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Kiel et Tanger

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Ne sois donc pas de mauvaise foi : tu sais bien que nous n'en avons pas, de politique extérieure, et que nous ne pouvons pas en avoir.

Anatole France.


À
FRÉDÉRIC AMOURETTI

PATRIOTE FRANÇAIS
FÉDÉRALISTE DE PROVENCE
ROYALISTE DE RAISON ET DE TRADITION
1863-1903

À L'AMI DISPARU
QUI M'INITIAIT À LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE

À
SON ESPRIT
À
SA MÉMOIRE

AU LIVRE QU'IL AURAIT ÉCRIT
À L'ACTION QU'IL AURAIT CONDUITE

SI
LE DESTIN DE L'HOMME
ET
LA COURSE DES CHOSES
NE S'ÉTAIENT PAS CONTRARIÉS

Examen de l'édition définitive

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Pour affronter une édition définitive de ce vieux livre, il a bien fallu le relire. J'ai revécu les inquiétudes qui le firent germer.

Je l'avais conçu et écrit, publié en articles et préparé pour le libraire, puis replongé dans le tiroir, puis décidément imprimé, avec ce sentiment d'hésitation violente que doivent connaître tous ceux qui se sont sentis déchirés entre l'amour et l'horreur d'une vérité claire et sombre, entre les espérances que suscite le seul nom de notre patrie et l'alarme que donne son gouvernement détestable. Bien que le lecteur et l'auteur, alors ne faisant qu'un, pût retrouver à chaque page sa très haute idée de la France, il s'en voulait de la voir et de la montrer exposée à ce risque constant né d'une faiblesse politique essentielle. Assurément cette faiblesse n'avait rien de spécifiquement français, mais elle était liée aux organes capitaux de la vie de la France. Ces organes n'étaient-ils pas d'un type indigne d'elle ? Inaptes à la diriger, incapables de pourvoir à sa sûreté, n'auraient-ils pas perdu une nation moins bien douée ? Ne lui infligent-ils pas, quand ils ne lui font point d'autre tort, une diminution certaine ?

Le patriotisme sincère ne peut fermer les yeux. Mais de semblables inquiétudes sont bien dures à exprimer ! En réimprimant aujourd'hui question et réponse, je voudrais pouvoir n'en rien dire de plus et me contenter d'une adjuration sommaire au Français, à l'allié, au civilisé, à cet homme pensant qui est intéressé à la vie de la France :

— Prenez ! lisez ! voyez ! N'est-ce pas l'évidence même ?

Petit traité en 1905, livre de moyenne grandeur en 1910, gros tome en 1913, il n'est plus nécessaire de le bourrer de preuves nouvelles. Après l'immense démonstration de la guerre, c'est au public de dire si, oui ou non, le thème central est acquis.

Oui ou non, la République peut-elle avoir une politique extérieure ? Oui ou non, sa nature de gouvernement d'opinion, de gouvernement de partis, de gouvernement divisé, fatalement diviseur de lui-même, l'a-t-elle mise en état d'infériorité dans les négociations qui ont précédé, accompagné, suivi cette guerre ?

Le 23 juillet 1913, presque un an, jour pour jour, avant le carnage, avons-nous eu tort d'appeler la République « un gouvernement inhumain » et de dire que ses erreurs ou ses lacunes offraient à notre esprit cette effroyable image : « cinq cent mille jeunes Français couchés froids et sanglants sur leur terre mal défendue » ? Il y en a le triple, hélas ! dans les cimetières du front. Devant la vérification de cris de terreur trop justifiés, on voudrait pouvoir douter. Comment faire ?

Nous ne disons pas : « Crois et meurs », bien qu'on nous en accuse par un paradoxe artificieux et violent. Nous passons notre vie à conjurer le lecteur d'examiner et de réfléchir avec nous. Puis, des années ayant coulé, nous revenons à lui pour le prier de comparer ce qu'il a vu à ce que nous disions, nous revenons pour insister et pour demander s'il ne convient pas de conclure ainsi que nous avions conclu. Conclure, la voilà notre tyrannie. Mais il y aurait contrainte supérieure à interdire ou à négliger de conclure. Ceux qui affectent cette abstention du jugement final sont-ils toujours de simples rhéteurs soigneux de discrète élégance ? Il est difficile de ne pas rechercher jusqu'à quel point ils sont désintéressés de l'inertie et du silence qu'ils prescrivent à la raison. Pareille insouciance des conditions de notre vie et de notre mort est-elle naturelle ? Et ne se peut-il pas qu'elle serve un profit caché ? Dans tous les cas, de tels Français sont bien cruels ! C'est contre eux, c'est aussi pour eux, c'est tout au moins pour leurs enfants, que je n'hésite pas à redire mon « Prenez ! lisez ! »

L'effort naturel de la vie emporte, meut et renouvelle, mais il a beau tout remettre en perpétuelle question et encourager de la sorte les moins raisonnables des espérances : quand les résultats apparaissent, quand les comptes se font, quand l'épreuve du réel vient confirmer la somme des opérations théoriques et coïncider avec elle, les idées éternelles, les lois qui durent dans l'écoulement des êtres sont plus fortes que l'illusion et l'on n'a plus le droit d'aventurer le commun avenir sur ce qui vient d'échouer à fond.

Avant notre crise de 1905 qui fut le point de départ des réflexions de ce livre, la mémoire des Français de ma génération peut se représenter plus d'une heure critique.

Nous sommes né un peu en avant de 1870, nous nous rappelons l'abandon de la Revanche, la défaite du Boulangisme, l'Alliance russe… Dans ma petite ville, aux vacances de 1893, j'entends encore le pharmacien républicain, fier de la venue d'Avellane 1 et des marins du tzar, me demander narquoisement ce que je pense du savoir-faire des diplomates de son parti ! Un peu plus tard, dans le cabinet de M. Édouard Hervé, directeur du Soleil, je me revois avec Urbain Gohier et Frédéric Amouretti, protestant tous les trois que nous ne ferions pas d'articles sur le tzar ni sur la tzarine à Paris, étant fermement résolus à ne pas mystifier nos concitoyens 2. Je revois les dures années de la tragique Affaire 3 qui acheva de nous livrer et de nous désarmer. Mais, là, nous pouvons nous souvenir d'avoir témoigné pour la France et pris date pour l'avenir. Dès ce moment, nous avons été quelques-uns à sentir et à voir venir cette guerre, à la souffrir dans notre esprit. La guerre inévitable ! La guerre impréparable ! Car les meneurs de l'opinion publique haïssaient et faisaient haïr toute prévoyance. Rien n'était plus naturel alors que d'entendre un ministre de la guerre nier que la conflagration fût possible. Essaiera-t-on d'en rejeter la faute sur le peuple français ? Non, non : nous avons vu, de nos yeux, qui trompait ce peuple pour avoir ses suffrages, et qui vivait, et qui prospérait de l'erreur. Comme dit le personnage d'Anatole France, même en histoire contemporaine « ne soyons donc pas de mauvaise foi ».

Un écrivain du parti qui gouverne a dit :

La cause de la guerre, c'est, il ne faut pas s'y méprendre, le renvoi de M. Delcassé  4. Ce jour-là, l'Allemagne a cru qu'elle pouvait tout se permettre à notre égard ; et cette conviction a dominé les dix années de politique pangermaniste, a déterminé la transformation de la mentalité de Guillaume II, l'explosion chauvine des élections au Reichstag, etc., etc.

La guerre et tous ses ravages sont issus des premiers jours d'avril 1905. 5

Mais la capitulation d'avril 1905 résultait de l'état où les auteurs de l'affaire Dreyfus avaient jeté les forces militaires, maritimes, politiques et morales du pays légal. Cela ne s'est pas fait tout seul.

Ce livre de pitié n'est pas un écrit de guerre civile. Il a la dureté du vrai. Il n'en ôte rien. Des fautes et des crimes ont été réparés. Absolvons les acteurs, n'oublions pas les actes. Mes jugements sont soumis, comme il est naturel, à ceux de la raison et de l'intelligence, de la réflexion et de l'avenir, mais se rient des vaines paroles, qu'elles soient taillées en facéties ou qu'elles tournent à la pièce d'éloquence. Nous essayons de parler choses et idées, non de choquer des mots. Je redis au lecteur qu'il est simplement prié de se souvenir et de réfléchir.

