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Le Conseil de Dante

E però leva su ! Vinci l'ambascia
Con l'animo che vince ogni battaglia,
Se col suo grave corpo non s'accascia.
Più lunga scala convien che si saglia.

Inferno, XXIV, 52–55 1

La nuit du 13 au 14 septembre 1920 a commencé l'année qui accomplira le sixième centenaire de la mort de Dante. Le genre humain va le célébrer dignement.

Puisque un rendez-vous est donné, chacun doit y venir, apportant la palme ou la gerbe. Voici le peu que j'ai. Ces pages ont été écrites pour une traduction de l'Enfer qui est la plus belle de France. Épuisé avant la guerre, le précieux travail de Madame Espinasse-Mongenet n'a pu être réimprimé depuis. Il ne reparaîtra pas avant quelques semaines. Ma préface en est détachée. Elle part en avant comme le héraut et le messager. Je voudrais amener à l'édition prochaine un peuple nouveau de lecteurs. 2

Le tour général de ces réflexions anciennes sur le plus passionné et le plus volontaire de tous les poètes ne tendait qu'à offrir aux lecteurs français l'esprit de son conseil et l'essence de sa leçon : mais, parue il y a huit ans déjà, conçue et mûrie dans l'attente et l'angoisse de ce que j'appelais alors « une épreuve que tout prépare », les mêmes réflexions rendront-elles le moindre service aujourd'hui ? Après l'échéance du grand carnage, ce conseil de Dante conserve-t-il une raison d'être ?

Il me semble qu'on peut le croire. Nous avons devant nous des tombeaux à entretenir, des vides à combler, des désastres à réparer. Ce n'est pas la besogne qui manque. Un poète créateur d'âmes, recteur d'intelligence, excitateur de courage et de volonté nous demeure excellent à comprendre, à sentir, à approfondir. On reste dans le vrai quand on le prie de consentir à rester l'hôte de notre ruine pour nous entraîner au travail ou nous aider à persévérer dans nos deuils. Nulle voix d'homme ne sonne comme la sienne entre les vivants et les morts. Brève et profonde, elle convient également à ce qui nous fuit dans le temps et nous classe dans l'éternel.

J'ai essayé de préparer et d'introduire le lecteur. De tels soins ne seront pas superflus tant qu'on s'accordera à juger Dante un auteur assez difficile.

Dans les heures déjà lointaines où se composait cette étude, un ami qui n'est plus là m'avait donné les éléments d'une courte note d'histoire littéraire que l'on trouvera note 42 et dont on verra l'importance.

Je veux graver ici le nom de cet ami : politique, orateur, historien érudit et sage. Octave de Barral aimait Dante d'une passion jalouse qui ne s'éteignit qu'avec lui. Quand il nous quitta pour la guerre en août 1914, il emportait les trois cantiques 3 avec son Racine diamant 4. Après la première blessure, au dernier soir de sa permission de convalescence, la causerie ayant longtemps flotté sur les tranchées et les cimetières du front à la mémoire de nos innombrables amis perdus, nous ne pûmes nous séparer sans faire des stations à différents paliers de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis : partout. Barral avait ses habitudes et ses dilections. C'est en causant de son poète que nous nous sommes dit au revoir pour toujours. Mais le grand nom et la grande gloire reparurent encore dans une lettre qu'il m'écrivait le 5 juillet 1915 ; il passait à Racine, ayant fini de relire Dante, me disait-il.

Un mois plus tard, dans la nuit du 4 au 5 août, comme il venait de prendre sa faction volontaire dans un poste d'écoute en avant de Soissons, sa ville natale, Octave de Barral recevait en plein front cette balle qui l'a tué.

En souvenir du monde d'idées vigoureuses et douces qui vécurent dans l'orbe spacieux de ce noble front, le petit livre auquel il a contribué vient se déposer de lui-même aux pieds de Barral endormi. Nos paroles écrites ne sont que des signes fugaces et ne peuvent atteindre à la force du sang versé. Mais le mieux qu'elles aient à faire est de s'employer dans la suite et dans le sillage de ce beau sang. Puissent ainsi les miennes agir et militer pour le maintien de notre race et la renaissance de notre esprit !

15 septembre 1920.

En entreprenant de traduire les trois Cantiques, vers par vers et presque mot à mot, dans les justes limites de la correction et de l'élégance, sans craindre d'affronter le face-à-face du texte italien reproduit en regard, Mme Espinasse-Mongenet a rendu un service éminent aux lettres françaises et non aux lettres seules : quand, grâce à elle, nous saurons lire Dante dans son langage et l'interpréter selon notre esprit, l'œuvre d'art du poète et celle du traducteur donneront ensemble un enseignement qui ne peut s'arrêter à la poésie. Nous verrons mieux les ressemblances et les différences de notre génie national par rapport à Dante, à Florence et à l'Italie, et nous sentirons beaucoup plus à vif leur beauté et leur charme ; mais, par delà cette lumière, qui produit déjà de la force, une autre vertu lumineuse pourra naître du commerce et de l'étude du grand poète, de l'amitié qu'inspireront ses étrangetés fraternelles : son poème fait une Somme de la vie, et riche en énergie vitale ; les imperfections mêmes en ont un caractère stimulant et éducateur.

— C'est le roi des poètes, disait un jour un de nos maîtres, et comme je restais muet en pensant à Homère et à ses homérides, il insista : — du moins, des poètes modernes.

Mais il dut voir que je pensai alors à Racine et à ses pareils.

Dante n'appartient pas à la race des pères directs de notre esprit et de notre goût, mais il est beaucoup moins éloigné de notre nature essentielle que tous les autres écrivains de l'Angleterre, de l'Allemagne, de l'Espagne et de l'Italie sur lesquels les Français ont abusé du droit sacré de perdre de la peine et du temps.

La position qu'il occupe tient le milieu entre notre art classique, indifférent à tout ce qui n'est pas de la perfection éternelle, patrimoine du genre humain, et l'art des siècles successifs et des nationalités séparées, qui recueille et transmet ce qu'il nomma il grido, le « cri », l'attention et l'entraînement d'un enthousiasme qui passe. Plus que n'avait osé aucune des quatre ou cinq grandes ombres qui composaient, à son avis, « le beau collège des princes du chant sublime » et le conseil suprême de toute poésie, l'âme de Dante se complut et s'attarda aux teintes fugitives de l'espace ou de l'heure qui n'ont d'avenir que la mort. Son esprit, qui était fier et difficile, aurait dédaigné les beautés du second ordre : elles ont été recueillies et sauvées par sa volonté, qui les incorpora bon gré mal gré à son vers. Celui-ci en reçoit une charge infiniment lourde. Mais tel quel, l'aliment est fort, l'influence en est salutaire ; l'exemple, presque surhumain.

I
L'homme

S'il n'est pas le roi des poètes, comme il faut bien en convenir, la mort dans l'âme, s'il ne préside pas toute la poésie moderne, car Paris, comme Athènes, y précède Florence, c'est peut-être le roi des hommes. On se fait une idée de cette royauté en considérant ses portraits. Le long masque aiguisé et creusé, dont la stylisation excessive peut aboutir à une véritable caricature, dégage, à l'examen, les signes d'une sorte de supériorité générique antérieure aux distributions du destin. Sans le bonnet pointu qui le classe déjà parmi les docteurs et les sages, la maigre effigie laurée d'or pourrait servir à désigner tout autre maître des hommes, guide politique ou chef militaire : volonté de Jules César 5 ou du grand Condé, idées d'Aristote ou de Richelieu. Une destinée différente changerait peu de chose à l'accent décisif de ce visage supérieurement calme et clos, mais dont les traits crispés disent tant de passion : impérieux bien plus qu'inspirés et méditatifs. Le front haut, les tempes serrées, les joues creuses, une amère bouche abaissée qui allonge encore la face, le grand œil reculé du profil aquilin, sous l'arcade proéminente, font ressembler le dessin de ce caractère au type abstrait du maître en soi, du chef essentiel, l'homme et non l'homme qui s'appelle Callias (modèle qui n'a pas été inventé au quinzième siècle et que le douzième avait déjà reçu de l'antiquité). La poésie aura été l'organe de Dante , et son moyen de s'exprimer, mais sa fin primitive était de se porter en avant pour être suivi.

Peu d'hommes eurent une vie plus complète et plus riche. On ne saurait se contenter d'en élever aux nues, comme Marsile Ficin, l'excellence, « Dante Aligheri, per patria celesie, per abitazione fiorentino, di stirpe angelico, in professione filosofo poetico 6… » D'abord son existence ne se borne point à la philosophie ni à la poésie : soldat, chef de faction, magistrat, diplomate, dessinateur, médecin (à moins qu'il ne fut droguiste ou marchand d'épices), auteur d'opuscules de physique et d'une ample théorie de la Monarchie, philologue, organisateur d'une langue, créateur d'une littérature et d'une pensée qui n'est pas épuisée, il représente à peu près tout ce que l'homme a pu être de son temps et dans son pays. Sans imprimer sur tous les points les marques du même génie, il y laisse souvent l'empreinte de la griffe de feu. Le sentiment qu'il a des variétés de l'histoire, avec ses nuances et ses couleurs, est tellement vif que son art rassemble et résume le moyen âge entier, autant et plus encore qu'il n'annonce la Renaissance.

En même temps, cet art compose une véritable géographie poétique de l'Italie, sommaire assurément, mais complète et si éloquente que la terre ainsi embrassée a fini par porter un peuple qui a raison de l'appeler, par la voix d'Alfieri 7 : « il gran padre Aligher 8 ». Cela déborde un peu l'habitat florentin. Élève et bon élève des lecteurs et disputeurs de théologie, il n'ignore point que tout homme devrait vivre les yeux fixés sur la sphère immortelle et incorruptible de l'Être. Il se rit avec eux de tout ce qui confond l'être avec le changement : plongé, presque perdu dans l'universel de la poésie et de la pensée, il pourrait devenir le docteur angélique 9 du rythme s'il n'était infiniment trop attaché à la terre pour correspondre de tout point à la vaine hyperbole métaphysique de Ficin.

Quand il se vante d'avoir appris comment « l'homme s'éternise », l'éternité intellectuelle est déjà conçue à la manière humaine de Pétrarque, et cet humanisme amoureux de gloire apparaît incapable de se détacher de beaucoup d'affaires sublunaires 10. Les biens de la vie, ses hochets, l'intéressent tous à la fois. Il entre dans sa gravité une multitude de distractions, sans excepter les plus légères et les plus imprévues.

