catholique des responsabilités politiques dont nul esprit sensé ne voudrait le fardeau. Un article de lui paru dans Le Sillon du 25 mars 1905, et qu'on a vu cité et commenté plus haut, article écrit tout entier en haine de nous et concluant à représenter le patriotisme, « le patriotisme territorial », redit-il, comme « une idole », cet article éclaire très nettement le mécanisme de la pensée de Sangnier. C'est une mécanique folle. Elle se résume en deux lignes : — Parce que les patries ont varié de forme et d'étendue au courant de l'évolution historique, désintéressez-vous du fruit réel, du résultat vivant de cette évolution. Désintéressez-vous de la France.

Marc Sangnier a fait son dilemme. Voici le mien :

Ou Marc Sangnier cessera de développer cette extravagance.

Ou, je le prédis sans le demander, comme un astronome impuissant mais clairvoyant prédit le passage d'un astre, ou, dis-je, le clergé français, l'Église de France, le corps de nos prêtres et de nos évêques sauront lui infliger le plus éclatant désaveu.

Les prêtres français ne se désintéresseront point de la France. Ceux qui fondèrent et défendirent nos villes ne se sont jamais désintéressés de notre État. Ils ne l'abandonneront point. On peut leur confier, contre Sangnier, la garde de la terre de la patrie.

Article sixième

Suite du précédent — Nos réponses à la troisième lettre de Marc Sangnier.

L'Action française du 1er juillet 1905.

Il est indispensable de dater cette page : 21 juin 1905.

… À l'automne de l'année dernière 62, Sangnier nous accusait d'avoir quelque difficulté à concevoir « autre chose que ce qui est ». Nous voyions le passé. Il voyait l'avenir. Il nous plaignait donc de fonder la nécessité de la Monarchie sur la nécessité du « patriotisme territorial », de la « diplomatie » et de « l'État » : comme si « l'État », disait-il, la « Diplomatie », le « Patriotisme territorial » étaient des choses nécessaires ! « Postulats gratuits », répétait Marc Sangnier ! État, diplomatie, patriotisme : organes périmés, sentiments surannés qui, sans doute, s'accordent à postuler la Monarchie, mais qui meurent comme elle est déjà morte elle-même…

Sans préjuger du très lointain avenir qu'il nous est aussi impossible d'atteindre que de modifier, nous répondions modestement à Marc Sangnier qu'il se trompait tout au moins pour le siècle auquel il vivait et que, un temps encore, les nations auraient besoin d'un territoire où se maintenir, d'une patrie charnelle et matérielle à défendre, et que, pour présider à cette défense, il faudrait longtemps un État, pour servir cet État, une diplomatie. Trois saisons n'ont pas encore achevé de couler sur les prophéties de Marc Sangnier. Le présent d'alors s'est enfui, l'avenir d'alors est venu, et ces prophéties sont caduques, les voilà démenties par des faits qu'il est possible de voir et de toucher. Nos prévisions se sont confirmées une fois de plus en pleine discussion. Le cas observé tranche tout. Nous en sommes aux préparatifs de bataille 63. Que la guerre ait lieu ou non, elle est, elle a été, de l'avis général, possible et menaçante. Les financiers eux-mêmes, qui se vantent de travailler à la paix éternelle et universelle, se voient contraints d'en faire un aveu public autour des corbeilles de Bourse. Quant aux démagogues, la plupart mettent une sourdine à leurs déclamations contre l'armée et contre la patrie. Les ministres de la République dreyfusienne, un Bouvier, un Martin, reparlent de l'amour sacré… Clemenceau fait le patriote, et Jaurès joue les Célimènes supérieures entre un cabinet qu'il protège et les passions populacières qu'il a mission de partager. Le professeur Hervé reste à peu près seul chef avoué de l'antipatriotisme républicain. À moins que Marc Sangnier…

Je gagerais que Marc Sangnier imiterait plutôt le jeu du misérable Jaurès, avec lequel il présente de curieux points de ressemblance dans le style, dans l'imagination et, ce qui n'est guère à l'éloge de Sangnier, dans la pensée. Rien n'est plus bas, plus vil, plus mou, plus clairement pareil à la condition de fille publique que ce qui tient lieu de pensée à M. Jean Jaurès. Ah ! Que Sangnier se tienne en garde contre cette pente. Car son point faible est là. Comme Jaurès, s'il ne se surveille, il jouera oratoirement avec les réalités, les idées et les sentiments qui devraient lui être sacrés. Il jonglera avec le vrai.

Déjà, n'a-t-il pas écrit, dans Le Sillon du 10 juin 1905, qu'il « s'affligeait de l'impuissance où nous paraissons être DE « NE JAMAIS VOULOIR CONSENTIR À ATTAQUER  » ses « VÉRITABLES IDÉES »? — lui qui, pour nous répondre avec un peu d'aisance et de commodité, ne craint pas de nous attribuer des idées politiques qu'il doit pourtant savoir ne pas être les nôtres ! lui qui ne s'est jamais maintenu fermement dans aucune position définie! lui qui varie, tourne, change, déplace à chaque instant ce qu'il appelle ses doctrines, pour aboutir, sans plus, à multiplier les abus de mots, c'est-à-dire, en somme, les abus d'un talent, d'un trésor, d'une force qui pourraient rendre des services éminents à son siècle et à sa patrie !

Je n'ajouterai pas, n'en ayant pas le droit : à son Église. Mais, comme c'est à cette Église que je m'en remettais de juger les paroles imprudentes et dangereuses qu'il a écrites sur le patriotisme, c'est elle, un jour, j'en ai la confiance, qui jugera d'autres paroles, non moins imprudentes, non moins dangereuses, publiées dans Le Sillon du 10 juin, sans signature 64 et donc sous la responsabilité de Sangnier, — d'un style qui ressemble beaucoup au sien, — relativement à l'Armée. L'Église se prononcera tôt ou tard, on n'en saurait douter, sur la question de savoir s'il est permis de dénigrer ce puissant service public, d'affaiblir ce précieux faisceau de forces nationales, sous prétexte que certains résultats, qui sont des biens incontestables, y sont obtenus par des mobiles insuffisamment purs, éthérés et parfaits. L'Église dira si l'on peut, en sûreté de conscience, troubler, au moyen d'une prédication mystique, la pratique de tels devoirs nécessaires et urgents. Si l'on a le droit de faire honte au soldat de céder parfois à la crainte de la hiérarchie militaire, l'Église permettra sans doute également d'accabler des sarcasmes d'une orgueilleuse et fausse pitié le fidèle tremblant qu'une simple attrition, une contrition imparfaite, jette aux pieds de son confesseur.

Je crois profondément que l'Église de France, je dis la plus étroitement liée à l'Église romaine, ne pourra tolérer des thèses d'anarchie, voilées de moralisme et glissées dans les insinuations que voici :

L'ouvrier, le soldat qui méprise le bourgeois et souvent le hait, a une sorte d'admiration pour l'uniforme galonné du jeune officier qui passe devant lui indifférent, d'allures sévères, pendant qu'il peine et souffre à faire la manœuvre… L'officier est souvent d'autant plus respecté qu'il est plus mal connu. Combien ne doivent tout leur prestige qu'au voile impersonnel qui les couvre et qu'à la participation qu'ils ont à ce réservoir immense de forces répressives qui est la discipline militaire !

Toutes les organisations, qu'elles soient spirituelles ou temporelles, ont le même intérêt à ne pas laisser décomposer le vivant amalgame de sentiments élevés et d'impulsions plus humbles qui assure à l'univers les immenses bienfaits de l'ordre. Dire au soldat ou au citoyen, au prêtre ou au fidèle : « vous obéissez par peur, peur du gendarme ou peur de l'enfer … » honnir les mobiles de leur obéissance, même en ayant soin d'ajouter, comme l'écrivain du Sillon, qu' « au plus profond de ce vice » (préalablement bien flétri) se cache « la pâle fleur d'une timide vertu », c'est peut-être disposer un très petit nombre à fournir une obéissance de qualité supérieure, mais c'est assurément prodiguer à la multitude des ferments de révolte fondée sur le respect humain. C'est cultiver au cœur des foules la pire vanité et le plus bas orgueil, et cela aux dépens de la sécurité, de la paix publiques. Encore un coup, j'attends avec tranquillité, de la place qui m'est assignée sous le porche, le jugement des autorités ecclésiastiques sur les tendances de cet esprit nouveau 65. Ceux qui savent un peu de théologie et d'histoire sont aussi tranquilles que moi.

Mais, d'ici à ce que la catholicité se prononce, les citoyens sont mis à même d'admirer les vues de Sangnier en matière politique. Cet homme d'avenir a reçu de l'histoire future, celle qui se faisait à Berlin et à Londres, du temps qu'il parlait, le plus clair et le plus complet désaveu. Ce que Sangnier contre-signait depuis quelques années, c'était la politique, d'abord nulle et ensuite folle, de la troisième République. La voilà jugée par l'événement. Tout le souhait que l'on peut faire est que ce verdict ne nous coûte point trop de sang ni de larmes, et encore qu'il soit compris, utilisé… D'après tout ce que j'ai vu jusqu'ici de Sangnier, je doute qu'il soit en état de pénétrer le sens antidémocratique des choses et d'en pratiquer la leçon. Il est trop engagé. Seule, une catastrophe religieuse ou un anathème formel pourront l'avertir. Hors ces deux cas, le son vineux des mots continuera de l'enivrer. Si la guerre éclate, il se croira en règle en accomplissant de son mieux son devoir devant l'ennemi : oubliant qu'il a assumé, en plus du devoir ordinaire, des responsabilités de chef. Si la guerre n'éclate pas, nous l'entendrons certainement déclamer à la manière de Jean Jaurès toute sorte de ridicules fanfaronnades sur l'opposition que le socialisme international, pour la première fois dans l'histoire du monde, aurait mise aux desseins d'un prince belliqueux : comme si, d'une part, la mobilisation des ouvriers allemands eût jamais fait un doute pendant la période aiguë du conflit ! Comme si, d'autre part, c'eût été la première fois qu'une mutinerie des peuples ou la guerre à l'intérieur aurait contrarié la politique extérieure d'un souverain !

C'est parce que je tiens Marc Sangnier pour incorrigible, que je le tiens aussi pour infiniment dangereux. Avec toutes les misères de sa pensée, il a deux qualités réelles : l'éloquence de l'orateur et la générosité de l'homme d'action. Tout ce qu'on dira ou qu'on écrira contre lui ne fera pas que Marc Sangnier ne soit un jeune homme de bonne famille, doué d'un incomparable talent de parole, et qui dépense ce qui est plus que la vie pour les hommes modernes, sa fortune, une fortune qui, dit-on, est considérable, en l'honneur de ce qu'il croit vrai. Il se trompe tragiquement. En qualifiant son erreur, je ne veux pas qu'on en méconnaisse le péril pour le vain plaisir de le dédaigner. Ce jeune homme est une puissance. Mais il agit contre l'ordre social et même moral, contre l'ordre politique, contre la France. Voilà pourquoi nous attirons sans cesse l'attention du public sur son action. Si elle n'a pas d'importance, qu'est-ce qui en a ? Si elle en a, pourquoi s'étonner de la minutie de nos analyses ? On combat mal un adversaire si on ne le sait pas par cœur… Je reprends la lettre de Marc Sangnier.

XVII. — D'après le texte de Marc Sangnier publié dans L'Action française du 15 avril et auquel j'ai partiellement répondu le 15 avril et le 15 mai, « l'histoire que nous chérissons », dit-il avec condescendance, « prouve  » surabondamment « que les organisations sociales et politiques sont essentiellement changeantes et variables, correspondant successivement aux diverses phases de l'évolution même des sociétés ». Sans trop souligner l'insignifiance profonde de la plupart des termes de cette sonore formule, nous ferons observer que l'histoire ne prouverait pas grand-chose, si elle ne prouvait que cela. Elle prouve aussi et d'abord le contraire, à savoir que bien des choses ne changent pas, dans l'organisation politique et sociale : c'est le précieux de son enseignement que de livrer à un historien philosophe ce que Le Play appelle « la constitution essentielle des sociétés ».

Il y a du changement dans le monde ? Les organes des sociétés changent avec les sociétés elles-mêmes ? On s'en doutait avant d'avoir étudié les preuves « surabondantes » que l'histoire en fournit. Il suffit de regarder autour de soi pour voir naître et pour voir mourir. L'histoire confirme cette vue de nos yeux. Mais l'histoire montre autre chose. Elle dévoile les conditions permanentes et universelles de la vie et du développement des sociétés, quelles que soient ces sociétés. « L'empire romain, l'empire franck », écrit Marc Sangnier (par un K, comme dans Jack d'Alphonse Daudet 66), « la monarchie carolingienne, puis la capétienne, ne pouvaient supporter une uniformité de régime. » Ces quatre types historiques si variés furent pourtant soumis aux mêmes lois organiques : ils naquirent, grandirent et déclinèrent de façon à porter témoignage en faveur de la même vérité politique. C'est l'hérédité collective d'une aristocratie recueillant la succession du sénat de Rome, qui donna la durée et la force à l'Empire romain ; des trois races de nos rois, celle qui fit la France fut précisément celle qui évolua dans les meilleures conditions d'hérédité monarchique 67 lesquelles ont permis la régulière transmission, la continuité rigoureuse de nos desseins.

Mais j'avoue que les mots de renaissance et de décadence, de progrès ou de déclin, sont d'un vocabulaire qui touche bien peu Marc Sangnier. Il est parfaitement détaché de la politique, ce qui ne l'empêche pas d'en être enragé. Quelle que soit la fortune d'un peuple, il la conçoit comme une suite d'écroulements. Plus il voit de révolutions, plus il se réjouit. Un recueil de ses lieux communs oratoires pourrait offrir aux cliniciens les éléments d'une bonne thèse sur le Sadisme historique et mystique. Un chef de groupe ou de nation s'intéresse généralement à ce qui maintient et fait vivre les États. Sangnier ne se soucie que de ce qui les tue. Il n'a d'yeux, ni d'oreilles que pour le fracas de leur ruine ou pour l'œuvre de la corruption qui les consume.

Est-ce afin de mieux élever sa pensée vers « cet être immobile qui regarde mourir » ? Il y a des croyants, aussi orthodoxes que Marc Sangnier peut l'être, qui se sont occupés d'histoire politique : Bossuet par exemple. Eh bien, Bossuet ne procède pas de la sorte. Avant de tout noyer dans le torrent providentiel de la mort, ce grand homme aimait à faire admirer, ici l'effort, là la sagesse, ailleurs la longue réussite des travaux humains. Il savait que le chef-d'œuvre de l'homme, ce n'est pas de changer ou de périr comme périt et change sans cesse l'univers : durer, continuer, résister aux forces mortelles, voilà la merveille sacrée. Bossuet l'admire et la montre en exemple en quelque lieu et chez quelque peuple qu'il la rencontre, les prêtres de l'ancienne Égypte ou le sénat romain, ou la famille auguste qui avait donné naissance à son roi.

Plus la loi de nature réitère l'application de la peine de mort, plus la loi d'un heureux labeur, d'une industrie adroite, d'une politique puissante excelle à reculer ces fatales exécutions. Les longues durées historiques méritent, dans le passé, une admiration studieuse ; dans le présent, notre dévouement filial. Qu'il y ait une France, que la France subsiste, que ce trésor territorial, intellectuel et moral soit descendu, à travers les siècles, jusques à nous, c'est un bienfait que tout citoyen et tout homme digne de ce nom doivent s'attacher à prolonger et à perpétuer. Que si la chute finale est inévitable, les ouvriers de la société future ont le devoir de travailler à l'avenir, non, comme on nous le fait dire avec une rare sottise, d'après les anciens plans, mais sur des plans conformes à ces grandes lois éternelles qui permirent aux anciens plans d'être suivis.

XVIII. — Sangnier « croit » que « la transformation sociale et l'évolution morale… nécessitent l'élaboration d'une organisation démocratique ». Nous avons déjà répondu à Marc Sangnier, à propos de ces deux mots juxtaposés, qu'autant dire : un cercle carré. On n'organise pas la démocratie. On ne démocratise pas l'organisation. Organiser la démocratie, c'est instituer des aristocraties ; démocratiser une organisation, c'est y introduire la désorganisation : organiser signifie différencier, c'est-à-dire créer des inégalités utiles ; démocratiser, c'est égaliser, c'est établir à la place des différences, des inégalités, des organisations, l'égalité qui est stérile et même mortelle. Si l'organisation démocratique de Marc Sangnier tend simplement à rendre à la nation française sa constitution organique, il faut lui rappeler que cette réorganisation, sans le roi, est une chimère, comme on l'a cent fois démontré.

XIX. — « Et cela » (son cercle carré) « en sociologie comme en politique », ajoute doctement Sangnier.

« Le patronat » ne lui paraît pas « plus éternel que la monarchie ». À quoi nous répondons : a) nous ne discutons pas du patronat ; b) nous n'avons jamais parlé d'éternité ou d'immortalité de la monarchie, mais de l'éternité ou de l'immortalité du gouvernement héréditaire, qu'il soit unitaire ou collectif, républicain comme à Florence ou monarchique comme à Paris ; c) nous parlons de la nécessité de la monarchie « pour la France » ; d) le régime du patronat et celui de la coopération ouvrière peuvent parfaitement coexister dans un temps et un pays donnés ; e) la coopération ouvrière, ou régime des républiques économiques, serait infiniment plus favorisée en Monarchie qu'en République, pour des raisons que nous avons données en temps et lieu 68.