***

Le lecteur est particulièrement prié de donner un peu d'attention au vieux et bref chapitre sur la Russie. Le Livre jaune 6 publié en 1918, treize années après nos remarques, a mis en lumière éclatante ce que nous avons dit sur le tour essentiellement allemand de la politique russe : c'était l'époque où la France entière prenait Saint-Pétersbourg pour une position de défense et d'attaque contre Berlin !

Et cependant cette alliée qui nous unissait à Berlin est la même qui s'en sépara violemment : si la guerre franco-allemande a eu lieu quand elle a eu lieu, ç'a été par la Russie. Ce n'est pas Metz, ce n'est pas Strasbourg, c'est la fraternité des peuples slave et français qui a fourni son prétexte à Guillaume II.

On disait en levant les bras : « Nous ne ferons pas la guerre pour la Serbie ! »

C'est à propos de la Serbie qu'on nous l'a déclarée et il a bien fallu la faire 7. Mieux eût valu cent fois l'avoir faite pour notre compte et l'avoir déclarée à notre heure et à notre jour. Mieux eût valu, cent fois, profiter du fameux « recueillement » de 1871 pour nous organiser, guetter la première défaillance allemande et prendre l'initiative d'une revanche à bon marché. C'est Boulanger qui avait raison, et Déroulède, et tous ceux à qui le souvenir conseillait l'action ! On n'a rien empêché par l'inaction. On a simplement laissé grandir la force et le nombre des Allemands jusqu'à ce qu'ils eussent le choix du moment.

Cette faute historique du gouvernement républicain, cette immense faute commise contre la France doit être d'abord reconnue. Cela fait, il n'y aura point à chicaner sur les services de détail rendus par l'alliance de 1892. Son coup d'épaule à la première Marne en 1914 fut très précieux. Néanmoins, la balance des services reste cruellement boiteuse et la Russie fut, au total, une alliée longtemps incertaine, coûteuse, ouverte à l'ennemi par ses courtisans, ses intellectuels, ses révolutionnaires et ses Juifs : la France l'a payé dès que le tzar loyal eut fait place à la « démocratie » et à l'Orient.

Nous avions également considéré sans illusion l'autre grande pensée de la République française et ce qu'un abus de langage appelle sa politique coloniale, car de politique suivie, elle n'en eut guère. Pourtant, je ne voudrais point comparer à la Russie cet empire d'Afrique et d'Asie qui, par ses chefs, ses soldats, ses produits, donna à notre guerre le plus magnifique renfort. Mais, il ne faut pas l'oublier, ce fut de ce côté que l'attaque allemande a cherché et trouvé ses prétextes en 1905, en 1908, en 1911. Elle les chercha du même côté en 1913, lors des incidents de la Légion. Preuve qu'une politique plus sage n'eut pas laissé traîner quarante ans le problème de notre sécurité en Europe. Le mauvais équilibre de notre empire colonial paraît d'ailleurs devoir continuer dans le même sens. Mal connu et mal exploité des Français qui n'ont pas assez de bateaux pour le défendre et même pour le visiter, ce territoire d'outre-mer reste un objet d'envie passionnée ; ainsi il recèle des germes de graves périls. Que ces périls soient surmontés, il faut le désirer : mais ils ne pourront l'être qu'à la condition d'être vus et reconnus, non noyés dans une rhétorique d'officieux.

Cela suppose une marine. Les nouveaux lecteurs de Kiel verront ce que les anciens savaient à l'avance pourquoi et comment l'organisation et la formation d'une marine sont particulièrement malaisées à une démocratie, qui ne peut trouver son juste milieu entre l'esprit de routine bureaucratique et l'esprit de révolution politique. Avec tous ses défauts, tous ses crimes, causés par la structure de l'Allemagne et par la nature de l'Allemand, l'improvisation maritime de Guillaume II a joué un très grand rôle pendant la guerre, et le sacrifice volontaire de Scapa Flow 8 semble réserver une promesse pour l'avenir. Pour nous qui étions les seconds sur toutes les mers du globe en 1870, nous n'avons même pas pu en 1914 réaliser notre modeste ambition de tenir la Méditerranée, de suivre le Goeben et le Breslau à Constantinople, d'investir la Turquie, et d'établir le contact méridional avec la Russie ! La guerre finie, n'ayant rien pu fabriquer que des obus et des canons, sans argent pour construire ou acheter une flotte, nous voici descendus tout près du sixième rang. Ainsi la faiblesse du programme naval, l'ignorance du pouvoir politique, son incompétence dans la désignation des chefs, sa propre inexistence faute d'autorité et faute de durée ont produit le résultat qu'elles devaient produire. La jalousie anglaise y est-elle pour quelque chose ? Cette fausse excuse supposerait toujours d'extrêmes mollesses dans notre gouvernement.

Pendant la dernière année de la guerre, qui était celle où notre liaison avec l'Angleterre était le plus précieuse, une feuille révolutionnaire dévouée aux intérêts de l'anglophobe M. Caillaux affecta une anglophilie violente pour dénoncer toutes les pages de ce livre où l'Angleterre n'est pas adorée, où l'alliance anglaise, son allure, ses origines, ses effets, sont mis en libre discussion. La démocratie adore ou bafoue, mais elle n'aime pas qu'on juge. Elle conteste à l'écrivain français le droit de dire qu'un pays comme le nôtre, placé physiquement entre l'Allemagne et l'Angleterre, n'a point à opter pour celle-ci ou celle-là, mais doit s'aimer lui-même d'abord. Oh ! l'Alliance est nécessaire. Mais, cela dit, je conçois avec l'Angleterre, une partie mieux liée, moins étroite, plus libre, fondée sur d'autres principes, telle enfin que le monde radical et socialiste de M. Lloyd George n'en soit pas la seule cheville ouvrière ; je désire en outre que le dogme démocratique ou libéral ne fasse pas payer à notre pays les frais d'une alliance plus « idéale » que productive. À l'époque à laquelle ces critiques nous étaient adressées, rien n'aurait été plus facile que de rétablir nos principes dans leur détail en réponse à des divagations malintentionnées. Cependant, contre ma coutume, je préférai laisser dire, me taire et prier le temps de courir : il s'est chargé de tout remettre en place. J'ai été dépassé et comme submergé par le murmure universel contre la plus grande alliance de la République.

Ce murmure hostile est exagéré. La véritable alliance anglaise, l'alliance qui a fonctionné n'est pas sortie de la volonté des hommes, mais de la force des choses. En 1905, Londres avait formellement offert son concours contre Berlin, et Paris l'avait refusé. En 1914, à deux jours de la déclaration de guerre, le roi George V faisait la même réponse négative à l'appel au secours de M. Poincaré 9. Rien de décisif n'était donc réglé à l'heure tragique. Les hommes avaient échoué deux fois en neuf ans. Qu'est-ce qui emporta l'intervention anglaise ? Une chose. Une chose qui ne dépendait ni de Londres, ni de Paris : l'invasion de la Belgique. Les Anglais n'ont réagi qu'ensuite. Comme nous, ils avaient subi l'événement. Or, si notre diplomatie (la plus intéressée des deux à l'effort), avait été assez ingénieuse, manœuvrière et puissante pour effacer le piteux souvenir de 1905 et décider nos amis à proclamer leur alliance avec nous dès le 31 juillet, il y a gros à parier que la guerre n'eût pas éclaté. La guerre finie, leur butin maritime et colonial une fois prélevé par nos compagnons d'armes, nous avons accepté toutes leurs fantaisies sans parvenir à faire durer l'amitié entre nous. Ce que la force et la nécessité avaient fait, une autre nécessité, une autre force obscure et brute le défait donc. Et des hommes pensants le permettent ! Est-il rien de plus inhumain ?

Devant l'Angleterre plus encore que devant le reste du monde, les vices publics de notre administration, conséquences d'un gouvernement faible et court, nous ont fait perdre l'autorité dérivée de notre prestige militaire, de notre expérience de l'Europe politique et jusqu'aux avantages de cette vivacité d'esprit que nos alliés reconnaissent en contraste avec leur lenteur. Sauf en ce qui touche directement à l'économie de son empire maritime universel, l'Angleterre paraît insensible à tout ordre de faits qui n'est point perpendiculaire ou tangent au bout de son nez. À ce signe on discerne un peuple gardé par la mer ! Nos risques naturels nous ont faits moins flegmatiques et plus prompts aux affaires d'Europe. Sur le continent, il nous appartenait de marcher en avant comme des éclaireurs et des guides. C'est le rôle naturel de la France. Il lui semble interdit tant qu'elle est enchaînée au chariot mérovingien de la démocratie.