Quelle variété ! Le même homme qui pleure sur « l'Italie esclave et hôtellerie de douleurs » se laisse très bien entraîner par l'amertume d'une défaite politique à simuler la plus allègre indifférence envers l'idée de la patrie. Il écrira tranquillement : « Nous dont la patrie est le monde… Nos autem cui mundus est patria, velut piscibus aequor 11. » Si la perspective de ne jamais revoir Florence le fait frémir d'horreur, il ajoute, dans la fameuse lettre à Can Grande, les consolations sacrilèges : « Non solis astrorumque specula ubique conspiciam ? Nonne dulcissimas veritates potero speculari ubique sub caelo ? 12 » Oui, le soleil et les autres astres, les hautes vérités, dans leur douceur suprême, sont visibles sous tous les cieux ! Ce poète d'une cité a toujours soin de se marquer des abris et des refuges œcuméniques ; mais le souvenir de ses temples de sereine contemplation ne le sauve jamais des réveils de patriotisme pieux ou de civisme involontaire. Le frémissement de l'indignation désintéressée finira par devenir sa plus belle muse, et quand la défaite et l'exil auront achevé de le pousser à bout, nulle haute sagesse ne pourra empêcher qu'une satire frénétique d'un accent presque religieux ne tienne désormais le milieu de son chant.

Ne pouvant plus frapper le félon et le traître, ni de l'épée, ni de la loi, le poète vaincu leur infligera une place dans son enfer avec toutes les notes infamantes qu'il y faudra et en les désignant par leurs noms, leurs prénoms, leurs armoiries. Un des cachots du dernier cercle, le plus noir, le plus glacial, aménagé pour certaines âmes choisies, leur convient si exactement qu'elles y tombent avant même que leur vie ne soit terminée. C'est la geôle où s'expie toute trahison 13. « L'âme n'a pas plus tôt trahi que son corps lui est enlevé par un démon qui la gouverne dans la suite jusqu'à ce que son temps soit entièrement révolu : pour elle, elle s'abat dans cette triste citerne. » Comme on nomme, au passage, l'un de ces privilégiés de l'élite infernale : « — Tu dois le reconnaître, c'est messire Branca d'Oria, et il y a plusieurs années déjà passées depuis qu'il est enfermé comme le voilà. — Je crois, est-il répliqué, que tu me trompes, car Branca d'Oria n'est point encore mort ; il mange et boit, et dort, et se revêt de ses habits. » Pure apparence, qui se dissipe en s'expliquant : le traître Branca, a bien laissé son corps à un diable, qui vaque sous son nom aux occupations de la vie et même continue la besogne de trahison dont le cadavre qu'il anime a pris l'habitude invincible et le pli machinal, mais la personne de Branca, annonce Dante, n'est plus sur notre terre : elle paie son dû chez les morts…

L'exquise atrocité de la peine correspond à tout ce que nous savons de la vigueur et de la logique de cet esprit. Il est éminemment raisonnable, sensible aux plus fines mesures du goût, mais ne recule en aucun cas devant les déductions tirées de la justice ou de la sagesse. Une conduite qu'il réprouve est brièvement qualifiée de viltà, épithète que notre « vilenie » traduit faiblement. Dans les discussions qu'il soutient, l'adversaire qui se laisse tomber au-dessous d'un certain niveau d'intelligence et d'honneur est plongé dans le cercle de la bestialità ; Dante lui témoigne que c'est proprement à coups de couteau, col coltello, qu'il devrait réfuter des sottises d'un ordre aussi matériel 14 : il juge qu'à des mots qui ne sont que des bruits, de simples déplacements de pure matière, d'autres mouvements de matière, le poing fermé, l'acier brillant, répondent parfaitement bien. Mais, de ce dur langage même, il ressort que l'aspect brutal et le geste grossier sont en horreur à Dante. Il ne rêve que d'une perfection intellectuelle d'équité et de courtoisie, de paix et d'amour ; ainsi l'exige la politesse de son esprit, mais son cœur, hérissé de nobles scrupules, ouvert aux belles voluptés, respire une âpre haine dès qu'on fait offense à ses dieux.

On ferait donc bien fausse route en interprétant toutes ces diversités, dont j'abrège le compte, comme les jeux d'un caractère heurté ou contrasté. Au contraire, cela se tient. La continuité magnifique d'une grande âme développe ses éléments complémentaires. Cette nature est assez ample pour occuper et pour combler, par exemple, les intervalles du patriotisme florentin le plus ombrageux au catholicisme universel le plus dégagé. Il n'y a pas contradiction, mais correction et complément dans ces alternances de la justice et de la pitié, des cris de colère et des larmes de miséricorde. Il est bon que le visiteur de la Cité dolente arrose la voie qu'il descend de pleurs de compassion sur tant d'infortunes sans termes 15 mais il est également bon que certains scélérats soient insultés par lui, ou même que les traîtres aient la tête écrasée au passage de ses talons ; en ce cas, comme il le déclare, « ce fut courtoisie que de leur être vilain ! » Ces extrémités de l'âme dantesque ne veulent pas être opposées, mais classées et comprises comme les termes d'une seule et même série. Sa sensibilité tient l'immense entre-deux de penchants réputés contraires. Elle se définit par l'ampleur, la densité, la justesse et un don supérieur d'équilibre. Plein, concis et sonore comme le vers, ce mouvement ne peut s'arrêter qu'à son terme, mais il s'arrête toujours là, haletant et vibrant comme la flèche au but. Jamais propos si médité n'a donné un tel sentiment de la vie inquiète et du cœur en suspens. Jamais homme plus ébranlé, ni de plus d'éléments, n'a su se reposer dans le ciel lumineux d'une raison plus pure.

Voyons comment cela s'est fait.

II
Béatrice

Il était entré dans la vie par un amour si beau que le monde en subit encore le charme, et cependant si merveilleux que la critique hésite ou même refuse d'y ajouter foi.

La nuée des commentateurs, s'appliquant à résoudre une fausse difficulté, a fini par noyer le personnage de Béatrice dans les explications. La « dame bienheureuse et belle » que Dante avait aimée enfant et qu'il vit disparaître dans les lumières de la mort en a été réduite au triste état d'allégorie pure, de symbole idéologique, simple figuration tantôt de l'Église mystique, ou de la Foi, ou de la Grâce, et tantôt de la contre- église, Charbonnerie ou Maçonnerie gibeline. Il n'y a pas à se mettre en peine de chasser ces imaginations. Il faut plutôt retenir les plus vraisemblables, mais les mettre à leur place, qui n'est pas la première, puisque le poète la leur a interdite. Nous tenons de Dante que tout ouvrage de sa main peut compter jusqu'à quatre sens superposés ; en admettant tous les systèmes dont on fleurit la marge et le filigrane du texte, systèmes qu'il serait absurde de nier, et très dangereux d'oublier, ces divers sens « allégoriques », « anagogiques » et « moraux » sont des interprétations de seconde ligne ; c'est le sens historique et littéral qui se présente en premier lieu : on n'y comprendra rien si l'on ne commence par accepter le mot-à-mot vivant et sûr de la poésie. Ne disons pas, comme le plus sot des commentateurs, que les choses « n'ont de valeur pour Dante que par le secret des correspondances » car, justement, les choses ont tout d'abord pour lui toute leur valeur apparente. C'est seulement au delà de cette apparence qu'elles valent par leur signification 16. S'il salue, chante et prie Madame Béatrice, c'est que Béatrice a été la reine de sa pensée. Il n'a pu se représenter comme une sèche entité de métaphysique l'être charmant à qui montait, du fond de ses pires détresses, cette évocation, la plus tendre et la plus caressante qui se soit envolée d'une âme de poète :

Lucevan gli occhi suoi più che la stella
E comincianni a dir soave e piana
Con angelica voce, in sua favella :
… L'amico mio e non della ventura
Nella diserta piaggia è impedito
 17.

Plus tard la même dame idéale et réelle, passant de l'état naturel au surnaturel, aura pour fleurs de sa couronne toutes les idées générales qui conviennent non seulement à la beauté et à l'amour, mais à la vertu, à la science, à la sainteté. Mais premièrement le poète commença par l'aimer, par la perdre et par la pleurer. Heureux et bienheureux le lecteur, le critique d'assez de jugement pour avoir compris que voilà bien la chair et le sang du poème, sa matière et sa vie ardente, ce qui vibre de fort et de chaleureux dans sa voix. De là viennent l'élan inépuisable de son soupir et le sanglot lascif qui s'éteint dans la plainte rauque, tout ce qui donne enfin, âpre ou douce, au poète la fidèle note d'amour :

… Quando
Amore spira, noto e a quel modo
Che detta dentro vo significando.

Boccace eut tout à fait raison de le dire : « toute » véritable « poésie » est « théologie », mais cela est vrai au moment où elle s'achève et s'accomplit au-dessus du monde : pour s'élever si haut, il lui faut les forces d'en bas, elle ne monte au ciel que formée de la terre, vêtue et colorée de tous les charmes de la vie. C'est pourquoi soyons sages et gardons-nous bien d'oublier la surface brillante, l'odorant et suave épiderme de la chanson. Ce doux appareil printanier, cette allure de vita nuova 18, printemps de l'année et de l'âme, démontrent une fois de plus comment les plus nobles pensées naissent bien de l'ébranlement de cet « esprit de vie qui réside dans la voûte la plus secrète du cœur 19 », cet esprit qu'éveilla la première vue de Béatrice et qui, dès cet instant, « commença à trembler avec tant de force que ce mouvement se fit sentir dans les plus petites veines 20 » Ces confessions naïves et transparentes sous leur docte appareil déterminent où est le point d'attache et le point de départ : dans la franche réalité, dans le premier frisson de l'âme sensitive. Quand le jeune poète aura grandi du côté du soleil et des autres étoiles, une sphère supérieure l'accueillera et, comme il dit, elle tournera pour résoudre l'agitation et le trouble où le sentiment l'a jeté : en attendant, voici un sincère cœur d'homme déchiré et flétri à cause d'une enfant dont l'image le suit.

Bientôt ce mal étrange aura fait son éducation. Son souci, sa souffrance, l'initieront à toute chose. Parce qu'un beau visage aura disparu de sa vie, cette image et son nom, demeurés le principe de tout battement de son cœur, seront également synonymes de tout émoi que lui donnera la sagesse ou le patriotisme, la conscience du bien, l'ivresse mystique du beau, la révélation de tout ce qui nous dépasse, comme la philosophie supérieure ou le pur amour. La voir, la contempler, équivaudra à savoir et à tout comprendre. « Béatrice regardait en haut, et moi je regardais en elle »,

Beatrice in suso ed'io en lei guardava 21 !