XX. — Ici se place un mot qui a été relevé précédemment : « Vous jugez que l'évolution est autre. Nous apprécions différemment, voilà tout. » Une évolution, répliquions-nous, ne se juge pas : elle se constate. Si l'évolution des races humaines tend à constituer les nationalités ou à les dissoudre, — si l'État, comme la diplomatie, le patriotisme territorial, sont des survivances décrépites ou des idées en pleine vigueur, — si enfin le pouvoir royal diminue ou grandit dans le monde, ce sont là choses qui se savent et non du tout dont il soit possible de juger ou d'apprécier suivant l'angle de nos dispositions personnelles. Il suffit d'ouvrir les yeux pour se renseigner là-dessus. Or, que disent, non pas nos dispositions, mais nos yeux ? Si la Norvège s'était séparée de la Suède en 1848, c'eût été, immédiatement et à grand fracas, la proclamation de la République : en 1905, les Norvégiens se résigneront peut-être à la République ; en attendant, ils multiplient les démarches pour avoir un roi 69. Telle est l'évolution, Sangnier. Tel est le sens de l'évolution. En voulez-vous un bien autre signe ? Regardez ce qui se passe chez les Anglais. Je ne vous décrirai pas le phénomène de leur renaissance monarchique. J'aime mieux céder la parole au correspondant du Journal des Débats, qui est un vieux libéral de solide doctrine. Il écrivait de Londres, à la date du 5 mai 1905, les notes suivantes qui ont paru dans le numéro du 7 mai :

Le roi Édouard a été l'objet d'une ovation de la part de la foule qui l'attendait. Le fait n'a rien d'extraordinaire, étant donnée l'affection des Anglais pour leur souverain. Mais ce n'était pas seulement le souverain que les Londoniens acclamaient hier, c'était le diplomate, l'homme de gouvernement.

Par une remarquable dérogation à la vieille doctrine constitutionnelle, le peuple anglais s'est accoutumé à regarder le roi Édouard comme le véritable auteur de la nouvelle orientation de la politique extérieure anglaise et à voir en lui le plus habile ministre des Affaires étrangères et le plus éminent diplomate que l'Angleterre a eu depuis de longues années 70. Il est inutile de rappeler que la politique actuelle de l'Angleterre est absolument conforme aux idées et aux sentiments populaires ; et il ne servirait à rien de se demander quelle serait l'attitude du peuple anglais si l'Angleterre se trouvait avoir une politique extérieure qui ne fût pas du goût de la nation. Mais il faut constater le spectacle très extraordinaire auquel nous assistons aujourd'hui, et qui est si peu conforme aux idées qu'on se fait de la constitution anglaise. Celle-ci, muette sur tant de points, déclare absolument la doctrine de la responsabilité ministérielle et de la toute-puissance du Parlement. M. Sydney Low, dans un livre récent, a démontré par des preuves irréfutables, que, à mesure que le Parlement britannique s'est démocratisé, il a perdu beaucoup de son autorité, et que, en cent ans, le pouvoir du ministère, du Cabinet, a augmenté au point que, à l'heure actuelle, il est il peu près tout-puissant. « La Chambre des Communes, dit-il, n'exerce plus d'autorité sur le pouvoir exécutif, c'est le pouvoir exécutif qui exerce son autorité sur la Chambre des Communes. »

Le fait est évident ; on en a pu voir la preuve dans la singulière situation politique de l'Angleterre depuis les élections générales en 1900.

Peut-on dire, maintenant, que le Cabinet ait abdiqué en faveur de la Couronne, et que la Couronne prenne aujourd'hui à la direction des affaires une part plus active qu'autrefois ? En réalité, non. Le pouvoir de la Couronne ou du souverain a toujours été réel, mais il s'exerçait secrètement et de telle façon que le pays n'en savait rien et ignorait jusqu'à l'existence de ce pouvoir qu'il n'hésitait même pas à nier de la façon la plus énergique. Quand, par hasard, on apprenait que le souverain, comme cela est arrivé il y a une cinquantaine d'années 71, insistait pour que le ministre des Affaires étrangères lui soumît les dépêches importantes, on criait à l'arbitraire. Il se trouvait des gens pour déclarer que la Constitution était faussée, sinon violée.

De nos jours, depuis le nouveau règne plutôt, le public s'est aperçu de l'existence du pouvoir de la Couronne. Il n'en connaît pas l'étendue, car nul ne la connaît que le souverain et, avec lui, le premier ministre ; mais il voit qu'elle existe et il l'approuve. Et c'est en cela que gît le fait politique le plus extraordinaire auquel on ait assisté en Angleterre depuis bien longtemps. Il ne lui déplaît pas, comme autrefois, de voir le souverain prendre ouvertement une part active aux affaires du pays ; au contraire, il s'en réjouit et il lui attribue, peut-être même, une influence et une action exagérées.

Rien n'est plus curieux que de voir les Anglais, jadis si jaloux de l'autorité du Parlement par lequel ils se flattaient de contrôler et même de diriger les actes du pouvoir exécutif, sauter allègrement par-dessus l'autorité parlementaire et la responsabilité ministérielle et ne plus voir que le souverain comme chef de la politique extérieure du pays et lui en attribuer l'initiative et le succès.

Même phénomène en Belgique, en Italie. Je ne parle pas de l'Allemagne… Même phénomène en Amérique, où le nationalisme impérialiste tend à la dictature 72. Or, de tels phénomènes une fois reconnus et déterminés, il n'est pas deux manières d'en définir la qualité, le sens, par rapport à « l'évolution ». Évidemment les faits que nous articulons peuvent être faux. Mais, s'ils sont vrais, et ils le sont, ils enchaînent le jugement ; ils ne permettent pas de dire, comme Sangnier : « Nous apprécions différemment, voilà tout. » Votre fantaisie est autre, Marc Sangnier, voilà tout. Seulement, vous le paierez. Car on paie toujours les erreurs. On paie plus durement les erreurs dans lesquelles il entre quelque chose de volontaire. Et l'on paie enfin le plus durement possible les erreurs dans lesquelles on a traîné les autres après soi.

XXI. — Sangnier croit pouvoir nous affirmer, par-dessus nos « divergences d'appréciation », qu'il nous sera impossible de lui prouver que les « sociétés humaines soient à tout jamais contraintes de se plier aux règles » de « notre » monarchie.

Une fois de plus, Marc Sangnier nous défie de soutenir une doctrine qu'il sait bien n'être pas la nôtre. Répétons que la monarchie n'est ni universelle ni éternelle. L'éternel, l'universel, c'est le gouvernement des familles : l'hérédité. La monarchie est nécessaire au point et au moment du monde qu'on nomme la France, et tant qu'on voudra une France, il faudra y vouloir un roi.

XXII. — « Il faudra bien », poursuit Sangnier, que ces sociétés « se soumettent aux exigences des lois naturelles… »

« Il faudra bien… » Qu'est-ce qu'il en sait ? Les lois politiques laissent à toute société le choix entre leur obéir ou mourir, et c'est la mort, la dissolution et la ruine que choisirent beaucoup de sociétés d'autrefois, la République de Pologne, la démocratie athénienne. Telle que Sangnier veut l'organiser, la société française ferait le même choix, « voilà tout ». C'est d'un choix à la polonaise que nous voudrions précisément la garder !

XXIII. — Mais les lois naturelles, dit Sangnier, « régiront toujours nécessairement » les sociétés. Cette concession n'est pas très heureuse, car elle semble mise là dans l'intention de nous masquer une grosse méprise ; par là-même, elle nous l'indique.

Sangnier confond ici deux genres de « nécessités » : la nécessité pure et la nécessité conditionnelle.

C'est relativement à sa longue durée, à sa prospérité, à sa bonne police, à sa bonne administration — si l'on veut qu'elle dure, si l'on veut qu'elle prospère, si l'on veut qu'elle soit bien administrée ou bien policée, — c'est par rapport à ces conditions, qu'une société est « nécessairement » soumise à la loi naturelle du gouvernement des familles.

Cela n'implique pas du tout qu'elle ne puisse se donner un gouvernement démocratique et électif : cela veut dire que, du moment qu'elle adoptera ce gouvernement, elle renoncera implicitement à tout espoir de durer et de prospérer. Une nécessité naturelle rattache à l'hérédité politique le bien social : quand on renonce au terme hérédité, le terme bien social se dérobe du même coup. On est toujours régi par la loi naturelle, mais on est condamné par elle à mort.

XXIV. — « Je m'imagine avoir suffisamment prouvé que tout ce qu'il y avait dans la Monarchie de principes gouvernementaux se retrouve dans la démocratie organique (!) telle que nous la concevons… »

Imagination, comme l'écrit Sangnier, mais audacieuse. Il a dansé autour de ses affirmations. Il n'en a prouvé aucune ni suffisamment ni même insuffisamment. Ses lettres ont été démolies point par point, — et il n'a jamais répliqué qu'en avançant de nouvelles affirmations, auxquelles il ne sera que trop facile de répondre.

XXV. — « … sans pouvoir, bien entendu, définir aussi exactement ce qui sera un jour que les monarchistes peuvent le faire de ce qui a été.  »

Toujours la même prétention à escompter l'avenir. Quel avenir ? Celui qu'on verra dans quatre mille ans ? Vous n'y serez presque pour rien. Nous nous contentons, quant à nous, de dire ce qui est en annonçant ce qui va être, et les événements confirment tous ces pronostics.

Nos lecteurs peuvent d'eux-mêmes vérifier si nous définissons « ce qui a été ». Nos doctrines sortent du passé comme le tronc sort de la terre, mais aucune n'a rien d'archaïque, aucune même ne se rapporte exactement à un moment donné du passé, et c'est à la situation d'aujourd'hui, complétée par les meilleures prévisions de demain, que nos institutions royales s'ajustent avec une précision remarquable. Rappelons, par exemple, la formule Philippe VlII, roi de France, protecteur des républiques françaises : elle a prévu, elle enveloppe les républiques du Sillon.

XXVI. — Comme les royalistes, « nous avons, assure Sangnier, un organe d'intérêt d'État ». — Nous vous avons prouvé, et vous n'avez rien répondu à nos preuves, que le premier caractère de votre organe d'intérêt d'État serait l'incompétence et, au sens étymologique du mot, l'inhabileté.

« Nous avons, poursuit-il, un pouvoir qui n'est pas astreint à la tyrannie des majorités numériques. » — Oui, l'élite des saints, qui sera tyran pour son compte.

— D'autre part, ajoute un ingénieux parallèle de Marc Sangnier, les royalistes « sont bien forcés de soutenir le pouvoir central par le consentement de l'opinion publique ». Exactement « comme nous », conclut Sangnier. En quoi Sangnier se trompe. Condamnés aux fatalités de la réélection, Sangnier et ses amis devront songer sans cesse à faire renouveler leur provision de crédit auprès de l'opinion publique ; il leur sera donc impossible de gérer avec indépendance, contre l'opinion ou même sans l'opinion, les intérêts d'État, comme le fit, par exemple, un Bismarck en Prusse avant 1866. — Au contraire, si l'on institue un gouvernement qui soit pur de démocratie, le consentement de l'opinion n'est plus nécessaire. Il suffira d'un assentiment, d'une simple adhésion tacite. — Mais, étant donné la France contemporaine, il est infiniment plus facile d'y établir la popularité personnelle d'un prince, c'est-à-dire de lui procurer l'enthousiasme de l'opinion, que d'obtenir le simple assentiment de l'opinion publique au gouvernement d'un Sillon. Le Sillon néglige toujours ce fait évident que, ce qui est populaire en France, c'est moins la République que l'anticléricalisme. Nous aurions obtenu le plus en notre faveur avant qu'il eût la moindre chance d'espérer obtenir pour son compte, le moins. Or, ce minimum est aussi insuffisant pour lui que ce maximum nous est peu nécessaire.

— Les royalistes « n'échapperont pas plus que nous, moins que nous peut-être même, aux dangers des crises et aux catastrophes toujours possibles ».

Pure insinuation. Ou affirmation pure. D'où Sangnier tire-t-il ces belles pensées ? Évidemment les crises et les cataclysmes peuvent toujours ébranler un gouvernement. Mais plus l'opinion est maîtresse, plus le gouvernement est faible devant les crises. Ce n'était pas un gouvernement d'opinion qui félicitait Varron de n'avoir pas désespéré de l'État 73. Ce n'était pas un gouvernement d'opinion qui résistait, qui survivait à une guerre de Cent ans… Mais on rougit d'avoir à prouver l'évidence.

— « Les uns comme les autres enfin, conclut Sangnier, nous sommes forcés de reconnaître que le pouvoir appartient toujours à la majorité dynamique de la nation 74. »

Qu'est-ce que cela veut dire ? En des termes moins fastueux, que le plus fort est le plus fort ? On le savait, Sangnier.

Article septième

Suite du précédent — Fin des réponses à la troisième lettre de Marc Sangnier.

L'Action française du 15 juillet 1905.

Lorsque j'écrivais le chapitre précédent, les événements étaient en voie d'établir le degré d'humiliation auquel un gouvernement démocratique et républicain faisait descendre notre patrie frappée d'impuissance matérielle devant les nations de l'Europe et du monde entier. Quelques jours après, la Chambre se préoccupait d'établir la radicale hostilité de la démocratie à l'égard du catholicisme en votant la séparation de l'Église et de l'État.

Despotisme anti-catholique au dedans, incohérence et débilité au dehors : vive la république démocratique, n'est-ce pas, Marc Sangnier ?

XXVII. — « Ce qui nous sépare surtout, c'est, dit Sangnier, que l'Action française ne reconnaît qu'une tradition et qu'une hérédité charnelles ; nous, nous croyons à une tradition et à une hérédité morales. »

Tous nos lecteurs savent que nous croyons à l'hérédité et à la tradition morales, l'hérédité et la tradition politiques étant un composé du spirituel (ou moral) et du charnel. Marc Sangnier, comme le jeune Robert Dreyfus 75, nous prend-il pour des élèves de Gobineau ? Et, s'il fait cette confusion, dans quel intérêt la fait-il ?

Il faut renverser la phrase de Sangnier. L'erreur, le défaut, la négation, proviennent de lui. Nous admettons parfaitement une hérédité et une tradition morales, mais il n'admet, lui, que cela. Il nie l'hérédité et la tradition du charnel, du matériel, ou du moins n'en tient aucun compte — et nous sommes bien obligés, quant à nous, de voir l'évidence.

XXVIII. — Là-dessus, Marc Sangnier produit un extraordinaire enchevêtrement de confusions et de coq-à-l'âne :

Mais, m'objectera-t-on, les peuples vivent et évoluent dans le temps et sur la terre. Ce n'est pas une société d'âmes, une église que nous voulons constituer, mais un État temporel.

— Sans doute, mais [et Sangnier, d'un vol preste, va s'enfuir à d'autres sujets], sans doute, mais [se répond-il] j'ai, quant à moi, la naïveté de croire que tout l'effort de l'humanité, aidée et soutenue par les forces internes du christianisme, doit justement consister à dégager les peuples des tyrannies charnelles, pour les élever peu à peu jusqu'aux franchises de l'esprit.

En se plaçant à ce point de vue, un théologien répondrait à Marc Sangnier, qu'en effet l'homme chrétien doit travailler à s'affranchir des tyrannies de la chair, mais qu'il ne doit pas commencer par se considérer, lui-même ni ses semblables, comme s'ils s'en étaient d'ores et déjà dégagés. La besogne libératrice est-elle à faire, ou est-elle faite ? Si elle n'est qu'à faire, les contraintes et les précautions du passé doivent être maintenues contre la matière et la chair tant que celles-ci conserveront leur puissance. Si elle est faite… Mais ici Marc Sangnier dit seulement que l'on doit la faire. Il ne nous dira le contraire que plus loin.

Je le répète : assurément, une humanité affranchie des « tyrannies charnelles » serait plus maîtresse de soi, par là même digne de plus de liberté. Mais il ne suffit pas de lui donner en fait plus de liberté pour l'en rendre digne, pour l'affranchir des tyrannies charnelles. De ce que vous disposerez de plus de puissance, il ne s'ensuit aucunement que vous saurez mieux l'employer ; mais, de ce que vous faites un bon emploi de votre puissance, il s'ensuit que vous ayez chance d'employer mieux tous les surcroîts que vous en recevrez. Il faut donc rétablir l'ordre des conditions que Sangnier a interverties arbitrairement. La liberté morale est condition de la liberté politique, mais la liberté politique n'est pas également condition de la liberté morale. Allégez l'âme de son corps : il sera temps ensuite d'alléger le corps des contraintes réelles. Mais Marc Sangnier raisonne, s'il raisonne, à peu près comme le maître qui dirait à son élève : — Supposé que vous ayez des ailes, vous pourriez vous passer de la garde de ce balcon ; retirons cette garde, lancez-vous dans l'espace… L'enfant serait brisé, le maître châtié pour un homicide par imprudence. Les imprudences de Sangnier nous coûteront malheureusement plus d'une vie d'homme.

Mais Sangnier veut prouver que les ailes ont poussé :

Consultez toujours l'histoire. Comparez les anciennes civilisations à celles que le christianisme a rendues possibles. Comparez l'idée même que les Juifs se faisaient du Vrai Dieu, de l'autorité et du pouvoir parmi les hommes, à celles que nous sommes devenus capables de nous en faire aujourd'hui. Cela, sans doute, est de la vulgaire et banale observation historique, mais il ne faudrait pourtant pas qu'à force de raffiner on arrivât à méconnaître ce qui est évident.

Méconnaître quoi ? Et qu'est-ce donc qui est évident ? Qu'il y a du progrès dans le monde ? Que ce progrès est moral ? Que le christianisme y a contribué ? Non point seulement Bossuet, qui concluait à la monarchie, mais Auguste Comte, qui ne concluait pas à la démocratie, ont écrit des pages de la plus profonde sagesse en conformité avec l'objection de Sangnier. Mais en quoi sa « vulgaire et banale observation historique » confirme-t-elle les conclusions politiques de Sangnier, c'est là ce que Sangnier oublie de démontrer. Qu'on se fasse, de nos jours, une idée plus douce ou plus humaine de l'autorité, cela ne contredit en rien cette vue cependant simple, et vulgaire, et banale aussi, qu'il faut une autorité « parmi les hommes », ni cette autre vue, qui apparaîtra, je l'espère, avant peu de temps, non moins simple, non moins banale : que les conditions politiques et économiques du peuple français exigent, si l'on tient à l'existence et à la puissance de ce peuple, que l'autorité y soit monarchique et développe la tradition de Hugues Capet, de saint Louis et de Henri IV.