On y perdra des deux côtés. En ce qui concerne notre pays, la réforme qui s'impose n'est pas douteuse : comme pour l'empire colonial, comme pour la marine un changement de régime est le seul correctif capable de redresser nos rapports avec l'Angleterre. Le mal est immuable si l'institution qui le cause ne bouge pas.

***

Mais la guerre et la paix ont porté des leçons plus topiques encore dans la ligne que nos considérations indiquaient.

D'abord, nos révolutionnaires n'ont cessé de le ressentir et de le dire, la victoire de la France a été due aux causes et aux moyens de la réaction. Des maîtres du régime aussi qualifiés que M. le professeur Aulard 10 en sont tombés d'accord « Chez toutes les nations victorieuses la guerre a été gagnée par des procédés de dictature conservatrice… Partout, on a, pour ainsi dire, rétabli provisoirement et en vue de l'effort militaire l'ancien régime 11 ». Assurément, tous les Français, tous les Alliés sans distinction de parti ont combattu pour vaincre, mais une seule doctrine française ou alliée a été appliquée jusqu'à la victoire : la doctrine qui s'opposait à la tradition de Danton et de Gambetta.

L'esprit démocratique a servi pendant la guerre à colorier des harangues inopérantes puis à orienter des négociations désastreuses. L'esprit contre-révolutionnaire a imposé la dictature d'un général en chef 12 au moment de la Marne, la dictature d'un civil 13 au moment de la grande péripétie décisive et, d'un bout à l'autre, la censure de la presse, le discrédit des assemblées, le travail à huis clos des commissions, les comités secrets, la suppression des réunions publiques, le silence méthodique et volontaire de l'opinion, l'autonomie presque exagérée du pouvoir militaire (mais l'incompétence du pouvoir politique y contraignait), parfois l'état de siège, souvent la suppression de la liberté individuelle. Contre-épreuves : quand un ministre trahissait comme Malvy, ou pataugeait comme Painlevé, il invoquait les directives démocratiques ; lorsqu'il s'appliquait au travail de la guerre et s'efforçait d'y rallier des citoyens récalcitrants, ce ministre, s'appelât-il Albert Thomas et fût-il mandaté par le parti socialiste unifié, ne craignait pas de déclarer qu'il n'y avait « pas d'égalité en temps de guerre » ; il abaissait le formulaire du désordre devant les besoins du pays.

L'intérêt national était d'un côté, le régime de l'autre. On admirera un jour ce partage. Eh ! quoi, pour que la République se pliât à l'essentiel du service de la nation, aux nécessités strictes de son salut, il a donc fallu lui donner les lois, les mœurs, les procédures du régime opposé ! Dans une crise de vie ou de mort, ce régime ne servait donc pas la nation par ses propres moyens ! À quoi sert-il alors ? Et que sert-il ? Nous nous sommes réjoui du très patriotique effort que des hommes tentèrent pour corriger et tempérer un principe naturellement vicieux. Le président de ce régime de partis, M. Poincaré, eut le sens, l'honneur, la vertu de proposer et de faire adopter dès le premier jour son système d'union sacrée par lequel tout parti s'oublia dans la France. Mais c'était désavouer l'esprit du régime. On ne pouvait mieux renverser la République dans les cerveaux.

Tout ce que la guerre eut d'heureux l'ayant été dans la mesure de l'influence de l'esprit réactionnaire, l'intervention et le dosage de l'élément républicain ou révolutionnaire ayant aussi mesuré exactement le revers, la même relation devait se retrouver dans l'heur et le malheur du traité de paix. Elle s'y retrouva en des proportions différentes si le bien y fut national et le mal démocratique, notre dose de fortune et d'infortune ne fut pas la même que sur les champs de bataille. Nous avions eu la gloire, nous aliénâmes le profit, par des motifs qui tiennent soit à l'économie soit à la théologie du régime. La langue française a perdu son vieux titre de langue de la diplomatie ; ce fait consacre l'affaiblissement de la France depuis cent trente ans d'évolution démocratique ; mais, quand elle a réclamé son « privilège », il a été trop facile de lui répondre : « – Eh ! quoi, y en a-t-il en démocratie ? Que faites-vous de l'égalité des grands peuples ? » L'échec de la paix séparée, celui des négociations du prince Sixte 14 et des nobles ouvertures du roi d'Espagne relèvent aussi d'un préjugé anti-autrichien qui fait corps avec l'esprit de la République. Le respect de l'unité allemande porte le même caractère, de même origine, reconnu aussi par M. Aulard 15. Pareillement, le goût des carnages désintéressés, de la guerre qui ne paie pas. Pareillement, et de façon plus générale, l'imprévision, l'inexpérience, le manque de suite et de lien entre les hommes et les idées : la consommation de ministres des Affaires étrangères, de la Guerre et de la Marine n'a pas diminué devant le tapis vert des conférences. Mêmes causes, mêmes effets, mêmes noires erreurs maculés d'un beau sang : elles en demeurent avides puisqu'elles font les fières et ne regrettent rien.

Ainsi les adversaires de ces erreurs ont-ils le droit de rappeler que les monarchistes français ayant prévu « la grande guerre de destruction tenue en suspens, qui devait éclater un jour ou l'autre » 16, et ayant déclaré à la même date qu'entre l'Angleterre et l'Allemagne « il ne restait plus que nous dans la zone de liberté dangereuse » 17, les mêmes écrivains, dès la première victoire de septembre 1914, et même auparavant, avaient déjà tracé au jour le jour la ligne claire et nette de ce qu'il fallait faire : la dissociation de l'Allemagne, et de ce qu'il fallait éviter : le démembrement de l'Autriche 18. On ne les a pas écoutés. Le public le déplore. Parmi le personnel régnant combien sont assez forts et sages pour penser comme le public ?

On ne saurait porter à l'avoir du régime ni décompter de nos prévisions d'avant-guerre qu'un épisode heureux : l'intervention du royaume d'Italie. On avoue qu'elle s'est produite en dépit de l'opinion libérale et parlementaire de la péninsule, qu'elle a résulté d'un recours au roi formé par l'instinct populaire 19, qu'elle traduisait une opinion nationaliste dont les chefs ont été longtemps comptés pour des amis, on disait même des « disciples » de L'Action française (mais ce qu'ils tenaient de nous venait uniquement de ce qu'ils étaient nés après nous, l'histoire de leur Risorgimento nous ayant beaucoup renseignés et aidés nous-mêmes). Tout cela n'ôte rien à l'importance et à la valeur de l'heureuse intervention inespérée. Le beau et long effort de M. Barrère 20 demeure ce qu'il est. Tous les patriotes l'en loueront avec nous. Nous nous réjouissons de nous être trompé de ce côté-là. Nous eussions souhaité que le régime fût en état de nous faire un plus grand nombre de bonnes surprises pareilles et de nous donner beaucoup de démentis de ce poids ! Ce fut le seul. Car l'affaire roumaine a été trop gâchée, avant, pendant et après : la République n'a pas lieu de s'en faire gloire.

Ici se pose la même question que pour la liaison avec l'Angleterre, mais en termes plus graves : comment ces alliances ont-elles si peu duré dans leur première forme amicale ? On s'est séparé ou peu s'en faut ; on s'est fâché ou presque : alors qu'il aurait fallu donner de part et d'autre un exemple éclatant de fidélité, d'entr'aide, de magnificence. L'obstacle wilsonien 21 ? C'était une raison de plus ! Il ne serait pas équitable de supposer qu'on n'ait pas formé à Paris le rêve idyllique et pratique d'union latine perpétuelle : on n'a pas su et l'on n'a pas pu l'accomplir. Quant au vrai sentiment français, il ne s'est pas traduit, car nous étions en République c'est-à-dire inorganisés. La preuve de cette assertion ressortira du simple fait qu'on ne s'est pas brouillé avec Rome pour Vienne ou pour Berlin, qui en eussent valu la peine : Fiume 22, quelle pitié !

Perdre, après la victoire, de telles amitiés et s'être assez trompé sur les inimitiés pour laisser démembrer l'Autriche et pour aider à resserrer l'unité de l'Allemagne du nord, il semble qu'une telle politique extérieure se juge elle-même. Il ne reste qu'à souhaiter que la vie évolue avec assez de faveur pour permettre un redressement avant l'échéance de la catastrophe nouvelle !