C'est ainsi qu'elle pourra l'initier à la « perle éternelle », qui est le premier cercle du ciel. Mais, là, sur les hauts lieux, il ne cessera de la proclamer « aussi gracieuse que belle », si lieta come bella, et de louer ses yeux d'enfant, occhi giovinetti, et les autres charmes mortels dont il a le cœur prisonnier.

Béatrice ainsi rendue à l'existence véritable, son serviteur n'apparaît plus un ascète d'amour transi, encadré dans un moyen âge de convention. Il faut se rendre compte que Dante aima la vie presque autant que son siècle, qui en était fou. La tendre et farouche obsession d'une dame du ciel maîtresse et souveraine n'a pas plus empêché le poète d'épouser Gemma Donati, qu'elle ne l'arrêta d'en avoir sept enfants en dix ans de mariage. Un texte cent fois cité de Boccace nous le montre, prenant un souverain plaisir aux chants et au jeu des instruments. « Séduit par ce plaisir, il composa un grand nombre de poèmes, auxquels il faisait ensuite ajouter des airs agréables. » Et Boccace en dit bien plus long. Il nous montre un Dante frère de La Fontaine :

J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout : il n'est rien
Qui ne me soit souverain bien 22.

Il ne s'était jamais caché de cet esprit voluptueux accessible à tous les plaisirs. Ses souverains biens successifs l'amusaient comme un véritable poète. Cependant il était encore plus sensible au remords de la Béatitude parfaite qu'il négligeait. Aussi, en arrivant sous l'œil sévère et douloureux de celle qui était son juge, étant demeurée son amour, la première parole qu'il se fait adresser par la vierge immortelle est une censure enflammée des égarements d'une vie arrêtée aux chansons de toutes les sirènes. Comme il veut s'excuser et allègue que les choses terrestres, avec leurs faux plaisirs, devaient perdre ses pas dès que cette forme angélique se fut obscurcie à ses yeux, elle répond avec vivacité et fermeté : « vers un but tout contraire, ma chair ensevelie aurait dû te mener ! Car jamais la nature ni l'art ne te présentèrent un plaisir comparable aux beaux membres où je fus enfermée, tels qu'ils sont épars sous la terre ! Si ce souverain plaisir, par ma mort, t'échappa, quelle chose mortelle pouvait encore t'entraîner à la désirer ? À la première flèche que te lancèrent des beautés fallacieuses, tu aurais dû élever les yeux au ciel en me suivant, moi qui navais plus rien de trompeur ! Non, tu ne devais pas appesantir tes ailes en bas pour y quérir de nouvelles plaies : quelque pauvre fillette ou autres vanités d'un usage aussi bref ! 23 »

Après l'épouse légitime, il avait eu, en effet, cette Gentucca la Lucquoise, e non so che Gentucca 24 qu'il avoue et salue, comme née et grandie pour lui, sans compter le cortège de celles que sa poésie se contente de designer par la fameuse figure de la panthère,

Una lonza leggiera e presta molto
Che di pel maculato era coperta
 25

symbole souple et chatoyant des formes successives, caressées au passage, auprès desquelles était ressenti ce qu'il nomme « l'heure du temps et le charme de la saison ».

Lorsque plus tard, dans une situation toute semblable, Pétrarque essaye de se disculper aux pieds de Laure des menues dévotions et suffrages d'honneur déposés en passant aux divers oratoires des petites madones du chemin montant de l'Amour, le poète des Rime ne réserve à la Dame de l'église supérieure qu'un sentiment superficiel assez effronté. Dante n'a pas autant d'esprit ni le cœur aussi libre ; il n'invoque pas l'excuse du jeu. Son âme noble ne s'est donnée qu une fois. Délicat, fier et grave, il ne songe à ses fautes qu'avec un grand sérieux ; le triste sentiment de la faiblesse humaine ne lui cachera même point le grand tort qu'il s'est fait chaque fois qu'il a dérogé. Les premiers reproches commencent donc par l'épuiser d'aveux et de larmes. C'est la voix humblement brisée qu'il répondra à ces plaintes vibrantes de la beauté, de la vertu qu'il a trahie. Le pécheur de la chair a honte et pitié d'être infirme ; il comprend ce qu'on veut qu'il comprenne là-haut, et la sainte offensée finit par reconnaître qu'elle n'avait jamais cessé de disposer de sa joie et de sa torture, et de mener le rythme essentiel de son cœur. Mais, lui, dès qu'il sent le pardon, « l'ortie du repentir le presse si fort » qu'il tombe à la renverse, et, dit-il, « ce que je devins, celle-là le sut qui en était la cause » 26.

Dès lors, en sûreté au ciel où rien ne change et qui transfigure la vie, Béatrice a le pouvoir de soutenir et, en quelque mesure, de satisfaire l'ardeur inquiète de cette âme en perpétuel mouvement. Elle l'éclairera de sa flamme d'étoile fixe 27. Elle l'assistera du sourire éternel. La mort fut presque heureuse si elle défendit la vierge impossédée des vicissitudes terrestres et sut lui conserver comme un cristal incorruptible toute l'intégrité des honneurs que l'amour n'est pas toujours le maître d'accorder à son vœu. L'enthousiasme du respect et du souvenir à ce degré de concentration et d'excitation devait aboutir à une sorte de culte ; cet amour sans terme vivant fondait presque une religion 28. L'imagination et le cœur du poète n'avaient peut-être pas entière conscience du pieux artifice. Si les idées de Dante lui défendaient de concevoir honnêtement la disparue comme anéantie et dissoute, sa foi à l'immortalité de toutes les âmes ne s'opposait aucunement à ce qu'il composât en faveur de celle-ci un bonheur privilégié, doucement traversé d'une juste et tremblante sollicitude pour l'épreuve et pour l'aventure auxquelles restait exposé le terrestre ami pèlerin. Il n'y a pas de consolation plus touchante. Même dans la mesure de la raison sans foi, cette pensée est la plus belle de la terre. Le grand amour unique trompé, mais non flétri, et dont un seul soupir, parmi les oublis et les chutes, éveille une souffrance qui témoigne de sa vertu, cet amour relevé et orné de tous les trésors de l'art poétique et moral d'une civilisation chevaleresque et théologique porte les signes du travail ingénieux de l'âme humaine, mais il garde la fleur de sa sincérité et de sa bonne foi. Son sourire ressemble à celui de l'extase. Il ne se raille point. Comme tout le système, qui venait de Provence 29, il respire, au contraire, le sentiment profond de la gravité d'une vie qu'il sublime et qu'il dramatise à jamais. Au-dessus des fumées variables et fugitives, dans une zone où tout se tient, où rien ne périt, la passion, qui n'est cependant que le trouble, le sentiment, qui se compose de changement, aspirent, selon le grand mot du philosophe, à devenir aussi réguliers que le ciel 30, et ainsi les choses du cœur prennent-elles toute la durée et la consistance dont elles sont capables ; inversement, les choses immortelles et inaltérables subissent une transformation qui les adoucit et les rapproche de nous. Quand Béatrice paraît, l'étoile elle-même s'anime et lui rit de bonheur : — Que ne fis-je, à mon tour, ajoute le poète, moi qui ne sais que tressaillir, m'émouvoir et me transmuer en tous sens !

E se la Stella si cambiò e rise
Qual me fec'io che pur, di mia natura
Transmutabile son per tutte guise 31 !

Les étoiles s'animent, les divinités s'attendrissent et s'humanisent afin de répondre à ce pauvre effort que fait le cœur de l'homme pour s'affermir. Il faut se rendre compte du céleste encouragement ! Près de notre âme impressionnable et versatile, donc perfectible, le mythe hellène de la Muse avait déjà posé la règle et la mesure de l'art ; le mythe toscan de Béatrice dispose la mesure qui réglera la vie morale. Un bel être d'amour suit des yeux et surveille le mortel voyageur. Celui-ci ne peut plus consentir à descendre. De l'abîme de la douleur et de la faute il s'appliquera donc à gravir l'échelle splendide qui mène aux consolations, au soulagement, au pardon.

La sensibilité, sauvée d'elle-même et conduite dans l'ordre, est devenue un principe de perfection.

III
La poésie et la Pensée

C'est ainsi éprouvé, animé, achevé par l'opération d'une intelligence sublime que le poète arrête les lignes de son art. Il ne le conçoit que parfait. Le « beau style » qui lui convient est celui qu'il qualifie aussi de « tragique » , parce qu'« il unit et accorde la gravité de la pensée, l'éclat des vers, la noblesse des formes au choix exquis des mots ». Trois sujets, sans plus, seront dignes de ce style ; le salut éternel, l'amour et la vertu 32.

La direction de l'entreprise sera déférée à l'esprit.

On n'a pas toujours bien entendu ce grand point, qui forme le titre de noblesse de Dante. Dans tous ses traités, il défend avec une passion jalouse les prérogatives de la réflexion poétique et de ses lois, envisagées comme les guides de son inspiration, contre ceux qui, « ignorants et sans art, ne se confient qu'en leur propre génie 33 ». C'est au contraire avec une ardente docilité qu'il adopte la direction de ses maîtres et de ses pères. Il écoutera humblement Virgile, Aristote, Latini 34 et après eux quiconque lui enseigna quoi que ce fût. Son attitude de soumission recueillie et fervente mesure l'extrême avidité de savoir et le grand désir de bien faire qui tourmentent ce cœur altier.

Il n'est pas seulement curieux de la philosophie qu'il déclare avoir reconnue, dès l'enfance, pour une noble Dame et pour un objet souverain 35. Il s'applique en même temps au relevé de tout ce que sait son siècle, de tout ce qu'on sut avant lui ; il le fait avec critique, discernement véritable et goût profond de l'exactitude. En plein essor mystique, il se souvient d'écrire comme au chant VIII du Paradis : « La belle Trinacrie 36 qui s'obscurcit entre Pachino et Pelore, sur le golfe que l'Eurus tourmente avec beaucoup de violence, non à cause de Typhée, mais du soufre qui s'exhale de son sol. » La fable illustre ne sert plus qu'à mettre le vrai en lumière ; ce n'est pas la théologie qu'il oppose à la mythologie, c'est la science. De même au radieux début du VIIIe chant du Paradis : « Le monde croyait jadis au péril de son âme que le fol amour rayonnait de la belle planète Cypris, qui tourne dans le troisième épicycle… » Au XXXIVe chant de l'Enfer, il n'oublie pas de marquer un vif dédain pour quiconque peut ignorer, à la façon du vulgaire, la rotondité de la terre, ou sa gravitation et les conséquences pratiques de ces deux lois, auxquelles il conforme scrupuleusement ses vues sur la structure de l'au-delà. Les heures du voyage infernal sont comptées d'après la position des astres, elle-même décrite en grand détail, fût-ce dans le récit d'un épisode fabuleux comme la mort d'un héros grec, au XXVIe chant ; nous sommes prévenus que la lumière de la lune ne s'éteint pas de mois en mois mais qu'elle passe derrière l'astre :

Lo lume era di sotto dalla luna.