Avec des mots, des phrases, avec des inflexions de voix, avec des mouvements oratoires, Sangnier espère-t-il boucher l'interstice de ses idées ? Espère-t-il nous dérober l'évidence de ces lacunes ? J'en suis bien désolé, mais son thème fondamental, le thème sous-jacent et répandu dans toutes les parties de ce qu'on peut nommer avec quelque indulgence son argumentation, son idée fixe que le perfectionnement moral, l'ascension chrétienne des hommes les rendrait de moins en moins aptes à tout système autre que le système républicain, est une idée fausse. Elle est fausse absolument pour beaucoup de raisons dont je peux énumérer quelques-unes.

La première raison est qu'il n'existe point de relation directe entre la perfection morale et la perfection des formes politiques, celle-ci étant liée à des objets bien étrangers à la moralité des hommes, par exemple à la condition géographique ou économique de leur terroir. La deuxième raison est que l'état républicain démocratique n'est pas une forme politique perfectionnée, mais bien rudimentaire ou décadente. La troisième, que, si la République réclame en effet beaucoup de vertu de la part des républicains, cela tient justement à ce qu'elle est un gouvernement faible et grossier, que ses vertus intrinsèques sont médiocres, et que sa pauvreté naturelle ne saurait être compensée que par la bonté des individus, à condition pourtant qu'ils soient déjà eux-mêmes bons, et aussi que cette bonté puisse se déployer utilement, ce qui n'a pas lieu dans certaines Républiques où toute bonté d'ordre catholique est proscrite nominativement. La quatrième, qu'il n'y a pas, en fait (« consultez l'histoire », Sangnier), de liaison réelle entre le développement de la vertu « chrétienne » chez les particuliers et le retrait des institutions monarchiques dans l'État : quand la France fut-elle plus croyante et plus vertueuse qu'aux XIIe et XIIIe siècles ? c'est aussi le moment où elle fut le plus monarchique, le plus féodale, le plus « CORPORATIVE » et le moins INDIVIDUALISTE, c'est-à-dire le plus étrangère au système démocratique républicain cher à Sangnier, le plus éloignée du système qui tend à porter au maximum « LA CONSCIENCE ET LA RESPONSABILITÉ DE CHACUN ».

De son principe faux, Sangnier ne tire même pas des conséquences logiques ; car enfin, si le catholicisme a perdu du terrain en France depuis l'âge d'or de saint Louis, ne conviendrait-il pas, tout d'abord, de reprendre le terrain perdu et puis d'en regagner quelques pouces encore, ayant de nous décréter dignes du régime républicain ? Sangnier aurait dû commencer par ramener l'homme intérieur au niveau spirituel et moral du contemporain des croisades. C'est seulement après avoir opéré cette réforme individuelle, que son principe l'autoriserait à remettre aux surhommes une fois obtenus les franchises civiques dont ils seraient devenus dignes. L'injustice qu'il fait aux chevaliers et aux servants d'un âge héroïque, au profit du moderne babouin dégénéré, a pu se présenter parfois à la pensée de Marc Sangnier, il en aura senti l'inconséquence secrète. Je trouve dans le compte rendu qu'a donné M. Georges Hoog du IVe Congrès des Cercles d'études et Instituts populaires de France, tenu à Paris les 25 et 26 février derniers, la trace de cette inquiétude chez Sangnier. Comme d'autres philosophes chrétiens se sont demandé si la méchanceté des foules n'entraînerait pas au rétablissement de la servitude antique, Sangnier a quelquefois entrevu dans ses cauchemars la possibilité d'une Restauration consécutive à nos désordres et à nos folies. Le texte qu'on va lire témoigne du degré de sa résignation et de l'ingénieuse consolation qu'il s'est inventée :

Congrès des journalistes
Séance du 24 février. Deuxième séance.

… Le Sillon est-il républicain ? demande quelqu'un. Démocratie et République ne se complètent point nécessairement ; Démocratie et Monarchie ne sont pas incompatibles.

— Le Sillon ne fait pas actuellement de politique militante. Il n'en est pas moins animé d'un esprit républicain.

— Mais alors, reprend l'interlocuteur de Marc Sangnier, que feriez-vous si la Monarchie était rétablie en France ?

— Ce que je ferais ? dit en substance notre ami. Je vais vous le dire immédiatement. J'irais au-devant du roi, entouré de tous mes camarades du Sillon, et je lui dirais : « Sire, vous savez combien amère est notre douleur, car votre présence même sur le trône de France n'annonce-t-elle pas la faillite de nos plus chères espérances ? Mais nous sentons trop la raison de la nouvelle situation pour vous en vouloir le moins du monde. N'est-ce pas l'anticléricalisme démagogique qui, en accaparant la Démocratie française, vous a rendu nécessaire en ce pays ? N'est-ce pas parce que le peuple n'avait point les épaules assez robustes pour supporter Ie lourd fardeau du gouvernement, que vous en ayez repris la charge ? N'est-ce pas parce qu'il n'était ni assez conscient, ni assez capable de responsabilité que vous nous êtes revenu, Sire, vous, noble cerveau de la pensée nationale ? Mais le Sillon progressera, soyez-en sûr. En développant au sein des masses populaires la conscience et la responsabilité civiques, il les rendra dignes de la vraie Démocratie. Et puisque, dans votre premier acte officiel, vous avez tenu à manifester vos tendances démocratiques (!), nous sommes persuadés que vous vous réjouirez de notre labeur, et que votre plus grande joie sera de redevenir inutile lorsque nous aurons consacré dans les lois cette République démocratique que nous réaliserons d'abord dans les mœurs. Nous ayant ainsi prouvé votre grand amour du peuple et de la Démocratie, nous serons heureux de proclamer bien haut que vous avez, par votre retraite même, magnanimement mérité de la patrie.

Cette petite drôlerie causa, paraît-il, de grands rires 76.

Elle était cependant fondée sur les jeux de mots les plus bas. Mais pourquoi Marc Sangnier a-t-il oublié de pousser son hypothèse jusqu'au bout ? Peut-être se fût-on plus amusé encore si Sangnier avait rapporté la réponse du roi de France. Elle est écrite page 158 du dernier recueil des contes de Jules Lemaitre (En marge des vieux livres : L'école des rois), au testament de Balthazar, le roi mage, le roi savant : « Le jour où il sera dûment constaté que tous les hommes sont bons et qu'ils sont égaux en vertus et en lumières, je prie celui de mes successeurs qui régnera à cette époque d'abdiquer le pouvoir et d'établir dans le pays le suffrage universel et la République… » La réplique royale offre cet avantage évident d'être juste : car (c'est ce que Sangnier ne voit ni ne comprend encore) l'absurdité de la démocratie ne vient pas du tout du peu de vertus ni du peu de lumières des particuliers, mais de la distribution inégale de ces vertus et de ces lumières, quelles qu'en soient, au reste, l'abondance ou la pénurie. Le progrès, tout progrès, complique, diversifie, différencie ; il détermine des inégalités croissantes : plus la fortune, l'instruction, la moralité populaire se développeront sous la monarchie, et moins ces progrès auront chance de rendre la monarchie inutile : elle en deviendra même de plus en plus nécessaire pour empêcher entre les possesseurs de tant de biens l'établissement d'un conflit constitutionnel — c'est-à-dire le gouvernement des partis, la République ! Les consciences et les responsabilités civiques auront toujours besoin d'un juge incontesté, d'un arbitre inflexible, pour être empêchées de se tromper de domaine et d'entreprendre sur la compétence et sur l'autorité limitrophe. Sangnier s'exprime comme si l'insouciance civique et l'intérêt personnel étaient les seuls faibles de l'homme : qu'il me permette de le lui rappeler humblement, il y a l'ignorance, il y a la présomption, il y a la légèreté et l'orgueil.

J'ai déjà expliqué tout cela avec détail dans les réponses aux lettres que nous adressait Marc Sangnier en premier lieu. Qu'y a-t-il répliqué ? Exactement rien. Cela ne l'empêche point de chanter victoire.

XXIX. — Écoutez, par exemple :

« Il serait peut-être puéril de toujours essayer de taxer d'illogisme, d'inconséquence, les opinions… »

Nous n'essayons pas de taxer : nous taxons, mais après preuve faite et même si bien faite que l'on n'a rien pu y redire. La mauvaise humeur de Sangnier est inconcevable. Ce n'est pourtant pas notre faute s'il s'est contredit ou s'il a commis des erreurs tellement grossières que nous parvenons à les faire voir et toucher comme on touche du fer, de la pierre ou du bois.

Mais je poursuis :

XXX. — « … les opinions d'adversaires qui trouvent très solides et inexpugnables les positions qu'ils occupent… »

Il ne suffit pas de « trouver » une opinion solide pour qu'elle le soit, et le meilleur moyen de la montrer inexpugnable, c'est de ne pas s'en laisser « expugner » en fait. En fait, Sangnier modifie constamment ses thèses ou travestit les nôtres, ou il s'expose sans défense aux plus cruels démentis des événements, ainsi qu'on va pouvoir en juger six lignes plus loin. Toutes ces manœuvres ne sont pas d'un combattant « inexpugnable ».

XXXI. — « … Et quant à nous, nous avouons vraiment que toute la savante dialectique de L'Action française n'a nullement pu nous convaincre de la nécessité de la monarchie pour le salut national, à moins que l'on ne voulût dire justement par là, le salut de tout un ordre de choses qui ne peut exister qu'avec la monarchie comme clef de voûte. »

J'éprouve une joie particulière à transcrire ces derniers mots à la date où je les transcris : le 10 juillet 1905. C'est aujourd'hui 10 juillet que M. Rouvier a fait, à la Chambre, communication des termes de l'accord franco-allemand. Il a témoigné, par là même, de la nécessité d'une diplomatie dans un État moderne, et de la faiblesse de cet organe dans un État démocratique et républicain. Or, avec l'État, avec le patriotisme territorial, la diplomatie constituait, naguère, pour Marc Sangnier, cet « ordre de choses » qui, d'après lui, NE PEUT EXISTER QU'AVEC LA MONARCHIE COMME CLEF DE VOÛTE ! Si cet ordre de choses est nécessaire — proposition bien démontrée à la date du 10 juillet 1905 — la monarchie est également nécessaire : ceci, de l'aveu de Sangnier.

Toute notre « savante dialectique » « n'a pu nullement le convaincre », soit : mais les faits parlent. Avec quel calembour leur fournira-t-il sa réplique ?

XXXII. — Les « discussions théoriques » « intéressantes » sont « un peu vaines par quelque côté »… Une « théorie », c'est proprement une « vue ». Il est certain qu'il ne suffit pas de voir la vérité politique pour la réaliser dans les faits. Si Marc Sangnier avait le malheur d'être cul-de-jatte, il verrait le Mont Blanc sans pouvoir y monter. Mais est-il bien sûr qu'il suffise aussi d'être aveugle pour y grimper tout droit ?

XXXIII. — « Et lorsqu'il s'agit de contingences sociales et politiques, les plus belles théories sont impuissantes si elles ne sont enracinées dans la vivante réalité. »

L'Action française enracine ses théories, qui n'ambitionnent pas d'être belles mais d'être justes, dans les réalités que voici et qui sont peut-être vivantes :

Aux patriotes, aux catholiques, aux traditionnels, aux hommes d'ordre, nous disons : — Si vous voulez conserver ce qui subsiste de tous vos biens, si vous voulez épargner l'excès des maux contraires, faites la monarchie qui syndiquera la défense de ce que vous aimez contre ce que vous haïssez. Un roi vous rendra cette défense possible. Français des générations qui n'ont connu que la république et l'empire, c'est-à-dire l'invasion, l'abaissement, l'agitation civile, religieuse et morale, soyez royalistes par volonté patriotique, religieuse et traditionnelle, par besoin et par volonté de l'ordre. Soyez royalistes de tête. Puis vous le deviendrez de cœur. Puis, la monarchie rétablie, un nouveau loyalisme passera dans le sang, dans l'éducation et dans l'âme de vos enfants : le loyalisme envers la France rétablira le loyalisme envers le roi.

XXXIV. — « Or, il n'y a plus en France le moindre loyalisme monarchique… »

Cela est faux, le loyalisme existe sous deux formes distinctes : à l'état de survivance dans un grand nombre de familles fidèles, les unes éparses sur tous les points du territoire, les autres agglomérées en certains cantons de l'Ouest et du Midi ; à l'état de renaissance, dans la poitrine de ces hommes que leur nationalisme a conduits à la monarchie.

M. Despéramont, dans un discours de la Saint-Philippe à Lyon, l'année dernière, a merveilleusement défini la force et les propriétés du premier loyalisme. Quand au second, si mon contradicteur voulait en reconnaître les premiers mouvements, il n'aurait qu'à lire, dans la bibliothèque de La Gazette de France, l'admirable récit 77 que nous donna Vaugeois de sa réception à Carlsruhe… On croit développer sur un rythme impassible la chaîne des déductions d'une pensée pure, et l'on se réveille, un beau jour, enthousiaste d'un homme : ceux qui furent admis à l'audience de Monseigneur le duc d'Orléans savent quelles profondes vérités de sentiment sont comprises dans cet aveu.

XXXV. — « Le duc d'Orléans ne saurait vraiment apparaître à personne comme le premier des Français. »

À personne pourra sembler dur pour nous tous.

Je m'appelle « personne ». Et je sais des centaines de milliers de Français qui accepteront comme moi le pseudonyme du vieil Ulysse pour infliger le démenti qu'elle mérite à cette gratuite insolence. Aucune force humaine ne saurait empêcher que, dans l'ordre de la primogéniture historique, la Maison de France ne soit la première maison française, son chef, le premier des Français.

XXXVI. — Mais ce n'est pas sa faute ! ajoute innocemment Sangnier :

« Je ne voudrais du reste nullement lui faire un grief de ce qui résulte des circonstances indépendantes de sa volonté. »

Mais, moi, je fais grief à Sangnier de tant d'inepties indignes de lui, mais qui procèdent, en quelque mesure, de sa volonté. Il dépendrait de lui de faire la police de sa pensée, de l'informer, de l'éclairer, de n'y point cultiver d'aussi ridicules erreurs.

XXXVII. — « Tandis que les bons esprits de l'école des néo-monarchistes s'enthousiasment surtout pour un travail d'idées pures, nos humbles camarades du Sillon, mêlés vraiment à ce qu'il y a de plus vivant, de plus inconscient peut-être, mais de plus profond dans la société contemporaine, travaillent non à bâtir un système pour satisfaire l'esprit, mais à conquérir des réalités. »

  1. Les systèmes de Sangnier sont aussi nombreux que les nôtres ; seulement, au lieu de contenter les esprits, ils font le bonheur des oreilles.

  2. J'ai dit plus haut quelles réalités de sentiments nous « travaillons à conquérir », ou plutôt à aménager, à défricher, à rendre productives et fécondes. Quant aux réalités plus matérielles, aux choses, les nôtres existent, je crois, et elles n'habitent pas le ciel des nuées ; elles sont même assez connues sous le nom vulgaire de France.

  3. Quant aux « humbles camarades », qu'est-ce que c'est que ce charlatanisme ? Est-ce que Marc Sangnier se figure que nous n'avons pas « d'humbles camarades » comme lui ? Ou qu'il a ce privilège de les avoir plus humbles que nous ? S'il veut dire qu'il est homme d'œuvres, il y a, aussi bien, des hommes d'œuvres parmi nous, et aussi charitables, aussi aumôniers et compatissants que le plus acharné à crier Démocratie ! Démocratie ! Nous apportons au peuple une vérité dure, mais saine et qui le rendra fort, au lieu que les paroles mielleuses de Sangnier ne pourront que l'empoisonner.

XXXVIII. — Marc Sangnier en appelle au fait.

Nous en appellerons, comme lui, à ce même juge.

Ceux-là [c'est nous-mêmes, Messieurs, sans nulle vanité], ceux-là tracent des plans de campagne imaginaires ou plutôt organisent une nation qui n'est pas à eux. [Est-elle à Sangnier, par hasard ? On le soupçonne d'aspirer à la tyrannie.] Ceux-ci [les humbles camarades de Marc Sangnier], ceux-ci bâtissent peu à peu la maison qu'ils veulent construire. [Il y a de temps en temps un éboulement.] Ils réalisent déjà leur démocratie dans les groupes qu'ils développent, dans les œuvres économiques qu'ils créent.

Ce qu'ils défont, ce qu'ils détruisent ne compte plus. Mais, sauf le verbiage démocratique cher à Sangnier, en quoi ceci diffère-t-il des autres œuvres catholiques, si ce n'est par une remarquable fragilité ? « Sous le manteau vieilli de l'État qui nous opprime » (oui, et qui vous brisera dès que vous lui paraîtrez un peu dangereux), « ce sont déjà les cellules vivantes d'un État nouveau qui paraissent. » Elles ne se contentent pas de paraître, elles disparaissent aussi. Il n'est bruit, depuis quelque temps, que des manœuvres adelphophagiques 78 auxquelles se livrent les cellules du Sillon. L'homme est homme. Il ne suffit pas de l'étiqueter votre frère pour l'empêcher de se sentir différent de vous. La fraternité du cénobite catholique est fondée sur un régime rigoureux, protégé par une organisation plus rigoureuse encore. La fraternité du Sillon est fondée sur la désorganisation intellectuelle et civique : elle n'est défendue que par la volonté et l'éloquence d'un homme, ce qui est infiniment peu.

