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La Démocratie religieuse
deuxième partie

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La Politique religieuse

M. Charles Benoist :
« De vous à moi, il n'y a pas tant de différence… »

M. Raymond Poincaré :
« Il y a toute la question religieuse ! »

À MON AMI
LUCIEN MOREAU
MEMBRE DES COMITÉS DIRECTEURS
DE L'ACTION FRANÇAISE

Préface

La politique religieuse exposée ici me semble offrir trois avantages.

En prenant une vue aussi exacte que possible de l'unité catholique, elle tient compte de la division des consciences françaises.

Elle tend à rallier toutes ces consciences, catholiques ou non, pourvu qu'elle veuillent maintenir la patrie.

Elle rallie les catholiques, non seulement sans leur demander l'atténuation d'aucune sévérité dogmatique ni morale, mais à proportion qu'ils se montrent plus fidèles à l'unité du dogme romain.

Ces avantages ne sont pas proposés simplement par des hommes de foi que le zèle soutient, mais aussi par des incroyants, que l'on cite parfois comme des ennemis de la religion.

Croyants et non croyants, ceux qui proposent cette politique de grande paix sont aussi réputés de furieux diviseurs.

Il ne faut juger de personne ni de rien d'après une opinion courante. Voici, un livre qui résume nos idées et nos actes, l'historique d'un mouvement et l'exposé d'une doctrine. J'ai dû laisser, dans la mesure du possible, à ce recueil de documents la nuance de l'heure et la couleur des temps. Il faut nous juger là-dessus.

Mais certaines considérations préliminaires s'imposent.

I
Pour Ariste et pour Caliban

Je tiens à m'excuser auprès des catholiques royalistes, et des catholiques tout court, d'avoir abordé ce sujet.

Les rapports de l'Église et de l'État doivent se régler entre la hiérarchie des fidèles et le souverain. Je ne me crois pas le souverain et je ne suis pas un fidèle. Le catholique royaliste qui se demandera ce que je viens faire chez lui comprendra que la faute en est à notre siècle qui s'est mis à l'envers. Si le siècle était à l'endroit, ce n'est pas de la politique religieuse que j'écrirais. Il n'y aurait pas lieu d'en écrire. Mes idées, mes efforts constants, ces pages mêmes sont le signe de mon regret.

Par exemple, les catholiques opposés aux royalistes, les catholiques démocrates, libéraux et républicains, feront bien de ne prendre aucune part d'excuses qui ne sont pas pour eux. Ils allégueront en vain mon incompétence. Et la leur ?

De par leur loi, de par leurs Constitutions, ils ont perdu le droit de m'interdire de parler sur aucun sujet. Celui-ci est à eux sans doute, mais comme à tout le monde : res nullius. Ne m'ont-ils pas redit qu'en ma qualité d'électeur, j'étais le souverain ?

En ma qualité de souverain, le même souci qui exige que je surveille ma politique extérieure, ma politique intérieure, ma politique militaire, ma politique sociale et ma politique fiscale me presse de surveiller ma politique religieuse. La qualité de roi m'ouvre toutes les portes et défend qu'on m'en ferme aucune. Elle autorise l'indiscrétion et elle l'impose : si même je tardais à publier ces feuilles, le personnel de la démocratie et du libéralisme aurait peut-être le devoir de venir faire émeute sous ma fenêtre pour me les réclamer avec des piques et des torches, et des clameurs, à peine plus confuses que son esprit. Ses théoriciens rêvent de vote obligatoire : serait-il moins obligatoire d'opiner que de voter, en démocratie ?

L'initiateur de la démocratie athénienne édicta des peines sévères contre les mauvais citoyens qui négligeaient de se faire inscrire au contrôle d'une faction. Je règne, donc j'opine, et j'opine en Romain : plaise à nos démocrates et à nos libéraux de recevoir ce petit livre avec le respect qu'ils lui doivent, en tout cas, sans étonnement. Leurs principes provoquant les premiers venus à des actes de politique religieuse, en voilà un. C'est, s'il leur plaît, mon Concordat.

— Mais vous êtes païen…

— Quand je serais Guèbre ou Parsi, en serais-je moins souverain ?

— Mais vous vous mêlez de nos questions de théologie…

— Je ne fais jamais de théologie. Mais, quand vos amis les libéraux-radicaux et vos protestants démocrates accusent la politique théologique de l'Église de conspirer contre l'État, je montre qu'elle est au contraire sa bienfaitrice. Et c'est mon droit de citoyen. Et c'est mon devoir d'honnête homme ou de bon Français.

En commençant par faire mon excuse à Ariste, je devais refuser ces politesses à Caliban 1. Traitement inégal, mais juste.

II
Usage d'un droit de réponse

Il a suffi qu'un petit nombre de catholiques royalistes fussent choqués de l'intervention d'un profane pour m'imposer le devoir strict d'hésiter et puis de réfléchir mûrement avant d'entreprendre cette publication, quelque faveur qu'eussent obtenue mes études aux yeux du très grand nombre des royalistes catholiques, dont plusieurs déclaraient y reconnaître une apologétique du dehors.

La petite satisfaction qu'y trouvaient ces derniers ne pouvant compenser le grave scandale des autres, il ne m'était guère permis de passer outre. La réserve à laquelle je m'étais appliqué n'allait pas sans ennuis quand elle me privait de commenter les belles études politiques et sociales de Mgr Delassus, de M. l'abbé Emmanuel Barbier, du R. P. dom Besse ou de notre éminent et vénérable ami, le P. de Pascal.

Pourtant la patience échappe. Car les provocations se sont multipliées. Je ne saurais certes donner ce nom au volumineux et trop bienveillant examen que M. l'abbé Pedro Descoqs m'a fait le grand honneur de consacrera mes écrits 2 : la philosophie de ce grave critique est sacerdotale avant tout, notre point de vue politique est à peine abordé chez lui. Mais j'ai été en proie à des nuées de commentateurs hostiles, d'insulteurs délirants, les Fidao 3, les Pierre 4, les Lugan 5, les Laberthonnière 6. Les passions démocratiques et le désordre incroyable de leur pensée ont pu leur enlever parfois jusqu'à la conscience du mensonge, de l'injure et de l'injustice. Mais quand, matin et soir, la politique de la démocratie nous assiège du cri discordant des partis, l'homme de paix qu'on pousse à bout n'a plus qu'une ressource, prendre parti contre elle et lui dire pourquoi.

Ceux qui ont lu Le Dilemme de Marc Sangnier, L'Enquête sur la monarchie, et l'ensemble de nos études politiques, savent qu'elles n'ont jamais eu d'autre objet que de réunir les membres séparés de la nation française. Sur quelle aire trouver la possibilité d'un accord, tout au moins provisoire, entre concitoyens ? Telle est ma recherche essentielle : tel est le souci qui nous a politiquement ralliés à l'Église de Rome et au Roi de France.

III
Composition de ce recueil

Les deux premières parties de ce recueil, Affinités politiques et religieuses, la La Démocratie dans l'Église, se recommandent par l'exemplaire sérénité.

Certaines duretés des pages polémiques se justifieront peu à peu. Si j'ai fait expier leurs grands airs à quelques seigneurs de l'Académie et du monde, cela leur apprendra que les mauvaises causes gagnent à être soutenues avec modestie. Comme on n'écrase pas les vérités sous l'impertinence, celles-ci auraient pu se contenter de se redresser. Mais c'est un fait qu'elles ont mordu. Les coups de dent n'auront pas été inutiles en un temps où les idées justes ont besoin de porte-respect.