Dante éprouve toujours un sensible plaisir à révéler dans leur enchaînement sublime ces points cachés du système de la nature. C'est à la façon d'un Lucrèce catholique, ou si l'on veut péripatéticien, qu'au XXIe chant du Purgatoire il ébauche en moins de deux tercets une ample théorie du devenir embryogénique ; les catégories de l'École l'aident à expliquer les métamorphoses et les progrès de la semence humaine à travers les trois règnes, quand elle commence par être animée de la vie végétale, puis acquiert l'organisation animale élémentaire du « fungus marin » :

Anima fatta la virtute attiva
Qual d'una pianta intanto differente
Che qu'est in via e quella è già a riva

Tanto ovra poi che giù si muove e sente
Comme fungo marino
 37

Les curiosités de cette grande âme se meuvent en mesure, et leur ordre se suit comme les syllabes d'un chant. Ni Goethe ni Léonard de Vinci ne feront mieux sentir que la loi passe avant les choses, que l'être se dissout quand il manque à sa loi et que la loi est rigoureuse à proportion de l'âme qu'elle est appelée à régir. À l'âme forte, loi plus forte, pour en accomplir le dessin. Le poème où devait se projeter un esprit de cette stature devait se soumettre à des cadences d'autant plus fermes qu'il devait exprimer un monde immense d'émotions puissamment diversifiées.

Un intelligent critique anglais, qui n'y a rien compris, croit pouvoir appeler au secours de son erreur le dogme des progrès de l'humanité, mais il n'a guère attesté que nos décadences.

« Nous nous sommes faits, dit Symonds 38, à l'école des siècles une conception différente de la destinée humaine. Nous trouvons quelque peu absurde que Dante enferme les gens dans des cellules, isolées et étiquetées pour l'éternité. Nous savons que tout ce qui vit est mobile, souple, changeant… » Ce changement irrationnel équivaut à l'inexistant, et c'est pour exister en toute plénitude qu'un grand poète impose des définitions aussi certaines que possible, certi fines 39, à chacun des objets de son chant.

À ne chercher que l'expression du mouvement, il n'est point de théâtre plus actif et plus animé que les paliers circulaires du Purgatoire, le long des parois incrustées de sculptures morales, près desquelles résonnent, en stances alternées, sur les lèvres de feu, la plainte des péchés qu'on lave et l'hymne à la vertu que l'on veut acquérir. Médiatrice provisoire établie entre les gradins de la cité dolente et les saintes sphères du ciel, cette belle montagne donne le sentiment d'une vie qui s'accroît et s'éclaire au fur et à mesure qu'on approche de son sommet. Cette partie de l'œuvre, qui reflète notre pèlerinage terrestre, notre état de passants et de voyageurs, réunit tous les caractères d'indécision, de mobilité, de souplesse et de changement qui restent compatibles avec le sérieux de la pensée et les lois supérieures de l'art. Mais l'éternel est l'éternel, et il est trop absurde de reprocher à Dante d'avoir représenté comme fixe la fixité ! Les eaux du port sacré de la Béatitude ne peuvent trembler d'une ride, l'abîme infernal ne peut se rouvrir : le prodige de l'art est d'être parvenu à faire accepter la fiction d'une traversée de l'immobilité divine par les deux pèlerins privilégiés. La régularité scolastique dont on se raille développe et démontre, au point même que l'on discute, la liberté et la souplesse de sa raison.

Mais toute raison fixe. Quand il regrette que Dante n'ait pas éprouvé le « sentiment de l'infini », le critique a montré qu'il était lui-même étranger au sentiment de la perfection. Le poète s'est appliqué à bien définir, comme à bien dessiner, pour bien peindre. Il a considéré à part chaque catégorie, chaque classe et chaque essence d'humanité. Il a eu soin de la distinguer de toutes les autres par une forte enceinte empruntée au métal de sa volonté et de sa pensée, solide airain qui n'en réfléchira que mieux les couleurs et les flammes propres à sa passion. Cette fermeté lumineuse lui permet de tout voir et de tout montrer parce qu'elle range et ordonne tout. La nature, l'histoire et jusqu'à la fable feront leur partie dans ce chœur. L'antinomie du merveilleux chrétien et du merveilleux païen qui troublera Chateaubriand se règle ici sans peine. La synthèse sera complète. Il n'est rien qui n'y trouve place. Mais, à quelque degré d'effervescence, d'inquiétude douloureuse ou voluptueuse, que puissent s'élever des matériaux si généreusement accueillis, les puissances de sentiment devront borner tout leur office à proposer des idées justes et des images vives, capables de servir au dessin architectonique de la raison. Comprenons le chef-d'œuvre de la pensée de Dante : elle a toujours pris toutes les précautions salutaires contre les altières servantes de son art et de son génie : ces grandes créatures qui nous subjuguent par la douceur du charme ou par l'ascendant de la majesté n'échappent jamais à sa loi, elles ne le détourneront jamais de son objet. Une main énergique et sûre les pétrit, comme argile fraîche ou comme cire tiède, selon l'idée souveraine qu'il a délibérée.

Ainsi la réflexion, la volonté plastiques, plus puissantes que tout dans cet homme où tout est si fort, disposent pleinement des facultés qui, chez tout autre, à peine un peu épanouies, se disperseraient. Même elles le préservent de leurs propres excès qui le perdraient en des abstractions trop fluides. Il n'oublie donc pas la matière, nourrice de la vie, élément essentiel des caractéristiques individuelles. Ses têtes d'anges ont un corps. Elles ne flottent pas. Au Paradis, autant que dans la Vie nouvelle, une musique d'une harmonie ineffable réussit toujours à teinter de sa nuance humaine et tendre les abîmes du monde spirituel le plus pur. C'est encore ce que n'a pas senti, entre bien d'autres choses, le critique anglais. Quoi qu'il ait prétendu, armé de son faux « goût moderne » ou du « sens moral » qui est particulier à son pays, nulle part « l'abstraction » ne « tue » semblable « poésie » ; ce critique barbare, et d'ailleurs bienveillant, ne se plaindrait pas d'y trouver des « allégories glaciales » s'il avait la sagesse de s'en prendre plutôt à ses propres frimas. La géométrie de quelques figures ne les empêche pas de palpiter et de brûler comme de la chair. Pas une généralité que Dante ne colore d'un rayon de peine ou de joie.

Sans nul effort, du reste. C'est son mouvement naturel. Il incarne et vivifie les idées abstraites parce qu'il les aime ou les hait avec force. Parce qu'il les adore humblement ou les maudit avec frénésie, il en fait des dieux, des déesses, des héros et des héroïnes de chair et d'os. Le plus intellectuel de tous les poètes est ainsi le plus émouvant. Quelque ascension qu'il fasse, il emporte toujours dans ses bras, dans son cœur, d'amples souvenirs de la terre, parfumés et brûlants, pour en peupler son mystique ciel : « le Ciel qui est pure lumière, lumière intellectuelle pleine d'amour, amour du vrai bien plein de joie, joie qui passe toute douceur »,

… Il Ciel ch'é pura luce,
Luce inlellectual piena d'amore,
Amor di vero ben pien di letizia,
Letizia che trascende ogni dolzore
 40.

Lorsque, isolé ainsi sur quelque sommet de vertige, il se trouve entraîné un peu hors de la vue par « la vertu de cette corde qui dirige tout ce qu'elle lance vers un but joyeux », son cri de joie est sauvé de toute fadeur parce qu'il est accompagné de la connaissance lucide, soutenue et nourrie d'une mâle tristesse car le poète emporte un vivant souvenir de tout ce qui subsiste à l'écart des îles heureuses. « Quand tu seras retourné dans le monde et reposé de ta longue route, ressouviens-toi de moi qui suis la Pia… » Cette prière d'une âme du Purgatoire, soupir d'une douleur sereine, résume la peine de Dante, sa pietà, calme, un peu amère. Elle le suit au fond de l'éther éclairé par la rose d'amour en flamme. Il y reste assiégé, et comme battu de réminiscences impures. Tout ce qui est humain apparaît vacillant et endolori pour l'homme complet, même heureux. Il connaît à quel prix onéreux tout se gagne et de quels abandons nous sommes déchirés pour le moindre pas en avant :

O voi ch'avete gl'intelletti sani 41

Pathétique éternel connu par la philosophie et senti par la poésie. Une haute sagesse informée par la loi générale du sacrifice désabuse toujours le poète divin. S'il sait que son devoir sera d'entretenir la belle illusion nourricière, il est autorisé à n'en pas être dupe, et à voir que la vie facile est tout autre chose que les hautes beautés dont il a l'esprit plein, et vide le cœur. La perfection qu'on n'atteint guère est chose instable et fugitive. Sous le rythme moral, sous la sainte règle du beau qui les contient à peine et les refoule mal, grondent confusément les houles d'un chaos qui souffre. Ni l'effort des cadences ni la coupe dure des lois n'en écarteront le murmure de l'oreille avertie. Ce législateur-né, ce robuste maître de chant, cet artisan d'une harmonie qui rejoint le ciel à la terre, sentait ce qui échappe aux bienfaits de l'incantation, et sa mélancolie légendaire en témoigne. Quand l'homme malheureux, exilé, succombant à la lassitude au seuil de la mort, priait que, pour tout bien, on lui donnât « la paix », faisait-il autre chose que de demander grâce du poids de la plus lourde et de la plus humaine des âmes ?

IV
La vertu de Dante

S'il implora vraiment le repos, Dante fut trompé. La mort n'a pas voulu de lui ; il a légué au sol où ses os allaient se dissoudre une œuvre d'une telle vitalité que six cents ans ne l'épuisent pas, et que son action dure encore.

Cette flamme posthume ne se réduit point à la gloire intellectuelle qui lui vaut, plutôt qu'une cour d'admirateurs, une église pieuse, fervente, fidèle. Son livre vit et crée. L'Italie contemporaine se souvient qu'elle doit à la parole de Dante à peu près tout ce qui ne lui est pas venu de la politique de la maison de Savoie. Il aura été l'ouvrier principal des hautes parties de l'âme de son pays, soit en lui apprenant une langue commune, soit en imposant, au moyen du toscan aulique et royal, les idées politiques dont ses efforts de grammairien patriote s'étaient inspirés. Son œuvre, en persistant, engendra un public qui fit une nation. Son autorité historique, son influence de poète, ravivée de nos jours par les innombrables Sociétés Dante Aligheri, tramèrent tant de liens mystérieux d'un bout à l'autre de la péninsule, que l'Unité réalisa l'héritage de son désir.