Sangnier produit, en fait, une théorie qui, sous le nom abusif de démocratie, réclame de ses adeptes le maximum de la vertu, il dit « le maximum de la conscience et de la responsabilité civiques », c'est-à-dire le maximum d'effort. Mais, en fait aussi, le sentiment qu'il favorise et qu'il propage parmi eux, sentiment bien démocratique celui-là, se ramène tout au contraire à la doctrine du minimum de l'effort. Il prêche aux puissants la protection des faibles, ce qui est une chose excellente, mais il ne prêche pas aux faibles le dévouement envers les puissants, et son acte de générosité apparente n'est donc, dans la réalité, qu'un indice de sa timidité devant ces faibles dont les nombres additionnés créent un semblant de force qui paraît engendrer la loi.

Il fait aux Français riches et nobles, qui, en ce moment, sont vaincus, des obligations d'ailleurs justes ; mais il se garde de solliciter en leur faveur le moindre retour de justice populaire : ses paroles tendraient plutôt à exciter de bas en haut des sentiments de mépris caractérisé. Il caresse et flatte le peuple, infiniment plus qu'il ne l'élève et ne le conduit. Quel effort lui demande-t-il ? La plus dure des servitudes contemporaines, celle surtout qui parut la plus dure à Marc Sangnier, jeune bourgeois élevé délicatement, la servitude militaire, est ici dépouillée de tout ce qui en faisait l'honorable compensation.

Sangnier ne veut pas du prestige militaire, il s'efforce de l'analyser pour le mieux dissoudre. Et, quant au devoir militaire, il exonère tant qu'il peut les consciences de tout scrupule à ce sujet.

Le soldat, dit Le Sillon du 10 juin 1905, le soldat est traité comme une chose… Il ne choisit rien, il n'y a pas moyen pour lui de coordonner un peu ses actions, d'arranger sa misérable existence ; il sent bien qu'il est une chose inconsciente et irresponsable, qu'il n'a pas le droit de vivre, mais qu'on vit pour lui, ou plutôt que des règlements anonymes commandent à tous et remplacent la vie… Le soldat est voué aux travaux forcés, son métier est un métier d'ilote : la liberté individuelle n'existe pas pour lui, les lois qui protègent les autres hommes ne s'appliquent pas à lui ; il est frappé de mort civique.

L'anonyme auteur de ces lignes, dont le style rappelle si étonnamment Marc Sangnier 79, ayant noté, non la brutalité, mais je ne sais quels airs d'arrogance, chez de très jeunes officiers, déclare à ce propos qu'il jouissait assez « de comprendre ce sentiment de révolte qui fermente parfois au cœur des malheureux ». Je le demande en vérité aux patriotes (et bien plutôt qu'aux moralistes), est-ce là développer le courage, la dignité, la fermeté, le sentiment des responsabilités personnelles ? N'est-ce pas au contraire réveiller ce qu'il y a de plus individuel et de plus égoïste dans les passions ? Je crains bien que, à la base de ces générosités démocratiques, une observation attentive ne découvre un moi lâche et laid 80 ; sous cette doctrine de tension et d'effort, une pratique de relâchement général. La démocratie y paraît, non celle que Sangnier se définit, mais la vraie, celle que l'on connaît et telle qu'on l'a toujours vue (« consultez l'histoire ») : agitée, turbulente, diviseuse, diminuante et ignoble enfin.

Les divisions, les excommunications, ont commencé entre sillonistes. Sangnier, en tête du numéro du 10 juillet, jette d'un ton plaintif son verset des Béatitudes : « Bienheureux les pacifiques ! » Il ne fut pas toujours pacifique lui-même. Mais, s'il porta la guerre aux autres, la guerre entre dans sa maison. Cette maison n'est plus l'édifice glorieux et paisible qu'il nous décrivait dans cette lettre, déjà vieille, à laquelle je réponds. Elle ne ressemble plus au signalement qu'il donnait sur un ton de joie orgueilleuse. Quomodo sedet sola civitas 81 ! Le Jérémie d'aujourd'hui exultait comme les béliers et comme les collines du psaume ; son exaltation était traduite en termes d'un modernisme très pur.

« Quelle n'est pas la joie du chimiste », s'exclamait-il, « lorsque, quittant les livres et les formules, il pétrit lui-même la matière, l'éclaire par une expérience directe et sent l'idée et le système jaillir spontanément des leçons mêmes de la nature qui l'instruit, loyale et sûre collaboratrice de ses efforts. »

Pourquoi Sangnier aimait-il tant que cela à user du mot sûr en un sujet qui l'était si peu ? Les événements lui ont démontré sa fausse sécurité. Il disait aussi dans l'article « Une idole » (Le Sillon du 25 mars), à propos de la patrie : « sa lente et sûre ascension ». Est-ce que l'adjectif sûre aurait été d'un grand réconfort pour la France si l'Étranger, en entrant dans Paris pour la quatrième fois depuis 1789, avait arrêté de nouveau cette « lente ascension » ?

Mais je reprends le chant de triomphe d'il y a huit mois :

« De même, si nous croyons à la démocratie, c'est surtout, n'en doutez pas, parce que nous la vivons déjà, et vous n'aurez pas sans doute le courage de nous reprocher ce respect que nous professons pratiquement des méthodes positives dont on parle tant à L'Action française. »

N'est-ce pas qu'il éclatait ici dans toute sa gloire, l'orgueil de l'esprit pratique, de l'artisan heureux, du vainqueur couronné ! En regard de nos humbles pensées livresques et de notre vain positivisme en paroles, on nous disait : « J'ai fait. » On ajoutait : « C'est la vérité, puisque j'en subsiste : nous la vivons. » Mais, d'une pâte d'idées fausses, on ne vit pas, on s'entre-déchire et on meurt. Je ne prédis pas, je ne souhaite même pas au Sillon une fin proche ni lointaine, et je désire que Sangnier, qui a déjà beaucoup modifié sa doctrine, trouve un jour le moyen d'utiliser des « énergies magnifiques 82 », sans insulter aux lois fondamentales de toute organisation intellectuelle ou politique, pratique ou théorique. Telles quelles pourtant, ses doctrines ont fait faillite, si leur critère d'autrefois peut être invoqué aujourd'hui. La vie, la vie ! Mais, votre vie, elle n'est plus si florissante. Vous invoquiez l'expérience. Elle prononce. Il vous arrive ce que notre critique et notre logique, « stériles », estimaient devoir arriver. Cela ne prouve pas que nous ayons raison, mais cela prouve irréfutablement que vous avez tort. Du moment que vous vous donniez pour d'humbles praticiens guidés du sûr instinct de l'âme contemporaine, une seule chose vous était défendue : l'insuccès, l'erreur dans l'action. Nous pourrions échouer une fois, deux fois et cent fois, notre échec prouverait notre inaptitude à savoir utiliser nos idées ; il ne prouverait rien contre ces idées elles-mêmes. Mais vous ! L'échec qui établira votre inaptitude pratique démontrera aussi que vous vous prévaliez bien illusoirement d'une harmonie secrète entre votre âme et l'âme du peuple. Votre prétention à travailler dans le sens de « l'évolution » se trouvera détruite du coup.

La voilà donc détruite, puisque voilà détruite votre insolente félicité d'autrefois.

Depuis ces huit mois bien comptés, depuis que vous nous avez apporté les feuillets destinés, disiez-vous, « à préciser ce débat, tout en l'élargissant », depuis que vous vous êtes placé sous l'égide de l'avenir, l'avenir devant dire « qui de nous se trompait » ; depuis, Sangnier, que, en prenant congé de nous, vous évoquiez dans un audacieux raccourci historique « les siècles » qu'il fallut à la monarchie pour sortir du « sanglant chaos féodal », et que vous vous montriez si parfaitement résigné à tous les chaos, à toutes les effusions de sang nécessaires pour réaliser votre songe d'illuminé, non, d'ailleurs, sans faire observer, d'un beau sourire à la Jaurès ou à la Gambetta, que vous comptiez n'avoir pas besoin « d'un si long crédit » ; depuis ces temps de l'automne 1904, où vous prétendiez nous démontrer le mouvement en marchant : — vous avez marché, Marc Sangnier, et le Temps a marché aussi. Moins de trois cents jours ont suffi pour semer en Europe une inquiétude telle que toutes les nations ont pris leur visage de guerre, justifiant, renouvelant et rajeunissant de la sorte ces anciens ressorts politiques que vous traitiez de harnachements archaïques et superflus. Ce misérable espace de temps a suffi également pour troubler votre intérieur ou plutôt pour y faire lever quelques-unes des pestes que vous y aviez semées de vous-même, sans le savoir : pestes conformes aux vieilles lois qui ont présidé de tout temps à la marche des idées dites démocratiques. Ces idées peuvent aider à désorganiser. Elles n'organisent jamais. Vous en souffrez à votre tour, vos organisations en souffrent elles-mêmes, et d'un point de vue supérieur il me serait permis de vous dire, avec la sagesse du peuple, que c'est bien fait.

Pris en flagrant délit de désaccord avec les faits, que reste-t-il, Sangnier, de votre lettre de l'an passé ? J'assurais, en la publiant, que je n'en laisserais rien subsister, voulant dire par là que j'en ferais la réfutation mot à mot. Cette réfutation est venue, mais non de moi : des choses seules. Si vous les écoutiez au lieu de ne frémir qu'aux répercussions, d'ailleurs sonores, de votre voix, si vous sortiez de ce narcissisme sentimental pour demander à l'histoire et à toutes les autres sciences politiques un enseignement qui vous est indispensable, les débris d'un passé brillant vous serviraient encore aux reconstructions d'avenir. Il n'est pas agréable à un bon citoyen de songer que tant de travaux ardents et tant d'intentions nobles doivent se résoudre en perte sèche pour son pays. Mais, cependant, quel vœu défini former avec vous ? Et qu'attendre d'un peu solide ?

Vous m'inspirez surtout de la curiosité.

La vie démocratique

La Gazette de France du 14 janvier 1904.

La critique du Dilemme de Marc Sangnier se termine en réalité avec les pages précédentes. Cette controverse avait duré de juillet 1904 à juillet 1905. Mais la « conversation » avait commencé dès 1903 (voir notre lettre à Sangnier publiée dans la revue L'Action française du 1er mai et reproduite en partie dans la première édition du Dilemme). — Elle continua en janvier 1904 ainsi qu'en témoigne le présent chapitre, bien antérieur par conséquent au précédent : d'où la différence de ton avec ce qu'on vient de lire. Elle reprit encore en novembre 1905, comme on le verra par le chapitre suivant. 83

Jeune, éloquent, actif, généreux, déjà populaire, M. Marc Sangnier m'a toujours attiré, je l'avoue. Précisément parce que, sur un très grand nombre de points, sa pensée diffère de la mienne, j'éprouve un plaisir âpre à me demander quels sont nos points d'accord et quels ils pourront être. Nous sommes tous les deux Français. Il est né catholique. Je suis né catholique. Sa politique est passionnément catholique. Je n'imagine pas une politique française qui puisse se montrer, je ne dis pas hostile, mais indifférente au catholicisme. Il m'a toujours paru que notre base commune n'était pas étroite et nous permettait la conversation. Je ne parle pas de discussions en vue de briller, ni, à raison plus forte, en vue d'accentuer et d'accroître les désaccords. Il est une discussion qui tend à éclaircir les idées au lieu de les rendre plus vagues, qui unit au lieu de confondre ou de brouiller. Est-elle impossible avec Marc Sangnier ?

Il vient de publier à la librairie du Sillon une brochure fort élégante et qui est pleine d'intérêt. C'est le compte rendu sténographié d'une conférence contradictoire faite à Paris dans le treizième arrondissement sur ce sujet : la vie démocratique. Le contradicteur de Marc Sangnier était M. Ferdinand Buisson 84, qui est précisément député du treizième. Vous connaissez M. Buisson, protestant zélé. Dans ses débuts, il s'efforçait de démontrer que la Réforme du seizième siècle fut en France essentiellement nationale et, avant de toucher au déclin de la vie, M. Buisson s'efforce d'immoler notre France à son amour de la religion prétendue réformée. La conduite du politique peut servir à juger les théories de l'historien. Du moment que Sangnier discute avec M. Buisson, pourquoi ne discuterions-nous pas avec Marc Sangnier ?

Celui-ci, par la faute des mots, les généreux mots oratoires, les mots sonores qui circulent depuis bientôt un siècle et demi, me semble se faire de grandes illusions sur les idées, sur la pensée, sur l'esprit de M. Buisson. Qui nous délivrera des mots ? Ou plutôt qui les percera ? Qui en exprimera l'âme réelle ? Toutes nos discussions sont de mots. On a le droit de les trouver merveilleusement byzantines, et pourtant en dernière analyse c'est dans le mot que gît la cause profonde des choses.

Barrès vient de le faire voir par un exemple magnifique, ce n'est pas seulement notre richesse économique et notre force politique qui diminuent, c'est la sève même du sang, c'est la richesse, c'est la force de la race et de la nation qui subissent un fléchissement décisif dans l'ordre des plus sensibles réalités : une frontière linguistique, la frontière du dialecte alsacien et des patois romans de Lorraine, frontière qui n'avait pas bougé en somme depuis le cinquième siècle, en trente-trois années d'annexion allemande, cette frontière a reculé. Voilà un signe des plus nets et des plus cruels qui puissent être cités contre nous. Que faire ? à cette action de l'ennemi héréditaire, il faut répondre par une réaction, me dit-on. Eh ! comment réagir ? Comment agir ? Les actes des hommes sont commandés par la qualité de leur pensée. Mais la pensée est, hélas ! fille du langage. Cela paraît lamentable à dire et n'est que trop vrai : avant d'agir, ou, si l'on aime mieux, pour agir, il nous faut réviser notre langage, châtier nos discours, redevenir maîtres du sens et de la portée de nos mots. La France est bien perdue si ceux qui lui parlent, ceux qui pensent pour elle ne se décident pas à se réformer là-dessus : voir sous les mots les choses ; ne pas permettre aux mêmes mots d'exprimer des choses diverses.

M. Buisson est libéral, Marc Sangnier est libéral. Marc Sangnier et M. Buisson se sont rencontrés sous le prétexte de ce mot. Fort dignement du reste, ils ont échangé les paroles les plus aimables. Ils se rencontreront de nouveau et, s'ils ne changent radicalement l'un ou l'autre de religion, l'on prévoit qu'ils se rencontreront très souvent, de la même manière. Je les vois : le sourire aux lèvres, ces lèvres remuées par les mêmes syllabes, et ni la force des termes ainsi énoncés, ni l'élan de la sympathie manifestée n'établissant entre eux la moindre alliance effective, la moindre transaction réelle, le moindre accord de fait.

Liberté, liberté… Mais M. Buisson dit liberté individuelle et, bien moins que liberté de l'individu, liberté pour l'Individu, liberté en vue de l'Individu… Laissez-moi vous parler un des dialectes barbares de la philosophie : M. Buisson exige la liberté en vue de l'individuation, ou de la formation de l'individu, ou de la constitution de l'autonomie individuelle. De ce point de vue, tout ce qu'un individu quelconque peut tenter « contre sa propre liberté », contre l'autonomie de sa vie individuelle, est fatalement considéré comme un suicide, c'est-à-dire comme le pire des attentats. Nous avons cent fois indiqué ce point de vue. Ni M. Piou 85, ni Marc Sangnier n'ont tenu compte de nos observations. Mais ils ont obtenu un premier résultat. Ils ont entraîné beaucoup de braves gens qui n'y songeaient guère à protester et à revendiquer au nom de la liberté des principes libertaires de 1789 et de tout ce qui est cher à M. Buisson. Ces gens-là eussent tout aussi bien protesté et revendiqué au nom de la religion et des traditions nationales. Protestant en faveur d'un objet mieux connu, ils y eussent mis plus de cœur. On les a donc diminués dans le présent. Mais on les a diminués dans l'avenir en leur soufflant un vocabulaire faux et qui les gorge d'idées fausses, c'est-à-dire d'une foule d'erreurs de fait à commettre dans les rencontres futures. Second résultat. Arrivés en présence de l'adversaire, ils ont bien dû s'apercevoir de la vérité du fait que nous indiquions : leur thème libéral n'avait même pas la valeur ni la portée du plus modeste argument ad hominem ; leur adversaire parlait bien de liberté, mais non comme eux, ni dans le sens qu'ils donnaient à ce mot. Ils imaginaient une liberté négative, à l'absence ou à la détente du joug. Et lui songeait à une liberté tout autre, règle et balancier de leur vie.

Dès lors, à quoi bon la tactique ? ils espèrent qu'elle servira à renseigner le peuple. Le peuple sera juge des vrais libéraux et des faux… Je le désirerais pour ma part. Mais il m'est impossible de ne pas voir ce qui est. Ce qu'on nomme le peuple se moque bien de la liberté ! Une fraction (minime, mais violente) du peuple est animée d'absurdes passions anticléricales, adroitement entretenues. Ce peuple-là est disposé à applaudir toutes les mesures qu'on prendra contre le clergé. M. Buisson, qui connaît ces dispositions, en a joué, en joue, en jouera pour réaliser ses conceptions théologico-politiques. Et le peuple sain, le bon peuple ? Il n'y a pas d'exemple, ni en 1904 de l'ère chrétienne, ni deux siècles, ni trois, ni dix avant cette ère, qu'aucun bon peuple ait rien empêché. Partout, de tout temps, le bon peuple, le peuple sain a eu besoin d'être organisé pour agir, — et je voudrais faire comprendre à Marc Sangnier que sa méthode « libérale  », ses emprunts au vocabulaire et à la tactique de M. Buisson, sont précisément ce qui empêche le bon peuple et le peuple sain de s'organiser naturellement, c'est-à-dire de voir la nécessité de son Roi.