***

Il y a des pays où la faute a été rapidement suivie de la peine: ainsi la débâcle de l'œuvre de M. Wilson est complète dans sa patrie, lui-même n'y existe plus. En Europe il avait été populaire en tant qu'ami et allié, bien entendu, mais aussi comme chef d'un formidable pouvoir personnel : c'était l'homme de qui tout dépendait, un pape-césar 23. Quel langage parlait aux imaginations ce professeur promu despote ! Comme les hommes de 1750, de 1799, de 1848, il a voulu utiliser le despotisme pour la liberté : toquade napoléonienne et raté napoléonien ! Cet autocrate libertaire aura sauvé l'Allemagne et tué la Paix.

À peine eut-il le dos tourné qu'une œuvre de contre-révolution s'ébaucha spontanément partout où il avait agi, et c'est le mouvement qui ne cesse de gagner en force à l'heure où j'écris. L'Entente 24 en est réduite à interdire aux peuples de disposer d'eux-mêmes en faveur de telle ou telle dynastie. Cela permettra un jour à Berlin de se faire le centre d'une renaissance de l'ordre. Postés à Vienne ou à Budapest, nous aurions dû empêcher le germanisme et la révolution, qui avouaient leurs vieilles affinités, de prendre de nouveau le masque. On enrage de voir recommencer une comédie grossière. Mais, vue de Sirius ou d'Orion, la Turquie est bien intéressante et la Hongrie l'est davantage. Le cycle est déjà achevé dans la Grèce 25 constantinienne où, par la faute des Alliés, les oscillations avaient été plus courtes qu'ailleurs.

Chacun se rappelle cette série d'événements où l'attitude du gouvernement d'Athènes semblait contredire la doctrine d'après laquelle l'hérédité monarchique fait des rois les premiers patriotes de leur empire : les lettres de Sophie de Grèce 26 semblaient en désaccord si vif avec l'intérêt et le sentiment d'une nation grecque ! Puis le sang français répandu sur la Colline des Nymphes et sous le monument de Philopappos montra que la Prussienne n'était pas isolée là-bas. Elle n'y manquait certainement pas de soutiens. La situation s'étant embrouillée et tendue encore, l'hérédité fournit à ce curieux pays un moyen idéal de tout ménager, peuple, roi, dynastie, Entente même, de tout sauvegarder et de tout recouvrer, par un simple changement dans la succession princière 27. Mais un coup du hasard ayant fait disparaître trop tôt un prête-nom commode 28, le roi Constantin en personne fut rappelé et M. Vénizelos, dont le tour d'exil arrivait, se borna à présumer que Constantin, au pis aller, serait bien obligé de conserver tout ce dont le ministre déchu avait arrondi l'héritage national et royal. Cela était dit en termes si crus que l'interlocuteur français de l'illustre Crétois y reconnut loyalement le son même de nos idées 29.

Voilà donc qui boucle la boucle 30. On nous permettra de dédier l'historiette à un instable ami royaliste à qui chaque courrier d'Athènes donna du vague à l'âme tout le long de l'été de 1916. Il avait raison d'en souffrir pour la France. Il avait tort de douter des leçons de l'histoire et des analyses de la raison. Patience, que diable ! La même année, un grand poète patriote nous disait qu'une relecture de la Réforme intellectuelle et morale 31 l'avait déçu. C'est qu'il cherchait à contre-temps. Il y a moment pour observer et moment pour conclure : l'heure où les sorts se débattent n'est pas l'heure où se forment les décisions. La nature des choses comporte un commencement, un milieu et une fin. Attendre la fin, c'est le conseil du fabuliste. Il faut, en la guettant, la discerner et la comprendre. Il y a des sujets sur lesquels depuis des temps variables on ne cesse de nous faire l'honneur de redire : « Combien vous avez eu raison ! » Sur les mêmes sujets peu auparavant l'on était venu s'informer auprès de nous en grand mystère du degré de notre sérieux. Si, bien tâté, nous résistions, on insinuait « Tout de même ne craignez-vous d'avoir fait quelque erreur ? » Hé, non, c'était trop difficile.

Le sceptique paresseux ou intéressé dira qu'ainsi tourne la roue du monde. Mais ses révolutions se font en un sens qui ne tourne pas. Cette roue a des rayons stables, des crans d'arrêt cent fois notés. Naturellement, l'observateur est un homme faillible qui peut se méprendre. Encore faut-il distinguer entre les salubres vérifications de l'intelligence et l'instabilité des nerfs. On rectifie le faux. On enregistre le vrai qui se confirme, mais surtout on n'attend pas pour le confesser qu'il se soit manifesté par des coups de foudre ou par des secousses sismiques. La vérité politique ressemble à la poudre explosive que le chimiste annonce et définit parce qu'il la connaît. Cependant elle dort et ne fait rien sauter. Le vulgaire badaud répète : « Non, voyez, ça ne saute pas… » Ne nous amusons pas à le faire sauter pour voir, car le malheureux saute plus souvent qu'à son tour.

***

Les politiques fanfarons qui décrétèrent en 1918 la chute des monarchies dans l'Europe centrale sont obligés de mesurer plus exactement ces forces de l'histoire et de la nature.

Guillaume II fut un souverain médiocre et funeste, qui a régné sur des peuples bien surfaits. Cependant l'organisation qu'il présidait engendra une somme énorme de puissance par le simple fait de l'unité, de l'hérédité et de la tradition du commandement.

On ne saurait exagérer le poids historique de ses fautes personnelles. La plupart ont été capitales. Ayant résisté vingt ans à la faction de la guerre, il n'a pas su conserver un tel avantage. À peine l'avait-il perdu qu'il a fédéré l'univers contre lui dans des conditions qui ressemblent au suicide d'un État et d'une nation. Ainsi, défauts, travers, vices et crimes, l'empereur aura incarné tout son peuple. N'importe : dans l'égale abjection des personnes, sujets et chef, cette pyramide de légitimisme prussien et de nationalisme germain portée par leurs vassaux austro-hongrois et turcs et les vassaux de leurs vassaux disposait de deux éléments essentiels de la résistance et de l'action : base équilibrée, pointe de convergence. Le ciment de cette barbarie armée et systématisée aura tenu quatre ans contre les forces du reste du monde, et dans le rapport d'un seul contre sept ou huit, peut-être neuf et dix adversaires. La guerre donne donc une idée très basse de l'esprit politique du peuple allemand, mais élève très haut la valeur organique de toute royauté, la valeur dynamique d'un sentiment national qu'elle discipline.

Trois ans de fausse république allemande établissent que les bienfaits du nationalisme royal ont survécu là-bas à la Révolution. Aussi travaille-t-on à liquider celle-ci. On rêve de quelque Régence éliminant le mauvais prince et ramenant le principat.

Telle est la vigueur monarchique. Il serait vain de prétendre la dénigrer au point de vue de la morale pure. L'honneur de la monarchie est intact. Ni l'abjection de Guillaume II ni celle de Constantin ne font pâlir la dignité chevaleresque d'Albert 32, ce sauveur de l'occident, ni la bonne grâce et la charité d'Alphonse d'Espagne, ni la bravoure d'Alexandre de Serbie et d'Emmanuel d'Italie. On ne peut oublier non plus l'amour de la paix qui guida les pensées de Charles d'Autriche ni la foi de ce pauvre tzar qui nous fut toujours conservée.

Mais, s'ils rendent justice à la Couronne chez l'ennemi, chez l'allié et chez l'ami, les Français n'éviteront pas le souvenir de leurs propres rois, qui, pour être des morts ont aussi combattu et agi en notre faveur. Nous devons à Louis-Philippe la constitution d'une Belgique, à Louis XVI l'amitié séculaire des États-Unis ; le lointain Louis XIV n'est pas étranger à notre sécurité du côté des Pyrénées. Cependant, il faut être simple citoyen pour dire cela des rois de France : nulle parole officielle française ne leur a exprimé la moindre reconnaissance. Ceux qui y prendront garde ne s'en laisseront plus conter sur la valeur éthique du régime républicain : idéalisme, esprit de justice ou sentiment du droit, quelles simagrées !

Pourtant, ces morts royaux ont précisément un mérite qui a fait défaut au régime vivant. Leur ouvrage historique représente à peu près le seul concours extérieur qui ne nous ait pas été apporté par le jeu naturel de la force des choses ou de la sottise ennemie : le seul que des mains françaises aient véritablement formé et modelé en notre faveur. Royales mains défuntes, ensevelies et décharnées depuis longtemps ! Notre État, sans cœur ni cerveau paraît avoir aussi perdu ces mains d'ouvriers capables de tailler la figure d'une politique à long terme : il peut être agité au dedans, mais au dehors, il est manchot.