Et puis notre indigne adversaire fait ce qu'il peut pour mettre la bile en mouvement. Bilem movet, dit amèrement l'Encyclique 7. Parfois aussi, dans la troisième partie du recueil, Défense politique d'intérêts religieux, notre sang fait entendre de violentes rumeurs. Mais c'est que l'agression brutale réveille d'antiques raisons de couvrir de nos corps l'Église romaine et la France. La pensée trop rapide précipite la voix et enfle le ton. Je le regretterais si le feu de cette colère n'était pris à l'autel d'une vérité éclatante. L'ardeur de certaines protestations écrites sous le coup d'événements abominables pouvait faire hésiter à les réimprimer ; elles datent un peu. À la réflexion, il a paru que la justice, l'antiquité et la noblesse de la cause ainsi soutenue aideront à surmonter l'épreuve du temps.

IV
La bonté de la force heureuse

Presque toute cette troisième partie se réfère à une année véritablement critique, celle où commença ce que l'on peut appeler l'ère des vérifications : 1906.

De grandes destructions avaient eu lieu auparavant, mais elles étaient fort confuses. En 1906, on a pu distinguer le lien des causes et des effets et en suivre, à l'œil nu, la génération.

Donc, en 1906 (notre ministre des Affaires étrangères étant tombé sur l'injonction de l'Empereur allemand), notre diplomatie, brouillée avec Rome depuis deux ans, est traînée à Algésiras ; le Concordat vient d'être aboli ; la Séparation déclarée, on commence les inventaires, les élections vont avoir lieu, et, quand leur résultat aura donné toute sécurité au pouvoir, le traître Dreyfus bénéficiera d'une réhabilitation frauduleuse due à la forfaiture des plus hauts juges du pays stylés et subornés par le Gouvernement. Un mouvement d'esprits et de forces date de là.

Ceux qui tiennent l'affaire Dreyfus pour un épisode sans importance ne seront pas plus contents de mon nouveau livre que de ses aînés. Pourtant, ils y verraient plusieurs raisons nouvelles de comprendre que cette grande Affaire a bien été l'âme et, pour ainsi dire, le démon de notre vie publique depuis quinze ans. Tout-puissant sur notre politique extérieure et intérieure, ce démon corrupteur et rénovateur n'aura pas touché moins profondément le monde des esprits. M. Daniel Halévy, qui fit sa partie dans l'émeute dreyfusienne, avoue qu'elle a tendu à détruire la société française. Elle visait aussi l'intelligence européenne. Notre groupe d'Action française s'est formé avec les débris de ce que l'affaire Dreyfus avait détruit de toute part.

Un catholique impartial, M. Ageorges, tient aujourd'hui l'Action française pour le seul groupe d'opposition vraiment puissant. Il l'appelle aussi le point d'arrivée de toute une génération. Mais, en 1906, bien qu'âgée de huit ans, elle n'était encore qu'une sorte d'école militaire, et ses actes d'application pratique débutaient à peine à l'extérieur ; beaucoup la prenaient pour une simple académie d'intellectuels. Ce n'est donc pas à elle que l'on peut faire honneur des brillantes échauffourées qui marquèrent les premiers mois de 1906. L'honneur en revient à la puissance propre du catholicisme français. Seulement, nos amis s'y couvrirent de gloire, et au premier rang 8.

Nos amis furent également les premiers ou les seuls à sentir et à recueillir la leçon de ce mémorable conflit religieux. La fermeté du Siège romain et le courage des catholiques avaient fait reculer l'agresseur. Un ministère en avait été renversé. Le chef du nouveau cabinet, qui pourtant n'était autre que le destructeur Clemenceau, déclara, dès son avènement, qu'il ne se souciait pas d'une guerre civile pour quelques chandeliers d'autel. Mais peu de temps après on eut la bonhomie de laisser s'accomplir par la douceur ce qui avait été rendu impossible à la violence. Ainsi l'heureux exemple de l'utilité et de la bonté de la force ne porta aucune leçon immédiate. Elle ne fut pas perdue néanmoins. On s'en est heureusement souvenu trois ans plus tard, sur un terrain extérieur à la politique religieuse, mais tout à fait limitrophe : un gros bataillon d'opposants, presque tous royalistes et menés cette fois par l'Action française, sut punir l'insulteur de Jeanne d'Arc, le siffler, le gifler, jusque dans la Sorbonne, enfin l'en expulser, et contraindre, au bout de cinq mois, les successeurs immédiats de Clemenceau à proposer la détente et l'apaisement, après avoir rendu la liberté à nos prisonniers. 9

Cet avantage d'escarmouche aurait pu assurer la victoire définitive. Il n'y fallait qu'un peu d'énergie, de concert et de réflexion. Mais on ne doit jamais demander ces vertus au vieux monde conservateur, qui fut toujours le quartier général d'une inintelligence politique invincible : entendant prononcer le magique mot de détente, les conservateurs libéraux eurent la sottise de prendre au pied de la lettre ces propositions de paix ministérielle, ils se ruèrent en foule à la duperie. La vérité oblige à dire qu'ils furent bernés cette fois comme il ne leur était jamais arrivé de l'être. La situation contenait tous les avis et les enseignements nécessaires : n'y ayant pas pris garde, leur châtiment devait être monumental.

En 1909, comme en 1906, au lendemain de la campagne Dreyfus-Thalamas comme au lendemain des inventaires, une période électorale allait s'ouvrir. Le Gouvernement ne pouvait admettre que les élections se fissent dans une atmosphère d'hostilité qu'il sentait dangereuse : si l'opposition libérale avait été moins simple d'esprit, elle eût compris que ce qui était danger pour lui était bénéfice pour elle. Elle aima mieux se hâter de renier et de trahir les éléments hardis et heureux qu'elle jalousait, mais dont la vaillance et l'intelligence avaient seules arraché à l'ennemi commun les concessions inespérées. Au lieu de s'allier à d'heureux compagnons de lutte, qui étaient ses bienfaiteurs, l'opposition libérale sauta au cou de l'ennemi.

Résultat désastreux mais juste : elle fut battue avec honte au scrutin qu'elle avait si honteusement préparé.

Justice mal comprise encore. La niaiserie de cette opposition est si pure, elle est si bien abandonnée aux intrigues des fourbes et à la prudence des sots, qu'elle n'a pas encore démêlé le jeu des manœuvriers qui se sont moqués d'elle. Aveuglée par une poignée de journalistes et de rhéteurs intéressés, elle n'a même pas perçu ce que le ministre Briand lui a confessé en termes exprès sans réussir à émouvoir son attention. L'éducation politique des conservateurs libéraux aura fait un grand pas quand ils auront saisi le sens des célèbres paroles par lesquelles, le 11 octobre 1910, quatre mois après l'écrasement électoral des catholiques, Aristide Briand avoua, en plein banquet Mascuraud, que ses propos de désarmement, l'année précédente, lui avaient été imposés par notre offensive de l'hiver :

Par suite de circonstances fâcheuses (on n'est pas le maître des événements, même quand on a le pouvoir), indépendantes de la volonté des membres du gouvernement d'alors, des difficultés graves avaient surgi dans le sein du pays ; le pays avait les nerfs tendus ; une campagne ardente de discrédit se faisait contre le régime parlementaire, contre les institutions républicaines. Et il faut bien convenir que l'opinion, mécontente pour des raisons injustes, si vous voulez, mais mécontente, ne faisait pas une atmosphère d'hostilité suffisante à cette agression contre la République. On voyait chaque jour les rues, les prétoires de justice envahis par des bandes désireuses de violences et de désordres ; on voyait des statues de républicains intègres et dignes de notre vénération, maculées, insultées ; on sentait que la bataille électorale allait se passer dans cette atmosphère d'hostilité ; les travailleurs s'écartaient du parti républicain ; le fossé semblait devoir se creuser entre les républicains et eux, si profond qu'il semblait impossible à combler.