Que Marc Sangnier nous rende une justice. M. Buisson a précisément dit, le jeudi 26 novembre 1903, à l'Alcazar d'Italie 86, ce que nous avions prédit qu'il dirait. Il s'est presque servi des termes dont nous avons usé dans la Gazette et dans l'Action pour définir cette doctrine libérale, individualiste, révolutionnaire, kantiste, jean-jacquiste et luthérienne, qui a fait, nous pouvons le dire, l'objet presque constant de l'étude de notre groupe. Ce n'est ni Vaugeois ni Montesquiou qui me contrediront ; mais les malheureux avocats conservateurs auxquels nous avons essayé de faire comprendre ces choses arriveront-ils à les pénétrer ?

J'en doute un peu ; voici les textes.

M. Buisson. — Je dis, répondant à la question : Pourquoi donc en voulez-vous tant aux Congrégations ? — Parce qu'il faut que, dans une République, tous les hommes demeurent libres et égaux en droits. Pas un homme n'a le droit d'aliéner sa liberté, pas un homme n'a le droit de dire : « je renonce à penser par moi-même, j'obéirai à mon chef. » Pas un homme n'a le droit de dire : « je jure de ne pas me marier. » Celui qui fait cela fait un acte contraire à l'humanité et à la dignité humaine, et c'est pour cela que nous, républicains radicaux et socialistes d'aujourd'hui, nous ne reconnaissons pas comme possible, dans une République démocratique, l'existence légale des Congrégations.

Il n'y a point à raffiner. Si l'on admet ce que M. Buisson appelle plus loin « les principes de la Déclaration des Droits de l'Homme », si on les admet en les comprenant sans calembour ni coq-à-l'âne, il n'y a qu'à dire amen à M. Buisson.

Sangnier trouve cela « spécieux ». C'est sa thèse qui l'est, spécieuse ! Ou bien plutôt elle procède par une négligence complète du point de vue de l'adversaire. Le point de vue de M. Buisson est le point de vue de la « conscience » toute nue, de la « moralité » toute pure, de la « liberté » absolue. Point de vue théologique, a bien dit Marc Sangnier qui, malheureusement, n'a pas dit que cette théologie était aussi, en cet endroit, une morale, une politique complète. C'est la politique et la morale protestantes. Pour le chrétien de Genève, de Londres ou de Berlin, chacun est à soi-même son prêtre, son pape et son Dieu : donc engager par un vœu quelconque ce sacerdoce, cette papauté, cette divinité qui sont enfermés dans son cœur, les lier d'un engagement « extérieur », est un sacrilège.

Écoutez M. Buisson :

Une association qui aurait pour base la promesse, l'engagement, le contrat d'abdication de la liberté individuelle, le vœu de pauvreté et le vœu d'obéissance, c'est-à-dire la diminution individuelle », une telle association, une Congrégation ne peut être admise ni tolérée, en conscience, par l'État républicain, par l'État démocratique, par l'État engendré des principes de la théologie politique de Berlin, de Londres et de Genève.

Nulle thèse ne s'enchaîne plus rigoureusement que celle de M. Buisson. Le premier anneau tient à la Déclaration des Droits de l'Homme et à la Réforme du seizième siècle, le dernier aboutit à la loi sur les Congrégations. Les anneaux du milieu ne se briseront pas. Si vous repoussez le dernier, repoussez le premier ; si vous admettez le premier, admettez le dernier. Nous l'avons dit plus de cent fois. Le vieil article où nous démontrions ce que nous nous contentons de rappeler aujourd'hui était intitulé « Congréganistes et Congrégations 87 ». Eh bien, M. Buisson a dit le 23 novembre 1903 à Marc Sangnier cette parole que je copie textuellement : « Je conviens que la loi est extrêmement dure pour les Congrégations et je maintiens qu'elle est extrêmement libérale pour les congréganistes.

Cela est odieux, mais net. Les amis de Marc Sangnier ont fait entendre de vives interruptions. Lui-même s'est donné le plaisir de faire dire à M. Buisson que cette religion de l'anarchie individuelle se superpose même aux sentiments, aux oblations et aux idées de la philosophie humanitaire. Oui, le culte de l'Homme doit passer avant les droits de l'Humanité. Oui, des sœurs, des frères, des religieux de toute sorte rendent aux malades des services que ne rendraient pas d'autres citoyens. Oui, ces congréganistes ne rendraient point de tels services sans les vœux religieux qui organisent et stimulent leur dévouement. Eh bien, peu importe ! l'abolition des vœux doit passer avant tout. Quelle canaille de doctrine ! redirait Lacordaire. Ayant recueilli cet aveu, Sangnier a pris congé de M. Buisson en ces termes : « C'est tout ce que je voulais obtenir de vous. » Je me demande si c'était là obtenir grand-chose.

J'en avertis Sangnier, tant que la doctrine de M. Buisson restera doctrine d'État, il ne sera pas difficile à M. Buisson d'en voiler les conséquences à l'orgueil, à l'envie, à la jalousie et à la bêtise des foules. Quant à l'élite doctorale, à M. Buisson et aux siens, elle saura toujours répliquer à Sangnier que, s'il y a des devoirs envers le prochain, il y a tout d'abord des devoirs envers soi, la personne humaine a des droits généraux supérieurs à la volonté de tout homme particulier, tout droit de l'homme prime tout devoir humain.

C'est absurde? C'est contradictoire sans doute? Oui, tel est bien cet anarchisme protestant. Mais si on lui applique ces qualificatifs mérités, il faut les appliquer aussi à la Déclaration des Droits de l'Homme qui en est la première source française. Tantôt Marc Sangnier traite cette Déclaration de feuille de papier inutile mais inoffensive, tantôt il en admet le point de départ et, par là même, tout. Son cher mot de démocratie le détermine à ce flottement. Je voudrais bien lui faire lire une page de la Semaine religieuse du diocèse de Cambrai qui m'est arrivée ces jours-ci ; dans un savant article, malheureusement anonyme, un écrivain fort sage déclare que l'une des premières « conditions de la rénovation » de l'intelligence catholique en France serait de renoncer au mot de démocratie. Or Sangnier tuerait père et mère pour l'amour de ce mot. Il ne peut donc y regarder, quand ce cher mot de démocratie est en cause, à quelques petites erreurs de logique et d'histoire. Elles sont pourtant bien fâcheuses, et plus grandes qu'il ne le croit ! Je me demande s'il est absolument incapable d'unir au brillant d'une parole enthousiaste et sympathique un peu de fermeté, de solidité, de raison ! Les faibles seuls excluent la raison du sentiment. Chez les forts, la conviction est d'autant plus chaleureuse qu'elle est fondée sur des motifs plus clairement notés. On trouve dans le discours de Marc Sangnier tous les bons éléments d'une pensée juste. Mais ils nagent, épars, désunis et perdus, au souffle d'une parole enchanteresse, qui ne leur sert pas d'éclaircissement, mais d'excitation, d'accompagnement, de musique. Sangnier dit, par exemple : — Nous devons garder la France. Il pose donc le problème en patriote français. La démocratie doit être française. Elle doit réaliser l'unité française. C'est son devoir. Alors se pose la question : — Comment accomplira-t-elle, en fait, un si difficile devoir ?

Marc Sangnier voit notre objection et la reproduit. En fait, démocratie c'est division, émiettement, diffusion de la conscience nationale. En démocratie, il n'existe plus de patriciat dirigeant ni même de dynastie en qui l'âme de la nation puisse se penser. À cette objection de fait, Sangnier fait une réponse de droit. Je cite : « Nous CONSIDÉRONS que cette âme de la « nation doit se trouver intégralement dans chacun de nous… » Ce que la démocratie supprime, il le remplace par ce qu'elle devrait engendrer selon lui. Mais d'abord le peut-elle ?

Il dit plus loin :

Pour que la démocratie soit possible, il faut donc arriver à une sorte d'identification entre l'intérêt commun et l'intérêt moral particulier de chaque citoyen.

Ce qui fait la force de la conception monarchique, c'est que l'intérêt de l'État tend à s'identifier avec l'intérêt personnel du souverain et de la race régnante. Si la France diminue de gloire ou de richesse naturelle, le souverain s'en trouve diminué ou appauvri.

Or, si nous voulons retrouver cette même force dans la conception démocratique, que faut-il ?

Que nous découvrions le moyen d'identifier en quelque façon l'intérêt de chacun avec l'intérêt de la nation tout entière.

Sangnier ne se dissimule pas la difficulté, « la grande difficulté, dit-il très bien, d'unir ces deux intérêts trop souvent contraires  ».

Il s'écrie :

Comment y parviendrons-nous ?

Nous ne le pouvons qu'en développant dans la conscience et dans le cœur de chaque citoyen un amour si fort, si généreux, si puissant du bien de tous, une conception si nette et si vive de la justice sociale, un désir si impérieux de réaliser dans son intégrité le concept de la vraie démocratie, que ce soit pour chaque citoyen une injure, une souffrance, une blessure vraiment personnelle, que de travailler contre le bien de la démocratie.

Lorsque nous aurons fait cela, lorsque nous aurons détruit le vieil égoïsme séculaire qui entoure comme d'une armure de haine la plupart d'entre nous, alors la démocratie sera possible.

Elle ne l'est donc pas encore ? Comment faites-vous pour la recommander si souvent du titre de fait, de fait irrésistible, de fait que les aveugles seuls peuvent contester ? Si votre fait démocratique consiste simplement à être désiré, aspiré, appelé par les vœux de la nation, vous concevez toujours ces vœux tels qu'ils sont ne sont même pas encore réalisables.

Ils pourront se réaliser, dites-vous, mais à quelles conditions ! La condition de ce testament du roi mage de M. Jules Lemaitre : la démocratie deviendra possible le jour où l'égoïsme sera balancé par l'altruisme dans le cœur des membres de la démocratie !

Il convient d'admirer ici le procédé de Marc Sangnier. La démocratie n'existe pas. Il veut la faire. En général, on fait ce qui n'existe pas avec quelque chose qui existe déjà : du pain avec de la farine, du levain et de l'eau ; des haches avec du bois et du fer ; ainsi du reste. Nous voulons faire la monarchie avec le mécontentement populaire excité par la République, avec la réflexion et l'autorité de l'élite intellectuelle, avec les forces d'une Administration qui ne peut manquer d'être un jour ou l'autre notre complice. Mais ici, par la belle et naïve gageure d'une imagination purement oratoire, dont la pétition de principe est le mouvement naturel, ici le moyen proposé se trouve être aussi idéal que le but, idéal au même degré, même plus idéal encore ! Marc Sangnier nous pétrit notre avenir prochain avec de l'avenir lointain. Pour aller de Paris à Constantinople, il raisonne comme si nous nous trouvions déjà à Bagdad. Le chemin de Bagdad, tout d'abord, s'il vous plaît ! Je règle le destin français sur l'avènement de la démocratie universelle. C'est le cas de lui demander :

— Et en attendant ?

En attendant, Sangnier l'a dit, « nous devons garder la France ». Mais la démocratie réelle, par son endettement réel, par ses haines réelles, par la guerre réelle instituée entre citoyens, par la trahison et la faiblesse qu'elle établit réellement dans l'État, voue la France à un épuisement fatal, sinon même au dépècement qui menace tous les gouvernements électifs. Comment Sangnier pense-t-il donc pourvoir à cela ?

Sous la Monarchie, l'égoïsme du souverain créerait un résultat altruiste : fortune de l'État, paix et sécurité des citoyens. En attendant la démocratie idéale, née elle-même d'une refonte générale de la nature humaine si plaisamment prévue par M. Jules Lemaitre, ne serait-il pas bon d'assurer à la France que « nous devons garder », puisque nous tenons à garder une patrie, le refuge de cette Monarchie protectrice ?

Je sais bien que Sangnier termine son développement sur la démocratie idéale et future par un mouvement éloquent qui presse ses amis de convertir les Français au catholicisme. Quand tous les Français seront non point seulement catholiques, mais bons catholiques, et, de plus, pénétrés de la plus ascétique morale du renoncement et de l'amour pur, cette sainte nation réalisera certainement le type achevé de la République altruiste : l'intérêt personnel de tous y sera présent au cœur de chacun, dix millions de rois agiront avec la même unité de sentiments qu'un seul souverain. On voit bien un point noir ou, si l'on veut, un point gris : l'unité de sentiment n'empêche pas les divergences des vues, ce qui peut faire craindre, à défaut de querelles impossibles dans un État si saint, quelque lenteur dans l'expédition des affaires. Mais quel que soit cet avenir, il n'est pas prochain, et je répète à Marc Sangnier ma grande question :

— Pour garder la France (« nous devons la garder »), que ferez-vous en attendant ? D'ici à ce que la majorité des Français soit catholique, bonne catholique, et pratique la charité des saints, en attendant que ce moyen de réforme vous soit donné, pour le provoquer si vous en avez envie, à quel autre moyen, à quel outil élémentaire voudrez-vous recourir ? Si la réalisation de ce rêve peut être lointaine, il faut aviser au présent !

La vérité est que Sangnier ne croit pas ce millénaire éloigné ; tout subtil réaliste qu'on le connaisse, il s'est fait à ce sujet une grande illusion et, comme un assez grand nombre de catholiques formés sous le pontificat de Léon XIII, Marc Sangnier croit aux affinités du mouvement révolutionnaire et de ce qu'il nomme la conscience chrétienne. Cette affinité existe à de certains égards. Il y a des rapports historiques et logiques entre le christianisme évangélique des grands et des petits peuples de la Réforme, et les poussées anarchico-démocratiques qui usurpent un peu partout le nom de socialisme. Mais entre ces courants révolutionnaires et le catholicisme, le lien est nul, la nullité apparaîtra de plus en plus.

Il semble qu'on commence à s'en apercevoir en très haut lieu, je veux dire à Rome. Même, à voir et à entendre M. Buisson, Marc Sangnier lui-même a paru se douter de l'immense abîme qui séparait son christianisme hiérarchique, organisé, traditionnel, d'avec les sombres rêves sémitico-germaniques du vieil historien de Sébastien Castellion 88 : la présence de ce protestant d'origine a déterminé le langage de Marc Sangnier dans un sens digne de remarque et qui fera plaisir à tout esprit net et critique, à quiconque aime les nomenclatures exactes : par la nécessité de se distinguer et de se définir, Marc Sangnier a usé plus fréquemment, plus volontiers que d'ordinaire, des termes de Catholique et de Catholicisme.

Eh bien ! qu'il étudie la situation française à ce point de vue. Le christianisme inorganique, un christianisme révolutionnaire, une sorte de protestantisme aigri et excité, y pénètre, y gagne, y conquiert : c'est un fait. C'est un second fait que ce genre de christianisme ne mène pas au catholicisme et qu'il en éloigne furieusement. Troisième fait : le catholicisme, certes, persiste ; il résiste par sa masse, par la force de sa durée et aussi par sa supériorité naturelle. Mais il est difficile de ne pas avouer qu'il a connu, dans le même pays, des âges plus brillants et plus conquérants, le dix-septième siècle, par exemple, ou bien le treizième. Si jamais, par l'opération du catholicisme, « le ferment de charité » fut « ardent », si le concept du bien de tous fut identifié dans les cœurs au bien de chacun, ce dut être au treizième siècle ou au dix-septième. Il est singulier que l'on n'ait pas réalisé en ce temps-là, que l'on n'ait même pas tenté ni pensé la démocratie. Le moyen était prêt, et l'on ne s'en est seulement pas servi pour viser le but ! Chose plus curieuse, jamais l'égoïsme royal personnifié par les Louis IX, les Louis XIII, les Louis XIV, ne rendit des services plus éclatants, plus durables et plus certains à l'ensemble de la communauté, qui ne parut point s'offenser de cette usurpation et qui n'essaya même point d'imaginer que les mêmes services lui eussent été rendus par l'accord spontané des volontés et des charités personnelles.

À la place de Marc Sangnier, ces petits faits me feraient faire bien des réflexions ! Il aimera mieux me répondre que l'évolution économique et politique n'était pas achevée alors : de telles turlutaines semblent indignes d'un homme instruit. Tant pis ! Je livre Marc Sangnier à Marc Sangnier. Je le livre aussi aux discours, aux exemples, aux actes de M. Buisson. Il me semble impossible que, un jour ou l'autre, Marc Sangnier ne découvre pas le fond protestant des idées libérales, démocratiques, et républicaines. Ce jour-là, il ne pourra plus les souffrir, et sa désillusion nous vaudra, je l'espère, des milliers de bons royalistes.

Conscience et responsabilité

La Gazette de France du 26 décembre 1905.

Il est tout à la fois très facile et très difficile de détruire les idées dites du Sillon. Exprimées en termes directs, elles se réduisent à des sophismes élémentaires. Seulement, ces messieurs ne s'expriment jamais directement. Leur discours s'enroule comme un thyrse autour du sujet, et jamais on ne les a vus réfuter ou même aborder avec netteté une objection nette. Ils multiplient lettres, articles, brochures et volumes. Ils évitent avec grand soin d'y rien établir d'un peu précis, tout en se prévalant de toutes les clartés, humaines et divines, et en se plaignant par la suite de voir méconnaître ce qu'ils osent bien appeler leur précision ou leur clarté.

Prenons, par exemple, la définition qu'ils ont tant répétée qu'elle finira par acquérir une espèce de gloriole :

« La Démocratie est l'organisation sociale qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité civique de chacun. »

Et reprenons nos critiques :

  1. Le sujet de la proposition de la phrase est trop vaste. Pour s'exprimer correctement, il aurait fallu dire : un cas de la démocratie est, ou bien la démocratie peut être…, car, à supposer que la démocratie soit capable d'être cela, il est certain qu'elle n'est pas toujours cela, puisque Sangnier avoue qu'elle est souvent tout autre chose.

  2. L'attribut est contradictoire, quant à ses termes. On n'a pas le droit d'appeler, en bon français du moins, « organisation sociale » un régime qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité civique de chaque individu, le maximum de cette conscience et de cette responsabilité n'existant, à vrai dire, que dans un régime absolument inorganique, où le moi, quel qu'il fût, ne se sentirait jamais secondé par les institutions ni par les traditions. Tout ce qu'on accorde au moi de chacun, à la conscience et à la responsabilité de chacun, on le retranche de l'organisation sociale. Pour désigner correctement un tel régime, il fallait dire : un tel état de désorganisation sociale, ou d'individualisme.