Du temps où dix départements étaient envahis, quand nos armées tenaient et résistaient glorieusement, une obsession ne nous quittait guère

« — Cela va bien, disions-nous et imprimions-nous sans relâche, et cela ira bien ainsi tant que nous serons attaqués et envahis, car l'agression contient en elle-même une direction, elle ne permet pas de trop hésiter ni de trop diviser l'effort ; il suffit de vouloir ; l'unité est fournie par la nécessité d'une riposte convergente à l'assaut ennemi : quand nous subissons ainsi l'autorité de l'agresseur envahisseur et la monarchie de sa guerre, c'est, au fond, le règne indirect de la monarchie de Guillaume II. La vraie difficulté commencera pour la République quand l'ennemi qui la dirige sera vaincu et que nous serons sur le Rhin. Car alors il faudra qu'elle tire de son fond une pensée, une volonté, une direction. En a-t-elle ? Ou la guerre offensive traduira une visée politique ; ou, en pleine victoire et avant l'entière victoire, elle s'arrêtera d'elle-même sans rien finir. »

Ce ne sont pas là des supputations inventées après coup, selon que tourne l'événement. On les a relevées sous notre plume à tous les moments de la guerre, chacun peut aller les relire. Nous ne tirons aucune gloriole de ces calculs élémentaires : ni la nature qui les vérifie, ni la raison qui les découvre ne pouvait s'y prendre autrement.

En effet, l'ennemi en retraite, un genre d'effort relativement simple était terminé. Du moment que l'envahisseur sortait du pays, il ne pouvait plus être question de se borner à répondre au choc par le choc réflexe. L'habileté des chefs militaires, la bravoure des troupes ne suffisaient plus. Il fallait au gouvernement civil un but autre que la défense, une politique de guerre, il lui fallait des desseins, un plan, des méthodes pour mettre l'ennemi hors de cause et l'empêcher de nuire à l'avenir. Cela supposait une vue ferme de l'Europe et du monde, de mûres réponses aux problèmes posés par l'unité de l'Allemagne, les nationalités autrichiennes, le branlant trépied polonais. Il fallait dès 1914 ou 1915 avoir pensé là-dessus quelque chose de défini, de souple et, dans la série des combinaisons possibles, avoir fait des choix motivés. Grave sujet, grave affaire ! Déploiement de pensée et de volonté prévoyante considérable ! L'opération requérait un pouvoir établi, ancien, unifié, fonctionnant à l'image d'un cerveau, capable de substituer à l'acte féminin et passif de la résistance un principe mâle d'initiative et d'action. Cette opération passait les ressources d'un gouvernement populaire et du régime des partis.

Pourquoi ? Les partis sont divers, les peuples sont ignorants, les uns et les autres sont menés, ils ne mènent pas ; plusieurs hommes, plusieurs chefs, plusieurs plans n'en valent pas un, et leur politique toujours discutée, jamais continuée, ne vise que le présent, mais avec ses passions ou ses sentiments plus qu'avec l'idée complète de son destin. Nous avons manqué d'une tradition et d'un chef : l'une nourrie de la sagesse du passé, l'autre pensant un avenir. Il n'y a point d'action humaine libre et heureuse sans ces deux guides. Vieilles vérités que l'esprit a toujours déduites de la connaissance des hommes et du jeu de leurs intérêts. Vues et dites avant l'expérience elles nous en reviennent aggravées d'affreux souvenirs.

C'est en 1896 que le raisonneur de M. Anatole France répondait au rêveur officiel : « Tu sais bien que nous n'en avons pas, de politique extérieure, et que nous ne pouvons pas en avoir. » En 1921, ces mots répercutent la plainte de ceux qui sont morts pour rien ou pour trop peu de chose. Puisse la vérité qu'elle enseigne suggérer la restauration générale capable de les apaiser !

Prenez, lisez Kiel et Tanger ! Je l'écris hardiment. Jamais le vieux volume n'aura été capable de rendre plus de services. Tant de républicains inquiets se cherchent ! Serons-nous désormais le « peuple assisté » ? Si les empires environnants se renforcent, négligerons-nous de nous raffermir ? S'ils se désarticulent, laisserons-nous passer l'occasion d'incomparables prospérités ? Voici la réponse à bien des questions. Voici l'esprit de notre histoire et le nerf du salut public. La double et chétive anecdote qui fait le fond de Kiel, perte de M. Delcassé, mauvais départ de M. Hanotaux 33, introduit au système de causes, de raisons et de lois plus qu'humaines qui joua contre nous et qui peut rejouer pour nous.

Introduction

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Les incidents européens de 1905 qui ont déterminé la démission de M. Delcassé et la crise qui dure encore ont fourni le sujet de commentaires infinis. Mais personne n'en tire le véritable enseignement. On évite d'en établir les causes historiques. On ne désigne pas les hommes, les partis et les institutions qui en sont responsables chez nous. C'est pourquoi, jusqu'ici, tous les discours tenus sur ce sujet n'ont servi de rien au pays.

Ceux qui préfèrent se décharger sur les caprices du hasard ou sur les pièges du destin se contentent de soupirer : — C'est Moukden 34 ! Ils entendent par là tout ramener à ce seul fait, d'ailleurs certain, que la défaite russe en Asie, dégageant l'Allemagne sur la Vistule, nous affaiblissait sur le Rhin.

Des esprits passionnés, et toujours prêts à mettre en cause les personnes, se sont bien rendu compte qu'il ne fallait pas s'exagérer l'excuse de Moukden ; mais, en la rejetant, ils ont couvert d'injures M. Delcassé et sont tombés à bras raccourcis sur M. Combes 35, M. Jaurès 36, ou M. Hervé 37, qui, du reste, ne se sont jamais mieux portés que depuis ce déluge de violences irréfléchies.

Les plus philosophes sont allés jusqu'à incriminer la politique radicale ou socialiste, internationaliste ou pacifiste. C'est la faute de la gauche, crie la droite à satiété. Et le centre : — C'est la faute à la gauche extrême !

Ces dernières explications, les seules qui tiennent, ne manquent pas de force apparente. Un ministère de vieux républicains, ceux qu'on appelle les républicains de gauche, et de la plus pure tradition gambettiste, se trouvait en fonctions lorsque la crise a éclaté. Mais, quelles que soient les erreurs propres de ce groupe, et que l'on voit trop bien, la faute principale est infiniment plus ancienne.

Cette faute, non morale mais politique et beaucoup moins personnelle que collective, c'est la droite républicaine qui l'a commise, il y eut tout juste dix ans en 1905, à l'époque où la gauche en supporta le plus rude effet. C'est par cette droite républicaine, et par elle seule, que nous avons été égarés dès 1895 dans la direction des impasses ou des abîmes. La cruelle aventure de Tanger demeure un phénomène incompréhensible dès que l'on oublie notre histoire intérieure aux temps de la grande victoire des républicains modérés, les élections de 1893, les présidences de Casimir-Perier 38 et de Félix Faure 39. Ôtez cette victoire et la qualité des vainqueurs, ôtez les grandes espérances qu'elle conseilla, les erreurs de conduite qui ne pouvaient manquer d'en naître, et vous supprimerez par là même un mauvais engagement de principe, lequel, seul, ou à peu près seul, aura permis la série des déceptions qui nous ont été infligées du dehors, depuis le désastre de Fachoda en 1898, jusqu'à cette « humiliation sans précédent », cette « chose unique dans l'histoire » : le renversement de notre ministre des Affaires étrangères par l'ordre de Guillaume, en cette « année infâme » de 1905.

Un examen rapide, établissant les véritables responsabilités, n'accablera ni les hommes ni les partis. La qualité de monarchiste oblige à garder toujours présente à l'esprit cette forte maxime du comte de Paris, que « les institutions ont corrompu les hommes ». Le prince parlait des voleurs qui, de son temps, commençaient à déshonorer le parlement. Ce sont, ici, d'honnêtes gens, ce sont des personnages de grand mérite. L'institution les a illusionnés plutôt que corrompus. On se demande seulement par quelle merveille elle aura su leur imposer une si grossière illusion.

