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Les Amants de Venise

Les Amants de Venise Troisième partie
Comédie

Industrie naissante de George

« Que ferons-nous pour le calmer ? » s'était demandé George bien avant d'être découverte.

Le moment qui la trahissait lui donnait aussi sa défense : par le fait du délire, les coupables avaient beau jeu. Aux plaintes convulsives, aux larmes, à ces reproches qui faisaient écumer le malade et lui rendaient la lucidité plus cruelle que les heures d'égarement, il était désormais facile d'opposer un calmant d'une singulière énergie.

Il suffisait de lui dire qu'il était fou ou du moins qu'il l'avait été.

I

Ce n'était qu'un demi-mensonge, mais il nécessitait, du moment qu'on l'articulait, un mensonge complet.

La bonne George ne pouvait repousser aucun des reproches d'Alfred sans lui murmurer à l'oreille des mots d'amour, plus ou moins nets. Car je vous prie, comment lui dire : « Non, tu es fou, je ne saurais être à Pagello et cependant, qu'il t'en souvienne, je ne suis plus à toi » ? Un tel langage eût exaspéré les soupçons. Alfred n'aurait rien cru si George s'était, contentée de parler d'amitié et de dévouement. Pour ruiner la forte impression de son entente manifeste avec Pagello, il fallait que George affirmât, de toutes ses forces, tout ce qui l'unissait ou l'avait unie à Alfred. Et, pour établir la folie dont le nom était prononcé, il fallait accumuler dans l'accusation que l'on réfutait tous les caractères d'invraisemblance : mais, comme il est plus fou de se croire trompé par sa chère maîtresse que négligé par une simple garde-malade, George était entraînée à feindre d'oublier leur récente rupture comme à reprendre l'ancien titre de maîtresse d'Alfred.

Avec quelle douleur dut être consentie cette concession primitive !

Sa fierté en souffrit d'abord. Bien que, d'après sa devise, elle ne dût « la sincérité qu'à Dieu », la dignité « envers soi-même » n'était point satisfaite. Elle se piquait de franchise jusqu'à la crudité. Chaque fois qu'elle sentait un amour s'éteindre, il lui paraissait beau et bon de le dire « sans honte et sans remords » et, ainsi « d'obéir à la Providence », qui l'attirait « ailleurs » . « Je ne me suis jamais imposé l'amour comme un devoir, la constance comme un rôle. » Mais aujourd'hui le soin de sa réputation commandait à son orgueil tout ce que l'état du malade implorait aussi de sa vive et chaude bonté. Le dernier point enleva à Mme Sand toute inquiétude. Elle mêla aux potions les paroles trompeuses dont chacune était un bienfait :

— Tu as été le jouet d'un rêve. Illusion ! Hallucination ! Tu gardes ta maîtresse. Tu n'as pas perdu ton ami…

Il y a dans la jalousie tant de tendresse qu'on n'y demande rien tant que d'être joué. Le poète dut accueillir avec des transports de bonheur les chères promesses de George. Elle lui présentait les preuves, les témoins et pour ainsi dire la cicatrice encore fraîche des blessures de sa raison. Il se réjouit de n'avoir été que furieux et bénit le fantôme absurde par effroi de ce qu'il avait entrevu de sensé.

— J'ai fait un mauvais rêve. Oublions, dut-il soupirer.

Qu'imaginer de plus humain !

II

Toutefois le poète sentit un peu plus tard la mémoire lui revenir avec les forces. La cruelle image se précisa. Il n'était plus en son pouvoir d'y être indifférent.

Le jeune homme cultivé de 1902 sait ou du moins il croit savoir qu'entre une image cérébrale vraie et une image cérébrale fausse, il n'y a pas de différence de contexture : l'hallucination, si elle est puissante, égale la perception et le souvenir d'une image illusoire peut égaler celui de la réalité. Mais, du temps d'Alfred de Musset, les professeurs de philosophie admettaient une distinction radicale entre l'image vue et l'image rêvée : le poète était donc induit à distinguer entre ce qu'il avait cru voir, tableau exact, précis, d'une netteté absolue, et d'autres fantômes moins nets émanés autrefois du désordre de sa pensée. Quoiqu'on pût lui répondre au nom de la science que certaines hallucinations se détachent avec un relief parfait, il était exposé à recommencer soit la plainte, soit l'invective, mais avec des nuances de désespoir que madame Sand dut saisir.

Et le refrain « Tu as été fou » fut donc repris d'un air plus grave. On représenta au poète avec une énergie croissante les extrémités de la déraison dans laquelle il était tombé. Alors comme aujourd'hui un respectable préjugé faisait de la folie une sorte de maladie honteuse. Cette honte était d'un grand prix. On l'exploita. Avec quelle puissance George s'y employait, il est permis de le concevoir au ton de lyrisme sévère sur lequel, plusieurs mois plus tard, elle rappelait en public ces diverses crises d'égarement. Alfred étant rentré à Paris, elle lui écrivait de Venise dans la première Lettre d'un voyageur (1er mai 1834) :

Dieu, irrité de ta rébellion et de ton orgueil, posa sur ton front une main chaude de colère et, en un instant, tes idées se confondirent, ta raison t'abandonna. L'ordre divin établi dans les fibres de ton cerveau fut bouleversé. La mémoire, le discernement, toutes les nobles facultés de l'intelligence, si déliées en toi, se troublèrent et s'effacèrent comme les nuages qu'un coup de vent balaie…

Cette évocation de la justice divine est un trait de génie, qui dut insinuer chez le poète une terreur vague et subtile, et dont l'élément surnaturel opérait. Ne doutons pas qu'on s'en soit servi à Venise. George aux abois usa nécessairement de tous les moyens.

III

Elle n'en resta point à ce souvenir menaçant du délire et de la démence : il y a dans l'antique arsenal féminin une arme plus puissante et qui blesse l'homme au point tendre. George la mania supérieurement.

Quand, presque prise en flagrant délit par maître André son époux, la rusée Jacqueline du Chandelier 1 a commencé par renvoyer ce jaloux à Bicêtre (« Devenez-vous fou, maître André ? ») elle ne se tient pas à ce pauvre mot, qui n'est qu'insultant. Un autre cri jaillit, à demi étouffé de larmes : « Ah ! maître André, vous ne m'aimez plus !… Vous ne m'aimez plus, puisque vous m'accusez. »

Le reproche a certainement été fait à Alfred de Musset, et de manière à tirer des pleurs au pauvre garçon. S'il aimait, s'il aimait encore, comment osait-il persister dans une accusation qui déshonorait son amour ? Écrit une année environ après le retour de Venise, le merveilleux couplet de Jacqueline est à relire, si nous voulons entendre aux subtiles querelles de l'hôtel Danieli. Le sens en est absurde ; par là même, le ton parfaitement vrai :

Ah ! maître André, vous ne m'aimez plus. C'est vainement que vous dissimulez par des paroles bienveillantes la mortelle froideur qui a remplacé tant d'amour. Il n'en eût pas été ainsi jadis ; vous ne parliez pas de ce ton ; ce n'est pas alors sur un mot que vous m'eussiez condamnée sans m'entendre. Deux ans de paix, d'amour et de bonheur ne se seraient pas sur un mot évanouis comme des ombres. Mais quoi ! la jalousie vous pousse ; depuis longtemps la froide indifférence lui a ouvert la porte de votre cœur. De quoi servirait l'évidence ? l'innocence même aurait tort devant vous. Vous ne m'aimez plus puisque vous m'accusez.

Ces savantes paroles, tout d'abord un peu retenues, durent finir par se précipiter ainsi de la bouche de George. L'imagination du poète en repartait à pleines voiles pour les hautes mers de l'amour : il lui suffisait d'accorder une parcelle de confiance à la douce voix.

IV

Tout la servait. D'abord cette mollesse d'âme, cette faiblesse volontaire qui est propre aux convalescents ; en second lieu, l'extrême jeunesse de Musset ; en troisième lieu, la nature du poète, insouciant et par-dessus tout généreux,

Se défendant de croire au mal
Comme d'un crime.