Alors, j'ai considéré que le premier devoir du gouvernement nouveau, c'était de lancer au pays des paroles de concorde…

Pour qui sait lire, ces aveux signifient qu'en politique religieuse, comme en politique tout court, l'avantage demeure à qui a su montrer sa force. Non seulement qui la possède doit la garder, mais les camarades de ceux qui la détiennent manquent à leur devoir, se trahissent eux-mêmes, ainsi que leur fortune, quand ils travaillent contre des frères mieux armés, plus lucides et plus heureux.

Les négociations dénuées d'appui militaire ne mènent qu'aux revers. Cela est vrai en politique internationale et cela n'est pas faux dans la lutte des idées à l'intérieur d'un pays. Tous ceux qui ont avantage à brouiller les cartes essayent bien de dire ou d'insinuer le contraire. Mais ils n'insultent à la force que par secret dépit ou regret envieux.

Va-t-on les laisser faire et, comme en 1909, perdre tous les fruits de l'action ?

V
Vers la réunion des Français : un obstacle levé

Assurément la force ne mènerait pas loin si elle ne tendait à l'établissement d'un ordre de choses satisfaisant pour la commodité et la dignité de chacun. Mais, dans la politique religieuse exposée et pratiquée ici, autant la méthode est guerrière, autant la doctrine, en elle-même fort paisible, se recommande par sa vertu pacificatrice.

J'appelle paix ce qui restreint la zone des discussions irritantes et ce qui achemine, sous un rapport ou sous un autre, à quelque unité.

Rendons-nous compte qu'il ne s'agit pas seulement de faire acte de bonne volonté théorique et d'accepter à la légère une formule de l'union. Songeons, avant tout, au réel. Il faut, dès lors, chercher un genre d'union conforme aux conditions matérielles, aux possibilités de la vie publique et privée. On veut d'une union efficace, et non pas d'une union stérile. On veut d'une union qui produise des résultats. On se tromperait de beaucoup si l'on croyait que le premier cri d'union venu peut comporter un état de concert actif et vivant. Unissons-nous, embrassons-nous, oublions discords et préférences. C'est vite dit, et tous ces mots-là sont fort bons, mais peuvent n'être que des mots. Les divergences politiques signifient parfois autre chose que des préférences personnelles ou des volontés de partis. Elles peuvent exprimer et définir des nécessités objectives irréductibles, auxquelles l'homme ne peut rien. Si, d'une part, les Français ne sont pas résignés à sacrifier leur patrie, et si, d'autre part, la monarchie est, en fait, la condition de la durée de notre France, il n'y a pas de ralliement qui tienne, ni d'abnégation, ni de dévouement à l'Église : tout ce qu'on demandera aux Français d'abandon de leurs sentiments politiques, c'est-à-dire patriotiques, sera perdu aussi pour la lutte religieuse ; à suggérer trop de sacrifices, on aura obtenu l'épuisement et l'inertie. On aura réalisé ce type d'union qui consiste à juxtaposer des éléments refroidis, mornes, inactifs, sans rapports mutuels utiles, ou que leurs sourds conflits latents finissent par réduire à l'état de simples cristaux. L'union utile et désirable est celle qui permet, qui conseille et presse d'agir.

Les conditions en varient, certes, de circonstance à circonstance, de nation à nation. En France, les libéraux catholiques ont souvent regretté de ne pouvoir conclure des accords de tolérance mutuelle avec les protestants bien pensants et conservateurs, mais l'essai n'a jamais donné d'autre résultat que l'immobilité ou les convulsions destructives. Au contraire, en Allemagne, le Centre catholique a pu négocier assez utilement avec des luthériens orthodoxes. Là-bas, la communauté du sentiment chrétien peut servir de base à l'union. Ici, quand elle n'inspire pas les plus âpres rivalités, elle aboutit à des marchés de dupe pour les catholiques, comme cela s'est vu au Sillon, et mène à ces infiltrations protestantes analysées par le P. Fontaine. En France, la Réforme est toujours anarchique. Le protestantisme y proteste éternellement. Et aussi le déisme, et aussi la « libre pensée ». Ce sont les critiques et les censeurs du catholicisme et de la France. Quelle alliance, quelle entente conclure avec des microbes toujours virulents 10 ? Peut-être ne le sont-ils plus en Allemagne…

Ce n'est pas une raison de dire : — Combien ces Allemands sont beaux, combien ces Français sont vilains ! Les Allemands ont pu. Les Français n'ont pas pu. La nature d'une nation et surtout son histoire créent des facilités et des difficultés dont la politique doit tenir compte impassiblement et sans rien généraliser 11. Je touche à la politique religieuse de mon pays, non pour la mépriser ni pour l'humilier, mais pour induire les intéressés compétents à la régler au plus vite. La question est celle-ci :

— Comment réunir pour agir ?

J'apporte la contribution de l'expérience.

Si divisée d'esprit que soit la France du XXe siècle, elle ne l'est pas plus que ne l'était à ses commencements notre groupe d'Action française. Nous formions comme un microcosme, révélateur fidèle et raccourci exact de ce que serait notre peuple une fois purgé du parasite métèque et juif.

Comme on le verra, notre élaboration d'une politique religieuse a dû se poursuivre dans l'extrême dissentiment religieux. Ne pouvant nous accorder sur la religion, nous avons fini par nous entendre sur la politique à suivre en matière de religion. Différant sur le vrai, nous avons tendu à nous rencontrer sur l'utile : les divergences de spéculation subsistent, mais nous sommes tombés pratiquement d'accord sur la bonté du catholicisme tant à l'égard de la nation que de la civilisation et de l'humanité.

De cette entente préalable sont rapidement sortis des effets heureux : certains esprits touchés de passions anticléricales ont dépouillé ces préjugés, ils ont conçu la politique religieuse de la France comme un vivant hommage aux services et aux vertus de l'Église. Ce résultat d'expérience, fort désagréable à nos libéraux, leur a fait accuser l'Action française de surenchère. Nous ne les accusons pas de paresse ni de timidité. Qu'ils veuillent bien se rendre compte que nous suivons notre logique ainsi qu'ils ont suivi la leur. Ces Messieurs devaient se borner à promettre au clergé catholique une situation égale à celle des rabbins et des pasteurs du saint Évangile ; mais, de son côté, le nationalisme français avait le droit de reconnaître une dignité politique et morale unique à l'Église, puisque les services qu'elle a rendus à la France ne souffrent pas de comparaison.

De nombreux catholiques en sont devenus nos amis. Ils nous en ont même su un gré bien exagéré, car, parmi nous, le bon esprit agit plus que le bon vouloir. De ce que nous ne partagions pas la foi catholique, il n'en résultait pas du tout que nous dussions ni la persécuter ni lui manquer de justice ou de respect. Du moins, rien n'est plus clair pour les hommes du XXe siècle. Si le XIXe en a jugé autrement, s'il nourrissait une âpre haine du catholicisme, c'est qu'il avait l'unique religion de la Liberté. « Pas de liberté contre la Liberté 12 », disait-il à tout ce qui réclamait pour l'Église.

L'Église n'est pas libérale, c'est un fait. Elle en eut le dommage. Mais voici qu'elle a regagné tout ce que le libéralisme a perdu de contact et de liaison avec l'esprit de notre temps. C'est un autre fait historique : la superstition des idées de 1789 s'est évanouie. Hors d'un très petit monde fort restreint à gauche et à droite, les libéraux vivaces forment une race oubliée. Et même parmi ceux qui s'imaginent y croire encore, ces idées prennent figure de corps morts et de survivances. Nos contemporains, fussent-ils sillonnistes, auraient quelque peine à concevoir l'ancienne puissance du verbiage libéral. Mais, il n'y a pas plus de cinquante ans, en 1862, un homme aussi intelligent et aussi détaché qu'Adolphe Thiers, pouvait écrire sans plaisanter :

Napoléon n'avait que l'instruction qu'il est possible de recevoir dans une bonne école militaire, mais il était né au milieu des vérités de 1789, et ces vérités, qu'on peut méconnaître avant qu'elles fussent révélées, une fois connues deviennent la lumière à la lueur de laquelle on aperçoit toutes choses 13.