Pouvaient-ils vraiment croire, même il y a quinze ans, qu'une République parlementaire changerait de nature du jour qu'ils la présideraient, ou se figuraient-ils que leurs grands desseins politiques deviendraient compatibles avec l'inertie et l'instabilité de la démocratie, du seul fait qu'ils en seraient les ministres ? Étant loyaux républicains, aucun d'entre eux ne se flattait d'un droit personnel et spécial à régir la chose publique. Ils ne comptaient ni sur une grâce de Dieu ni sur la vertu de quelque formulaire mystique, étant libres penseurs de naissance ou de profession. Le fait de résumer ce que la République présentait de meilleur leur valait, par surcroît, la haine des pires. Ils le savaient ; ils n'ignoraient point que cela compliquerait encore leur position et la rendrait plus précaire et plus incertaine : comment s'y fiaient-ils ?

Ils ne s'y fiaient pas, mais n'en couraient pas moins à la rencontre de tous les risques : courageux pour leur compte, téméraires pour leur pays. D'ailleurs, aujourd'hui même, après l'expérience faite, ces messieurs sont prêts à recommencer : que le hasard d'une élection leur rende la chose possible, on reverra ces patriotes, ces hommes d'ordre conspirer de nouveau à la perte de la patrie. Aujourd'hui comme hier ils n'hésiteront pas à appliquer la méthode des gouvernements sérieux, réguliers, continués et stables au régime qui ne comporte ni sérieux, ni méthode, ni continuité, ni stabilité. Ils accepteront un certain statut et voudront gouverner par la vertu d'un autre, de celui même qu'ils auront oublié d'établir.

Si cette confiance, évidemment absurde et folle, n'implique pas quelque chose de criminel, le lecteur en décidera.

J'apporte, quant à moi, une démonstration précise de cette vérité que : sept ans de politique d'extrême-gauche, les sept ans de révolution qui coururent de 1898 à 1905, firent à la patrie française un tort beaucoup moins décisif que les trois années de République conservatrice qui allèrent de 1895 à 1898. En se donnant à elle-même l'illusion d'un certain ordre public au dedans et d'une certaine liberté d'action au dehors, la République conservatrice nous a perdus : c'est elle qui nous a placés entre l'Angleterre et l'Allemagne, comprenez entre les menaces de ruine coloniale et maritime ou le risque du démembrement de la métropole.

Ce fait d'histoire constaté, je me propose, en second lieu, de tirer de cette leçon un avertissement pour nos concitoyens. Toutes les fois qu'il se dessine à l'horizon quelque espérance ou quelque chance de réaction conservatrice ou patriotique, le rêve d'une République modérée reprend faveur. Ce rêve se présente avec les apparences de la sagesse. Des réalistes prétendus, et qui se croient pratiques parce qu'ils ne songent qu'au but immédiat, qu'ils manquent toujours, nous demandent alors d'avoir pitié d'un pis-aller aussi modeste, et le proverbe trivial de la grive et du merle ne manque pas de nous être offert à cette occasion. Je démontrerai, dans ces pages, que ce merle est le plus fabuleux des oiseaux. C'est un introuvable phénix. Ce qu'on nous propose comme « une affaire » est une aventure d'un romantisme échevelé. Il n'y a pas de pire escompteuse de l'irréel que la République conservatrice. Il n'existe pas de chimère radicale ou socialiste, point de voyage dans la Lune, point d'itinéraire au pays de Tendre et d'Utopie qui suppose réalisées un aussi grand nombre de conditions irréelles et d'ailleurs irréalisables. Les vastes entreprises auxquelles serait forcément condamné, à peine maître du pouvoir, tout parti républicain patriote, modéré et conservateur, ne fonderaient sur rien, ne poseraient sur rien, et, faute d'un appui, aboutiraient nécessairement à des chutes nouvelles, mais beaucoup plus profondes.

La profonde erreur de 1895 fut commise assez innocemment pour que, le dégât reconnu, on garde le moyen d'en plaindre les auteurs. Quinze ans plus tard, ni la pitié ni la clémence, ni l'excuse, ne sont possibles. Après la faute immense dont nous subissons encore les contre-coups, toute épreuve de même genre ferait honte à l'esprit politique de notre race. Tout désir, toute tentative de refaire la République modérée et conservatrice doit se juger à la clarté de la faute ancienne et de sa leçon. Non seulement il ne vaut pas la peine de désirer une pareille République, mais il importe de la haïr comme le plus dangereux des pièges tendus à la France par nos ennemis du dehors et du dedans. Son rêve peut flatter l'imagination par un air résigné et conciliateur. Mais ce n'est rien qu'un rêve, médiocre en lui-même et, par ses conséquences, fou. Personne n'a le droit d'exposer la patrie pour un conte bleu. Il faut que les Français puissent s'en rendre compte. Disons-le leur, et rudement, pour qu'on ne les voie plus s'asseoir ni hésiter à ce carrefour de l'action.

Quelque abrupt que soit le sentier que nous découvre la vérité politique, il reste le seul praticable. Quelque plane et aisée qu'apparaisse l'erreur, elle conduit en un endroit d'où il faut rebrousser chemin. Ceux qui se représentent clairement et d'avance cette nécessité, ceux qui calculent les conséquences de leur départ, ceux qui savent que, si la couleur de Demain reste mystérieuse, une chose est pourtant certaine, à savoir que demain luira, ceux-là trouveront plus pratique d'éviter et d'économiser les pas dangereux. Prévoyants, ils s'efforceront de se mettre en route sans manquer à ce très petit nombre d'indications rationnelles que l'on appelle les vérités de principe et qui renseignent le passant à la manière d'écriteaux dans un bois épais – « Possibilité de passer par là. Impossibilité de passer par ici… » Cela ne veut point dire qu'il suffise d'enfiler un bon chemin pour atteindre le but, car il y faut encore des jambes, du cœur et des yeux, mais cela certifie que les meilleures jambes du monde, les plus beaux yeux, les plus grands cœurs ne peuvent empêcher une direction fausse de manquer le but désiré, ni un mauvais chemin de mener contre un mur à pic ou de déboucher sur le précipice.

C'est une vérité générale que la politique extérieure est interdite à notre État républicain. C'en est une autre que la Nation française ne saurait se passer de manœuvrer à l'extérieur. De ces deux principes, il résulte que la France républicaine, aussi longtemps qu'elle sera et républicaine et française, quels que puissent être les talents ou les intentions de son personnel dirigeant, demeurera condamnée à des manœuvres gauches, énervantes et plus que dangereuses pour l'intégrité du pays et l'indépendance des habitants. Le démembrement est au bout.

Un passant distrait peut sourire d'énoncés aussi généraux. Mais le citoyen réfléchi se rappellera qu'un principe général représente le plus grand nombre des réalités particulières à leur plus haut degré de simplification : l'expérience historique et géographique s'y trouve concentrée dans une formule suprême, comme un or qui figure toutes les parcelles de sa monnaie. On peut avoir raison sans principe en un cas sur cent ; avec les principes, on a raison dans cent cas contre un. Plus quelque principe établi est général, moins il est éloigné de nous ; plus c'est un être familier auquel nous aurons des chances d'avoir affaire. Mais aussi plus il a de chances de s'appliquer aux faits quotidiens, plus il est digne d'attention et d'obéissance.

La haute abstraction dont je supplie nos concitoyens de se pénétrer avant toute chose est établie par l'exemple des diverses nations, et de la nôtre même. La république de Pologne et la république athénienne, notre expérience de 1871 et notre expérience de 1895 en seront d'éternels témoins : il n'y a pas de bonne république démocratique. Parlementaire ou plébiscitaire, radicale ou modérée, « les deux se valent », comme le duc Albert de Broglie disait si bien !

Cette maxime, reconnue, comprise et obéie sauverait la France. Si les Français la méconnaissent, sa vérité n'en sera aucunement altérée, mais elle entraînera la disparition de la France. Les républicains patriotes peuvent choisir : la République ou la patrie ?