Mais n'oublions pas cette gratitude naïve qu'il avait vouée aux deux « anges » de sa guérison, particulièrement à Pagello, qu'il n'appelait que son « sauveur ». Si la mémoire lui tenait un langage précis, énergique, substantiel, en lui montrant sa George et son Pagello amoureusement enlacés, sa raison se perdait dans la complexité des suppositions qu'il était obligé de faire pour s'expliquer une telle image : car comment se figurer les mêmes personnes tantôt comme des scélérats, deux fois traîtres à l'amitié et à l'amour, et tantôt comme les meilleurs cœurs de la terre ? N'avaient-ils pas veillé sur lui ? Ne lui avaient-ils pas « donné à boire dans la fièvre »? Ne l'avaient-ils pas soulagé, puis guéri, des maux qui pesaient sur son front ? La douceur théâtrale de quelques attitudes du médecin, et l'autre visage, si beau naguère, maintenant amaigri et fané par de longues veilles, repassaient dans son souvenir et l'attendrissaient. Ces idées, fixées et méditées un instant, venaient anéantir l'image funeste. Ou celle-ci restait si vague qu'il lui était facile de la répudier, fille pernicieuse de sa fièvre et son sommeil.

Seul et malade à l'étranger, la compagnie de George et de Pagello était d'ailleurs aussi précieuse à son naturel sociable que leurs soins les plus nécessaires. Il éprouvait beaucoup de paix à se laisser couler au fil de leur amitié onctueuse. On fit tout pour lui rendre agréables les premiers pas qu'il recommença dans Venise. Bien que la ville eût son funèbre aspect d'hiver, on essaya de l'y amuser. Ils coururent ensemble de canaux en canaux, sous le toit des gondoles, ils abordèrent bien des quais et bien des îles, et se mirent même en rapport avec quelques gens du pays auprès desquels Pagello fut un truchement précieux. L'argent du ménage baissait. Il se peut que Pagello ait fait quelques avances. Alfred eut loisir d'admirer, au lieu d'en rire comme autrefois, l'activité touchante du travail nocturne de George. Né paresseux, tant de labeur régulièrement poursuivi l'emplissait d'un étonnement respectueux : cette chère maîtresse lui apparut bientôt comme une bonne mère qui sacrifiait son sommeil pour soutenir un enfant coûteux et ingrat. Il n'était fantaisie qu'elle n'essayât de lui satisfaire et je suis convaincu que, longtemps après, au vif même de sa rancune, il ne put se le rappeler sans un sourire de merci. « Ô mon grand George, toi qui gagne de l'argent si facilement !… » lui disait-il dans une lettre que je n'ai pas vue mais dont un témoignage digne de foi m'a livré le sens. Elle avait fait quelques avances qu'il ne remboursa que plus tard.

Étourderie, admiration, gratitude, haute candeur, jeunesse, faiblesse de corps et de cœur, tendresse toujours renaissante, voilà les fils de toute teinte, croisés et recroisés de la main experte de George de chaque côté de la toile, sur ce thème fondamental : « Tu as été fou. » Une lettre de Pagello nous apprend qu'elle fut habile dans tous les arts féminins. Était-il besoin de ce témoignage ?

San Servilio

Ce travail merveilleux semble avoir été rompu en plusieurs endroits par suite d'un penchant que le convalescent se découvrit pour le vin de Chypre, « ce vin sucré d'Orient que j'ai trouvé si amer sur la grève déserte du Lido », nous dit-il dans la Confession. Doux ou amer, tout porte à croire qu'il en abusa.

I

On ne pouvait s'empêcher de le laisser seul, car ainsi le voulait l'amour ; pendant les absences du médecin et de sa maîtresse, il ne pouvait non plus se retenir de fréquenter les marchands de ce vin au « flot d'or », qui a la couleur, la flamme et quelque saveur de soleil.

Avec l'ivresse à laquelle il n'échappait guère, Musset rapportait une humeur de défiance qui lui rendait le sentiment de son état.

« Que font-ils loin de moi ? » se demandait-il en tremblant. « C'est pourtant moi qui suis l'amant », se disait-il peut-être. Et peut-être aussi voulait-il reprendre les droits d'un amant. Elle se déroba sans peine en invoquant l'état de fièvre dont il sortait… Mais il traduisait le prétexte par de plus solides raisons. En sorte que la colère reparaissait, et le soupçon, et ses fureurs. « Eh bien ! aime Pagello ! » put-il crier encore, avec la rage du défi.

D'après M. Maurice Clouard, l'arrivée à Venise d'un ami d'Alfred de Musset, Alfred Tattet, aurait jeté dans l'esprit du poète le trait de clarté décisive 2. Cela fut-il bien nécessaire ? Tout au plus s'il serait permis de supposer que Tattet collabora à l'œuvre du vin de Chypre, en témoignant à son ami qu'un homme sain pouvait douter de George et douter de Pagello et qu'un doute pareil ne vaudrait à personne un brevet de folie.

Tattet quitta bientôt Venise, la vie à trois recommença.

II

Paul de Musset déclare avoir écrit en décembre 1852, sous la dictée de son frère, le récit suivant :

Je m'expliquais un soir avec George Sand. Elle nia effrontément ce que j'avais vu et entendu et me soutint que tout cela était une invention de la fièvre. Malgré l'assurance dont elle faisait parade, elle craignait qu'en présence de Pagello, il lui devint impossible de nier, et elle voulut le prévenir, probablement même lui dicter les réponses qu'il devrait me faire lorsque je l'interrogerais. Pendant la nuit, je vis de la lumière sous la porte qui séparait nos deux chambres. Je mis ma robe de chambre et j'entrai chez George. Un froissement m'apprit qu'elle cachait un papier dans son lit. D'ailleurs elle écrivait sur ses genoux et l'encrier était sur sa table de nuit. Je n'hésitai pas à lui dire que je savais qu'elle écrivait à Pagello et que je saurais bien déjouer ses manœuvres.

Elle se mit dans une colère épouvantable et me déclara que, si je continuais ainsi, je ne sortirais jamais de Venise. Je lui demandai comment elle m'en empêcherait. « En vous faisant enfermer dans une maison de fous », me répondit-elle. 3

Quelque suspect que soit le document produit par Paul de Musset et quelques protestations qu'ait élevées à cet égard madame Sand, cette triste parole prêtée à Georges découle avec rigueur de toutes les données de la situation. Quand elle avait fait honte au poète de ses soupçons, qu'elle en avait montré la sottise ou l'indignité et qu'une imprudence soudaine commise par elle ou par Pagello venait raviver les fureurs du malheureux, l'extraordinaire eût été qu'elle pût se tenir de parler de l'hôpital des fous.

Elle était engagée. Le mot de folie était dit, l'autre suivait et devait suivre. C'est la mélancolie de certains maux, une fois faits, d'en engendrer une multitude d'autres plus graves sans qu'on puisse les arrêter. George ayant été faible et voulant garder l'apparence de la force d'âme, avait dû mentir : pour confirmer son mensonge, elle devait jouer de la folie d'Alfred ; lui parlant de folie, elle devait le menacer du traitement ou, pour user du langage de tous les hommes, du châtiment donné aux fous. On ne croira jamais qu'elle ait eu le projet de se débarrasser d'Alfred par un crime de séquestration. Ce ne dut être qu'un épouvantail en parole, régime violent qui procurait un peu de calme.

Tout établit que les accès d'Alfred de Musset étaient fort sérieux. Ils purent même constituer un danger pour ses gardiens. L'Octave de la Confession raconte, dans le premier livre, que, cette perfide maîtresse dont on a vu la trahison étant revenue le tenter, il faillit lui ôter la vie :

Je la regardai ; qu'elle était belle ! Tout son corps frémissait ; ses yeux, perdus d'amour, répandaient des torrents de volupté ; sa gorge était nue, ses lèvres brûlaient. Je la soulevai dans mes bras. « Soit, lui dis-je, mais devant Dieu qui nous voit, par l'âme de mon père, je te jure que je te tue tout à l'heure et moi aussi. » Je pris un couteau de table qui était sur ma cheminée et le posai sous l'oreiller.

