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René de Marans

Notre ami René de Marans est mort à Dax le 14 juin dernier.

C'est une grande perte, une diminution grave pour nous.

Entre tous les écrivains d'imagination de son siècle, quel privilège, et de quel rang !

Marans était entré en ligne en 1904. Nous le connaissions depuis plusieurs années, nous n'avions pas mesuré sa valeur. Au moment de nos premiers débats avec le Sillon il nous apporta une lettre rectifiant avec force et clarté les prétentions de ces démocrates chrétiens à toute parenté avec l'école des chrétiens sociaux. On trouvera ces lignes décisives dans mon Dilemme de Marc Sangnier (au vol. de La Démocratie religieuse 1). Ainsi fut fondée une longue amitié d'esprit.

Plus encore que la question sociale, l'histoire nationale passionnait Marans. Il en avait l'instinct, le goût, le sens. Il méditait depuis longtemps une Histoire de France qui eût été complémentaire du chef d'œuvre de Jacques Bainville. À l'histoire de l'État écrite par notre grand ami, il eût ajouté une histoire de la nation. Je considère comme un malheur public le degré d'inachèvement où est laissé ce travail. Peut-être sera-t-il possible d'en sauver quelque chose. Il y manquera toujours cette touche suprême que le goût difficile et la critique intraitable de Marans pouvaient seuls lui donner.

Quel malheur ! je relisais il y a peu son rapport sur un concours d'histoire où sa plume marquait avec tant de justice et de force la tare commune de nos historiens ! Ils ont adoré, loué, salué, tous les « schismes » français, mais tous ont été insensibles et comme indifférents à la réussite de l'effort national : Gaulois au temps de César, Algibeois au XIIe siècle, Anglais au XIVe, protestants au XVIe, frondeurs et camisards au XVIIe. C'est rarement qu'ils s'avisent de se ranger au parti de la nation, de l'unité, du roi. La Révolution seule les rallie. Est-ce parce qu'elle marque le commencement des revers nationaux ?… Ainsi jugeait Marans, et avec quel luxe de preuves ! Il n'est plus là pour les rassembler et les exposer. Il n'est plus là pour nous assister de ses conseils et de ses critiques à tous les instants de l'effort et de la pensée. Nous n'aurons plus ses lettres rares et lentes, mais substantielles, où l'essentiel était pesé, compris et défini !

À notre dernière rencontre, j'eus le plaisir de le voir attentif au problème complexe du contrôle parlementaire. Atténue-t-on les prérogatives parlementaires en les réduisant à une œuvre de contrôle ? Qui se dit contrôleur dit supérieur. Si l'on ne veut pas que le souverain soit le parlement, il faut lui retirer le contrôle, et, pour qualifier la fonction parlementaire, il faut chercher dans la direction des doléances et des remontrances dont se contentaient nos Anciens qui étaient, soit dit en passant, moins bêtes que nous.

Ainsi devisions-nous avec une sorte de gaîté, interrompus de temps en temps par l'œuvre de la tristesse et du délabrement physique où René de Marans s'enfonçait de plus en plus. Sa tête seule résistait. Je suis persuadé qu'elle n'a cédé qu'à la mort. Elle était de toute premier ordre. De très longtemps nous n'en reverrons de si claires et de si puissantes.

Charles Maurras
  1. La Démocratie religieuse, parue en 1921, regroupe des versions quelques peu modifiées des ouvrages suivants : Le Dilemme de Marc Sangnier, La Politique religieuse et L'Action française et la Religion catholique. (n.d.é.) [Retour]

Texte paru dans l'Almanach de l'Action française pour l'année 1925.

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