Toutefois, le temps est venu, pour le poète des trois cantiques, d'étendre son service au-delà des montagnes de son pays et de verser à nos Français, déjà durement éprouvés par les suites de l'unification italienne, une sorte d'indemnité philosophique riche de forces et de lumières qu'une saine jeunesse saura bien employer.

Je ne songe pas du tout à prier qu'on nous le révèle. Après Rivarol, Chateaubriand, Brizeux, Ozanam, Lamennais, Moréas et Gebhart, pour citer les morts 42 et, quant aux vivants, après Lucie Faure-Goyau, Pierre de Nolhac, Anatole France, Paul Bourget, Maurice Barrés, Camille Bellaigue, Rodin 43, Pierre Gauthiez, Riccioto Canudo 44 et tant d'autres qui l'ont traduit ou commenté ou dignement honoré au passage, il est permis de le trouver suffisamment connu en France. Toutes ces autorités réunies n'ont pourtant pas encore su faire utiliser d'une façon directe ce poète de l'énergie et de la douceur pour la haute éducation du pays.

Y parviendra-t-on cette fois ?

Des difficultés existantes, les plus sérieuses pourraient devenir des stimulants. Si, par exemple, le commerce de Dante exige une certaine connaissance du XIIIe siècle, il suffirait peut-être de le pratiquer avec goût pour s'initier de plain-pied à tous les principaux caractères de cette époque : la philosophie scolastique, l'héritage des cours d'amour, la chrétienté catholique, les maximes et les rêves de la monarchie universelle nous seraient exposés et surtout expliqués par lui, directement, en grand détail, de la voix distincte et profonde qu'on perçoit toujours dans ses vers. Au lieu des manuels d'écoles, qui n'en donnent que des aperçus décharnés, sa poésie ferait sentir le naturel et la vivacité d'une sublime histoire qu'il est criminel ou fou d'ignorer. Assurément, ces stances lues et relues ne dispenseraient pas le spécialiste de se plonger dans les deux Sommes 45, mais elles donneraient au plus grand nombre une idée vive de ce qu'on faisait rue du Fouarre, à ces cours de Sorbonne que Dante a peut-être écoutés. Rien ne remplacerait la lecture directe des poètes de langue d'oc, mais au lieu des gauches citations parcimonieuses de nos traités, quelques pages de La Vie nouvelle sauraient dire aux jeunes esprits ce que fut notre gai savoir, ce qu il a annoncé et apporté au monde et comment la chanson qui venait de Provence 46 fut grande maîtresse d'amour et fit l'éducation du sentiment de l'Europe entière. Même pour entendre à la lutte du Sacerdoce et de l'Empire il n'y a rien de tel que de jeter les yeux sur les cercles où brûlent les hérésiarques et les simoniaques. Nulle part, l'essentiel de la religion médiévale ne s'exprime aussi clairement. On y goûte aussi la fureur naïve excitée par quelques abus pontificaux dans les jeunes âmes croyantes qui se rendaient mal compte de la nécessité d'un solide état temporel : ces chansons anti-papalines, dont il ne semble pas que l'Église se soit jamais offusquée, ajoutent à la vérité passionnée et vivace de l'ample « Comédie ».

Plus sérieux est l'obstacle qui vient de la langue étrangère. Mais c'est une raison de le surmonter : le beau désir de lire Dante peut être une occasion d'apprendre l'italien ; il est bon qu'un jeune Français, qu'une jeune Française, ignorants ou non du latin, sachent ou puissent déchiffrer une langue romane ; avec le texte original placé bien en vue du français, chacun se rendra vite compte du parallélisme du si et de l'oui, sans trop grande perte de temps : ce sera un nouveau service rendu à la formation générale si les bords de Seine et de Loire se trouvent une fois de plus aussi rapprochés que la Garonne et que le Rhône

Del bel paese là dove il si suona 47.

Seule objection qui tienne : l'intelligence littérale est peu de chose, la vraie difficulté étant de pénétrer à la moelle du sens. Dante l'a entouré et chargé d'allusions historiques si particulières, quelquefois tellement incompréhensibles, qu'à moins d'un très vif amour de la poésie, tout public un peu jeune court le risque d'être facilement dérouté. Mais ce dernier barrage entre Dante et la France vient d'être supprimé et, une fois de plus, tourné en avantage grâce à l'intervention pour laquelle il faut demander au lecteur de bien vouloir unir sa reconnaissance à la nôtre.

V
Traduction et commentaire

Venue de la Franche-Comté en ligne paternelle, Mme Espinasse-Mongenet est née en Savoie, où la famille de sa mère, après avoir longtemps servi la maison ducale, s'est divisée en branche italienne et branche française lorsque les derniers ducs nous ont abandonné le berceau et les tombeaux de leur dynastie. La Savoie a toujours été terre française. On parle à Chambéry, patrie de Vaugelas, un français d'une pureté délicieuse et qui fit autorité en Europe. Mais la langue toscane était aussi courante parmi ceux que leurs charges faisaient vivre à Turin. Mme Espinasse-Mongenet se trouvait donc si bien placée entre les deux versants de nos lettres latines qu'à dix-huit ans elle pouvait se demander si le livre qu'elle voulait écrire serait italien ou français 48. Elle savait déjà par cœur les Canzone et la Vita Nuova, sans parler des cantiques, approfondissait le Convivio et lisait aussi bien Del volgare eloquio que De vulgari eloquio 49 car elle avait eu soin de compléter dans tous les sens sa culture naturelle, qui était la culture classique, sans oublier les lettres grecques, d'où tout descend. Mais c'est autour de Dante que ses préférences s'étaient fixées. Le désir de concevoir avec précision le mieux défini des poètes lui fit compulser une bibliothèque de commentateurs. Il faut donc appeler une bénédiction l'heureux penchant qui fit dériver vers la France, et, si je ne me trompe, jusqu'à la plaine de Toulouse, ce beau et riche tesoretto 50 de l'intelligence dantesque.

Aucun ami de Dante ne lira sans d'inexprimables plaisirs la version demi-explicative, demi-littérale, toujours fidèle, claire et vive, que Mme Espinasse-Mongenet a bien voulu se résoudre à écrire enfin. Mille problèmes de détail, jugés presque insolubles et qui avaient vaincu jusqu'ici nos traducteurs, ont été surmontés et tournés comme sans effort. L'inconvénient du décalque est complètement évité. Au moyen d'un très petit nombre d'inversions imperceptibles et très fluides, l'esprit rationnel de notre syntaxe se concilie avec les jeunes libertés d'un langage qui n'avait pas eu le temps de mûrir. À chaque vers italien, la ligne française répond en rivalisant avec lui de concision forte, de beau dessin, de couleur sobre et pure. Ce mot à mot, souvent littéral, n'arrête pas le cours naturel du langage, le vocabulaire français suffit à tout, exception faite pour les deux mots bolge et duca que l'on s'est énergiquement refusé à traduire autrement que bolge et duc, nos mots de guide, maître, chef, ne rendant pas mieux le second que fosse, bourse ou bouge le premier. Mon duc, on s'y habituera ; quand à bolge, on est prévenu 51.

Dans cette version fière et fidèle de l'Enfer, en avant des deux autres cantiques (pour lesquels nous avons une ferme promesse 52, ce n'est pas louer que de faire observer comme l'enchantement provient d'une rencontre de la brièveté et de la transparence. Il suffira de lire pour saluer à leur passage, comme d'heureux joyaux, ce « feu qui triomphait d'un hémisphère de ténèbres »,

Un foco
ch' emisperio di tenebre vincia
 53

ou ces infernales forêts dont « les frondaisons n'étaient point vertes mais de couleur obscure, non de rameaux purs, mais noués et tordus »,

Non frondi verdi, ma di color fosco
Nonramischietti, ma nodoai e involti
 54

Les bonheurs de détail vérifient la méthode heureuse. En deux langues aussi voisines, la forme française la plus rapprochée de l'italienne, le mot-doublet, ne contient pas toujours un équivalent juste. La fausse parenté des tours impose des erreurs. Il faut que l'esprit réagisse contre l'asservissement de l'oreille, et c'est ce que l'on fait quand on traduit vince 55 par triomphe, au lieu des dérivés de « vaincre », et nodosi par noués, plutôt que noueux, le participe étant ici plus voisin de l'expression du texte que l'adjectif français correspondant. Ailleurs, a ben manifestar le cose nuove 56 est traduit : « pour bien dépeindre les choses inouïes » ; qualunque trade in eterno è consunto 57 devient, en français juste et pur : « quiconque a trahi brûle éternellement » ; trovammo risonnar quell'acqua tinta 58 se change en : « nous trouvâmes la chute retentissante de cette eau sombre » , si conforme au génie abstrait de notre langue. Au rebours du traître classique, le véritable traducteur opère avec une générosité de héros et, servant passionne du texte qu il médite, il ne peut le transcrire sans l'avoir repensé. Mais cet effort est peu de chose en comparaison du service qu'il me reste à faire connaître.

Lorsque Clément Marot fit l'édition des poèmes de Villon, les années avaient couru si rapidement que les hommes du commencement du XVIe siècle ne parvenaient déjà plus à se définir l'identité des légataires énumérés dans les Testaments ; à plus forte raison la signification des legs devenait-elle obscure, bien que choses et gens ne remontassent qu'à une cinquantaine d'années. Un peu dépité, mais fort sage, l'éditeur écrivait :

Quant à l'industrie des legs qu'il fait dans ses deux Testaments, pour suffisamment la connaître et entendre, il faudrait avoir été de son temps à Paris et avoir connu les lieux, les choses et les hommes dont il parle : la mémoire desquels tant plus se passera, tant moins se connaîtra icelle industrie de ses legs dits. Le reste des œuvres de notre Villon, hors cela, est de tel artifice et tant plein de bonne doctrine et tellement peint de mille belles couleurs que le temps qui tout efface jusque ici ne l'a su effacer…

L'épave précieuse ne paraît d'ailleurs point consoler du naufrage le traducteur gascon. Marot sentait déjà ce beau souci de la durée pratique auquel se conforma bientôt tout poète français administrateur de sa gloire et soucieux d'être accompagné d'âge en âge. Dante n'a pas suivi ce principe fondamental de toute haute poésie ; c'est donc tant pis pour lui si l'obscurité de ses allusions le réduit quelquefois à la condition de grand poète de village ou de municipe 59.