« Allons, Octave, me dit-elle, en souriant et en m'embrassant, ne fais pas de folie. Viens, mon enfant ; toutes ces horreurs te font mal ; tu as la fièvre. Donne-moi ce couteau. »

Je vis qu'elle voulait le prendre. « Écoutez-moi, lui dis-je alors ; je ne sais qui vous êtes et quelle comédie vous jouez, mais quant à moi ; je ne la joue pas. Devant Dieu, devant Dieu, répétai-je, je ne vous reprendrai plus pour maîtresse, car je vous hais autant que je vous aime. Devant Dieu, si vous voulez de moi, je vous tuerai demain matin. » En parlant ainsi, je me renversai dans un complet délire. Elle jeta son manteau sur ses épaules et sortit en courant.

Au livre cinquième de la même Confession et à propos d'une autre femme, la volonté de donner la mort reparaît symétriquement. La page est célèbre, on y voit que Brigitte eût péri sans la découverte que fit Octave.

Comme j'achevais ces paroles, j'avais approché le couteau que je tenais près de la poitrine de Brigitte. Je n'étais plus maître de moi, et je ne sais, dans mon délire, ce qui en serait arrivé ; je rejetai le drap pour découvrir le cœur, et j'aperçus entre les deux seins blancs un petit crucifix d'ébène.

Je reculai frappé de crainte ; ma main s'ouvrit, et l'arme tomba…

Que ceux qui ne croient pas au Christ lisent cette page ; je n'y croyais pas non plus, etc.

Ces textes comparés font venir aux lèvres la même question. Alfred n'a-t-il jamais parlé de tuer George ou son amant 4 ? N'a-t-il jamais été au delà des paroles ? Si l'on admet seulement une tentative, cette menace de couteau appelle assez bien pour réponse la menace de la camisole et du cabanon.

Nous avons un billet italien de George à Pagello, que Musset conservait précieusement comme une pièce à conviction. Il renferme, dit-on, ces lignes qu'elle écrivait de son lit, la nuit où Alfred entra dans sa chambre. Il commence par ces mots : « Egli e stato molto male… » Traduisons : « Il s'est trouvé très mal cette nuit, le pauvre ! Il croyait voir des fantômes auprès de son lit et criait sans cesse : Je suis fou ! Je deviens fou ! Je crains beaucoup pour sa raison 5. Il faut savoir du gondolier s'il n'a pas bu du vin de Chypre en gondole, hier. Si peut-être il était gris…  »

George Sand a eu l'occasion d'annoter la pièce en ces termes : « La phrase devait probablement se terminer ainsi : — S'il n'était qu'ivre, ce n'était pas si inquiétant… » Elle ajoute un peu plus bas, à propos du vin de Chypre : « Chaque fois qu'il en prît, il eut des crises épouvantables, et il ne fallait pas en parler au médecin devant lui, car il s'emportait sérieusement contre ces révélations. » Peut être les trouvait-il de plus en plus menaçantes.

III

La menace trop répétée avait fini par glacer le sang dans les veines du poète.

« J'avoue que j'eus peur », lui fait dire son frère. Il était naturellement capable d'effroi. Très courageux devant la mort, comme la plupart de ceux et de celles dont l'amour est le seul souci, il manquait trop de caractère pour envisager d'un cœur ferme et d'un sens froid certains malheurs. Comme tous ceux qui ont été sujets aux accidents cérébraux, il vivait dans l'horreur, je ne dis pas de la folie qu'il savait imminente, puisque, au contraire, il y trouvait une excitation agréable, mais des conséquences civiles d'un public accès de folie. Dans les beaux temps de leur amour, qui sait s'il n'avait pas confié à sa chère George quel vertige lui donnait la maison de fous ? L'on a pu assigner un nom à cette phobie.

Au large de Venise, dans l'archipel, est l'île San Servilio, que George Sand décrit dans la troisième des Lettres d'un voyageur, datée de juillet 1834. Elle « est occupée par les fous et les infirmes », dit-elle. Avaient-ils longé, un matin de février ou de la fin de mars, ces rives tragiques ? Les avait-on montrées avec un peu d'affectation à Musset ? J'inclinerais d'autant plus volontiers à le penser que chacune des Lettres écrites par George de Venise semble vouloir faire revivre leurs excursions à trois. Elle y parle de tout ce qu'ils ont visité ensemble. L'itinéraire de sa gondole réveille tous les échos de leurs conversations ou de leurs disputes. George écrit, à propos d'un malade aperçu à San Servilio : « Il y a de la sérénité sur ce visage et de l'harmonie dans cette voix. Qui sait de quoi l'on peut devenir fou ? Il ne faut qu'être né le meilleur ou le pire des hommes pour perdre la raison ou le bonheur. » Voilà qui a le tour conciliant d'une reprise au tissu de la vie passée.

Parmi toutes les conjectures entre lesquelles hésitera l'historien attentif, celle-ci est de beaucoup la plus satisfaisante. Oui, Musset a pu être conduit à San Servilio, comme à un pèlerinage d'admonition. L'âme de ce lieu triste s'empara de sa rêverie. Il contempla ces grilles « qui donnent sur les flots ». Il se conçut à la place des malheureux qu'il avait aperçus pâles, maigres, défaits ou terribles, l'écume aux lèvres. C'était là, c'était là que pouvait le jeter un simple mot de sa maîtresse avec l'attestation de ce citoyen de Venise pourvu du diplôme de médecin. Le suprême frisson l'aura saisi, exactement, en ce lieu, à ce moment-là.

IV

Représentons-nous San Servilio comme le théâtre du revirement décisif. La vue de l'hôpital risquait de jeter le malade dans un accès de rage et de révolte sans remède. Paul de Musset eût osé dire, s'il avait suivi le fil de nos inductions, qu'on avait escompté l'accès et que tout était disposé pour prendre le furieux au mot. Mais un pareil calcul, s'il fût entré dans la pensée de Pagello ou dans celle de George, aurait été beaucoup déçu ! Le poète n'eut qu'une crise de consolation et de foi. Il s'était vu à l'heure de haïr jusqu'à la mort ses deux compagnons ; la pensée d'un emportement qui l'eût perdu le calma et le retourna.

Sous le contact de la terreur, il éprouva l'élan contraire ; un mouvement de gratitude irrésistible le jeta pour jamais du côté de ces braves gens. Tout fut changé autour de lui, la couleur du ciel et le goût de l'air, la nuance même des choses et le ton de ses souvenirs. En même temps que son cœur changeait de disposition, il vit des visages nouveaux. Les embûches qu'il en redoutait lui parurent dictées par l'affection la plus vigilante, nées du dévouement le plus pur : les deux héros qui acceptaient intrépidement de vivre exposés à ses fantaisies sanguinaires ne frémissaient, raisonna-t-il, qu'à l'idée de ce qu'il pouvait entreprendre contre lui-même dans une heure de désespoir. Le cœur lui faillit : il reconnut à haute voix que George n'avait eu en effet d'autre rêve que de le ramener vivant, sinon sain et sauf, à sa mère. L'amitié renaissait, il sentit reverdir l'amour. Sous quel flot de larmes d'extase ! Comme disait Pascal, « joye, joye, pleurs de joye ». Il récita son acte de rémission complète et de confiance absolue.

George et Pierre mêlaient leurs sanglots de bonheur à ceux dont le poète était secoué :

« Enfin, dit-elle, il est retrouvé, notre Alfred ! »

Et, là-dessus, l'on s'embrassa infiniment.

Quand la tête faiblit, la tendresse et la peur sont les deux sources immortelles de la foi qui donne la paix. Alfred de Musset crut dès qu'il eut du plaisir à croire ; après de si cruels orages, il goûta follement les délices de cette foi. Il trouva du bonheur à briser désormais jusqu'au désir et à l'envie de comprendre sa propre histoire, il fit taire les murmures du souvenir et de la raison et il extermina le doute dans ses dernières malignités.

Certains néophytes connurent ce parti bienheureux du repos et de l'inertie de l'intelligence, auquel se mêle un léger malaise, que l'on accepte ou que l'on cherche à la gloire d'un dieu. Mais c'était George et son amant qu'Alfred avait mis sur l'autel. Non seulement ils reprenaient tous les titres qu'il leur avait si souvent contestés, mais ils devenaient à ses pauvres yeux comme ses héros et ses saints.