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Charles Maurras
  1. L'amiral Avellane commandait une escadre russe venue en visite officielle à Toulon en 1893 dans le cadre de la signature des accords franco-russes. Une grande solennité entoura cette visite, l'amiral étant reçu par le président de la République Sadi Carnot. (n.d.é.) [Retour]

  2. J'ai raconté l'historiette dans la Revue d'Action française, du 1er septembre 1905, au premier jet du présent ouvrage. [Retour]

  3. L'Affaire, avec une capitale à l'initiale, désigne l'affaire Dreyfus. (n.d.é.) [Retour]

  4. Théophile Delcassé, 1852-1923, fut l'un des principaux artisans du rapprochement de la France et de la Grande-Bretagne qui aboutit à la signature de l'Entente cordiale. Député de l'Ariège en 1889, il devint ministre des Colonies dans le cabinet Dupuy puis ministre des Affaires étrangères dans les cabinets Dupuy, Waldeck-Rousseau, Combes, Rouvier entre 1898 et 1905. Influent président de la commission de la Marine de la Chambre des députés entre 1906 et 1909, il devint ministre de la Marine des gouvernements Caillaux et Poincaré en 1911 et 1913. Ministre de la Guerre dans l'éphémère gouvernement Ribot de l'été 1914, il fut à nouveau aux Affaires étrangères dans le gouvernement Viviani d'août 1914 à octobre 1915. (n.d.é.) [Retour]

  5. Eugène Lautier, dans L'Homme libre du 28 mai 1921. [Retour]

  6. On appelait Livre jaune chacun des recueils de documents diplomatiques publiés à l'appui de la politique gouvernementale par le ministère des Affaires étrangères jusqu'en 1947. (n.d.é.) [Retour]

  7. Après l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche à Sarajevo le 28 juin 1914, l'Autriche exigea de la Serbie de pouvoir enquêter en territoire Serbe. La Serbie refusa : ce fut par le jeu des alliances en Europe le point de départ de la Première Guerre mondiale. (n.d.é.) [Retour]

  8. Après l’Armistice du 11 novembre 1918 mettant fin à la Première Guerre mondiale, soixante-quatorze bateaux de la marine allemande reçurent l’ordre d’entrer dans la baie de Scapa Flow, aux Orcades, pour y être internés. Ils y restèrent pendant dix mois où ils servirent d’attraction pour les habitants des alentours, et des tours en bateaux furent organisés pour les visiter. Mais en juin 1919, le vice-amiral Ludwig von Reuter, officier en commande de la flotte présente à Scapa Flow réalisa que l’Allemagne allait devoir se résigner à signer le Traité de Versailles et la capitulation. Il profita d'un jour où la plupart des bâtiments britanniques étaient partis en exercice pour donner l’ordre à sa flotte de se saborder. (n.d.é.) [Retour]

  9. Raymond Poincaré, 1860-1934, ministre de l'Instruction publique et des Finances dans divers gouvernements. Il fut partisan d'une laïcité sans anticléricalisme, ce qui l'éloigna des gouvernements radicaux et socialistes et en fit une figure des modérés, la droite républicaine. Durant l’affaire Dreyfus, il adopta une attitude très prudente puis se rallia finalement au camp dreyfusard. Sénateur de la Meuse, président du Conseil entre janvier 1912 et janvier 1913, il avait été élu à l’Académie française dès 1909. Président de la République entre 1913 et 1920, il est l'un des artisans de l'Union sacrée. Il redeviendra président du Conseil de 1922 à 1924 et de 1926 à 1929. (n.d.é.) [Retour]

  10. Alphonse Aulard, 1849-1928, historien radical-socialiste qui fut le premier titulaire de la chaire d'Histoire de la Révolution française à la Sorbonne. Grand admirateur de Danton, il est aussi l'auteur d'un ouvrage de référence sur Paris sous le Consulat. C'est lui qui inventa la formule fameuse selon laquelle la République était « plus belle sous l'Empire » que sous la République conservatrice des années 1880. (n.d.é.) [Retour]

  11. Le Pays, du 25 juillet 1919. [Retour]

  12. Joffre. (n.d.é.) [Retour]

  13. Clemenceau. (n.d.é.) [Retour]

  14. Les princes Sixte et Xavier de Bourbon-Parme ont joué un rôle important dans la proposition sans suite de paix séparée faite par l'Autriche aux Alliés en 1917. (n.d.é.) [Retour]

  15. Le Pays, du 19 février 1920. [Retour]

  16. Kiel et Tanger, chapitre XV. [Retour]

  17. Ibidem. [Retour]

  18. Tout ceci est tributaire de l'œuvre de M. Jacques Bainville depuis Bismarck et la France, en 1906, l'Histoire de deux peuples, en 1915, l'Histoire de trois générations, en 1917, Les Conséquences politiques de la paix, en 1920. Voir Les Tronçons du serpent de M. Louis Dimier. [Retour]

  19. Voir La Guerre et l'Italie, par Jacques Bainville. [Retour]

  20. Camille Barrère, ambassadeur de France près le Quirinal de 1897 à 1924. (n.d.é.) [Retour]

  21. Allusion au président américain Thomas Woodrow Wilson, 1856-1924, président démocrate des États-Unis de 1913 à 1921. Il est surtout connu pour son discours en quatorze points dont il imposa les principes idéalistes pour procéder au règlement du conflit au sortir de la Première Guerre mondiale. (n.d.é.) [Retour]

  22. En 1920, Gabriele D'Annunzio a occupé la ville de Fiume, qui ne faisait pas partie de l'Istrie annexée par l'Italie après la Première Guerre mondiale et y a créé l'éphémère Régence italienne de Carnaro, à laquelle succéda l'État libre de Fiume. La ville fut annexée par l'Italie en 1924 après la signature d'un traité avec la Yougoslavie. (n.d.é.) [Retour]

  23. Wilson fut le premier président américain à s'adresser personnellement au Congrès depuis plus d'un siècle, il engagea des réformes qui assirent la puissance de l'État fédéral et de l'administration comme la création de la Réserve fédérale, de plus son prestige personnel et la puissance des États-Unis au sortir du conflit lui assurèrent une prééminence certaine dans les relations internationales. (n.d.é.) [Retour]

  24. L'alliance de l'Angleterre la France et de la Russie officialisée en 1914 sous le nom de Triple-Entente. En 1921 elle se survit encore : la Russie en est bien évidemment détachée depuis la révolution bolchevique, et l'Italie s'y est jointe depuis 1915. (n.d.é.) [Retour]

  25. La Grèce commença la lutte pour son indépendance en 1821. En 1830 elle devint indépendante et les puissances européennes lui imposèrent une dynastie bavaroise en la personne du roi Othon. Impopulaire, ayant fait face à plusieurs soulèvements, Othon est destitué après un coup d'État aidé par l'Angleterre en 1862 et remplacé en 1863 par un prince Danois qui prend le nom de Georges Ier, plus libéral, qui après avoir étendu territorialement la Grèce est assassiné à Salonique en 1913. Son fils Constantin lui succède. C'est de lui et de sa femme Sophie qu'il est question dans les lignes qui suivent. Constantin abandonnera le pouvoir en 1922 au terme d'un processus engagé dès la guerre et auquel Maurras va faire allusion. (n.d.é.) [Retour]

  26. Sophie, épouse de Constantin Ier était née princesse prussienne et était la sœur de l'empereur Guillaume II. (n.d.é.) [Retour]

  27. Pendant la Première Guerre mondiale Constantin Ier, plutôt germanophile, essaya de conserver la neutralité de la Grèce tandis qu'une partie de la population et la classe politique se prononçaient en faveur des Alliés. Il s'opposa alors à son premier Ministre Eleftherios Venizelos. Ce dernier organisa même un gouvernement provisoire rival à Thessalonique. En octobre 1915, le roi renvoya son premier Ministre et favorisa l'attaque bulgare contre la Serbie. Après avoir tenté une dernière conciliation auprès du souverain qui refusa de le recevoir, Venizelos quitta Athènes pour retourner dans sa Crète natale.

    En novembre, il organisait cependant à Salonique un gouvernement provisoire rival du gouvernement fidèle au roi mené lui par Spyrídon Lámpros. Ce fut l'Ethnikos Dikhasmos, le « Grand Schisme ». Venizelos était soutenu par la partie nord du pays et l'Entente. Une flotte franco-britannique, occupait la baie de Salamine pour faire pression sur Athènes à qui divers ultimatums successifs, concernant principalement le désarmement de l'armée grecque, furent envoyés. Nicolas II refusait cependant que Constantin fût déposé.

    Le 1er décembre 1916, le roi Constantin céda aux exigences de l'amiral français et les troupes débarquèrent à Athènes pour s'emparer des pièces d'artillerie demandées. L'armée fidèle à Constantin s'était secrètement mobilisée et avait fortifié Athènes. Les Français furent accueillis par un feu nourri. Le massacre des soldats français fut surnommé les « Vêpres grecques » en référence aux Vêpres siciliennes. Le roi félicita son ministre de la guerre et le général Dousmanis.