Mais nous espérons de la lecture de Dante des profits qui ne sont pas seulement relatifs, comme pour Villon, à son « artifice » d'éternelle beauté ni à sa « doctrine » d'impérissable sagesse, bien que ce soit là l'essentiel. Le moment de l'heure italienne qu'il a résumé est précieux. Pas plus que les hommes les époques de l'histoire ne connaissent l'égalité. Nous avons intérêt à courir avec Dante les bourgades et les châtelets de Toscane, à vivre la vie florentine, à connaître en journalistes et en chroniqueurs les lieux et les noms illustres dont il est plein. Le sujet de Villon est, au contraire, un pur fatras 60. Marot avait parfaitement raison d'en prendre texte pour mettre en garde les poètes de son temps : « Qui voudra faire une œuvre de longue durée ne prenne son sujet de telles choses basses et particulières ». Particulière, mais point basse, la matière dantesque eût permis un sublime plus soutenu si le poète l'eût dépouillée davantage ; il est trop vrai qu'elle ralentit et appesantit l'attention ; son mystère touffu trompe toute recherche, quand on est dépourvu de fil conducteur. C'est à nous donner ce guide constant que Mme Espinasse-Mongenet a bien voulu se dévouer.

J'avoue que mes yeux ont été d'abord effrayés par la multitude et la luxuriance des notes à l'encre rouge qui couvraient l'ample manuscrit que l'on m'avait fait l'honneur de me confier, mais chacune d'elles, à peine parcourue, débrouillait de fortes difficultés, m'éclairait mieux ce que je croyais avoir compris tout à fait, ou encore la lumière neuve m'en renouvelait le bon sens. Il fut un jour question de faire disparaître ces notes de bon secours. Qu'il me soit permis de me prévaloir d'avoir fait entendre une protestation efficace. Le commentaire continu, ainsi conduit d'un bout à l'autre du poème, est une œuvre sans prix, et qui vaut par le résultat comme par le labeur qu'elle représente. Pour correspondre à tant d'énigmes rimées, pour suivre l'extraordinaire foison des anecdotes empruntées à la grande et à la petite chronique des vieux peuples établis au bord de l'Arno, voici enfin un nombre égal d'explications rapides et claires, ne laissant rien dans l'ombre et réduisant à peu de chose l'incertitude. Imitée, adaptée des éditions classiques de l'Italie moderne, substance de dix mille volumes de recherche et de docte querelle, cette annotation dispense désormais des opérations étrangères à la voluptueuse intelligence du vers. Le bizarre et puissant poète qui nous apporte au bout de son bras tendu à travers les âges tous les moindres cancans de son siècle et de sa cité, est pieusement soulagé d'une lourde part du fardeau. Nous continuerons à nous enchanter de la densité augurale, de la concision sibylline ; nous ne souffrirons plus de n'en point saisir tout le sens. Plus encore que la confrontation matérielle des deux langages et presque autant que la lucide beauté des transpositions, ces lignes charitables permettront à notre public de ne plus hésiter entre le charme de beautés accessibles à peine voilées et l'ignorance du thème historique. Debout sur les confins du mystère qu'il connaît bien, le gracieux traducteur se fait notre Virgile, et son flambeau unique illumine notre chemin.

Le rayon promené sur les obscurités de l'histoire en ravive aussi les points éclairés. Il s'étend à la poésie. Ce que Dante a reçu de Virgile, de Stace, de Lucain, d'Horace, d'Ovide, ce qui lui vient d'Aristote et d'Homère, ce qu'il a tiré de la Bible 61 et des Pères latins et grecs est indiqué avec une érudition précise et solide, en termes généreux où se révèle une piété reconnaissante qui n'ignore pas que l'admiration véritable veut être exprimée de tout cœur. L'ancienne critique française ne craignait pas d'aimer et de faire aimer la fleur de son enseignement. Mme Espinasse-Mongenet a suivi cette méthode utile et charmante. Elle a pris en outre le soin d'attirer et de solliciter l'attention sur les beautés cachées, les intentions secrètes, les concordances mystérieuses qui se présentent à chaque pas et qui risquent d'échapper dans une lecture rapide. La symbolique de Dante n'est pas plus oubliée que poursuivie à l'excès ; presque toujours le latin diaphane de Benvenuto da Imola en donne un aperçu complété par de précieuses références aux passages du Convivio, du De Monarchia où Dante, qui excellait au commentaire de ses poèmes, s'explique sans détour, sinon sans subtilité.

VI
L'intelligence de l'Enfer

Les rares qualités de souplesse et de fermeté propres à la version nouvelle pourraient renouveler l'idée que nous nous sommes faite du premier cantique.

Si Voltaire n'avait rien compris à l'Enfer, les hommes de 1830 le comprirent tout de travers, et le Dante perpétuellement « effaré » de Victor Hugo, réalise, je crois la plénitude du contre-sens. Ce commentaire romantique, écrit, ou dessiné, mis en musique ou mis envers, nous a longtemps gâté, par les pauvretés de son pittoresque vertigineux 62, ce poème écrit et conçu bien au contraire comme un système de pentes graduelles, ménagées sans vaine précipitation, vers des états fixes et clairs. Une harmonie savante, un profond sentiment des correspondances mystiques se dégage de l'économie du lieu douloureux. D'un cercle ou d'une fosse à l'autre, les clameurs, les aveux, les récits de supplices ne cessent pas de souligner les significations morales des enceintes dessinées en lignes de feu ou de sang sur les grisailles de la nuit. Ces fonds détachent toute silhouette souffrante avec une intense énergie, mais sans effet de couleurs brutales, grâce à la molle estompe d'une fumée de deuil qui enveloppe l'atmosphère et le paysage. Cependant le relief des terrains successifs apparaît avec une netteté si parfaite qu'avec l'aide de notre guide, on peut se promener comme en pays de connaissance à travers ce royaume imaginaire de la poésie. C'est mal imiter Farinata que « prendre l Enfer en mépris ». C'est là que Dante a le mieux construit. Surtout grand musicien dans le Paradis, statuaire incomparable dans les bas-reliefs de la montagne du Purgatoire, on peut se rendre compte qu'il a été architecte supérieur dans la conception et l'exécution de l'Enfer. Sans blasphémer, sans préférer quoi que ce soit à la perle du Purgatoire, même en continuant à tenir en affection supérieure la lumière angélique du Paradis, il ne sera plus permis de laisser réduire les splendeurs de la tragédie souterraine aux épisodes d'Ugolin et de l'immortelle Françoise, ni au spectacle de quelques tortures ingénieusement raffinées. Mme Espinasse-Mongenet a rendu tout à fait sensibles un très grand nombre d'autres grandes beautés que nous avions eu le tort d'oublier. C'est dans sa version que, pour ma part, je me suis vraiment rendu compte de certaines énumérations d'une telle grâce qu'on en trouverait difficilement de plus douces dans Homère. Elle m'a fait comprendre les magnificences du chant XIII, où gémit l'homme suicidé dont la chair, en ressuscitant, viendra un jour se pendre « à l'arbre de son âme ennemie » ; l'allégorie de la Fortune au VIIIe chant et surtout le finale du XXVIe, cette poignante mort d'Ulysse, sur le vaisseau brisé qui entraîne un monde à l'abîme. J'ai pu aussi prendre une idée beaucoup plus nette du « grotesque » de Dante, et l'apparenter, d'une part, au ton grivois, solennel et fin de Boccace (qui n'est pas loin) et, d'autre part, à la première rusticité locale, celle de l'ancien Latium, qui a gardé, chez ce petit-fils des Romains émigrés jadis à Florence, une extraordinaire saveur d'âpre patois. – Et nulle traduction, jusqu'ici, n'avait été assez maîtresse des ensembles du poème pour en faire aussi bien valoir les hors-d'œuvre ou les ornements latéraux. Par exemple au chant XXIV, quand le poète veut graver dans les mémoires l'éternel recommencement d'un supplice qui consiste à incinérer sans cesse le même corps du même damné, qui se reforme pour retomber en cendre aussitôt, un sursaut de lyrisme fait bondir le récitatif, et le narrateur se met à chanter : « Ainsi, chez les grands sages, on assure — que le phénix meurt et puis renaît — quand de sa cinq centième année il approche. — Herbe ni grain pendant sa vie ne le nourrissent, — mais les seules larmes de l'encens et de l'ammome… »

Cosi per li gran savi si confessa
Che la fenice muore e poi rinasce
Quando al cinquecentesimo anno appressa.
Erba ne biada in sua vita non pasce
Ma sol d'incenso lagrima e d'amomo
E nardo e mirra son l'ultime fasce.

Quel chant vaut celui de ces mots ! Qu'ajouterait une lyre ! Voilà notre imagination élancée jusqu'aux cieux. Ces fusées, ces éclairs, il est vrai, ne se perdent pas inutilement dans la nue, et le mouvement qu'ils engendrent redescend aussitôt pour servir, comme chez tous les grands poètes, à accélérer l'action. Cette action graduelle et régulière attache et suspend de mieux en mieux notre cœur au mouvement glissant, et à la parole alternée des deux voyageurs, dont l'itinéraire ni la pensée ne peut dévier de leur commun objet, précis et immense. Comme leurs prédécesseurs de l'Énéide, ils vont sous l'arche des ténèbres

obscuri, sola sub nocte, per umbram 63.

Mais le jour le plus clair jaillit de leurs paroles et inonde l'esprit, quand l'esprit se recueille, écoute et entend. Elles traitent sans défaillir de la dignité de la vie et du prix de notre âme selon notre rapport avec un arbitre éternel. La chair et ses terreurs et ses délicatesses sont intéressées durement à chaque sanction infernale, mais l'intelligence est conviée à les comprendre une par une, la volonté à les fuir au nom de l'amour. La géométrie morale et la passion logique de Blaise Pascal ou de Joseph de Maistre ne sauront pas mieux enseigner que la pitié et la justice, la bonté et le châtiment doivent être conçus comme membres et organes d'une seule même et éternelle Pensée. Les tercets se succèdent dans une pompe grave, avec une « grave douceur 64 » ; un poète questionne, l'autre poète explique, tous deux ont le cœur satisfait.