La culture d'un scrupule

Dès l'instant qu'il ne douta plus, avec cette ardeur naturelle qui se jette aux extrémités, le malade s'étonna qu'il eût pu douter. Quoi ! douter de Pagello, de ce modèle des amis ! Quoi ! de George, modèle des amantes et des mères ! Le souvenir de ses soupçons le remplit de honte, et il s'en voulut à lui-même comme un profanateur des plus belles choses de l'âme. Il en conçut beaucoup de tristesse, d'humilité, de colère contre son cœur ; il en connut la saveur du dégoût de soi.

I

Une vision, dont il sentait amèrement la fausseté et l'absurdité ridicule, s'offrait sans cesse à sa pensée, comme un affreux témoignage contre lui-même.

« Comment l'ai je crue ? » disait-il.

Il se rassurait en songeant que, Dieu merci, il ne la croyait plus ; mais le souci revint quand il songea que, cette foi à rebours, cette défiance malsaine, ce double crime envers l'amitié et l'amour pouvait renaître inopinément dans son cœur.

— Cela était possible puisque cela avait été. Hélas ! d'où venait donc cette faculté d'adhérer à de si infâmes mensonges ?

Alfred croyait toucher le fond même de la douleur. On lui en fit descendre d'autres degrés.

— Ces mensonges, d'où venaient-ils ? Et ces images dont l'invraisemblance égale à peine l'infamie, qui donc les avait façonnées ? Les éléments de cette hallucination dégradante, qui les avait formés, groupés ?

— Qui donc, pauvre ami, sinon toi ? Qu'importe que ta volonté y fût étrangère? Ta volonté n'est rien, et l'important, c'est ta nature. La casuistique dit fort bien que nous ne sommes pas irresponsables des fantômes qui se glissent parmi nos songes, car ils viennent de nous, de nos heures de veille et de conscience complète. Ainsi, cette image, de toi. Elle accuse l'état des bas-fonds secrets de ton âme. Elle en sort, comme un miasme des eaux que corrompt un charnier : si tout demeurait pur en toi, rien n'en sortirait que de pur. Ah ! regarde, regarde bien. Observe si rien n'est gâté, si tu n'aperçois pas quelque corruption sans remède. »

Qui parlait de la sorte ? La conscience scrupuleuse du jeune poète lyrique ?

J'ose dire qu'elle n'était pas seule à parler ainsi, car on démêle le timbre d'une autre voix. Dans tout le cours nouveau que prirent ainsi les rêveries de Musset, on sent la main sûre et légère de l'adroite dialecticienne qui le guidait. Le lecteur qui compare attentivement le sens de la Confession d'un enfant du siècle à celui des Lettres d'un voyageur ne peut échapper à l'évidence : ce beau travail de psychologie fut entrepris à frais communs. Le procédé de George était audacieux mais commandé par la situation. Le grand mensonge originel ne pouvait s'arrêter de la déterminer à d'autres mensonges, plus compliqués et plus savants que le premier et dont le choix fait sans doute honneur à l'artiste. On ne sait qu'admirer le plus de la force de sa manœuvre ou de la simplicité avec laquelle le poète s'y confia. Il se sentit, tout aussitôt, profondément coupable de deux crimes commis dans le délire de la fièvre : le premier avait consisté à se représenter sa parfaite amie comme une perfide, le second à admettre sans hésitation cette abominable pensée. Ce double grief contre son âme fut enfoncé avec adresse à de très grandes profondeurs.

II

« Pourtant, se disait-il, je ne suis pas méchant garçon. On dit que j'ai le cœur gâté et c'est bien possible ; mais je ne suis pas né ainsi. »

Faire le mal ! dit l'Octave de la Confession. Tel était donc le rôle que la Providence m'avait imposé ! Moi, faire le mal ! Moi à qui ma conscience, au milieu de mes fureurs mêmes, disait pourtant que j'étais bon !… Moi qui partout, malgré tout, eussé-je commis un crime et versé le sang de ces mains que voilà, me serais encore répété que mon cœur n'était pas coupable, que je me trompais, que ce n'était pas moi qui agissais ainsi, mais mon destin, mon mauvais génie, je ne sais quel être qui habitait le mien, mais qui n'y étais pas né !

… L'homme qui avait aimé Brigitte, qui l'avait offensée, puis insultée, puis délaissée, quittée pour la reprendre, remplie de craintes, assiégée de soupçons, jetée enfin sur ce lit de douleurs où je la voyais étendue, c'était moi ! je me frappai le cœur et, en la voyant, je n'y pouvais pas croire…

Il se donna beaucoup de peine pour expliquer comment le sort tirait de lui un criminel.

En lui démontrant ses iniquités, George avait suggéré un rudiment d'explication. Il faut lire la première Lettre d'un voyageur. Mme Sand y convie son poète à examiner avec elle pour quelle faute la main du Seigneur s'était abattue sur son front, « chaude de colère ».

Avais-tu donc quelque grand péché à racheter pour servir de victime sur l'autel de la douleur ? Qu'avais-tu fait pour être menacé et châtié ainsi ? Est-on coupable à ton âge ? Sait-on ce que c'est que le bien et le mal ?

Après avoir fait la demande, la sophiste a soin des réponses :

Tu te sentais jeune, tu croyais que la vie et le plaisir ne doivent faire qu'un. Tu te fatiguais à jouir de tout, vite et sans réflexion. Tu méconnaissais ta grandeur, et tu laissais aller ta vie au gré des passions qui devaient l'user et l'éteindre, comme les autres hommes ont le droit de le faire. Tu t'arrogeas ce droit sur toi-même, et tu oublias que tu es de ceux qui ne s'appartiennent pas. Tu voulus vivre pour ton compte, et suicider ta gloire par mépris des toutes les choses humaines. Tu jetas pêle-mêle dans l'abîme toutes les pierres précieuses de la couronne que Dieu t'avait mise au front, la force, la beauté, le génie, et jusqu'à l'innocence de ton âge que tu voulus fouler aux pieds, enfant superbe ! 6

La pièce a de l'allure, mais on y rencontre de tout, même des débris de Rolla, que la belle dame s'applique à prendre au mot :

Ce n'était pas Rolla qui gouvernait sa vie,
C'étaient ses passions, il les laissait aller…

L'enfant superbe, bien grondé sur sa paresse et sa nonchalance, entend blâmer également son ironie, sa fantaisie et enfin tous les points par lesquels il différait de Mme Sand. Le contexte où l'on se déchaîne contre « les réalités » de la vie et contre « les folles jouissances d'ici-bas », prouve que nous avons affaire à l'un des thèmes favoris de la prêcheuse.

Le poète qu'on chapitrait se souvint en effet qu'il lui était arrivé pendant les cinq ou six années précédentes, de se griser, non au Chypre, mais au champagne, de courir les cabarets, de souper chez les filles et même de jouer près des femmes honnêtes les cyniques et les roués. On aida sa mémoire par quelques textes bien choisis dans ses œuvres complètes, telle l'imprécation du brave chasseur tyrolien :

Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche
Planter le premier clou sous ma mamelle gauche !
Le cœur d'un homme vierge est un vase profond :
Lorsque la première eau qu'on y verse est impure
La mer y passerait sans laver la souillure… 7

Le poète vit aisément que ces vers annonçaient la substance de son malheur.

« J'ai trouvé », pensa-t-il, ou lui fit-on penser.

« J'ai été un si terrible mauvais sujet que j'ai brûlé en moi la fleur innocente de l'âme. La débauche m'a flétri prématurément. Facilité de croire au bien, légèreté du cœur, ignorance du mal, céleste candeur, où êtes-vous ? Un libertin ne peut rien imaginer qui soit pur. Chez lui, la réflexion a suivi les mêmes mauvais chemins que la vie ; l'une et l'autre ayant plongé dans toutes les hontes, il ne cesse d'y redescendre sans y songer. Il a l'obsession infâme du mal : pour en avoir satisfait la curiosité, il en conserve le désir, la passion et le besoin même… »

Généralisation brillante, non sans portée philosophique. Une erreur sur son aventure avait mis le poète sur la voie d'une vérité humaine assez forte. Il ne faut pas trop regretter la perfide industrie de Mme Sand, puisque sa victime y trouva le sujet de développer cette thèse belle d'éloquence, plus belle encore de candeur, dans la Confession d'un enfant du siècle. Il convient d'admirer de quelle délicate et profonde psychologie, toute française, Musset sut revêtir le byronisme déclamatoire et un peu grossier de la Lettre d'un voyageur :

La curiosité du mal est un mal infâme qui naît de tout contact impur…

En comparant la vie ordinaire à une surface plane et transparente, les débauchés, dans les courants rapides, à tout moment, touchent le fond. Au sortir d'un bal, par exemple, ils s'en vont dans un mauvais lieu. Après avoir serré dans la valse la main pudique d'une vierge, et peut-être l'avoir fait trembler, ils partent, ils courent, jettent leur manteau et s'attablent en se frottant les mains.