Ainsi, en 1862, les idées de la Révolution française faisaient office de soleil, elles donnaient encyclopédiquement la lumière, une lumière à la lueur de laquelle, le Napoléon de Thiers avait découvert le grand Tout.

Ce flambeau magique est éteint ; par la même occasion, on est débarrassé de sa fumée opaque et des guerres civiles qu'elle engendre depuis cent ans. Débarrassés de cette idée de Liberté, les esprits français n'en sont pas arrivés à se comprendre et à se réconcilier sur la philosophie et sur la religion, mais ils semblent aptes à le faire, et ils ne demandent pas mieux.

Examinons comment réaliser leur vœu dans des conditions d'avenir.

VI
Itinéraires personnels

Les volontés d'accord de la nation entière, vous en êtes vous-même un grand et très bon témoignage, Lucien Moreau, le plus ancien de mes amis de L'Action française, vous à qui je dédie ce livre et qui l'avez connu, comme la plupart de mes livres, bien avant qu'il ne fût écrit ; vous que Léon Daudet a appelé un jour notre grand rectificateur, et qui avez été pour moi bien davantage : tout ce que j'ai produit depuis quinze années sous vos yeux et avec votre aide n'aurait jamais été sans vous, ou aurait revêtu un caractère informe que je suis désormais incapable d'imaginer.

Presque tout ce que j'ai de confiance vient de la tranquillité que votre approbation m'apporte. Cependant, vous nous êtes venu de l'autre extrémité du pays. Bien que nos conversations, non plus que notre action commune, n'aient jamais souffert des différences profondes que votre origine radicale et mon origine conservatrice pouvaient établir entre nous, ces distances existent et elles ont été comblées. Double fait qui mérite que l'on y prenne garde quand on veut méditer sur les difficultés et les facilités de la réunion des Français.

Du point noir où vous étiez placé vers la dix-septième ou la dix-huitième année de votre âge, toutes les apparences devaient vous porter à concevoir l'action du clergé catholique comme une immense fourbe organisée pour conspirer successivement avec les puissants et avec les faibles pour les exploiter tour à tour. Un autel catholique pouvait et devait vous apparaître alternativement comme le perturbateur de l'État et le somnifère du peuple. Sans doute, une raison et un jugement exercés pouvaient aussi tirer des spectacles politiques passés ou contemporains des objections embarrassantes pour cette doctrine : l'État s'appelle assez fréquemment Henri VIII ; le peuple affiche parfois des goûts de septembriseur ; ni l'État ni le peuple n'apparaissent toujours à l'esprit réfléchi dans une majesté supérieure à toute censure. Calmer le peuple ou braver l'État ne pouvaient vous sembler nécessairement criminel. De plus, dès l'aurore de l'affaire Dreyfus, vous suiviez de fort près les manœuvres de deux ou trois clergés qui n'avaient rien de catholique, et cela proposait un élément nouveau à votre réflexion.

Toutefois, ni l'expérience ni la raison n'auraient suffi sans un grand point, plus général, qui m'apparaît avoir été le principe déterminant de votre pensée ; votre classe, la classe des Français détachés du catholicisme, n'est aucunement détachée du patriotisme. Et nous avions donc en commun, vous et moi, ce bon reste de la vieille unité profonde. C'est bien comme Français que, menacés par le nihilisme intellectuel et l'anarchisme théorique, vous avez fini par vous emparer et vous repaître avidement de ce que le XIXe siècle mourant nous léguait d'organisateur. Notre ami Jacques Bainville, dont la formation n'est pas sans quelques rapports avec la vôtre, dut beaucoup au Breton Renan pour la délivrance de son esprit ; je dois faire le même aveu quant à la formation du mien. Taine, Proudhon et Comte m'ont également bien servi à pénétrer la majesté et la puissance de l'édifice religieux où je ne priais plus. Et Maurice Barrés vivifia pour vous la première lecture d'Auguste Comte. Sans doute enfin que les extravagances morales de vos maîtres de la Sorbonne agirent sur vous à rebours.

Grâce aux maîtres empoisonneurs comme aux maîtres sauveurs, dans les deux cas grâce à la loyale vigueur de ce sang bon et pur que nous avons reçu de nos pères et de nos mères, le vivant exercice du nationalisme français se trouva en conflit presque continuel avec le résidu des passions anti-catholiques. Ce dernier préjugé se heurta donc à plus fort que lui. Voulant continuer à former un corps de nation, les idées que nous concevions dans ce dessein eurent l'énergie de dissoudre les composés antérieurs. La notion de la royauté historique vint achever la défaite du XIXe siècle au fond de nos cœurs.

VII
Bons effets d'une expérience

S'il pouvait arriver que les pages de ce recueil eussent la vertu d'amener un républicain catholique à la monarchie, je m'en réjouirais de grand cœur, mais je me féliciterais encore davantage qu'un anticlérical patriote en fût induit à examiner les frivoles raisons de son hostilité au catholicisme. Ces cas de conscience politique se sont déjà présentés. Ils ont toujours été dénoués de même manière, en faveur de l'Église.

L'expérience de l'Action française a montré qu'une prompte justice peut être faite de trois ou quatre préjugés qui ont beaucoup couru :

Ces avantages intellectuels, d'ordre très général, n'ont rien à voir avec les progrès de la foi ou de la pratique. Mais leur effet direct est d'établir, avec un respect profond, le sentiment du privilège catholique en terre française.

Est-ce trop ? Je réponds aux conservateurs timorés que le simple courant des idées du siècle aboutit de lui-même à suggérer ce sentiment.

Est-ce trop peu ? L'expérience est faite. Avant de le condamner comme insuffisant, il faut en connaître les fruits. Chez nous, à L'Action française, cette convention du respect de l'Église, une fois établie, aura suffi non seulement à rendre la vie en commun tolérable et facile entre des esprits très divers, mais encore à permettre et à susciter des actions décisives : ce fut entre des catholiques très fervents et des incroyants très respectueux du catholicisme que se combinèrent nos récentes campagnes contre Dreyfus, contre Bernstein 15, contre Thalamas 16 et pour Jeanne d'Arc (vous y avez été blessé en même temps que bien des ardents catholiques), et ces mouvements de foules, précédés ou suivis de mouvements d'idées, défient toute comparaison avec les résultats obtenus par d'autres groupements : ce n'est pas l'Action libérale 17, ce n'est pas le Sillon qui ont produit de tels effets, ni théoriques ni pratiques. Ce genre d'union offre donc le premier caractère de permettre la concorde en vue de l'action. L'action qu'elle suscite se caractérise à son tour par le succès. Il n'est pas absurde de calculer que le modus vivendi si heureusement pratiqué à l'Action française ne serait pas moins apte à pacifier le reste du pays. Ce qui s'est fait en petit parmi nous pendant quinze ans peut se refaire en grand dans l'État français pour des siècles. Ce qui a réussi tout seul au milieu des difficultés de trente batailles s'établira sans peine dans la libre atmosphère de paix matérielle procurée par cet État reconstitué.