  3. La définition ainsi réformée :

    « La démocratie peut être un état de désorganisation sociale qui tend à porter [ou mieux : un état de désorganisation sociale telle qu'il tende à porter…] au maximum la conscience et la responsabilité civique de chacun. »

    Cette définition est correcte, mais boiteuse, en ce sens que l'essentiel, le facteur causal et générateur en paraît tout à fait absent.

    Pourquoi, en effet, ce régime de pur individualisme a-t-il cette vertu de susciter les consciences ou d'éveiller les responsabilités ?

    Parce que, en accumulant les difficultés, il fait apparaître les caractères qui se présument résistants. Cela revient à dire : la démocratie a le même avantage que le martyre. Elle sépare les forts des faibles. En obligeant les uns et les autres à ne compter que sur eux-mêmes, elle fait le départ des héros et des pauvres gens. En élevant les uns et en noyant les autres, elle institue une sélection mystique, elle rend nécessaire l'appel à la grâce de Dieu. Elle suppose, elle postule, pour les moindres actes, l'intime assistance du Christ. Il faut donc, si l'on veut s'exprimer en clair, traduire ainsi la définition :

    « La démocratie est un état de désorganisation sociale qui rend l'individu, même bien doué, si misérable, si faible, si solitaire et si démuni que, retranché de tout point d'appui naturel, et coupé de tous les secours que la Providence divine a placés dans le monde à la portée du genre humain, il se sent, comme le chrétien dans le Cirque, obligé, à chaque instant d'une vie si rude, de se tourner vers les sources supérieures et de recourir au monde surnaturel. »

  4. Ainsi complétée, la définition serait bonne, à la condition de recevoir un nouveau surcroît d'explications restrictives, à partir du mot obligé :

    « … Obligé comme le chrétien dans le cirque, à chaque instant d'une vie si rude, de se tourner vers les sources supérieures et de se recueillir dans un monde surnaturel — ou de choir, ou de succomber, ou de céder lamentablement aux tentations, de plus en plus puissantes, de toutes les forces du monde inférieur soulevé contre lui, parce qu'il ne rencontre auprès de lui aucun ouvrage de défense, ni aucune protection d'ordre naturel. »

    L'artifice ordinaire du sillonisme est de ne jamais exprimer le second membre de l'alternative. Oui, le citoyen de la démocratie ainsi définie peut se sauver en se raccrochant au surnaturel. IL NE LE PEUT MÊME QU'AINSI. Mais il faut alors ajouter qu'il a non seulement la faculté, mais, en outre, une extrême facilité de ne point se sauver du tout, et qu'il en use, en fait, avec une incomparable largesse.

    Que devient la démocratie ainsi définie de plus en plus nettement ? Le synonyme de cataclysme, de peste, de bouleversement, d'invasion de barbares et de déluge universel. « La démocratie est une épreuve dont une âme ferme, et une âme chrétienne doit faire son profit  ». En donnant aux mauvais toute facilité pour faire le mal en claire conscience et en responsabilité directe, — car tout ce qui s'oppose à eux d'ancien, de ferme et de solide se trouve condamné du seul fait de l'individualisme démocratique, — en accordant aux faibles et aux médiocres de larges excuses, car ils sont incapables et de conscience, et de responsabilité dans le bien comme dans le mal, — la démocratie donne aux bons une occasion de s'exercer et de s'élever au sublime de la force chrétienne : la cité des hommes est détruite, mais la cité de Dieu fait briller au loin ses parvis. La démocratie, on en convient, c'est la Terreur : mais Terreur sur la terre, Consolation au ciel ! La démocratie est un fléau, mais ce fléau peut être l'occasion du martyre. « Si seulement le sang coulait !  » a écrit un jour Marc Sangnier. — Nous disons, nous : La démocratie c'est le mal. — Nous voilà d'accord avec lui. Le désaccord commence quand nous prions qu'on nous délivre de la démocratie comme l'Église chante : Délivrez-nous du mal. Au fond, Marc Sangnier dit au mal : Que votre règne arrive. Ainsi soit-il !

  5. La définition ainsi éclairée n'est donc pas seulement inhumaine. Elle est contraire à la sagesse catholique, car l'Église a toujours interdit, comme une bravade dangereuse, l'appétit du martyre et la soif des persécutions. J'imagine, en effet, que l'Église ne s'en tient pas aux calculs superficiels du jeune apôtre du Sillon. Elle ne compte pas seulement les triomphes de ses saints et de ses héros : elle prévoit les chutes, les abdications, les capitulations et les perditions de natures moins bien douées qu'abattent des épreuves rudes. Elle ne se laisse pas abuser par l'histoire livresque et la romanesque légende. Elle sait bien que, toutes choses étant égales d'ailleurs, c'est dans les temps calmes, dans les périodes régulières, fussent-elles un peu monotones à distance, que se trouve le vrai maximum de la vraie vertu.

    S'il suffisait de tout dévaster pour faire germer le courage et l'héroïsme, héroïsme et courage seraient à bon compte, vraiment ! À surcharger ainsi le ressort personnel, on ne réussira communément qu'à le fléchir ou à le briser, à le relâcher ou à le détruire. Communément ! dira Sangnier. Car il se moque du commun. Eh bien ! c'est ce dont le catholicisme ne s'est jamais moqué. C'est par un généreux souci des moindres individus nés ou à naître que l'Église a toujours conclu à ce que l'on évite les inutiles bouleversements sociaux. Elle a toujours conclu au maintien de l'ordre.

Fin de la conversation

Ici doit se borner ma conversation avec Marc Sangnier. Je le regrette. Et la cause de ce regret n'est pas en moi, n'a jamais dépendu de moi. Rien n'est à retrancher ni à réduire des louanges qui ont été faites de lui chemin faisant. Mais un mot reste à dire, qui ne touche à aucun des interlocuteurs et qui les passe infiniment.

Nous avons vu comment le héros du dilemme rêve d'étreindre et de confondre l'univers en un vaste baiser de paix. À son dernier congrès, il professait devant cinq ou six mille auditeurs et admirateurs qu'il saurait bien contraindre ses adversaires à l'amour en montrant toujours plus d'amour. Le mot est du 18 février 1906. Le 20, cet homme d'amour établissait péremptoirement qu'il aimait les hommes et, par-dessus tous les hommes, ses adversaires. Un de ses partisans ayant été frappé, par on ne sait quel misérable, d'un coup de couteau, le président du Sillon trouva le moyen d'ajouter à ce malheur un désordre fait de sa main : dans une suite de communiqués aux journaux, il essaya d'attribuer la responsabilité de l'attentat que tous déploraient, à l'Action française et aux royalistes. De preuve, aucune ; d'indice, point. Dans cette accusation qui n'était ni fondée ni même motivée, un seul objet était précis : le nom du groupe politique qu'elle visait. On ne put l'attribuer qu'à un seul mobile, l'inimitié, ou plutôt le désir d'établir une inimitié. C'était, à vrai dire, si sot qu'il ne s'est rencontré ni juge d'instruction ni commissaire de police pour la prendre au sérieux. Mais plus le crime demeurait inéclairci et mystérieux, plus on espérait pouvoir dire aux partis de gauche : Voyez le sang qui coule entre la droite et nous ! Forte naïveté qui n'a pas fait beaucoup de dupes dans le monde républicain.

L'amitié royaliste dut finir par peser à ce fondateur des « amitiés du Sillon ». Il l'aura jugée ou pesante ou, pour user du plus ridicule des termes de notre langage politique, compromettante. Il s'évertuait à penser ou à paraître penser sur Dreyfus comme les protestants, les juifs ou les maçons. Il professait sur la discipline militaire quelques-unes des idées de M. Hervé, sur les frontières les sentiments de M. Jaurès ; il rivalisait de cette hardiesse, qu'il croyait intellectuelle ou intelligente, avec les pires ou les plus simples anarchistes en criant, contre l'évidence, que les ressorts politiques des États se détendent dans l'univers. Quelque scandale que puissent déterminer de pareilles doctrines dans les rangs des fidèles catholiques, le monde officiel n'en était pas touché, le parti au pouvoir n'ouvrait pas ses rangs à Sangnier, et Le Temps lui-même opposait des entrailles de pierre à ses actes de foi les plus républicains. « Je faillis être pour Dreyfus », a-t-il écrit au Temps. Le Temps a répondu : « Vraiment ? » — Cette froideur s'alliait tantôt à des compliments pleins de réserve, tantôt à des brimades pures. Riche ou pauvre, plébéienne ou bourgeoise, la démocratie est ombrageuse. Que lui voulait cet homme jeune, indépendant, éloquent et pieux, ce triple et même quadruple aristocrate ? Notre démocratie a dépassé depuis longtemps le stade des Cimon et des Mirabeau : elle veut des meneurs de sa chair et de son sang. Ceux qui sont trop bien nés doivent payer plus que le gage habituel. D'action équivoque en action douteuse et d'action douteuse jusqu'à la mauvaise action, cette puissance impérieuse a dû faire passer Marc Sangnier par une gamme de transitions insensibles, mais irrésistibles.

La calomnie lancée contre les royalistes formait le dernier terme de la série. L'orateur qui a consenti si facilement à éclabousser le trône et les amis du trône, qui étaient à quelque degré ses propres amis, sera jugé capable de consentir bien autre chose : il sera prié d'infliger les mêmes offenses à l'autel.

L'intervention de l'autorité ecclésiastique qui l'a déjà effleuré plusieurs fois de blâmes précis, n'a pu surprendre que Marc Sangnier 89. Comment n'eût-elle pas été troublée par les allures du Sillon ? Comment n'eût-elle pas deviné sous l'héroïsme de l'allure un génie de concession et de transaction ? Qui connaît un peu les tendances de Sangnier et, même superficiellement, les grandes lignes du rationnel et du surnaturel catholiques, devait prévoir entre elles, à plus ou moins brève échéance, l'éclat du désaccord latent.

Un dilemme nouveau se posera alors dans l'esprit de Sangnier : il lui faudra choisir entre l'ordre divin qu'il déclare adorer et l'anarchie humaine qu'il ne se défend pas d'aimer.

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NOTE DES ÉDITEURS : Charles Maurras a introduit dans La Démocratie religieuse, sous la forme d'un appendice au Dilemme de Marc Sangnier, le texte complet de la lettre du 25 août 1910 par laquelle Pie X condamnait solennellement le Sillon. Bien qu'il soit éclairant, ce texte n'étant pas de Charles Maurras, nous ne le reproduisons pas ici. Il figure toutefois dans notre édition au format pdf de La Démocratie religieuse.

Charles Maurras
  1. Il s'agit de Mgr Jean-Baptiste Penon. (n.d.é.) [Retour]

  2. Thomas Babington, premier baron Macaulay, 1800–1859, poète, historien et homme politique Whig. (n.d.é.) [Retour]

  3. En 451, la bataille des Champs catalauniques vit les forces coalisées des Gallo-romains et de peuples fédérés menées par le patrice romain Aetius l'emporter contre les Huns emmenés par Attila. Elle fut appelée ainsi parce que les chroniqueurs grecs, un siècle plus tard, situaient le lieu de cette bataille aux environs de Châlons-en-Champagne, Duro Catalaunum. (n.d.é.) [Retour]

  4. Par une bulle de 1493 prolongée par le traité de Tordesillas en 1494, Alexandre VI a voulu considérer le Nouveau Monde comme terra nullius et le partager entre Espagnols et Portugais. (n.d.é.) [Retour]

  5. Cette formule du dilemme de Marc Sangnier, celle que l'on discute ici, a paru dans le Sillon du 25 mai 1904, à la fin d'un article consacré aux tristesses et aux déconvenues qui venaient d'accabler M. Georges Deherme, le fondateur de La Coopération des idées et de l'Université populaire du faubourg Saint-Antoine, dépouillé par arrêt de justice de l'œuvre de toute sa vie. L'Action française du 15 mai 1904 avait consacré aux justes plaintes de M. Deherme des commentaires très étendus, que le lecteur aura peut-être avantage à relire dans leur texte : d'une part, en effet, Marc Sangnier s'est largement inspiré de ces commentaires dans les discussions qu'il a soutenues depuis, et d'autre part je m'y suis référé aussi plusieurs fois ici. [Retour]

  6. François René de la Tour du Pin Chambly, marquis de la Charce, officier et homme politique, inspirateur en France du catholicisme social, 1834–1924. En 1892, il rencontre pour la première fois le jeune Charles Maurras et tous deux entament une correspondance qui devait se poursuivre jusqu’à la mort du colonel. Une fois l’Action française fondée en 1899, La Tour du Pin apporte son concours. Il livrera ainsi trois études à la « Revue grise » entre 1904 et 1906 (sur la noblesse, la représentation professionnelle et l’organisation territoriale de la France). En 1907 il publie son maître livre, imposant recueil d’articles écrits à partir de 1882 : Vers un ordre social chrétien. (n.d.é.) [Retour]

  7. Notre contingent de fidèles catholiques s'est augmenté depuis que ces lignes ont été écrites. Il suffira de rappeler la plus importante de ces recrues, Bernard de Vesins, emprisonné du 8 février au 14 juillet 1906 pour avoir défendu avec quatre compagnons, dont trois membres de l'Action française, l'église de Saint-Symphorien à Versailles. [Retour]

  8. Frédéric Le Play, 1806–1882, ingénieur et sociologue, se revendiquant de la tradition contre-révolutionnaire. Adepte, face à l’économie politique anglaise d’une « économie sociale », Le Play recommandait l’application aux problèmes sociaux des règles empiriques qui ont fait leurs preuves dans les sciences d’observation et défendait une doctrine fondant le régime social sur une forte organisation de la famille, du patronage et de la propriété. (n.d.é.) [Retour]

  9. Pierre-Simon Ballanche, 1776–1847, écrivain et philosophe français, il fut l'ami de Chateaubriand et de Mme Récamier, et se rangea dans le parti ultra sous la Restauration. (n.d.é.) [Retour]

  10. Sainte Catherine et saint Michel interviennent ici comme deux des « voix » de Jeanne d'Arc. (n.d.é.) [Retour]

  11. La fable dix-huit du sixième livre des Fables de La Fontaine, Le Chartier embourbé, dont la morale lapidaire et bien connue est : « aide-toi, le Ciel t'aidera ». (n.d.é.) [Retour]

  12. Aujourd'hui représentant de Monseigneur le duc d'Orléans dans les Vosges. [Retour]

  13. Après la mort de René de Marans, Maurras lui consacra dans l'Almanach de l'Action française pour l'année 1925 un article nécrologique où il rappelait la querelle contre le Sillon et la lettre qui suit. Nous l'avons édité sous le titre René de Marans. (n.d.é.) [Retour]

  14. Karl von Vogelsang, 1818–1890, journaliste et polémiste autrichien d'origine allemande. Protestant converti au catholicisme, il s'expatria en Autriche où il prit en 1875 la direction du journal conservateur Das Vaterland. Au sein de l'Union de Fribourg, qui réunit autour de Mgr Mermillod les précurseurs du catholicisme social, il participe aux travaux sur la « question sociale » qui seront repris et confirmés par le pape Léon XIII dans l'encyclique Rerum novarum. (n.d.é.) [Retour]

  15. L'abbé Franz Hitze, 1851–1921, théologien catholique et membre du Reichstag, l'une des figures sociales du Zentrum allemand. (n.d.é.) [Retour]

  16. Guillaume Monod, 1800–1896, pasteur, se prétendit inspiré par le Christ ou prétendit être le Christ dans des accès d'exaltation religieuse qui inquiétèrent sa famille et son église, accès souvent suivis de demi-rétractations, parfois de séjours en institution psychiatrique. Après ce qui semblait une longue rémission, mais qu'il déclara après coup une prudence inspirée par Dieu, il recommença à se prétendre le Christ et fonda l'Église réformée nouvelle en 1874. Jusqu'à la Première Guerre mondiale de petits groupes se réclamant de lui se réunirent encore. (n.d.é.) [Retour]

  17. Jusqu'au concile de Constantinople en 381 l'arianisme eut des périodes d'influence importante dans l'empire d'Orient, souvent par son habileté à jouer de la politique byzantine. (n.d.é.) [Retour]

  18. Virgile, Bucoliques, III, v. 108 : « Il ne m'appartient pas de prononcer entre vous dans une si grande lutte.  » (n.d.é.) [Retour]

  19. Idem, v. 109 : « Toi et lui vous avez mérité une génisse ». (n.d.é.) [Retour]

  20. Troisième alinéa. Comparer le sens exprimé dans les lignes 2 à 8 à celui que contiennent, immédiatement après, les lignes 8 à 12. [Retour]

  21. Où Sangnier avait-il vu cela dans tout ce qui précède ? Il posait un dilemme. Je disais : il pose un dilemme. Mais l'orateur veut avoir l'avantage des figures dont il se sert sans en avoir aucun dommage. « Je n'ai jamais dit ça. » Il a parfaitement dit cela, bien qu'il le nie, et de quelle voix ! de quels yeux ! Seulement, il ne s'est pas rendu compte que cela était cela. Il n'a éprouvé que la demi-conscience des mots qu'il prononçait et des termes qu'il employait. [Retour]

  22. Sinon voulu. [Retour]

  23. Francisque Sarcey, 1827–1899, journaliste, critique littéraire et dramatique. Sa chronique dans Le Figaro portait le titre « Grain de bon sens ». (n.d.é.) [Retour]

  24. Je me permets de renvoyer à mon Enquête sur la monarchie les lecteurs curieux de la démonstration de cette vérité que l'école libérale a complètement méconnue. [Retour]

  25. Frère Gérard ou Pierre-Gérard de Martigues, c. 1040–1120, aussi connu sous les noms Tum, Tune, Tenque ou encore Thom, est le fondateur de l’ordre souverain militaire et hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem, plus connu ensuite sous le nom d'Ordre de Malte. (n.d.é.) [Retour]

  26. Georges Fonsegrive, 1852–1917, professeur d'histoire et de philosophie qui collabora, entre autres, à la Revue philosophique et fondateur de La Quinzaine. (n.d.é.) [Retour]

  27. Gautier Sans-Avoir, mort en 1096, est, avec Pierre l'Ermite, un des chefs de la croisade « populaire », partie en avant-garde de la première croisade bien avant la mise en marche de celle des nobles et seigneurs. Échappant souvent à l'influence de ses chefs eux-mêmes, cette croisade populaire se livra à diverses exactions et désordres sur son itinéraire vers Constantinople, puis fut défaite par les musulmans aux environs de Nicée. Les survivants s'adjoignirent à la croisade « des Barons ». (n.d.é.) [Retour]

  28. Mot gaulois signifiant chef. (n.d.é.) [Retour]

  29. L'Âme latine (à Toulouse, rue des Lois, 31) publie l'importante étude de M. René de Marans dans son numéro de juillet 1904. Il n'est que juste de reconnaître ici la grande part que L'Âme latine et son directeur M. Armand Pruviel ont prise au mouvement nationaliste et traditionniste. [Retour]

  30. Et non pas même du salut éternel de l'individu — car cela serait encore une vile et méprisable réalité. Cela supposerait une organisation intérieure et extérieure : l'ensemble des institutions qui orientent vers la sainteté, qui l'éveillent ou la défendent. Plus raffiné encore, plus dédaigneux des faits, des résultats, des choses, Sangnier semble se proposer plutôt d'atteindre au mérite absolu, c'est-à-dire à un état purement individuel, subjectif et moral, de haute tension vertueuse. [Retour]

  31. Dans L'Action française du 1er octobre 1904. [Retour]

  32. L'Action française du 15 octobre 1904. [Retour]

  33. Dans le compte-rendu d'une conférence donnée par Sangnier à Épinal le 22 mai 1904, paru dans le journal de Saint-Dié, Le Bloc. Marc Sangnier reconnut le propos dans une lettre que publia L'Action française du 15 juillet 1904.