La dernière phrase qu'ils viennent d'adresser à une belle et honnête femme est encore sur leurs lèvres ; ils la répètent en éclatant de rire. Que dis-je ! Ne soulèvent-ils pas, pour quelques pièces d'argent, ce vêtement qui fait la pudeur, la robe, ce voile plein de mystère, qui semble respecter lui-même l'être qu'il embellit, et l'entoure sans le toucher.

Quelle idée doivent-ils donc se faire du monde ?

Belle page et d'une belle âme. « Quelle idée doivent-ils se faire du monde ? » C'est au tour du lecteur de demander : — Quelle femme d'expérience à qui un homme de vingt-quatre ans savait tenir un tel langage, n'en eût admiré la fraîcheur et n'eût voulu baiser ce faux cynique sur le front ? George n'en fut pas attendrie et c'est ici qu'on est tenté de trouver cette femme un monstre ; car ce que l'homme attend de la femme, c'est la pitié. Elle n'eut point pitié, parce qu'elle était prise et serrée puissamment entre des liens nouveaux qui tiraient de leur nouveauté toute leur force et causaient, avec l'aveuglement de l'esprit, le complet silence du cœur. La bonne femme, l'ancienne amie, aimait autre part. Cet amour ne laissait plus d'un peu libre en elle qu'un acharnement d'animal. Tout ce qu'elle sut faire fut donc de tirer d'autres avantages de ceux qu'elle obtenait avec tant de facilité.

Il se frappait la poitrine avec véhémence. Elle lui dit : Frappe plus fort ! en déplorant plus haut que lui qu'il eût quitté ce culte de la vertu pour lequel elle lui jurait qu'ils étaient formés tous les deux.

III

Les biographes ont rétabli la vérité. Ce jeune homme n'avait point abusé de la vie autant que George le lui faisait dire. C'était beaucoup de bruit pour quelques soupers sans façon. Nous connaissons de lui des gamineries, des bravades. La débauche des romantiques était volontiers en figure. Qu'est cet élégiaque petit viveur d'Octave ou même un Desgenais auprès du Valmont de Laclos ? Les bons prêtres qui ont commenté Alfred de Musset 8 seront seuls de l'avis de George ; seuls, ils auront le droit, que George n'avait guère, de froncer les sourcils. Le meilleur témoignage que la corruption de Musset n'était pas bien profonde, c'est qu'il en nourrissait un vivace remords.

Aussi, lorsque les suggestions de sa maîtresse, aidées de ses propres méditations, l'eurent ancré dans cette idée que la débauche le tenait pour l'éternité, ce remords fut si vif qu'il ne se sentit plus de force à en porter le poids tout seul. Il se persuada que la maladie du libertinage moral, mère du scepticisme en religion et en amour, ne lui était aucunement particulière, mais bien commune à toute sa génération. Il appela son mal le Mal du siècle. Il en accusa les facteurs généraux de l'état des esprits en France et en Europe dans les années 1833 et 1834, et, comme son Rolla s'était en partie excusé de ses sottises sur la méchanceté de Voltaire, l'auteur de la Confession allégua, pour se décharger en même temps que son Octave, les guerres de l'Empire, la paix de la Restauration et les fautes du « parti prêtre ». Par une chaîne de raisons assez imprévues, il se démontrait à lui-même que la Sainte-Alliance et la Congrégation, en l'écartant (à dix-huit ans !) des affaires publiques, l'avaient fatalement jeté dans la Débauche et que, à son tour, la Débauche, en lui fournissant une expérience précoce des honteux secrets de la vie, lui avait fait nommer ses deux meilleurs amis l'un, Pagello, trompeur, et l'autre, sa George, infidèle !

Il est trop clair que ces chapitres de la Confession, avant d'être écrits à Paris, furent déclamés, entre deux scènes, à Venise, dans l'hôtel Danieli ou sur le sable de « l'affreux Lido ». George et Pagello ouvraient leurs oreilles à ces belles choses et quand le poète avait été éloquent, leur applaudissement lui marquait qu'il serait peut-être lavé de l'impureté de son siècle.

Quelle page aurait ajoutée à Don Quichotte un Cervantes qui eût écouté le débat des deux seigneurs Alfred et Pierre aux genoux de leur maîtresse ! Ainsi serait fixée l'impression de pitié profonde qui se mêle à ce comique supérieur.

Musset expie

Bourrelé du remords de ses fautes imaginaires, le jeune Musset vide alternativement le calice du souvenir et celui de la pénitence, ou philosophe sur les causes de sa dégradation. On évite de le contrarier sur la définition qu'il donne de son siècle ou sur les formules psychologiques de la débauche. Mais la pratique George et Pierre Pagello, son docile instrument, songent à utiliser ses dispositions pour l'acheminer à des actes.

Le malheureux comprendrait-il que, ce ferment de vie mauvaise lui étant monté au cerveau, son cœur ayant gâté à jamais sa tête débile, il avait cessé d'être digne d'une personne aussi parfaite que madame Sand ?

I

L'entreprise exigeait tout d'abord un nouvel historique de leurs amours avec les corrections et les révisions nécessaires. Tel passage des Lettres d'un voyageur laisse voir assez bien comment George pouvait s'y prendre. Apres le tableau d'une vie troublée par les premières dissipations de l'adolescence et que se disputaient d'une part la vertu et les muses chastes, de l'autre, l'ironie, le blasphème et les vains plaisirs, une amitié supérieure, une passion céleste et tendre était entrée au cœur « solitaire et superbe », mais sans pouvoir prétendre à le renouveler :

— Tu daignas croire à un autre qu'à toi-même, orgueilleux infortuné ! Tu cherchas dans son cœur le calme et la confiance. Le torrent s'apaisa et s'endormit sous un ciel tranquille, Mais il avait massé dans son onde tant de débris arrachés à ses rives sauvages qu'elle eut bien de la peine à s'éclaircir. Comme celle de la Brenta, elle fut longtemps troublée, et sema la vallée qui lui prêtait ses fleurs et ses ombrages de graviers stériles et de roches aiguës. Ainsi fut longtemps tourmentée et déchirée la vie nouvelle que tu venais d'essayer. Ainsi le souvenir des turpitudes que tu avait contemplées vint empoisonner de doutes cruels et d'arrière-pensées les pures jouissances de ton âme encore craintive et méfiante.

En entendant ces choses, le poète convalescent passait quelquefois la main sur son front, et se disait avec angoisse :

— N'étais-je plus capable d'aimer ?

La voix de George répondait, plus imperceptible qu'un souffle :

— Non mon ami. Non, si l'amour est abandon, confiance parfaite, rémission dans un autre cœur; non, ami, non, tu n'aimais plus. Et tu ne pouvais plus aimer. On n'aime pas sans élever ce que l'on aime jusqu'à ce pur éther où ne pénètre pas l'air grossier du soupçon. Si tu avais eu l'amour, tu aurais eu la foi.

La dernière sentence est presque textuelle.

— Et maintenant ?

— Maintenant, pauvre ami, il me semble qu'il est bien tard.

— Je t'aime.

— Tu le dis, sans doute tu le crois et je le croirai si tu veux ; dis-moi, m'aimeras-tu demain ?

— Je t'aimerai.

— Tu le promets. Et que de fois cette promesse m'a menti ! Qui me garantit ta promesse ?

— Mon cœur qui se repent et que le repentir a purifié.

— Il se repent, et, tout à l'heure, qui le sait ? l'être ancien se réveillera. Tu le disais toi-même : c'est le fond qui est malade, c'est ton cœur qui se décompose. Tu n'y peux rien, ni moi.

— Je veux t'aimer.