VIII
L'ennemi commun

Où l'esprit libéral et révolutionnaire, obscurément hostile, sourdement méfiant, ne voyait qu'oppositions, ne relevait qu'antipathies, un esprit d'attention et de vénération se rend compte d'affinités qui conduisent à motiver, par conséquent à fortifier les unions. Le catholicisme et le patriotisme, le catholicisme et l'ordre français, le catholicisme et la pensée humaine, le catholicisme et la civilisation générale, loin de se repousser, s'attirent. Cet attrait naturel décidera l'esprit bien né à se mettre de cœur avec les Catholiques, pourvu qu'ils soient des catholiques véritables et de l'obédience de Rome, d'un « catholicisme intégral » 18. Les autres n'ont pas d'intérêt. Quand on se trouve uni à de vrais Catholiques, on est toujours certain d'avoir pour adversaires les ennemis directs de tout ce que chérit le meilleur de chacun de nous.

Mais, d'autre part, ces catholiques ne peuvent faire autrement que de découvrir, au premier rang des ennemis qui sont communs au catholicisme et à nous, les principes, les intérêts, les hommes qui composent le régime républicain. L'esprit de ce régime est pétri d'individualisme révolutionnaire ; son personnel est agité de grands intérêts religieux, qui sont tout à la fois anti-catholiques et extra-nationaux… Si la République est « devenue » « la guerre à l'Église  », selon le mot de M. Étienne Lamy, cela semble bien expliqué par ce qu'elle l'était d'abord dans son essence, à son état originel. Déjà, les Huguenots du XVIe siècle étaient des théoriciens de la République. Le devenir républicain se comprend par des directions générales de pensée et de volonté dépendant de causes profondes, ou bien il ne peut se comprendre.

Le simple bon sens le voit bien : — Quoi ! cet État républicain, qui est, qui fut toujours le plus incohérent du monde dans tous les domaines de la politique, aurait montré le plus magnifique esprit de suite à vider les couvents, à chasser les Congrégations, à fermer les écoles catholiques, à dépouiller le culte : et l'on ne rechercherait pas d'où lui vient ce point de constance monstrueuse, le caractère exceptionnel de cette invraisemblable continuité ! Nous répondre que la politique anticléricale n'est que la folie du moment (« trente-quatre ans sont si peu dans la vie d'un peuple »), et ajouter que cela finira bien par passer, ce n'est pas répondre du tout et ce n'est même pas comprendre. La question posée se rapporte justement au contraste de ces trente-quatre ans de laisser-aller général, de discontinuité profonde dans les autres domaines, avec ces trente-quatre ans de régularité exemplaire observée dans le domaine anticlérical. Trente-quatre ans, c'est beaucoup et c'est même tout pour un régime âgé de trente-quatre ans. On peut s'efforcer d'anesthésier la curiosité, on peut tenter de faire taire le besoin de savoir. Mais pour peu que s'éveillent ces envies dangereuses, leur premier murmure reprend : quoi, tout change sans cesse dans ce régime ! comment l'anticléricalisme est-il seul à n'y pas changer ?…

Vous n'arrêterez pas la question de savoir si l'anticléricalisme n'est pas lié à la République, à ce qui fait la chair et le sang de ses créatures et de ses fondateurs, à la structure de ses premiers éléments. Même il deviendra clair que la politique anticléricale ne passera qu'avec la République dès qu'on s'apercevra que la République a tiré son existence réelle et sa forte substance de sa zone protestante, maçonnique et juive 19, laquelle est naturellement en opposition historique, morale et sociale avec le Catholicisme.

Cette incompatibilité de l'Église et d'une République française date d'avant la Révolution, puisqu'elle était sensible dès les premières manifestations de l'esprit politique de la Réforme. Elle a été claire en 1789. L'éphémère rapprochement de 1848 ne peut faire illusion : ces accords, plus instables encore qu'ils n'étaient apparents, étaient ménagés par l'interposition d'un élément alors nouveau, le libéralisme, que professaient beaucoup de catholiques, mais dont le fondement judéo-protestant ne fait plus de doute aujourd'hui. Le libéralisme étant éliminé en droit du catholicisme contemporain depuis le Syllabus et le Concile du Vatican, l'anarchisme républicain ne peut même plus se tromper quant aux jugements essentiels que porte sur lui l'esprit catholique. Il ne peut plus que feindre de se laisser tromper en cas de besoin 20.

L'Église, qui est chez elle en France, y enseigne, comme en tout lieu, l'autorité, la hiérarchie, l'ordre et la paix. Au contraire, la République se présente chez nous traditionnellement comme une protestation et une critique faite au nom des idées les moins nationales, contre les autorités naturelles de la nation. L'antipathie de la République pour l'Église provient de la manière dont elle se pense et pense l'Église. Sous la République, instinctivement, le fidèle français se sent toujours menacé par une autorité temporelle qu'il estime d'ailleurs peu sûre pour sa patrie; catholique et autochtone, il se trouve deux fois porté à s'enquérir et à se couvrir d'une protection politique sérieuse : quand donc il pense par lui-même ou qu'il suit ses impressions vraies, il lui est difficile de ne pas désirer un autre Gouvernement. C'est ce qui l'achemine ou le ramène à la royauté.

IX
L'oligarchie républicaine

Oh ! sans doute, les choses pourraient se passer autrement, si elles étaient autres. Avec des idées républicaines qui ne seraient ni protestantes ni libérales, avec un personnel qui ne serait pas protestant, avec des intérêts qui ne seraient pas juifs, on pourrait faire une République bien différente… Dans la lune, peut-être. En France, ces idées républicaines et catholiques nul homme vivant ne les a ; ce personnel n'existe pas. Toutes les idées républicaines qui circulent chez les catholiques, de M. Piou à M. Imbart de la Tour 21 et à M. Marc Sangnier, sont de fabrique huguenote et, quant au nombre, les vrais catholiques libéraux tiendraient à l'aise dans une travée d'académie.

Rien n'est plus significatif que la superstitieuse vénération que prodigue ce petit monde au personnel opportuniste et progressiste dont les trois quarts pourtant, entre Aynard et Siegfried, confinent à Genève et à Jérusalem. Le goût très vif que marquent certains catholiques pour cette compagnie ne vient pas seulement du sentiment de la faiblesse de leur effectif ou de leur solitude, ni de cette illusion qu'en appuyant à gauche, ils auront davantage ce qu'ils appellent bonnement l'oreille du public, ces catholiques libéraux ont aussi un instinct très juste : ôtés ces Juifs et ces Protestants, ces Métèques et ces Maçons, ôtée leur clientèle, ôtée l'oligarchie étrangère ou demi- étrangère aujourd'hui maîtresse de tout, et la République actuelle se trouve décapitée de tous ses grands et petits chefs ; le personnel de la République s'évanouit ! Aynard est peu de chose sans Siegfried et Reinach ; mais Piou diminué d'Aynard n'est plus rien qu'une âme sans corps. La bonne République a besoin des pires républicains, juifs, protestants, maçons, métèques ; en les caressant, en s'alliant à eux ou à leurs alliés, la bonne République avoue son sentiment secret que l'oligarchie étrangère ou demi étrangère doit aussi demeurer son ossature, comme elle est déjà l'ossature de la République de Reinach 22 et de Steeg 23.

Encore si l'on pouvait penser que la mauvaise République aura toujours besoin du concours, des suffrages ou même de l'argent de ces républicains de droite ! Mais elle ne s'adresse jamais à ces Messieurs que dans les jours difficiles et quand il s'agit de la soustraire à un péril pressant. Une fois le pas franchi, serviteur ! Ceux qui ont tendu la main la retirent, ceux qui ont ouvert la porte la referment en ayant soin de rejeter les intrus au dehors. Les protestants de l'espèce des Spuller 24 et des Pressensé 25, qui avaient tant parlé de l'esprit nouveau en 1894, furent les plus prompts en 1898 à dénoncer le pacte, en criant que les catholiques anti-dreyfusards le rompaient.