    En voici l'essentiel :

    Mon contradicteur m'ayant parlé de l'infaillibilité de l'Église et ne me semblant pas avoir sur cette importante matière des notions suffisamment exactes, j'ai cru de mon devoir de lui expliquer que l'infaillibilité n'avait rien à voir avec l'impeccabilité : que les évêques, que le Pape lui-même, pouvaient faire mauvais usage de l'arme de l'excommunication, que la haine, la vengeance ou l'aveuglement pouvaient leur dicter de coupables sentences. Je citais même Jeanne d'Arc excommuniée par un évêque et saint Jean-Baptiste de la Salle mort interdit. Voilà comment je fus amené à rejeter avec quelque vivacité la question de l'excommunication dont M. Lapicque voulait encombrer un débat sur la prétendue incompatibilité entre la démocratie et les dogmes catholiques. Cette objection, tirée de l'excommunication, ne me gênait nullement dans mon argumentation, et j'avais bien le droit de dire que je ne m'en souciais pas.

    [Retour]

  34. Racine, Athalie, acte II, scène 7. (n.d.é.) [Retour]

  35. Voir L'Action française du 15 juin et du 15 août 1902 : « Le dossier d'une discussion » « Organisation et démocratie ». [Retour]

  36. Le Bloc des gauches, ou Bloc républicain, créé en 1899 en vue des élections de 1902, regroupant l'ensemble des républicains, y compris les poincaristes qui sont alors dits progressistes anticléricaux, et à l'exception des mélinistes qui rejoignent, par anti-dreyfusisme, l'opposition nationaliste et conservatrice. C'est essentiellement ce Bloc qui consacrera la prédominance durable des radicaux et radicaux-socialistes appuyés sur leurs alliés plus à gauche. (n.d.é.) [Retour]

  37. Logogriphe : énigme où l'on donne à deviner un mot à partir d'autres, composés des mêmes lettres. Au figuré : discours difficile à comprendre. (n.d.é.) [Retour]

  38. Auguste Comte, lettre à M. H. Hedger datée du 10 Charlemagne 68 (10 juillet 1857) :

    Entre les gouvernés et les gouvernants, notre attitude d'organes de l'avenir déduit du passé doit toujours correspondre au vers que j'ai récemment construit pour la caractériser :

    Conciliant en fait, inflexible en principe.

    Nous venons ouvertement régler la vie humaine, tant privée que publique, au nom de l'Humanité, d'après ces deux faits généraux, que la situation fait de plus en plus ressortir : d'une part, le besoin de la régler ; d'une autre part, l'impuissance de toutes les doctrines actuellement usitées à cet égard.

    (n.d.é.) [Retour]

  39. André Buffet, 1857–1909 ; proche de Paul Déroulède, il fréquente les milieux royalistes et patriotiques au tournant du siècle. En 1900, il est condamné à dix ans de bannissement par la Haute cour sous le chef de complot contre l'État suite à sa participation au coup d'État manqué organisé par Déroulède et plusieurs membres de la Ligue de la Patrie française. Le nom de Buffet reste attaché à l'Enquête sur la monarchie (La Gazette de France, 1900, puis édité en volume) de Maurras, qui avait rencontré Buffet en Belgique et avait reproduit des extraits de leurs entretiens. Buffet s'y montre en faveur de la restauration d'une monarchie traditionnelle, héréditaire, antiparlementaire et décentralisée. (n.d.é.) [Retour]

  40. Sans la moindre réplique de sa part ; donc, la démonstration subsiste. [Retour]

  41. Célestin Bouglé, 1870–1940, philosophe et sociologue. Professeur de sociologie à la Sorbonne en 1901, il dirigea l'École normale supérieure à partir de 1935. Défenseur de la sociologie comme science positive dans la lignée d'Auguste Comte, Bouglé fut également un républicain militant, dreyfusard défendant une morale laïque et politiquement libérale. Il est l'auteur de différents ouvrages sur Proudhon et a été directeur de la collection des « Réformateurs sociaux ». C'est à ce titre qu'il confia à Marc Sangnier la préface et le choix des textes du numéro consacré par sa collection à Albert de Mun, ce qui permit à Sangnier d'en présenter un visage très « silloniste ». Célestin Bouglé est mort en janvier 1940, on ne peut donc pas parler à son propos de ralliement au régime de Vichy. Il n'en reste pas moins qu'il fut très proche de certaines figures qui allaient s'illustrer dans le maréchalisme ou même la collaboration « parisienne » comme Marcel Déat qui appartint au Centre de documentation sociale de l'E.N.S. dirigé par Bouglé. Divers textes de Célestin Bouglé prônant « le vrai socialisme » ont d'ailleurs été utilisés par la propagande anti-bolchévique après l'ouverture du front de l'Est. (n.d.é.) [Retour]

  42. Georges Hoog, 1885–1944, l'un des principaux collaborateurs de Marc Sangnier, avant guerre puis entre les deux guerres. Il ne faut pas le confondre avec l'aventurier anglais George Hoog. (n.d.é.) [Retour]

  43. Les États modernes y semblent très particulièrement voués en raison de la complexité des intérêts en jeu, de l'étendue des territoires et de la variété des industries. Je parle des États, et non des agglomérats de populations tels que la nébuleuse américaine, qui, en pareil sujet, devrait servir de thème d'observation plus que d'argument. [Retour]

  44. L'Action française du 1er mars 1905. [Retour]

  45. Et la couronne de Russie, après la plus malheureuse des guerres, prouve encore par la vigueur et le sérieux de sa défense ce qu'il y a de ressource dans son principe, ce qu'il y a de faiblesse et d'inanité dans le mouvement révolutionnaire même appuyé et payé par l'Angleterre et la Finance juive, ces deux fortes réalités à peu près maîtresses du monde contemporain, l'une aristocratique et l'autre monarchiste. [Retour]

  46. Que de « nobles » sont « peuple » à cet égard, autant que ce jeune homme de bonne bourgeoisie ! Marc Sangnier montre ici la même lacune d'information et d'intelligence qui a été constatée chez tant de ralliés, comtes, ducs et marquis ! [Retour]

  47. Moisei Ostrogorsky, 1854–1919, philosophe politique russe, surtout fameux pour son ouvrage rédigé en français, paru en 1902 en deux tomes, l'un concernant la Grande-Bretagne et l'autre les États-Unis d'Amérique : La Démocratie et l'Organisation des partis politiques. Il est l'inventeur du paradoxe d'Ostrogorski, qui explique comment dans certaines conditions, le parti minoritaire en chacun des thèmes clefs d'une élection peut être majoritaire dans son résultat final. Moisei Ostrogorsky a influencé de nombreux penseurs politiques dont Max Weber ou Joseph Schumpeter et en France Charles Péguy ou Charles Benoist. Le qualifier de « petit Juif  » comme le fait Maurras pour le disqualifier apparaît maladroit : même s'il ne le dit pas explicitement, Ostrogorsky, quand il prône dans sa critique du fonctionnement des démocraties la suppression des partis permanents et la constitution de partis ad hoc, semble bien avoir en vue les partis ad hoc qu'ont été la Ligue des Droits de l'Homme, la Ligue de la Patrie française et la Ligue d'Action française. (n.d.é.) [Retour]

  48. Le lecteur sait du reste que cette stabilité du milieu international n'implique aucunement un état d'équilibre et de paix, mais tout le contraire. Il en reste, en ce sens, que rien n'y annonce l'élimination des causes de conflit, de guerre, d'instabilité. [Retour]

  49. « De ce qu'on ignore on ne conçoit nul désir », formule d'Ovide dans L'Art d'aimer, livre III, v. 397. (n.d.é.) [Retour]

  50. Disciples de Herbert Spencer, 1820–1903, philosophe anglais, l'un des fondateurs de la sociologie. Il fut l'un des principaux promoteurs de l'évolutionnisme, rivalisant de renom avec Darwin, et tenta d'en tirer des conclusions quant à l'évolution des sociétés humaines. Il est plus connu aujourd'hui pour sa théorie du droit de sécession de l'individu par rapport à l'État, volontiers citée par certains penseurs libéraux qui voient en Spencer un précurseur du minarchisme et même de l'anarcho-capitalisme. (n.d.é.) [Retour]

  51. Juifs. Protestants. Maçons. Métèques. Les métèques sont nos hôtes exotiques, domiciliés ou naturalisés de fraîche date, ou leurs enfants. Les Juifs sont des étrangers établis en France depuis un temps plus ou moins long. Les protestants sont des Français qui, depuis trois siècles, subissant une cause plus politique que religieuse. tendent à se « défranciser » pour adopter les idées de la Suisse, de l'Allemagne ou de l'Angleterre. Les maçons sont les valets des uns et des autres, recrutés parmi les besogneux on les ambitieux de toute condition et de toute race. Il faut noter, en ce qui touche à la Communauté protestante, que tels sont bien ses caractères généraux : mais de brillantes exceptions personnelles sont à relever. J'ai eu l'occasion d'expliquer cela en détail à un protestant dont l'œuvre sociale est digne d'éloge, M. Gaston Japy. De même le commandant Lauth, protestant, fut bon soldat de la cause patriotique et digne témoin de la vérité dans l'affaire Dreyfus. [Retour]

  52. Ceux qui lisent les communications de la Confédération générale du travail, savent que tel est aussi le sens du mouvement socialiste, sur le plus grand nombre de points. [Retour]

  53. La revue créée et dirigée par Georges Fonsegrive. Il ne faut pas la confondre avec les Cahiers de la quinzaine de Charles Péguy. (n.d.é.) [Retour]

  54. Il écrivait plus doctement encore dans l'article « Une idole » du Sillon du 25 mars :

    Ce que nous trouvons dangereux et puéril, c'est de s'arrêter à l'un des moments de l'évolution patriotique, d'affirmer qu'il est définitif et intangible, de délimiter arbitrairement ainsi le patriotisme, de l'accaparer en quelque sorte et de découvrir ensuite avec une ingénuité triomphante (?) qu'il n'y a pas de patriotisme en dehors du nationalisme et que le nationalisme intégral, c'est la monarchie.

    Évidemment ! On a inclus a priori dans le patriotisme le germe monarchie.

    Comment s'étonner ensuite que la monarchie sorte du patriotisme ? De même (!!) certains physiciens, trop oublieux des méthodes expérimentales et amoureux des mathématiques, mettent dans leur transcription algébrique des phénomènes insuffisamment étudiés, la formule même qui traduit leur postulat. Ils admirent ensuite que le développement de la formule donne satisfaction à leurs aventureuses prévisions. Beau miracle en vérité ! Ils ont imposé la formule au phénomène, et celui-ci est tout à fait innocent des déductions injustifiées qu'apporte docilement la mathématique asservie.

    Comment Sangnier n'a-t il pas honte d'écrire des choses pareilles ? C'est donc gratuitement que nous introduisons, dans la formule des nécessités de l'heure présente et prochaine, la nécessité d'une diplomatie, d'un État, d'un patriotisme « territorial » !…

    Constatons-le tout de suite, Sangnier a donc pris rang parmi ceux pour qui l'idée de la « patrie territoriale » est « une » simple « idole  », M. Clemenceau disait un Moloch. Je ne puis marquer aujourd'hui toutes les lamentables erreurs de fait prodiguées par Sangnier au point de départ de sa thèse, en vue de reprocher aux catholiques de l'Action française une idolâtrie. L'idolâtrie de Dimier, de Marans, de Montesquiou consiste à professer que la politique, ou science des États et des sociétés, s'applique tout d'abord à défendre, puis à conserver ces sociétés et ces États, théâtre, condition, support, aire et emplacement de tout progrès ou perfectionnement possibles. Voilà notre idole. La thèse serait sans gravité, si elle n'enfermait qu'une simple critique : nous rétablirions notre véritable pensée et nous passerions. Mais la pensée de Marc Sangnier se montre elle-même engagée, non sans y engager les autres, en de vagues chimères d'autant plus malheureuses que, sans recommander absolument de renoncer à l'idée de patrie ou même de la négliger, elles autorisent en fait toute renonciation et toute négligence sur cet objet. L'article se compose de petites notes flottantes, indiquant une attitude ou une impression plutôt qu'une idée, mais dont le total ou la différence ne se formulerait pas mal en un nitchevo tolstoïen : « La patrie n'a pas d'importance », ou : « J'ai affaire ailleurs. » Sangnier paraît vouloir distinguer entre la « patrie territoriale » et je ne sais quelle autre patrie qu'il se garde de qualifier. Il semble considérer comme une nouveauté la fréquence des communications internationales dans l'Europe moderne : comme si, du temps de saint Louis et de Jeanne d'Arc, ces communications n'étaient pas relativement supérieures à ce qu'elles sont de nos jours, et comme si le patriotisme ou le civisme d'alors en eût été diminué ! Sangnier ne sait pas que l'Internationale, d'abord chrétienne, plus tard européenne, a eu deux ennemis, que le premier fut la Réforme, le second la Révolution. Il a vu ici bien des choses, il y reverra donc celle-là. Il apprendra aussi que l'Internationale n'exclut pas les nations, car elle les implique. Nous l'avons dit cent fois, notamment le 15 novembre 1899, dans les quatre articles constitutifs de l'Action française.

    L'Internationale contemporaine a resserré partout le lien des nationalités, ce à quoi Sangnier ne prend pas garde non plus. « La patrie changera de forme, la patrie évoluera, elle évolue », déclare-t-il, sans rien définir. Il ne fait pas « du salut national la fin suprême de tous ses efforts ». « Nous aimons la France, ajoute-t-il, parce que nous entendons nous servir de la France pour travailler à faire régner plus de justice. » Avant de nous servir de la France, nous commencerons, quant à nous, par la servir. Étant ce que nous sommes et la France étant ce qu'elle est, nous n'avons pas besoin de mettre d'injurieuses conditions au patriotisme. La condition de Marc Sangnier ferait pendant à la fameuse « France mais » de M. Arthur Ranc. Pour ressembler d'un peu plus près à M. Ranc, Sangnier lui emprunte les transpositions ordinaires, « La raison d'État justifie tout », nous fait-il dire. Erreur. La raison d'État peut seulement justifier des mesures prises dans l'intérêt de l'État et à l'occasion d'une affaire d'État. Est-ce que Sangnier pense que la raison d'État ne justifie rien ? Qu'il le dise, qu'il soit précis. Ou, si elle justifie quelque chose, qu'il ait la bonté de nous dire quoi : qu'il énonce clairement ce que nous aurions eu le tort de justifier par elle.