    L'Entente n'agit pas tout de suite. La Russie, mais aussi l'Italie, hésitaient. Ce ne fut que le 11 juin 1917 que l'abdication de Constantin fut exigée. Le 12 juin, sous la menace d'un débarquement de 100 000 hommes au Pirée, il la signa en son nom et au nom de son fils aîné Georges. Son second fils Alexandre monta sur le trône. (n.d.é.) [Retour]

  28. En octobre 1920, Alexandre Ier mourut. Lors des élections législatives de novembre, Eleftherios Venizelos subit une défaite électorale. Constantin revint sur le trône en décembre après un référendum agité.

    Constantin dut abdiquer, définitivement et réellement cette fois, en 1922, après la défaite grecque en Asie Mineure et le coup d'État du colonel Nikolaos Plastiras. Son fils aîné Georges lui succéda et devint Georges II. (n.d.é.) [Retour]

  29. « VÉNIZÉLOS. — Le roi, pressé par les intérêts du pays, n'a que rarement les idées du prétendant. Je l'ai bien vu avec Alexandre…

    Émile BUNÉ — Prenez garde, Monsieur le Président, le fier démocrate que vous êtes vient d'apporter son témoignage au royaliste Maurras qui prétend que, sur le trône, les rois se nationalisent ! »

    (L'Éclair, du 8 février 1921.) [Retour]

  30. Naturellement, la victoire des Turcs pourrait la rouvrir. Mais ceci est une autre histoire. [Retour]

  31. La Réforme intellectuelle et morale de la France, ouvrage d'Ernest Renan, 1871. (n.d.é.) [Retour]

  32. La conduite d'Albert Ier de Belgique lors de la Première Guerre mondiale lui valut le surnom de « roi soldat » (n.d.é.) [Retour]

  33. Gabriel Hanotaux, 1853-1944, étudia à l'École des chartes, et devint maître de conférences à l'École pratique des hautes études en 1880. En 1879, il intégra les cadres du ministère des Affaires étrangères comme secrétaire-adjoint et gravit un à un les échelons de la carrière diplomatique. Il fut notamment secrétaire d'ambassade à Constantinople.

    Il est élu député de l'Aisne en 1886 mais est battu en 1889. Il milite dans le camp républicain au côté de Léon Gambetta et de Jules Ferry, dont il sera le chef de cabinet lorsque celui-ci est nommé président du Conseil en 1890.

    Le 31 mai 1894, il devient ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Charles Dupuy. Il le demeure jusqu'au 14 juin 1898 avec toutefois une interruption durant le gouvernement Alexandre Ribot du 26 janvier au 2 novembre 1895. Méfiant à l'égard de l'Angleterre, il s'attache à créer un bloc continental européen capable de rivaliser avec elle en établissant une alliance solide entre la France, l'Allemagne et la Russie, et combat sans relâche la volonté de revanche contre l'Allemagne. L'affaire Dreyfus rendra ces efforts illusoires.

    Il est à nouveau ministre des Affaires étrangères de 1896 à 1898 dans le gouvernement Jules Méline. Il s'attache à resserrer les liens entre la France et la Russie, et accompagne le président Félix Faure en visite officielle à Saint-Pétersbourg. L'incident de Fachoda en 1898 est directement lié à sa politique africaine et à sa défiance à l'égard de l'Angleterre.

    Délégué de la France à la Société des Nations de 1920 à 1923, il s'oppose notamment à l'admission de l'espéranto comme langue de travail de la Société. (n.d.é.) [Retour]

  34. Aujourd'hui Shenyang. La prise de la ville par les Japonais en mars 1905 durant la guerre russo-japonaise fut décisive et détermina la défaite russe. (n.d.é.) [Retour]

  35. Émile Combes, 1835-1921. D'abord séminariste, docteur en théologie, il perd la foi et devient médecin. Maire de Pons dès 1876, puis sénateur de la Charente-Inférieure en 1885 il devient président de la Gauche démocratique. Il entre au ministère de l'Instruction publique en 1895. En 1902, il est désigné président du Conseil et mène alors une politique fortement anticléricale, qui mènera en 1905 à la loi de séparation des Églises et de l'État. Mais il démissionne avant la promulgation de la loi en 1905, suite à l'affaire des fiches. Il est ensuite président du Parti radical en 1911 et 1912, ministre d'État dans le gouvernement d'Union nationale en 1915, restera maire de Pons jusqu'en 1919 et sénateur jusqu'à sa mort en 1921. (n.d.é.) [Retour]

  36. Jean Jaurès, 1859-1914, d'abord professeur de philosophie à Albi puis à Toulouse, il est élu député du Tarn en 1885. Il siège alors parmi les opportunistes et n'évolue que lentement vers le socialisme. En pleine affaire de Panama éclate la grève de Carmaux, durement réprimée. Jaurès prend parti pour les grévistes dans ses articles enflammés de La Dépêche, ce qui lui vaut d'être élu député lors d'une élection partielle qui est une conséquence indirecte de la grève. C'est alors qu'il devient le leader socialiste que l'on connaît, appuyé sur les ouvriers de sa circonscription et les vignerons du midi. Durant l'Affaire, Jaurès est d'abord anti-dreyfusard, allant jusqu'à condamner la sentence de déportation comme trop douce et soulignant qu'un simple sous-officier aurait été fusillé. Sous la pression de Lucien Herr, des allemanistes et de la jeune génération socialiste, il devient peu à peu l'un des principaux partisans de Dreyfus, écrivant en 1898 Les Preuves, qui reste l'un des principaux ouvrages de synthèse en faveur de Dreyfus. Jaurès joue par là un rôle important dans la rupture entre socialistes, s'opposant aux guesdistes généralement anti-dreyfusards. Battu en 1898, il dit prendre conscience des résistances de la société capitaliste et de la nécessité première de la défense du régime républicain, ce qui le conduit à soutenir activement les gouvernements Waldeck-Rousseau puis Combes, à prendre parti contre le cléricalisme, et finalement à conduire une action de soutien qui porte plus à gauche qu'auparavant le point d'équilibre du régime. Cette action marque cependant le pas avec l'épuisement du Bloc des gauches après la démission d'Émile Combes. Jean Jaurès est régulièrement réélu député du Tarn jusqu'à son assassinat à la veille de la déclaration de guerre de 1914. En 1911 son intérêt pour les langues régionales, intérêt renouvelé par un voyage au Portugal, le rapprochera sur ce point de Charles Maurras. (n.d.é.) [Retour]

  37. Gustave Hervé, 1871-1944, homme politique socialiste. Ultra-pacifiste dans les années 1900, il se convertit au patriotisme à l'approche de la guerre. En février 1917, à la demande d'Alice Regnault, il rédige le faux Testament politique d'Octave Mirbeau et prononce sur la tombe du grand écrivain un discours jugé récupérateur qui scandalise les véritables amis de Mirbeau. Il finira son évolution dans le socialisme fasciste, fondant le Parti de la république autoritaire (PRA, 1925), refondant un Parti socialiste national (PSN, 1927) puis créant la Milice socialiste nationale (MSN, 1932-1933) dont il confiera la direction à Marcel Bucard, ultérieurement chef du francisme. (n.d.é.) [Retour]

  38. Jean Casimir-Perier, 1847-1907, président de la République (27 juin 1894-16 janvier 1895). Il est le fils d'Auguste Casimir-Perier, 1811-1876, ministre de l'Intérieur dans le gouvernement d'Adolphe Thiers, et petit-fils de Casimir Perier, 1777-1832, ministre de Louis-Philippe. Député de l'Aube en 1876, constamment réélu, bien qu'héritier d'une famille bourgeoise il rejoint les républicains de gauche et fit partie des 363. Contrairement à une erreur souvent rapportée, le vote de la loi d'exil et son application aux princes d'Orléans n'a eu qu'un rôle de demi-prétexte très secondaire dans sa démission, liée à des circonstances essentiellement politiques et à une violente campagne de dénigrement qu'il subit de la part de l'extrême gauche. (n.d.é.) [Retour]

  39. Félix Faure, 1841-1899, président de la République de 1895 à sa mort en 1899. Il est surtout connu pour sa mort dans les bras de Marguerite Steinhell. C'est à son propos qu'on rapporte les mots de Clemenceau « il voulut vivre César, il est mort Pompée » et « en entrant dans le néant il a dû se sentir chez lui ». Député du Havre, plusieurs fois sous-secrétaire d'État puis ministre de la Marine, il fut un président de compromis élu avec l'appui d'une partie de la droite après la démission de Jean Casimir-Perier. (n.d.é.) [Retour]

Texte de 1921.

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