Et ces cris n'étaient même pas soufflés par la mauvaise foi. En voyant des conservateurs adhérer à la République, ces vieux républicains avaient facilement prêté aux nouveaux venus leurs vieilles rêveries contre la patrie ou l'armée et sur le primat de l'individu : lorsque quatre ans plus tard, ils virent l'état d'esprit nationaliste et traditionnel, l'état d'esprit vieille France, de néo-républicains tels que M. de Mun, les Spuller ou les Pressensé purent se croire trahis. Leur scandale, parfois sincère, était ressenti et manifesté avec d'autant plus de vivacité et de force qu'il s'accordait avec l'intérêt. L'intérêt du vieux parti républicain en 1894, après Panama et l'Anarchisme, avait été de s'ouvrir et de s'étendre, mais, en 1898, à l'affaire Dreyfus, il était de se resserrer et de s'épurer.

Depuis, selon l'expression d'un publiciste libéral (Junius de L'Écho de Paris), qui voit le phénomène et ne l'explique pas, il arrive que les plus braves gens du monde, quand ils s'affirment et se croient bons républicains, s'entendent répondre par les membres du Vieux Parti : « Non, pas du tout, vous n'en êtes pas… » Et le ton même de la réclamation de Junius indique bien que les républicains de sa sorte ne sont pas des sectateurs bien farouches du gouvernement collectif ni du régime électif :

Vainement, ces exilés de l'intérieur s'interrogent, s'examinent. S'ils ne sont pas, peut-être, des républicains d'enthousiasme, ils sentent bien qu'ils sont des républicains de raison ou de résignation. S'ils ne le sont pas tous parce qu'ils sont convaincus que la République est toujours, quels que soient le temps et les hommes, le meilleur des gouvernements, ils le sont parce qu'il leur semble qu'en ce temps-ci et dans ce pays-ci, ils n'ont pas beaucoup de choix et que le meilleur des gouvernements est le gouvernement possible, un gouvernement. S'ils ne proclament pas la forme républicaine supérieure à toutes les autres, ils ne sauraient lui contester cette espèce de supériorité que la dernière des haridelles a, en définitive, sur la jument de Roland, d'être en vie lorsque l'autre est morte. 26

Ce sophisme du gouvernement existant peut échapper parfois à l'étourderie de quelques bons Français, inattentifs à cette vérité évidente que la bonne République, restant à établir, n'est pas plus en vie que la Monarchie. Mais un Français normal ne saurait pas plus jurer la haine des rois, qui ont fait la France, que la haine de l'Église, qui a civilisé la patrie. Un Français normal ne nourrit pas contre les rois les passions historiques, les rancunes héréditaires ou traditionnelles du Vieux Parti Républicain — juif, protestant, maçon, métèque. En ce sens, le ministre Chaumet a eu raison de dire, selon le mot de Gambetta, que c'était là question de « tripe » et « de tripe démocratique ». N'entendons point : tripe populaire ou populacière. On a tripe démocratique et, avec elle, les autres viscères, et le sang qui y circule, dûment prédisposés à la démocratie quand on n'a participé à l'histoire de France que depuis 1789, ou quand on s'en est séparé entre 1560 et 1685, ou quand on est arrivé de Francfort et de Hambourg depuis deux ou trois générations, sinon depuis deux ou trois lustres, ou encore quand on a été pris tout petit et conduit dans les Loges, et nourri là-dedans d'une ridicule mythologie. Ôtez donc les quatre nations campées en France, mais ennemies de la France, ôtez ces quatre États, qui peut donc s'intéresser profondément à la République, c'est-à-dire à l'absence de chef et à la division fatale de la patrie ?

Qui ? Je m'en vais le dire. Un très petit nombre d'aristocrates déclassés, une poignée de grands bourgeois, les uns et les autres pourris de luxe et d'arrogance, quelques clercs agités, à propos desquels je note, en historien, que la plupart d'entre eux ont été censurés pour erreurs doctrinales, un démagogue peu intelligent et médiocrement droit comme Marc Sangnier, quelques hommes publics dont l'amour-propre est engagé au ralliement… Le commun caractère de cette troupe infime semble de pouvoir être entraîné par tous les courants, et de l'avoir été, mais d'être organiquement incapable de gouverner, de diriger, d'orienter, je ne dirai pas l'esprit public, mais soi-même. Un seul groupe du monde nationaliste et conservateur fait preuve de passion réglée et lucide, de maîtrise de soi, d'énergie et de patience, — les qualités qui feraient vivre une République conservatrice et nationaliste — c'est le groupe de l'Action française, et il est royaliste, rendant ainsi un vivant témoignage indirect à cette très vieille vérité qu'il enseigne : d'oligarchie nationale capable de gouverner notre France, la bonne République n'en montre pas, et ce n'est pas sa faute, car il n'y en a pas.

X
Le gouvernement de la France

Une oligarchie nationale n'a jamais existé chez nous. Si la France a été gouvernée heureusement et brillamment par ses rois, elle ne l'a jamais été par une aristocratie de son sang. Albert Sorel disait que l'expression nationale de la vieille Angleterre est un parlement puissant, celui de la vieille France un grand roi. Les élites françaises, impuissantes à se mettre d'accord, se sont toujours cordialement chamaillées. Jamais, le temps qu'il faut pour fonder et faire vivre un régime, elles ne se sont soumises au sentiment d'un intérêt public unique et suivi. Je pourrais expliquer pourquoi. Dans cette exposition sommaire des dernières considérations de salut public et d'intérêt national qui rassemblent, poussent, resserrent les uns auprès des autres tous les véritables Français, mieux vaut ne pas entrer dans un détail d'explications trop particulières et m'en tenir à proposer aux intelligences lucides l'âpre fait de nos divisions. Ces divisions sont éternelles. Elles ont au moins deux mille ans, puisqu'elles datent bien de notre Celtil, propre père de Vercingétorix ! Après avoir livré la Gaule chevelue à César et la Gaule romaine aux barbares, nos divisions ont produit, au IXe siècle, l'anarchie féodale ; au XIIIe siècle et au XIVe, la guerre intérieure qui suivit la prison et la maladie de deux rois ; au XVIe le réveil d'anarchie féodale que l'anarchie religieuse avait provoqué; au XVIIe siècle, la réaction des deux Frondes et, depuis, cent vingt lourdes années d'invasion étrangère et de conflits intérieurs au terme desquels s'entrevoit la menace distincte d'un démembrement à la polonaise. On peut se récrier sans doute et décider que notre génération réussira en France ce que vingt siècles français ont manqué et ce que le dernier a manqué après eux tous : « Cette oligarchie naturelle, indispensable à toute République , trouvons-la, faisons-la, improvisons-la… » Se figure-t-on que ces choses obéissent au vœu d'une seule génération qui n'est même pas unanime ? Il fallut trois cents ans pour créer l'oligarchie judéo-protestante. On ne pourra l'abattre que des coups réguliers de la cognée des rois. Comment rêver de lui improviser un antagoniste ! Avec quoi ? Avec rien du tout !

Ce que peut faire une génération de Français, hommes éphémères que presse la nécessité, c'est de réunir et de ranger dans le meilleur ordre possible tout le disponible, tout le vivant et tout l'allant des énergies du temps, des idées du pays, pour mettre ces puissances au service d'une personne de chair et d'os, résultante et synthèse de dix siècles d'histoire : personnage royal qu'il n'y a pas à constituer, qui est tout formé, qui existe et qui règne déjà sur ses fidèles, de père en fils. Mais, à cet égard, l'heure presse. Il importe de comprendre rapidement ce qui a été vu et compris de tous les convertis de l'Action française. Tout instant que l'on perd est gagné par un ennemi qui ne tend qu'à dissocier ce que nous voulons réunir. Tant que le pays n'est pas gouverné, cet ennemi agit, il manœuvre, il détruit encore, on ne devrait pas l'oublier dans le feu de nos discussions.