La tristesse dantesque est intérieure au poète : son ouvrage rayonne la paix et la joie. L'homme est triste en raison de toutes les limites opposées aux violences des sens et du cœur par son intelligence, à la fois serve et libre d'une volonté passionnée. Mais parce que son œuvre est faite des trois forces maintenues en état et tendues dans une direction définie, les stances les plus sombres inspirent un amour raisonné de la vie, de ses lois, de leur ordre et de leur bienfait général. Cette œuvre est le témoin comme elle est le produit des combats d'une grande âme qui se surmonte. Sa réussite récompense l'idée juste obéie héroïquement.

La nature du beau poétique et moral, ainsi entendue et traduite, rend l'œuvre de Dante éminemment propice aux années d'apprentissage et de préparation ; ce ne serait donc pas en vain qu'elle serait bien comprise des générations qui s'élèvent. Dante peut guérir plusieurs des défauts de ce jeune siècle et en stimuler les vertus. De ce maître suave et dur, irritable et puissant, les âpretés s'imposeront par un charme fait de raison et d'éloquence, de musique et d'amour. Debout et resserré dans sa longue cape sans plis, tel que l'évoque une iconographie assez véridique, il ne fera point grâce à la mollesse, à la dispersion, au vain rêve, à la fausse sensiblerie : mais le sentiment fort, l'idée vraie, l'image ferme et cohérente, les passions ardemment tenues et menées ou utilisées, toutes les vertus, tous les biens qui le firent frissonner des pieds à la tête, sans faire osciller sa raison ni hésiter son cœur, contribueront à faire entendre qu'il y a des façons de sentir sans faiblir, et que l'excès, l'abus, sont de simples états de dégénérescence morale qui ramènent une âme fort au-dessous de son point de vigueur réelle et d'intensité véritable. Quand les jeunes lecteurs auront vu ce poète de la volonté et de la raison fondre en larmes comme un enfant, pâmer comme une femme, retomber sur la terre comme un corps mort ou rire de bonheur au rayon des belles étoiles, il leur aura peut-être donné une idée juste des mystères du sentiment, sur lequel ils auront moins de chances d'être abusés par les charlatans de toute origine. À l'utile leçon de vérité anti-romantique, ce Florentin en deuil de son bel San Giovanni 65, cet énergique cittadin della città partita 66 ajoutera une sérieuse leçon de civisme. Son action posthume a triomphé dans son pays, des partages et des divisions. Puisqu'il s'achemine vers nous et, sans doute, s'assied parmi nous pour un temps durable, n'est-ce pas un bon conseiller que nous ménage le destin ? Il n'aurait plus sujet de gémir son Ahi serva Italia, di dolore ostello 67 ! Mais des servitudes égales menaçant aujourd'hui de peser sur la Gaule 68, le vieil Italien peut contribuer à nous mettre au courant des cruautés du joug, des douceurs de l'indépendance, de l'affreuse fortune d'un pays démembré ou mal réuni, du pathétique déchirant et presque honteux propre aux aspirations d'une volonté nationale qui en est réduite à se délivrer par de simples chants d'élégie ou de satire. Les Français modernes, dont les pères ont été trop heureux et qui ont besoin d'être avertis de la gravité d'une épreuve que tout prépare, ne trouveront nulle part ailleurs d'avertissement plus complet ni aussi pressant. Cette leçon de Dante pourra suffire à leur inspirer de la vigilance. Par ce grand personnage de la plus haute élite humaine d'un beau temps et de tous les temps, ils pourront éprouver par le cœur et les yeux ce qu'est une terre conquise et ce que vaut un noble peuple s'il a eu le malheur de se laisser recouvrir par la barbarie.

Charles Maurras
  1. Ou, plus exactement et en citant jusqu'au vers 56 :

    E però leva sù ; vinci l'ambascia
    Con l'animo che vince ogne battaglia,
    Se col suo grave corpo non s'accascia.
    Più lunga scala convien che si saglia ;
    non basta da costoro esser partito.

    Soit : « Lève-toi donc, triomphe de l'angoisse avec l'esprit, qui vainc en tout combat s'il ne s'affole pas du fardeau de son corps. Il va falloir monter une échelle plus rude, car il ne suffit pas d'avoir fui les démons. » Il s'agit d'une exhortation que Virgile adresse à la lassitude passagère de Dante. (n.d.é.). [Retour]

  2. Le Conseil de Dante date de 1913, préface à la traduction de l'Enfer par Louise Espinasse-Mongenet. Ces deux premiers paragraphes, écrits pour l'édition de 1920, à l'occasion de l'anniversaire que signale Maurras, sont fort logiquement absents du Conseil de Dante tel qu'il est repris dans Poésie et Vérité en 1944. L'essentiel du deuxième d'entre eux y est cependant repris en note. En outre, toujours en 1944, Maurras ajoute cette mention en épigraphe : « À la mémoire d'Octave de Barral, tombé au champ d'honneur en 1915. » (n.d.é.) [Retour]

  3. On ne rappellera que pour mémoire que la Divine Comédie de Dante est constituée de trois ensembles de 34, 33 et de nouveau 33 chants : l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis. C'est à ces trois ensembles que se réfère Maurras quand il parle des cantiques. (n.d.é.) [Retour]

  4. Une édition diamant est une édition de petit format, généralement sur papier très fin, à la fois soignée et facilement transportable. (n.d.é.) [Retour]

  5. On peut voir à la sculpture latine du Louvre un Antiochus III, longtemps nommé Jules César, dont le profil, avec son impression de haute tristesse, n'est pas sans rapport avec celui de Dante. [Retour]

  6. C'est en 1476 que Marsile Ficin publie une traduction italienne du De Monarchia, De la monarchie, traité politique écrit par Dante en latin entre 1313 et 1318. Il l'agrémente d'une lettre sur le retour des cendres de Dante à Florence, où figure la formule :  « Dante Alighieri, de patrie céleste, d'habitation florentine, d'extraction angélique, philosophe poétique de profession. » (n.d.é.) [Retour]

  7. Vittorio Alfieri, 1749–1803, poète, dramaturge et philosophe, l'un des grands noms littéraires de l'Italie au XVIIIe siècle. Précurseur du romantisme et ardent républicain, il est ensuite effrayé par les excès révolutionnaires, quitte en 1792 la France où il s'était installé et finit très hostile aux transformations européennes issues de la Révolution. (n.d.é.) [Retour]

  8. « Le grand père [Dante] Alighieri. » (n.d.é.) [Retour]

  9. C'est la formule qui désigne habituellement saint Thomas d'Aquin. (n.d.é.) [Retour]

  10. La cosmologie du temps de Dante, à la suite de l'aristotélisme, divisait le monde entre d'une part sa partie céleste – au-delà de la lune – où régnaient les astres incorruptibles et leur mouvement inaltérable, et d'autre part sa partie sublunaire, où existaient contingences et accidents. (n.d.é.) [Retour]

  11. De vulgari eloquio, I, 6.

    [« Nous dont le monde est la patrie comme la mer l'est aux poissons. » (n.d.é.)] [Retour]

  12. « Le soleil et les étoiles se voient par toute la terre, et par toute la terre on peut méditer les vérités du ciel. » (n.d.é.) [Retour]

  13. Le chant XXXIII de l'Enfer termine l'examen des damnés enfermés dans l'Anténore, fosse réservée aux traîtres à leur cité, puis aborde la Ptolémaïe, réservée elle aux traîtres à leur hôtes, où se trouve Branca d'Oria qui tua par jalousie son beau-père alors qu'il l'avait invité à dîner. Suspendu à l'envers dans un endroit glacial, les larmes lui gèlent devant les yeux, lui causant d'insupportables douleurs. Le beau-père en question était Michel Zanche, qui se trouve lui-même damné au huitième cercle. Précisons enfin que la fosse suivante et dernière, au chant XXXIV est la Judaïe, réservée aux traîtres à leur bienfaiteur. (n.d.é.) [Retour]

  14. E se l'avversario volesse dire… risponder si vorrebbe non colle parole, ma col coltello a tant bestialità (Convivio, Tradt. IVo, cap. XIV.)

    [Soit : « Et si l'adversaire voulait dire (…) ce n'est pas en paroles mais à coups de couteau qu'on voudrait répondre à une bestiauté aussi grande (…) » Convivio, IV, XIV, 11. Le terme traduit ici par bestiauté renvoie dans le langage du temps de Dante à la négation de l'âme immortelle de l'homme. (n.d.é.)] [Retour]

  15. Une réparation qui ressemble à une excuse est offerte à l'âme de Pierre des Vignes pour le mal involontaire que lui a fait le poète en passant. (Enfer, ch. XIII.) [Retour]

  16. « Dans le plus touchant des poèmes, écrit fort bien Maurice Barrés, dans la Vita Nuova, la Béatrice est-elle une amoureuse, l'Église ou la Théologie ? Dante… vivait dans une excitation nerveuse qu'il nommait, selon les heures, désir de savoir, désir d'aimer, désir sans nom – et qu il rendit immortelle par des procédés heureux. » (Préface de Sous l'œil des barbares, éd. de 1888) [Retour]

  17. « Ses yeux brillaient plus que l'étoile, et elle commença à me dire, suave et simple, avec une voix angélique en son expression… Celui que j'aime et que n'a point aimé la fortune sur la plage déserte est empêché… (Enfer, II.) [Retour]

  18. La Vita nova – et non nuova, mais Maurras n'est pas le seul à faire l'erreur – est le premier recueil de poèmes de Dante, dont les vers les plus anciens datent sans doute de 1283 et la principale rédaction des années 1292–1295. (n.d.é.) [Retour]

  19. Vie nouvelle, II. [Retour]

  20. Ibidem [Retour]

  21. Paradis, II [Retour]

  22. La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon. (n.d.é.) [Retour]

  23. Purgatoire, XXXI. [Retour]

  24. Purgatoire, XXIV [Retour]

  25. Enfer, I. [« Une panthère légère et agile, qui de poil moucheté était toute revêtue. » La traduction panthère est habituelle en français, mais lonza désigne plutôt un guépard ou mieux, une once : félin de petite taille, réputé à tort ou à raison au temps de Dante facile à apprivoiser pour la chasse et de mœurs relativement douces. La plupart des commentateurs de Dante y voient une personnification de la luxure. (n.d.é.)] [Retour]

  26. Purgatoire, XXX–XXXI. [Retour]

  27. Le ciel des fixes, c'est-à-dire au delà des planètes celui des astres qui ne semblent avoir aucun mouvement, même de simple révolution, est pour les cosmologies du temps de Dante l'image même de l'éternité divine et de l'incorruptibilité. (n.d.é.) [Retour]

  28. Un lecteur attentif évoquera sans doute ici Auguste Comte, dont on sait l'importance dans la formation intellectuelle de Maurras, et Clotilde de Vaux. Évocation qui semble confirmée par la citation infra. (n.d.é.) [Retour]

  29. Et qui y est retourné, comme le marque suffisamment le thème du Calendal de Mistral. [Retour]

  30. Auguste Comte. [Retour]

  31. Paradis, V. [Retour]

  32. De vulgari eloquio, II, 4. [Retour]

  33. Ibidem [Retour]

  34. Brunetto Latini, c. 1220–1294, érudit humaniste, notaire et chancelier de la république florentine, il a joué un rôle de précurseur de Dante dans l'usage de l'italien plutôt que du latin, formant une théorie inspirée de Cicéron sur la nécessité d'instruire le peuple afin qu'il joue un rôle politique responsable au lieu d'être la proie des démagogues. (n.d.é.) [Retour]

  35. Convivio. [Retour]

  36. Trinacrie signifie trois pointes en grec. C'est la désignation antique de la Sicile, île à trois caps. (n.d.é.) [Retour]

  37. Distinction admirablement nette entre la phase passagère et momentanée d'un être acheminé vers sa forme supérieure (in via) et le point d'arrivée (a riva) du type inférieur fixé. On aimerait à savoir sur quels motifs le bon M. Ginguené, critiquant cette « physique pleine d'erreurs », put condamner « une mauvaise philosophie » dans cet accord frappant du vieux langage d'Aristote avec les conceptions d'un évolutionnisme qui semble aujourd'hui en avance sur celui du siècle dernier.