— Je suis à toi. Aime un cadavre. Sache que ton amour, dont je vois les faiblesses et dont je connais le néant, a perdu toute force pour animer ce cœur.

II

Ces propos qu'une femme saine et vigoureuse tiendra impunément à un homme qui meurt d'amour et relève de maladie agirent peu à peu, comme il convenait. Pourtant on aurait tort de supposer que l'œuvre fut longue. Moins d'un mois a suffi à tant d'évolutions. Les sentiments ne pouvaient que se succéder en grande hâte dans cet air agité par le souffle de trois passions. Venise et son ciel coloré de nuages imperceptibles, son eau morte au faible remous, un espace silencieux traversé seulement du vol et du cri des ramiers, les barques presque funéraires, la majesté des édifices immobiles, à la rose lumière de leur soleil d'hiver, tout devint aiguillon à la mélancolie et au trouble, comme aux brusques éclats des volontés impétueuses.

Trois semaines de ce feu doux et violent consumèrent plusieurs années.

III

Le temps qu'avaient duré les soupçons, puis les menaces du poète avaient causé une vive gêne à madame Sand et au médecin. Ils avaient dû parfois s'éloigner l'un de l'autre et se surveiller. Mais cet embarras disparut et toute communication devint facile quand, dompté et charmé, Alfred commença de gravir de son pas d'hostie volontaire les cimes douloureuses de la perfection de l'amour.

En effet, le poète prit un plaisir ardent à voir George près de Pagello. Il s'appliquait à encourager de son mieux une intimité si évidemment innocente. Ne fallait-il pas expier bien des pensées viles ? Ne fallait-il pas satisfaire aux deux chères victimes de la corruption de son cœur ?

« Regarde, disait-il ; regarde, libertin ; regarde, cynique et blasé, deux honnêtes gens rapprocher d'honnêtes visages et, sans penser à mal, se sourire et sympathiser. Vois la sérénité de deux consciences sans tache. Trouves-tu dans leurs yeux le plus léger flocon d'une idée impure ? Ô juste école de vertu ! »

Alfred de Musset en suivait les leçons avec une docilité qu'il faut bien appeler pieuse. Il l'aimait comme le moyen naturel de sa rédemption. Il l'embrassait comme le bois d'une croix salutaire. Que si le vieux serpent de la jalousie remuait dans quelque bas-fond, il ne pensait qu'à l'écraser. Une douleur divine promenait dans son cœur le fer et le feu qui guérissent. Il se voyait racheter de son mal du siècle par la vertu de ces épreuves : aussi s'imposait-il de les accepter sans murmure, dans l'esprit d'une foi saintement aveuglée.

Ce n'est pas moi qui mêle, ici au langage de l'amour un vocabulaire sacré ; je ne fais que vous condenser, pour en rendre le tour plus net, d'innombrables paroles éparses dans les documents littéraires ou biographiques dont je m'inspire. On sait que ce mélange du profane et du religieux faisait partie de la poétique du temps.

Musset répare

Un rédacteur de l'Illustrazione italiana, cité avec réserve par le docteur Cabanès, place ici une scène d'aveux infiniment brutale qu'il déclare tenir du Vénitien Jacopo Cabianca, homme bien informé, paraît-il, et d'une « autre personne de relation directe avec Sand ».

Un soir où Pagello, George et Musset étaient réunis, George aurait commencé froidement en ces termes :

« Croyez-vous, docteur, qu'Alfred soit capable de supporter une forte émotion ? »

Et, sans attendre la réponse de Pagello, George aurait « parlé franchement ». Elle aurait dit à Alfred :

« Cher Alfred, désormais je serai seulement votre amie… J'aime le docteur Pagello. »

Cette histoire est inadmissible. Après tant de ménagements, on ne saurait s'expliquer tant de cruauté, d'ailleurs superflue. La trame arachnéenne tissée autour d'Alfred n'avait pas à être brisée d'un coup si grossier ! Que madame Sand, énervée d'impatience, ait songé à cette extrémité, nous le savons par un mot d'une de ses lettres ; mais qu'elle n'ait pas exécuté son dessein, c'est ce dont sa correspondance peut aussi faire foi 9.

La mystification se développa jusqu'au terme.

I

Quand on eut jugé le poète suffisamment instruit et pénétré de l'indignité de son âme, trempé dans la résignation, macéré dans la pénitence et quand il sembla prêt à égaler toutes les hauteurs de l'immolation, George se garda bien de le conduire à l'autel sublime : elle lui inspira seulement d'y monter.

Le premier chapitre de la dernière partie de la Confession d'un enfant du siècle fournit l'idée exacte du revirement qui se fit :

Tout était prêt, nous allions partir.

Tout à coup, Brigitte languit ; elle baisse la tête, elle garde le silence. Quand je lui demande si elle souffre, elle me dit que non, d'une voix éteinte ; quand je lui parle du jour du départ, elle se lève froide et résignée et continue ses préparatifs ; quand je lui jure qu'elle va être heureuse et que je veux lui consacrer ma vie, elle s'enferme pour pleurer quand je l'embrasse, elle devient pâle et détourne les yeux en me tendant les lèvres ; quand je lui dis que rien n'est encore fait et qu'elle peut renoncer à nos projets, elle fronce le sourcil d'un air dur et farouche ; quand je la supplie de m'ouvrir son cœur; quand je lui répète que, dussé-je en mourir, je sacrifierai mon bonheur s'il doit jamais lui en coûter un regret, elle se jette à mon cou, puis s'arrête et me repousse comme involontairement. Enfin, j'entre un jour dans sa chambre, tenant à la main un billet où nos places sont marquées pour la voiture de Besançon. Je m'approche d'elle, je le pose sur ses genoux, elle étend les bras, pousse un cri et tombe sans connaissance à mes pieds.

George Sand et Alfred de Musset parlaient comme Octave et Brigitte de départ prochain. Pas un mot n'avait été dit encore qui pût faire penser que les deux voyageurs ne retourneraient pas dans leur pays par la même berline, ainsi qu'ils en étaient partis. « Nous partons pour Paris dans huit ou dix jours », écrit-elle encore le 22 mars à Alfred Tattet. Et elle ajoute ces lignes qui ne seraient point déplacées dans une lettre de Brigitte à quelque ami commun d'Octave et de Smith, au sujet de ce prochain retour à Paris : « Nous allons être inquiets et tristes. Nous ne savons pas encore à quoi nous forcera l'état de sa santé physique et morale. » Le programme à suivre se dessine ici en un trait léger. Le docteur Pierre devait être du voyage. « Il (Alfred) avait désiré beaucoup que nous ne nous séparions pas et il me témoigne beaucoup d'affection. Mais il y a bien des jours où il a aussi peu de foi en nous deux que moi en ma puissance, et alors je suis près de lui entre deux écueils : celui d'être trop aimée, et de lui être dangereuse sous un rapport, et celui de ne pas l'être assez, sous un autre rapport, pour suffire à son bonheur. La raison et le courage me disent donc qu'il faut que je m'en aille à Constantinople, à Calcutta ou à tous les diables. »

Alfred Tattet était ainsi préparé à l'événement. Mais ce fut Alfred de Musset qu'on entreprit d'expédier à tous les diables et, six jours plus tard, c'était fait.

II

Ce n'était pourtant pas facile. La lettre de George confirme ce que nous savons par la Confession : le poète traversait une heure de recrudescence amoureuse. « Ce que j'éprouvais, écrit-il, ressemblait à de l'avarice. Je la serrais avec des bras tremblants : — Ô Dieu ! m'écriai-je, je ne sais si c'est de joie ou de crainte que je frissonne. Je vais t'emporter, mon trésor ! Devant cet horizon immense, tu es à moi ; nous allons partir. Meure ma jeunesse, meurent les souvenirs, meurent les joies et les regrets! Ô ma bonne et brave maîtresse, tu as fait un homme d'un enfant ! Si je te perdais maintenant, jamais je ne pourrais aimer. » Ainsi la vertu toute neuve attisait cet ancien amour, dans l'instant même où l'on s'occupait de l'éteindre.

L'air vibrait de l'échange qui se faisait sans cesse entre ces trois cœurs passionnés ; la comédie et son secret, la tragédie et son mystère en étaient au degré de tension extrême : cependant George réussit en quelques journées.