XI
Systèmes de guerre civile : vers l'unité française

Sans parler de l'ennemi de l'extérieur, qui va profiter de notre état de désorganisation matérielle et morale, l'ennemi du dedans utilise contre les Français la forme du terrain sur lequel ils s'agitent, il met en œuvre la nature de notre sol, si varié, et notre passé, si complexe. Cet ennemi ne se contente pas d'exploiter les divergences des intérêts pour tourner nos sucriers contre nos vignerons ou nos propriétaires contre nos prolétaires. Les Nuées qui chauffent les têtes, les passions ennemies, les traditions contradictoires que roule le sang sont aussi appelées à nous démolir. L'histoire de la patrie peut la diviser au lieu de l'unir : Fustel de Coulanges admirait, il y a quarante ans, que, depuis un siècle, elle n'eût guère fait autre chose.

L'histoire officielle, une histoire de haine et de guerre civile, entre-heurte toujours les Français aux Français pour les tourner contre la France. Elle se sert des Albigeois et des Camisards, des Bagaudes et des Templiers, de la Saint-Barthélémy et des Dragonnades : ces incidents, ces accidents, ces antiques blessures vite cicatrisées par le bienfait des hommes et par la fortune du temps, on y insiste, on les avive, on y verse le flot acide et bouillonnant de nos divisions d'aujourd'hui, on s'efforce d'y retenir l'attention pour mieux rejeter dans l'oubli les âges de paix et d'union qui précédèrent et suivirent. Il n'est plus question de l'ensemble de notre passé, mais uniquement, selon la pénétrante expression de notre ami M. René de Marans, de nos « schismes 27 ». Académicien ou maître d'école, qu'il soit M. Lavisse ou M. Devinat, l'adversaire ne méprise rien de ce qui peut devenir instrument de la division de la France ; il le choisit aussi tranchant, aussi affilé que possible. Tout le spirituel du régime républicain s'acharne à faire fonctionner ce grand diviseur. Le patriotisme guerrier, tant exploité en certains cas, est complètement dédaigné aussitôt qu'il est présumé capable de faire oublier les précieuses séparations instituées par toute l'étendue de la question religieuse, comme dit M. Poincaré.

Épreuve : M. Poincaré lui-même, ministre national, ministre modéré, le jour même où il croyait devoir déclarer que « rien de durable ne s'édifie sur le mépris de la tradition » et que « c'est folie de vouloir rompre la chaîne entre le passé et l'avenir », le même jour 28 ce premier ministre esquivait le bicentenaire de la victoire de Denain, pour la raison trop clairement évidente que le grand soldat qui sauva la France à Denain avait eu le malheur de mener les dragons du Roi contre la rébellion de ces Camisards que la République canonise deux fois, comme hérétiques et comme insurgés. Contre-épreuve : un mauvais Français de la même race, ce Guiton qui fut maire de La Rochelle et allié de l'Angleterre contre l'unité nationale incarnée dans Louis XIII et dans Richelieu, a reçu, en 1911, les honneurs officiels refusés en 1912 à Villars. Même aubaine pour Coligny qui livra le Havre aux Anglais. Même malheur pour Guise qui leur reprit Calais. À la division, à la trahison, les honneurs de la vraie doctrine républicaine ! À l'unité, à la continuité, à l'accroissement national, les dédains ou les silences, les ignorances ou les calomnies de l'État ! Les vrais républicains des Charentes qui avaient souscrit à la statue de Guiton ont refusé de souscrire à celle de Richelieu. Sans doute il reste des républicains pour oser apporter leur obole au grand Cardinal. Mais protestent-ils contre le souvenir de Guiton ? Ils s'en gardent si bien qu'après avoir voté 10 000 francs pour Guiton, ils accordent à Richelieu un billet de cent francs. Dix mille pour cent, tel est le rapport de la passion républicaine à la passion patriotique. Je compte pour rien ces conservateurs gâteux à qui le nom de Richelieu a rappelé une « centralisation déplorable » et qui en ont voté avec les républicains ! Nos républicains modérés sont très modérément Français. Mais nous qui ne le sommes point, nous Français forcenés, qui ne pouvons pas assister sans frémir à ce démembrement mental et moral de la France, hésiterons-nous à mettre nos cœurs en travers ? Comment tarder à rassembler tout ce qui concorde et converge, groupe et unit, conserve et accroît ? Par la pensée d'abord et dans l'action ensuite, pouvons-nous laisser désunies et inopérantes les forces qui conspirent de l'Église et de la Patrie ?

Nos nationalistes, on les en avertit dans ce livre, seront tout à fait sages d'imiter Maurice Barrès quand il prête main-forte à nos catholiques. Mais, à leur tour, les catholiques seraient très fous de délaisser les nationalistes et les royalistes pour battre la campagne libérale et républicaine. Nos réalités concordantes sont plus fortes que les petites volontés ou les petits intérêts de séparation. Il n'est pas possible de faire entre catholiques et patriotes un partage équitable dans l'héritage de nos gloires et de nos grands hommes. Cela est indivis, et doit rester commun. Si le catholique se borne à sainte Geneviève, sainte Clotilde, saint Rémy, saint Éloi, saint Vincent de Paul, parce qu'il y trouve des personnages d'une hagiographie presque pure, s'il se condamne à négliger Adalbéron, Suger, Richelieu ou Fleury, suspects d'avoir été ou ministres d'État ou compères de rois, ce catholique-là s'appauvrit à plaisir. Il devra même s'appauvrir encore davantage : que fera-t-il de la moitié de Jeanne d'Arc — le sacre de Reims ? S'il lâche Louis XIV, défenseur trop zélé de l'unité catholique, comment se délivrera-t-il de cet infortuné Louis XVI, mort pour l'Église plus encore que pour la Patrie ? Si, au contraire, on laisse ensemble ce qui est tout uni, si l'on évoque le passé comme il passa et la vérité comme elle demeure, la personne et la majesté royales reparaîtront à chaque instant, et ce ne sera pas un si grand malheur, puisqu'on retrouvera composées autour de cette auguste magistrature, dans l'ordre naturel, toutes les forces de notre terre et de notre sang.

Le roi de France est le seul point auquel ces forces aient véritablement conspiré, et, sans lui, elles se débandent. Qui veut l'unité ? Qui veut l'ordre ? Qui aspire à reprendre notre mouvement national ? Ces effets, si on les désire, sont soumis à des conditions : ces fins imposent des moyens. Acceptons-les ou renonçons à former des desseins sans force et des vœux sans sincérité.

PREMIÈRE PARTIE
Affinités politiques et religieuses

On veut toujours combattre le mal à la place où il se montre, on ne s'inquiète nullement du point où il prend son origine, et d'où il exerce son action. C'est pourquoi il est si difficile de délibérer, surtout avec la multitude, qui juge très bien l'affaire de chaque jour, mais qui étend rarement ses vues au delà du lendemain.
Goethe.

Chapitre I
La libre pensée catholique

Fragment d'une étude sur le Congrès de la Libre Pensée 29, à Rome. — D'après La Gazette de France du 29 septembre 1904.