    [Purgatoire, XXV, 52–56. « Son active vertu devient une âme, comme celle des végétaux, mais diffère en ceci qu'elle est inachevée et celle-ci parfaite. Puis elle œuvre si bien qu'elle sent et se meut comme méduse en mer » donne une traduction moderne. Maurras est-il tributaire d'une mauvaise édition ou fait-il une erreur de mémoire avec son fungo ? le texte de Dante tel qu'habituellement édité parle lui de spungo, qui serait spugna en italien moderne : une éponge marine, donc. Dans tout ce passage Dante parle de la génération selon la théorie scolastique. (n.d.é.)] [Retour]

  38. John Addington Symonds, 1840–1893, poète et critique anglais, surtout connu aujourd'hui pour sa défense de l'homosexualité – qui incluait pour lui une pédophilie magnifiée par la reconstruction d'une antiquité idéale – en particulier avec A Problem in Greek Ethics, 1883. (n.d.é.) [Retour]

  39. « Des limites définies », ou, en jouant sur les sens de finis en latin, « un territoire délimité ». (n.d.é.) [Retour]

  40. Paradis, XXX. [Retour]

  41. « Ô vous qui avez l'intelligence saine, — admirez la doctrine qui se cache — sous le voile des vers étranges ! » (Enfer IX.) [Retour]

  42. Je ne parle que des modernes. M. Octave de Barral a résumé pour la Revue hebdomadaire un intéressant article de M. Marco Besso dans la Nuova Antologia, étudiant, entre autres choses, la fortune et la réputation de Dante de ce côté des Alpes. Christine de Pisan préférait déjà la Divine Comédie au Roman de la Rose. Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, louait Dante et le traduisait dans ses vers. Mais le roi son frère entrait en grand courroux lorsqu'il lisait le vers du Paradis où Hugues Capet se proclame « fils d'un boucher de Paris ». L'abbé Grangier, aumônier d'Henri IV, traduisit avec un vif succès les trois Cantiques. C'est dans cette traduction que Louis XVI, enfermé au Temple, goûta les consolations de la lecture du Paradis. [Retour]

  43. Dans le livre merveilleux que M. Paul Gsell a tiré des entretiens de Rodin sur son art, certains mots échappés au grand sculpteur révèlent une intelligence profonde du génie de Dante et de ce qu'on peut appeler la plastique ou même la statuaire de la Divine Comédie. Voir en particulier page 76 (L'Art, par Paul Gsell, chez Bernard Grasset, 1912). [Retour]

  44. Écrivain français de naissance italienne qui a fondé à Paris une « lectura Dantis ». [Retour]

  45. De saint Thomas d'Aquin. (n.d.é.) [Retour]

  46. Purgatoire, XXVI :

    e lascia dir gli stolti
    Che quel di Lemosi credon ch'avanzi.

    [« Et laisse dire aux sots, qui croient plus grand l'homme du Limousin. » L'homme du Limousin, c'est Guiraud de Borneil, 1175–1220 environ, poète provencal d'origine limousine, défenseur d'une poésie accessible à tous. Dante lui préfère dans ces vers du Purgatoire l'art plus compliqué d'Arnaut Daniel, périgourdin. (n.d.é.)] [Retour]

  47. « Le beau pays où résonne le si. » (Enfer, XXXIII.) (n.d.é.) [Retour]

  48. C'est heureusement en faveur de la langue française que Mme Espinasse Mongenet s'est prononcée. Elle a publié tout d'abord, sous le pseudonyme de Jean Maus, À la louange de la Mer et de l'Amour, puis s'est résolue à signer deux romans, la Vie finissante et la Leçon des jours ; ce dernier, par la vivacité de ses réticences, forme un contraste parfaitement significatif avec les manifestations courantes du romantisme féminin. Mme Espinasse-Mongenet est aussi l'auteur d'une traduction éloquente du Mont Cervin de Guido Rey (avant propos d'Émile Pouvillon, préface d'E. de Amicis). Enfin nous lui devons l'émouvant récit de la mort subite d'Émile Pouvillon sur un petit chemin des Alpes de Savoie. [Retour]

  49. Dante a écrit en italien et en latin, langue dans laquelle sont écrits le De vulgari eloquentia, le De Monarchia, les œuvres mineures rassemblées sous les titres traditionnels d'Épîtres et d'Églogues, la Quaestio de aqua et terra. Sur le titre de l'ouvrage cité par Maurras : il a parfois et depuis longtemps été cité comme De vulgari eloquio (« de la langue vulgaire ») mais on s'accorde maintenant plutôt sur le titre De vulgari eloquentia (« de l'éloquence en langue vulgaire »). Ce dernier titre correspond mieux au contenu puisqu'il s'agit d'un traité de rhétorique italienne. Profitons-en pour signaler que les manuscrits anciens portent tous le titre Monarchia ; De Monarchia est une invention arbitraire, mais elle est passée dans l'usage. (n.d.é.) [Retour]

  50. « Petit trésor  » : trésor a en italien les mêmes sens qu'en français, y compris celui de trésor de la langue, mais il faut y ajouter celui qui désigne une personne particulièrement érudite, un puits de science dirions-nous. (n.d.é.) [Retour]

  51. Albert Thibaudet a proposé poche, comme poche géologique. Cela est bien tentant. [Note de Poésie et Vérité en 1944 (n.d.é.)] [Retour]

  52. Le deuxième a paru chez Didot, depuis, Le Purgatoire est aussi parfait que l'Enfer. [Note de Poésie et Vérité en 1944 (n.d.é.)] [Retour]

  53. Enfer, IV. (n.d.é.) [Retour]

  54. Enfer, XIII. (n.d.é.) [Retour]

  55. On veut aussi que vincia signifie plutôt lier, envelopper, vincire. C'est à voir. [Note de Poésie et Vérité en 1944 (n.d.é.)] [Retour]

  56. Enfer, XIV. (n.d.é.) [Retour]

  57. Enfer, XI. (n.d.é.) [Retour]

  58. Enfer, XVI. (n.d.é.) [Retour]

  59. Mistral a procédé moins elliptiquement. C'est qu'il devait révéler à lui-même un peuple qui s'ignore. À l'allusion en forme brève, il a substitué le récit direct et l'exposition. Ce détail de l'histoire provençale que tout Provençal bien appris devrait connaître et ne connaît point, mais que le poète de Calendal, par piété, pudeur et honneur, annonce être connu de tous, est raconté par lui de fil en aiguille. Ainsi les héros de nos chartes sont-ils tirés d'entre les morts et pleinement ressuscités. [Retour]

  60. L'érudition a depuis heureusement progressé et Villon n'est plus aussi obscur. La précision des Recherches sur le Testament de François Villon, de Jean Dufournet, n'ont par exemple rien à envier aux commentaires sur Dante. (n.d.é.) [Retour]

  61. Nulle part, chez nous, les significations et les concordances chrétiennes de la Divine Comédie n'avaient encore été indiquées avec cette abondance et cette précision. L'œuvre d'Ozanam est ainsi rajeunie et complétée. Notre génération n'avait connu à ce point de vue que les leçons, il est vrai, magistrales, de M. l'abbé Couture à l'Institut catholique de Toulouse. On en trouvera la substance aux œuvres posthumes de ce professeur admirable, qui sut être historien et philosophe (Enseignement, p. 870–871). [Retour]

  62. C'est à ce commentaire extravagant qu'il faut attribuer le jugement bizarre porté sur Dante par le solide esprit de Proudhon. (Voir Proudhon, Les Femmelins. Les grandes figures romantiques. Introduction d'Henri Lagrange, collection du Cercle Proudhon, et aussi Revue d'Action française du 15 février 1912.) [Retour]

  63. Énéide, VI, 268 : Énée et la Sibylle pénètrent aux enfers : « Ils s'avançaient seuls, dans l'ombre d'une nuit obscure. » (n.d.é.) [Retour]

  64. « Dans la grave douceur de tes divines rimes… » Jean Moréas, Invocation à Dante, dans Ériphyle. [Retour]

  65. Le baptistère San Giovanni de Florence. (n.d.é.) [Retour]

  66. Enfer, VI : « li cittadin de la città partita » soit « les citoyens de la ville aux partis ». Florence était divisée non seulement entre guelfes et gibelins mais aussi, une fois les gibelins exilés, entre guelfes blancs et guelfes noirs. Dante était un guelfe blanc, il fut exilé après 1302 quand les noirs, soutenus par le pape, gagnèrent. Par réaction, les guelfes blancs, comme Dante, se firent gibelins, ou quasi. (n.d.é.) [Retour]

  67. « Hélas, serve Italie, auberge de douleurs ! ». Purgatoire, VI. Citons les deux vers suivants : « Navire sans nocher dans la grande tempête, reine des nations, tu n'es plus qu'un bordel ! » (n.d.é.) [Retour]

  68. Il sera permis à un Français de 1944 de rappeler que ces avertissements datent de trente ans. [Note de Poésie et Vérité en 1944 (n.d.é.)] [Retour]

Texte paru en 1913 comme préface à la traduction de l'Enfer de Dante par Louise Espinasse-Mongenet, republié à part en 1920, repris dans Poésie et Vérité en 1944 et dans les Œuvres capitales.

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