Il leur arrivait d'accompagner Pagello à la fin d'une soirée passée en commun, jusque sur le palier de l'hôtel Danieli. Le médecin disait adieu. Le poète, penché sur la rampe, écoutait, tout pensif, le bruit des pas diminuer et se perdre dans l'escalier.

Je rentrais alors dans ma chambre, dit l'auteur de la Confession, et je trouvais Brigitte se disposant à se déshabiller. Je contemplais avidement ce corps charmant, ce trésor de beauté que tant de fois j'avais possédé. Je la regardais peigner ses longs cheveux, nouer son mouchoir et se détourner lorsque sa robe glissait par terre, comme une Diane qui entre au bain. Elle se mettait au lit, je courais au mien ; il ne pouvait me venir à l'esprit que Brigitte me trompât ni que Smith fût amoureux d'elle. Je ne pensais ni à les observer ni à les comprendre. Je ne me rendais compte de rien. Je me disais : — Elle est bien belle, et ce pauvre Smith est un honnête garçon; ils ont tous deux un grand chagrin, et moi aussi… Cela me brisait le cœur et en même temps me soulageait.

Et c'est alors que George, vivant modèle de Brigitte, s'efforça d'attirer l'attention de son compagnon : languissante, muette et les yeux longtemps baissés, elle obligeait le bon Pagello à répéter ses mouvements. Soutenu par l'amour, le docteur vénitien ajoutait son jeu à celui de la jeune dame française, dont la consomption augmentait à vue d'œil.

III

Sans faire chanceler la foi robuste du poète, de telles scènes lui inspiraient des émois d'un ordre nouveau. Il ne songeait plus à incriminer le passé. Mais le pressentiment de l'avenir serra son cœur. S'il avait entrevu des changements dans la pensée de sa fidèle maîtresse, du moins l'espérance de la reconquérir lui était restée, malgré tout… Voilà qu'une alarme nouvelle accourait lui ravir ce dernier brin demeuré vert. L'opération était commencée. Il en sentait les sourdes attaques, le souffle lent et continu. « Chaque jour, dit son sosie de la Confession, chaque jour, un mot, un éclair rapide, un regard me faisaient frémir ; chaque jour, un autre mot, un autre regard, par une impression contraire, me rejetaient dans l'incertitude. Par quel mystère inexplicable les voyais-je si tristes tous deux ? »

Sûre que la tristesse réfléchie dans les yeux de ses deux compagnons l'attristerait, l'attendrirait, et sûre aussi que cette énigme le toucherait profondément sans réveiller les jalousies du temps passé, l'ingénieuse femme accentua tant qu'elle put cette expression de secret et d'angoisse.

De graves mouvements de perplexité se firent alors chez Musset ; le héros de la Confession parle d'un vif débat élevé entre son esprit et sa conscience. Le morceau pourrait s'appeler un dialogue de la pensée critique et de la foi du charbonnier :

« Si je perdais Brigitte ? disait l'esprit.

— Elle part avec toi, disait la conscience.

— Si elle me trompait ?

— Comment te tromperait-elle, elle qui avait fait son testament, où elle recommandait de prier pour toi ?

— Si Smith l'aimait ?

— Fou, que t'importe, puisque tu sais que c'est toi qu'elle aime ?

— Si elle m'aime, pourquoi est-elle triste ?

— C'est son secret, respecte-le. »

Ce n'est pas un caprice ni une prévention qui nous a fait invoquer comme de purs fragments d'autobiographie certains mots de la Confession. Si l'appareil des preuves devait être ici mentionné, il serait aisé d'invoquer, presque à toute ligne, la correspondance des deux amants. La naïve réponse « C'est son secret » est historique, et George l'a faite à Alfred, comme l'établissent ces phrases d'une lettre écrite à Paris, l'hiver suivant, par Musset : « Ô mon enfant, dit-il à George, souviens-toi de ce triste soir à Venise où tu m'as dit que tu avais un secret. C'est à un jaloux stupide que tu croyais parler. Non, non, George, c'est à un ami 10. »

Il est admirable que, dans le débat de la Confession, George ait changé son nom contre celui de Conscience.

Si les demandes de l'Esprit portent sur des objets très nets, les réponses de la Conscience sont vagues. Ces dernières insinuent toutefois dans les réflexions de Musset une faible lumière : « Pourquoi, quand cet homme la regarde, semble-t-elle craindre de rencontrer ses yeux ? Pourquoi, quand elle le regarde, cet homme pâlit-il tout à coup ?  » Quelques semaines plus tôt, il eût distingué à ces signes un jeu concerté, clair aveu de cœurs criminels. Cette idée raisonnable ne pouvait plus tenir en lui. Il se félicitait d'avoir laissé le mal du doute. Il s'enorgueillissait de ce que la souffrance acceptée avec foi lui eût ouvert la vue profonde de lui-même et du monde entier.

Tout ce qu'il put d'abord fut donc de ne rien se répondre et de se contenter de poser des questions, suivies de répliques en l'air : « Parce qu'elle est jeune, et parce qu'il est jeune. » « Parce qu'il est homme et qu'elle est belle. » Ou : « Ne demande pas ce qu'il faut que tu ignores. » Si la voix de la curiosité insistait (« Pourquoi faut-il que tu ignores ces choses ? ») il trouvait un bon argument : « Parce que tu es misérable et fragile, et que tout mystère est de Dieu.  »

Le tour religieux de cet acte de résignation aux ténèbres indique bien que le poète se jugeait à proximité d'un arcane prêt à se rompre et qu'il présumait d'un agrément assez médiocre pour lui. En effet, l'amoureux redoublant d'attention pieuse, sa scrupuleuse surveillance redoubla. Le triple tête-à-tête se chargea d'une électricité plus lourde, et la mélancolie devint plus significative : les attitudes de madame Sand redoublèrent d'expression, l'expression, d'éloquence ; le pire aveugle eût vu. C'est pourquoi la vérité creva les nuées.

Alfred s'écria donc avec un comique très pur :

« Les malheureux souffrent : ils s'aiment ! »

Ces mots sont dans la Confession. Ils commandent et décident le dénouement. Car le poète s'immola comme devait le faire le héros de la Confession. « Lorsque j'ai vu ce brave Pagello, dit-il dans une lettre utilisée plus tard dans son livre, j'y ai reconnu la bonne partie de moi-même, mais pure, mais exemptée des souillures irréparables qui l'ont empoisonnée en moi. C'est pourquoi j'ai compris qu'il fallait partir. » Il écrivit à George un billet d'adieu dans lequel se trouvent ces mots : « J'ai senti que j'avais mérité de te perdre et que rien n'est trop dur pour moi ! »

IV

Il n'avait presque pas hésité dans le sacrifice. Il trouva naturel d'unir ces deux amants héroïques dont la pudeur, et les combats, et le silence l'enivraient d'une admiration qu'il ne contenait plus. Le désir de les égaler s'était emparé de son cœur. Il écrivait plus tard : « S'il y a quelque chose de bon en moi, si jamais je fais quelque chose de grand, de mes mains ou de ma plume, dis-toi que tu sais d'où cela vient. Oui, George, il y a quelque chose en moi qui vaut mieux que je ne pensais. »

Dans une lettre de l'été suivant, datée encore de Venise, George rend à Alfred ces guirlandes de l'héroïsme :

« Tu as bien raison de te dire que mon bonheur a pris sa source dans tes larmes, non pas dans celles de ton désespoir et de ta souffrance, mais dans celles de ton enthousiasme et de ton sacrifice. Tu aimeras peut-être mieux par la suite, tu auras peut-être un caractère plus égal et plus heureux, mais tu ne seras jamais plus grand que tu ne l'as été dans ces tristes jours. N'en déteste pas la mémoire et, quand l'ennui de la solitude te prend, rappelle-toi que tu m'as laissé un souvenir plus cher et plus précieux que tous les plaisirs de la possession. » Il devait mettre en vers cette sentence et l'ennoblir jusqu'à la pure poésie :

Un souvenir heureux est peut-être sur terre
Plus vrai que le bonheur 11.