    Sangnier poursuit en demandant, d'un ton scandalisé, si nous n'aurions pas « inventé ce mot coupable de faux patriotique » ? Eh bien, voilà pris sur le vif, chez Marc Sangnier, un état d'esprit net : l'état d'esprit dreyfusien. Et comme toujours cet état d'esprit est accompagné de la tare qui lui est essentielle et constitutionnelle : l'erreur, l'erreur de fait, commise par précipitation. par paresse ou par cette vue que quiconque ne croit pas à Dreyfus doit être au moins un grand pécheur. Cependant il faut aboutir. Je ne lâcherai pas Sangnier qu'il ne nous ait livré le dernier fond, le dernier secret de la mentalité dreyfusienne. Je n'ai pas cherché à l'attirer sur ce terrain, il y est venu librement. Tant pis pour lui. — C'est par amour de la Vérité et de la Justice que vous nous reprochez, n'est-ce pas, Sangnier, le « mot coupable » de faux patriotique ? C'est pour cela, bien pour cela ? Alors, Sangnier, rassurez-vous : le « mot coupable » n'a jamais été écrit ni dit par nous. Par fierté, j'avais jusqu'ici négligé la rectification. Il me plaisait de paraître à des misérables que je méprise l'auteur de la formule tout à fait digne d'eux qu'on m'avait imputée. Il me plaisait d'en assumer la responsabilité. Je ne méprise pas Sangnier, et, si je le tiens pour un esprit égaré, je le sais généreux et juste. C'est pour lui, lui seul, que je rectifie donc. Je ne retrancherai pas un mot de mon jugement de 1898 sur le lieutenant-colonel Henry. Mais qu'on aille chercher dans ce jugement le mot de « faux patriotique » : on ne pourra pas l'y trouver, par la raison qu'il n'y est pas. Ce sont les bandits dreyfusiens qui l'ont imaginé. Et maintenant, j'ai le droit d'ajouter : — Voilà les sources auxquelles un amant du vrai va puiser. Voilà la base de ses appréciations sur des hommes qui, après tout, luttent sur la même barricade que lui et qui servent la cause voisine de la sienne ! Un livre que l'on dit être assez imprégné de l'esprit chrétien porte en toutes lettres : Ne jugez pas. Moins ambitieux pour Marc Sangnier, je lui dirai : Ne jugez donc qu'après information sérieuse… Si, toutefois, j'osais, j'ajouterais à ce conseil une question. Je demanderais à Sangnier comment il peut se croire en règle avec son propre principe. Nons sommes, par essence, des politiques. Nous sommes défenseurs de la raison d'État. Nous croyons que les personnes soumises à des responsabilités et à des obligations particulièrement graves doivent aussi jouir de droits plus étendus. Un tel système, pour peu qu'il fût interprété largement, nous autoriserait à dire et à faire bien des choses. Néanmoins c'est de notre côté, nous le prouvons sans cesse, que se trouve l'attention aux intérêts et aux idées d'autrui, le respect, le scrupule, la rigueur dans la discussion. Nous ne nous permettons ni petites habiletés, ni échappatoires, ni allégations invérifiées ou suspectes, nous qu'on aime à combler des épithètes de sophistes, d'esprits irréligieux, de penseurs immoraux. Tout au rebours, ces moralistes de profession, pour lesquels la vie politique ne doit être qu'un acte de moralité individuelle, ces vrais chrétiens, ces chrétiens mystiques, se trouvent tout permis et traitent le vrai et le juste de la façon la plus cavalière. On se demandera, dès lors, à quoi sert leur morale et même quel peut être le fruit de leur christianisme. Ces singuliers enfants de Dieu finiront par inspirer de la vanité aux enfants des hommes. [Retour]

  55. C'est la Filikí Etería, société « secrète » créée en 1814 à Odessa, qui joua un rôle important dans le réveil national grec culminant dans la guerre d'indépendance de 1821. L'Ethnikí Etería, que Maurras orthographie dans une transcription plus proche de l'antique, est fondée en 1894 et se donne pour but de libérer les communautés grecques alors encore sous domination turque. Soit Maurras confond les deux noms, soit il pense que les deux organisations n'en font qu'une, alors que si la première a inspiré la seconde jusque dans son nom, c'est sans continuité claire de l'une à l'autre. (n.d.é.) [Retour]

  56. La Crète échappe en pratique à la tutelle turque à partir de 1897, mais ne parvient à être rattachée officiellement à la Grèce qu'en 1913, et le rattachement ne sera incontesté par la Turquie qu'en 1922 après l'expulsion des populations turques musulmanes. Rappelons que ce Dilemme de Marc Sangnier a été écrit entre 1903 et 1906. (n.d.é.) [Retour]

  57. Marc Sangnier avait obtenu une licence en droit en 1898. (n.d.é.) [Retour]

  58. Le conseil de guerre de Rennes, en 1899, où l'on rejuge Dreyfus après son retour de l'île du Diable. (n.d.é.) [Retour]

  59. Sans doute référence imprécise à Dante dans le Convivio, cité par Maurras dans Le Conseil de Dante dans le même sens : les coups de couteau deviennent ici des coups de poing. Le passage précis de Dante sera réutilisé infra comme épigraphe à la deuxième partie de La Politique religieuse. (n.d.é.) [Retour]

  60. Corneille, Horace, acte II, scène 8. (n.d.é.) [Retour]

  61. La guerre austro-prussienne, qui avait vu la bataille de Sadowa le 3 juillet 1866. (n.d.é.) [Retour]

  62. La troisième lettre de Marc Sangnier, publiée dans L'Action française du 15 avril 1905, nous était arrivée l'automne précédent. Des circonstances particulières m'avaient empêché de la publier plus tôt. [Retour]

  63. Nous étions, à ce moment là, en plein incident de Tanger, à la veille de la démission de M. Delcassé. [Retour]

  64. M. Marc Sangnier a revêtu ces pages de sa signature quand il en a fait un tirage à part. [Retour]

  65. Mgr Turinaz, l'évêque de la frontière, a fait insérer, dans sa Semaine religieuse, l'avis suivant, à l'annonce d'un congrès du Sillon les 8 et 9 juillet 1905, à Nancy :

    Un congrès qui doit se tenir à Nancy, les 8 et 9 juillet prochain, est annoncé depuis plusieurs mois, il est inutile de dire que les fervents catholiques qui organisent ce congrès n'ont pas même averti l'évêque de Nancy.

    Il y a sept ans, des tentatives du même genre avaient été faites et elles ont abouti à des résultats qui sont connus de tous. Ces tentatives avaient, il est vrai, obtenu une bénédiction de Rome, mais on a exprimé plus tard le regret d'avoir accordé cette bénédiction.

    Nous comptons plus que jamais sur le bon esprit du clergé et des catholiques. Ils savent que toute œuvre, toute action utile, trouvent dans l'autorité épiscopale non seulement une approbation, mais un concours actif, énergique et incessant. Les œuvres catholiques et sociales, les associations de piété et de charité, sont (Ies circonstances présentes obligent de le dire) plus nombreuses et plus prospères que nulle part ailleurs, en particulier les patronages de jeunes gens, les messes d'hommes, les fraternités ou associations chrétiennes d'hommes, les associations d'hommes de France, du Sacré-Cœur et, de plus, une section de la Jeunesse catholique. Un progrès religieux très consolant et très puissant s'est manifesté et se manifeste dans ce diocèse, surtout dans les villes et parmi les hommes.

    Les séminaristes sont non seulement instruits des questions sociales, mais ils reçoivent un enseignement pratique en dirigeant, sous l'autorité de leurs maîtres des catéchismes de tous les degrés, jusqu'au catéchisme de persévérance et d'honneur pour les garçons de la paroisse Saint-Pierre et en dirigeant de nombreux patronage de jeunes gens.

    Un conseil diocésain des œuvres d'hommes, divisé en quatre commissions, dont chacune a dans son ressort une dizaine de groupes d'œuvres, se réunit cinq on six fois par année, sous la présidence personnelle de l'évêque, et étudie au point de vue pratique la direction et la marche de toutes ses œuvres.

    À tout cet ensemble le très petit groupe qui organise le prochain congrès ne prend et n'a jamais pris la moindre part.

    L'évêque de Nancy se réserve de parler et d'agir quand il le jugera nécessaire. Il a eu, hélas ! trop raison depuis vingt-cinq ans sur toutes les questions qui intéressent la France catholique pour être pressé d'avoir raison une fois de plus.

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  66. Jack est un roman d'Alphonse Daudet paru en 1876, qui conte l'histoire d'un enfant abandonné par sa mère et placé chez un homme au cœur dur. Roman du déracinement, la critique du temps l'a tenu en haute estime et comparé à David Copperfield, comparaison sans doute excessive. (n.d.é.) [Retour]

  67. Voir la belle étude de M. Auguste Longnon sur la formation de l'Unité française. Elle a été publiée dans L'Action française des 1er et 15 mai 1904 et à la Nouvelle Librairie nationale. [Retour]

  68. Voyez notamment l'Enquête sur la monarchie et La République et la Décentralisation. [Retour]

  69. J'étais trop prudent. C'est la monarchie qui a triomphé en Norvège. Ces faits passés, qui étaient alors de l'avenir, ajoutent de nouveaux titres, des consécrations nouvelles à nos calculs. [Retour]

  70. Du temps où cela aurait bien pu servir à quelque chose, mon ami Frédéric Amouretti ne cessait de nous avertir, par ses articles à L'Observateur français, à la Revue bleue, à La Quinzaine, au Soleil, à L'Express du midi, des grandes capacités diplomatiques d'Édouard VII, alors prince de Galles. Mais il était convenu à Paris que l'héritier de la reine Victoria était et ne serait jamais qu'un « noceur » sans importance. [Retour]

  71. Allusion au conflit qui se développa vers 1850 entre Palmerston, alors ministre des Affaires étrangères, et les autres membres du gouvernement anglais associés à la reine Victoria, qui réclamaient que Palmerston n'agît pas seul dans ses fonctions. L'affaire des missives est de 1849, Palmerston ne quittant provisoirement le gouvernement qu'en 1851. (n.d.é.) [Retour]

  72. Deux présidents américains énergiques et volontiers bellicistes venaient de se succéder quand Maurras écrit ces lignes : William McKinley entre 1897 et 1901 puis Theodore Roosevelt de 1901 à 1909. (n.d.é.) [Retour]

  73. Il ne s'agit pas du Varron lieutenant de Pompée rallié à César après Pharsale et érudit latin qui écrivit quantité d'ouvrages, ni du poète du même nom né en Narbonnaise, mais de Terentius Varron, consul collègue de Paul-Émile qui combattit avec lui Hannibal à Cannes en -216. Varron engagea la bataille contre l'avis de Paul-Émile et il est ainsi le principal responsable du désastre. Une fois Paul-Émile tué avec la plus grande partie de l'armée romaine, Varron parvint à s'enfuir. Tite-Live nous montre Varron solennellement félicité de n'avoir pas désespéré de l'État, mais à seule fin de ne pas avoir à le blâmer, ce qui n'aurait eu pour effet que d'ajouter les divisions politiques au désastre militaire. (n.d.é.) [Retour]

  74. Dans l'intéressante brochure Les Idées du Sillon (Paris, Lethielleux), qui venait de paraître an moment où se poursuivait cette discussion, M. l'abbé Emmanuel Barbier écrivait à propos de la majorité dynamique : « Quand » Marc Sangnier « veut sceller par une formule quelqu'une de ses idées maîtresses, il ne craint pas d'attacher à certaines expressions une signification différente de celle que la langue a consacrée et même un sens opposé au véritable sens du mot. C'est une source perpétuelle de confusion… Majorité et minorité impliquent la notion de nombre, le nombre et l'influence peuvent bien se faire équilibre, mais non se prendre l'un pour l'antre. Cette majorité dynamique est ce qu'on appelle en français : la force ou l'influence d'une minorité d'élite. » [Retour]

  75. Robert Dreyfus, jeune écrivain juif, auteur d'études sur La Vie et les Prophéties du comte de Gobineau, avait imaginé de nous mettre à l'école d'un visionnaire envers lequel nous n'avons jamais éprouvé qu'une indifférence tempérée çà et là par une juste horreur : naturellement, c'était pour mieux nous réfuter que M. Dreyfus nous attribuait des idées qui n'étaient pas les nôtres et qui en étaient même très exactement le contraire. [Retour]

  76. Pour donner à ces rires un pendant exact, ne peut-il se trouver quelque plaisantin de Genève ou de Lédignan qui conseille à Marc Sangnier de porter au Pape le petit discours qu'il a préparé pour le roi ?

    Si vous existez, Très Saint Père, c'est que la catholicité a encore besoin d'un centre vivant et d'un visible Saint-Esprit. Mais le Sillon progressera, soyez-en sûr. En développant au sein des masses chrétiennes la conscience et la responsabilité religieuses, le Sillon les rendra dignes du christianisme intégral. Nous sommes persuadés que vous vous réjouirez de notre labeur et que votre plus grande joie, Très Saint Père, ce sera de devenir inutile quand nous aurons réalisé dans nos cœurs cette infaillible vie du Christ que traduit provisoirement l'infaillible parole du Siège romain. Votre retraite magnanime viendra alors sceller de l'anneau du pêcheur la réalisation des immenses progrès que le Sillon aura inspirés aux âmes humaines, au fond desquelles Dieu vivra et parlera.

    Je ne dis pas que cette parodie protestante serait de très bon goût. Je dis qu'elle est possible et qu'elle porterait. Marc Sangnier ayant dit, ayant écrit et ayant fait le nécessaire pour qu'elle porte. Tous ceux, catholiques ou non, qui ont horreur du protestantisme en subodorent le fumet à chaque feuille du Sillon. [Retour]

  77. Un Français chez le duc d'Orléans, brochure. [Retour]

  78. Littéralement : qui mange son frère. Au-delà de l'allusion à des dissensions au sein du Sillon, peut-être faut-il lire cet adjectif excessivement rare, dont l'emploi fait ici par Maurras est la seule occurrence connue au pluriel, en gardant à l'esprit le reproche d'être un roi démovore — littéralement : mangeur de son peuple — qui est adressé à Agamemnon par Achille dans l'Iliade (I, 261). Ce serait dire que la prétendue élite démocratique de Marc Sangnier se réduit à une tyrannie collective sous couvert de démocratie et d'angélisme brouillon. (n.d.é.) [Retour]

  79. C'était lui, comme dit plus haut. [Retour]

  80. Le règne du moi, qui s'appelle en philosophie individualisme et en politique démocratisme, porte peut-être en histoire religieuse le nom de bien des hérésies, notamment du protestantisme. On comprendra que je me sois interdit, par système autant que par méthode, toute incursion dans cet ordre de faits. Je ne me priverai pourtant pas de citer d'après Le Sillon du 10 juin 1905 quelques lignes du récit d'une visite de Marc Sangnier au Cercle des étudiants protestants, rue de Vaugirard :

    Nos idées sociales soulèvent peu d'objections, nos hôtes s'intéressaient surtout à la réalité intime de notre apostolat,. de notre amitié, du don total que chaque camarade fait de ses énergies à la Cause, toutes ces choses sont merveilleusement comprises de quiconque aime et connaît réellement le Christ, et nous avons pu voir, à travers les mots prononcés par quelques pasteurs présents à la réunion, que cet amour commun pouvait établir entre nous une très profonde sympathie.

    Ce qui nous sépare, — et il fallait le constater aussi nettement que nous constations ce qui nous unit — c'est l'interprétation des mots de « MAXIMUM DE CONSCIENCE ET DE RESPONSABILITÉ ». Pour suivre jusqu'au bout notre inspiration démocratique, il faudrait, selon nos hôtes protestants, refuser le principe de l'autorité ecclésiastique. Il faudrait étendre au domaine religieux les aspirations à l'autonomie que nous favorisons dans le domaine social et politique. L'objection est trop délicate (!) et spécieuse (!) pour être discutée (!) en quelques mots. Nous reviendrons sur cette question car il nous paraît nécessaire d'établir que ce « maximum de conscience et de responsabilités religieuses  » se trouve précisément dans une société chrétienne où chacun ne prétend pas trouver la vérité en abondant dans son propre sens, mais où il reconnaît sa propre insuffisance et soutient son inspiration individuelle de l'autorité de l'ensemble organique en qui Dieu est présent — LÉONARD CONSTANT.

    Les étudiants protestants de la rue de Vaugirard ont parfaitement vu où menait logiquement la tendance individualiste de Marc Sangnier. Celui-ci peut encore s'arrêter à temps, mais la pente existe, et il l'a construite. [Retour]

  81. Début des Lamentations de Jérémie (Aleph) : « Quomodo sedet sola civitas plena populo ? facta est quasi vidua domina gentium. » Soit : « Comment cette ville si pleine de peuple est-elle maintenant si solitaire et si désolée ? La maîtresse des nations est devenue comme veuve. » (n.d.é.) [Retour]

  82. Expression de M. l'abbé Emmanuel Barbier dans Les Idées du Sillon (Paris, Lethielleux). [Retour]

  83. Note de 1921. [Retour]

  84. Ferdinand Buisson, 1841–1932, disciple de Jules Ferry, fut de tous les combats pour la laïcité et le pacifisme. Fondateur et président de la Ligue des droits de l'homme, il fut aussi président de la Libre pensée et prix Nobel de la paix en 1927. [Retour]

  85. Jacques Piou, 1838–1932. Avocat, député de la Haute-Garonne de 1885 à 1893 puis de 1898 à 1902, il est ensuite député de la Lozère de 1906 à 1919. Il joue un rôle déterminant dans le ralliement des catholiques à la république et il est de 1898 à la fin de la guerre l'un des principaux leaders politiques catholiques français en formant au Parlement, avec le prince Auguste d'Aremberg, le groupe de la droite constitutionnelle, puis en fondant en 1901 avec Albert de Mun et l'appui de Léon XIII l'Action libérale populaire, qui comptera au sommet de sa gloire 2 500 comités, 280 000 cotisants et 70 députés.

    L'Action libérale populaire, qui fut le premier parti politique de droite à être solidement organisé, se déclarait constitutionnelle et entendait œuvrer à la défense de toutes les libertés au premier rang desquelles elle plaçait la liberté religieuse menacée par Combes et ses successeurs. Ses troupes avaient été surnommées par Léon Daudet les « Piou-Piou ». (n.d.é.) [Retour]

  86. L'Alcazar d'Italie : bal parisien, l'un des plus grands de la capitale, où l'on tenait aussi des réunions diverses, dont politiques. (n.d.é.) [Retour]

  87. Gazette de France du 25 septembre 1902, L'Action française du 1er avril 1903. Cet article est reproduit plus loin dans La Politique religieuse. [Retour]

  88. Ferdinand Buisson a effectivement fait paraître en 1892 une imposante monographie sur la vie et l'œuvre de Sébastien Castellion, humaniste et théologien protestant né en 1515 et mort en 1563. (n.d.é.) [Retour]

  89. Plusieurs évêques de France avaient déjà montré à leurs diocésains les périls que le Sillon faisait courir au catholicisme. Le lecteur voudra bien observer que ces lignes sont de trois ans et demi antérieures à l'Encyclique sur le Sillon dont on trouvera ci-après le texte complet. [Retour]

Texte de 1921 ; première version : 1906.

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