Toujours par une lettre de madame Sand, qui n'est pas récusable ici, nous avons un tableau rapide de la scène des fiançailles de George et de Pagello, bénies par Alfred de Musset. On nous en a donné le texte complet en 1896. Après une querelle que lui avait faite Alfred à Paris, George écrit : « Adieu donc le beau poème de notre amitié sainte et de ce lien idéal qui s'était formé entre nous trois, lorsque tu lui arrachas à Venise l'aveu de son amour pour moi et qu'il te jura de me rendre heureuse. Ah ! cette nuit d'enthousiasme où malgré nous tu joignis nos mains, en nous disant : — Vous vous aimez et vous m'aimez pourtant, vous m'avez sauvé âme et corps ! » Elle ajoute cette plainte, incroyable après tout ce que nous savons : « Tout cela était donc un roman ? Oui, rien qu'un rêve, et moi seule, imbécile enfant que je suis, j'y marchais de confiance et de bonne foi… »

Le Journal de Pagello, la Déclaration de George, cent autres traits épars dans la correspondance seront excellents à relire après ces dernières paroles. Mais celles-ci nous laissent voir que la grande artiste ne feignit pas une résistance trop vive, le jour où le poète eut proposé de s'immoler. Le malgré nous doit être réduit de proportions. Sans doute, fallait-il que cette scène d'acceptation fût bien menée ; mais l'offre précieuse d'Alfred pouvait être unique ; savait-on si elle se renouvellerait ?

Celui devant qui se jouait l'acte final ne songeait qu'à se pénétrer de la gravité du rôle consécrateur. Il donna sa bénédiction aux amants avec l'ampleur, la majesté, la solennité liturgiques. Il a conté, en la transposant à peine, tout l'essentiel de cette « nuit d'enthousiasme » dans le dernier chapitre de la Confession. Une dernière fois, Octave se met à table auprès de Brigitte. Ayant rompu le pain, il la conduit chez un joaillier, choisit deux bagues pareilles, et, les anneaux bien échangés, le jeune homme et la jeune femme se séparent après s'être serré la main : Brigitte rejoint Smith ; Octave monte en chaise de poste en remerciant Dieu « d'avoir permis que, de trois êtres qui avaient souffert par sa faute, il ne restât qu'un malheureux ».

Musset aurait quitté Venise à peu près de même façon si les soins de convalescence ne l'eussent empêché d'égaler la promptitude de son Octave. Il passa deux ou trois jours de trop sur la lagune. Après les accordailles peut-être eut-il sujet de voir, non sans une pointe de mélancolie ironique, que l'on observait assez mal les délais d'usage. Le bonheur légitime ressemblait trop aux apparences de l'amour scélérat qu'il avait d'abord soupçonné. Il leur donna à redouter, jusqu'au dernier moment, un brusque retour. L'incertitude est bien sensible dans le dénouement de la Confession d'un enfant du siècle, et l'œil de lynx de Sainte-Beuve avait déjà discerné le peu de solidité des suprêmes résolutions du héros : « Qui nous répond, dit-il, que, l'autre lendemain, tout ne sera pas bouleversé encore, qu'Octave ne prendra pas des chevaux pour courir après les deux amants fiancés par lui ?… »

Rien de tel n'arriva. Pagello déclara qu'il était médecin, et fit sonner très haut le devoir de sa profession. Il avait, d'ailleurs, bien raison. Le séjour de Venise ne valait plus rien au poète. Musset se mit en route le 28 mars 1834, selon les uns : selon d'autres, le 29. On a dit le 31 ou même le 1er avril. Une lettre de George, datée du 30 mars, témoigne que, la veille au moins de ce jour-là, la séparation était faite.

Alfred passa les Alpes « le cœur plein d'un triste et doux mystère », un peu foudroyé, mais serein, un peu distrait aussi de ses autres misères par le délabrement physique. Un enthousiasme le soutenait. Quelques jours après son départ de Venise, madame Sand recevait de Genève la lettre où se trouvent ces mots :

Quand tu passeras le Simplon, pense à moi, George. C'était la première fois que les spectacles éternels des Alpes se levaient devant moi dans leur force et leur calme. J'étais seul dans le cabriolet et, je ne sais comment rendre ce que j'ai éprouvé, il me semblait que ces géants me parlaient de toutes les grandeurs sorties de Dieu : « Je ne suis qu'un enfant, me suis-je écrié, mais j'ai deux grands amis, et ils sont heureux. »

Le pauvre fugitif s'applaudissait de leur bonheur comme d'un gage assuré de sa rédemption. Toute cette lettre respire un certain calme, celui dont il était capable, et beaucoup de résignation, bien mêlée d'ahurissement : « De quel rêve je me réveille ! disait-il. Pauvre George, pauvre chère enfant ! Tu t'es crue ma maîtresse, tu n'étais que ma mère. J'emporte avec moi deux étranges compagnons, une tristesse et une joie sans fin. » La tristesse de sa déchéance, sans doute ; la joie de son immolation.

Vingt ans plus tard, évoquant la même heure de sa vie dans le plus incohérent de tous ses poèmes, il donne encore l'idée confuse de ce mélange :

Ôte-moi, mémoire importune,
Ôte-moi ces yeux que je vois toujours.

Pourquoi dans leur beauté suprême,
Pourquoi les ai-je vus briller ?
Tu ne veux pas que je les aime,
Toi qui me défends d'oublier. 12

Quant à madame Sand, très peu de jours après leur séparation, elle écrivit à un ami qu'elle ne regrettait pas d'avoir aimé cet homme, ayant contribué à le rendre meilleur. Avec elle (je serre à peine le sens du texte), « il était devenu bon, affectueux et loyal de jour en jour. » On vient de voir par quelle savante méthode elle avait obtenu, en temps si court, de si notables progrès. Lui, cheminait brisé, mais en s'applaudissant d'avoir confié sa maîtresse à un homme dont le cœur était digne d'elle. « Dis-lui combien je l'aime, écrivait-il toujours, et je ne puis retenir mes larmes en pensant à lui. »

« Brave jeune homme ! » ajoutait-il. Alfred de Musset ne se doutait pas que le brave jeune homme fût si proche de lui.

Il rentra chez sa mère, perdant ses cheveux à poignées.

Charles Maurras
  1. Œuvre dramatique d'Alfred de Musset, en 1835. (n. d. é.) [Retour]

  2. D'après M. Léon Séché (Alfred de Musset, tome I) ce trait de clarté n'aurait été donné qu'à Paris. Tattet aurait tout appris « de la bouche même de Pagello » il l'aurait répété à Alfred afin de l'empêcher de se battre avec Planche pour madame Sand. Ce point est confirmé par une note de Buloz au dos d'une lettre de George Sand. (François Buloz et ses amis, p. 436.) Voir appendice second, IV des Amants de Venise. [Retour]

  3. On verra une autre version du même épisode à l'appendice second, IV. [Retour]

  4. Il a certainement voulu tuer George à Paris, l'hiver suivant. [Retour]

  5. À la première période de la maladie, dans la première lettre écrite à Pagello, elle avoue déjà craindre pour « sa raison plus que pour sa vie ». [Retour]

  6. Trente ans plus tard, dans la lettre qu'elle écrivit à Sainte-Beuve pour justifier Elle et Lui, Mme Sand rafraîchit cette bonne thèse : « Il était déjà mort quand Elle l'avait connu ! Il avait retrouvé avec elle un souffle, une convulsion dernière. » [Retour]

  7. La Coupe et les Lèvres, IV, 1. [Retour]

  8. Voir Le Doute et ses victimes, par Mgr Baunard. [Retour]

  9. Elle écrivait un jour à Pagello : « Je crois que le parti que j'avais pris aujourd'hui était le meilleur. Alfred aurait beaucoup pleuré, beaucoup souffert dans le premier moment, et puis il se serait calmé… » Mais elle écrivit plus tard à Musset, pour lui rappeler que c'était lui qui avait découvert l'amour de Pagello et marié son médecin à sa maîtresse. [Retour]

  10. « C'était mon secret », dit aussi George dans une lettre de l'hiver 1834–1835. [Retour]

  11. Souvenir, 1840. [Retour]

  12. Souvenir des Alpes, 1852. (n. d. é.) [Retour]

Ce texte a paru en 1902, nous reproduisons l'édition de 1926.

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