Il ne faut jamais être dupe des mots. Que peut-on bien entendre par celui de libre pensée ? De quoi espère-t-on libérer la pensée ? Ce n'est point d'elle-même, de ses lois qui reflètent les lois de l'univers. Une pensée libre de voir ou de ne pas voir, maîtresse de constater ou de ne pas constater ; une pensée qui pourrait ou qui voudrait se débarrasser des étreintes de l'ordre qui est établi de la terre au ciel et gravé au fond d'elle-même ; une pensée libre de la cohérence, de l'accord avec elle-même, ou affranchie de la rigueur importune du sens critique, ne serait plus une pensée, mais une volonté, un caprice ou une passion. Je ne pense bien que si je pense selon la mesure et dans les chaînes de la raison ; je ne pense d'ailleurs que si je pense bien ; je pense d'autant mieux que je me montre plus fièrement fidèle à la loi de toute pensée. Les plus naïfs, les plus fumeux des bons congressistes romains ne peuvent pas souhaiter (ni même rêver) d'échapper à ces nécessités de l'ordre mathématique ou logique ou physique, sans lesquelles une vraie pensée ne peut se mouvoir et moyennant lesquelles elle s'est élevée aux vérités les plus utiles, à la poésie la plus douce.

De quoi veulent-ils donc « affranchir » la pensée ? Ce n'est pas absolument, non plus, de l'ordre moral. La morale peut gêner les voluptueux, mais non les fanatiques, et je crois bien que c'est le fanatisme qui dominera toujours dans le monde qui se déclare libre penseur ; M. Homais est bon père, bon époux ; le confesseur de la foi monistique, ce ridicule professeur d'Iéna qui se prend pour un philosophe, Haeckel 30, est un bonhomme qui mène ses disciples boire de la bière allemande, sur les collines allemandes, en vue de la terre allemande, et à la santé de l'empereur allemand : il est bon garde national et sait qu'il faut marcher au pas ; M. Ferdinand Buisson a passé les trois quarts de sa vie à creuser ou à enseigner la morale ; je ne dis pas qu'il la pratique, je n'en sais rien, personne n'en saura jamais rien : mais il est de la race de ces calvinistes français qui font passer l'obligation morale avant toute chose.

Jules Tellier avait autrefois composé un petit recueil de maximes philosophiques, les Notes de Tristan Noël, où tout était frondé, famille, patrie, religion. Un de ses anciens maîtres, que je ne puis nommer sans son aveu, mais qui doit se souvenir de cette aventure, porta le manuscrit chez M. Yung, alors directeur de la Revue bleue. M. Yung le feuilleta avec le plus grand intérêt, ponctuant de souvenirs de lettré et de philosophe les blasphèmes ingénieux, les ironies corrosives ou subversives, heureux de voir tomber l'une sur l'autre les colonnes de l'ordre universel. Tout à coup, M. le Directeur fronça les sourcils : « Ah ! pas ça ! Il ne faut pas toucher à ça ! Le devoir, c'est sacré ! » Jules Tellier avait risqué une pointe timide contre l'impératif catégorique de Kant. La libre pensée, telle que l'ont conçue et célébrée les amis de M. Buisson, serait plutôt portée à exagérer qu'à réduire la soumission de l'intelligence à la loi morale. Leurs philosophes favoris, un Kant, un Secrétan, un Renouvier, ont souvent conclu qu'il fallait croire à certaines choses, non qu'elles fussent vraies, n'en étant pas très sûrs, mais parce qu'ils les croyaient un bien absolu. Reste, il est vrai, à retourner la grande question de Pilate : « Qu'est-ce que le Bien ? »

Ils ne sont pas athées, quant au plus grand nombre. Beaucoup d'entre eux répondraient à Pilate que le Bien suprême, c'est Dieu. Ce n'est donc pas de Dieu qu'ils veulent essentiellement affranchir la pensée. Nullement : c'est du « dogme », répondent-ils. Et cette réponse est pleine de difficultés. Cependant, il me semble que nous pouvons commencer à serrer, ici, d'un peu plus près et à voir un peu nettement ce qui est entendu par « libre pensée ». Un dogme, en soi, n'a rien qui puisse empêcher une pensée d'être libre. Bien au contraire : si liberté veut dire force, puissance, expansion, développement spontané, ample, heureux et facile, la pensée n'est guère libre que par un dogme, c'est-à-dire, en bon français, en bon latin et en bon grec, un enseignement.

Une pensée qui n'aurait reçu aucun enseignement pourrait être originale et profonde, elle serait sauvage, il lui resterait l'universalité des sciences et des arts à découvrir et à conquérir. Sa liberté autodidacte serait rudimentaire. La civilisation est soutenue par la tradition d'un enseignement. La science est un corps de doctrines, un faisceau de dogmes, lois de l'esprit ou de la nature, à l'égard desquelles personne n'invoque la liberté de conscience ou la liberté de pensée. Nous ne sommes pas libres d'admettre ou de ne pas admettre le principe d'Archimède en physique ou le postulat d'Euclide en géométrie ; si nous instituons une discussion sur l'une ou l'autre de ces lois, c'est d'un point de vue supérieur ou latéral qui laisse intacte, dans son ordre, l'ancienne et vénérable formule du dogme précédemment établi 31.

S'agit-il, en particulier, du dogme révélé ou du dogme surnaturel? Mais la science ne nie pas le surnaturel ; elle en fait abstraction, ce qui est bien différent.

Tous les libres penseurs ne sont d'ailleurs pas des naturalistes. Et beaucoup sont de fameux métaphysiciens.

Beaucoup d'entre eux nous symbolisent ce curieux esprit protestant qui a pris toutes les licences contre l'interprétation catholique des Écritures mais qui, devant la lettre des mêmes Écritures, a souvent fait preuve d'une servilité infinie. Ces affranchis de Rome sont les serfs de Jérusalem. L'Allemagne et l'Angleterre sont pétries du texte biblique, et nos calvinistes ont subi la même influence. Lors même qu'ils contestent l'action personnelle et particulière du Divin, l'Intervention céleste dans les choses humaines, la Providence, le Miracle, ils rétablissent tous ces dogmes à l'autre terme de leur pensée ; car tous, de M. Homais à M. Buisson, en passant par le digne professeur Haeckel, ont fondé leur vie intellectuelle sur une certaine foi, imprécise, mais forte, en un certain nisus 32 concordant de notre univers : tous les êtres aspirent au bien et conspirent au mieux, ils tendent au progrès, à l'amélioration, au perfectionnement en vertu d'une sourde et obscure volonté générale qui les anime.

Ce bien futur qui se réalise de soi est une espèce de Messie en esprit et en vérité. Cet optimisme philosophique est un messianisme à peine laïcisé. C'est le raffinement ou la déviation de la vieille foi juive, et, sans ouvrir James Darmesteter 33 qui a si bien expliqué la filiation, il suffit de prendre garde au saint invoqué par Haeckel : à Spinoza. Spinoza était juif. Juif excommunié par la synagogue : Juif et demi 34. L'optimisme de Spinoza, la foi au progrès de M. Haeckel et des congressistes romains n'est aucunement une donnée scientifique. Cela vient de la théologie, cela y ramène. C'est un dogme, puisqu'on l'enseigne. C'est un dogme surnaturel, puisque les lois de la nature ne le contiennent pas.

Mais, de ce dogme, on pourrait, en combinant la discussion critique au mouvement logique, dialectiquement s'élever à tous ceux qui sont le fond de l'enseignement spiritualiste et catholique. Vous admettez, Monsieur, que le monde se perfectionne. Vous ne défendez pas de croire que ce centre de perfection est réel, qu'il s'appelle Dieu. Nous voilà fondés à penser que c'est l'attrait de cette perfection qui aspire et achève le monde. Tel est le système de M. Vacherot 35, tel était celui d'Aristote. Prenez garde que vous n'êtes pas éloigné de saint Thomas d'Aquin, lequel introduit en plein dogme. À moins toutefois qu'il n'y ait dans l'enseignement de la Somme quelque dogme particulier qui précisément vous repousse : en ce cas, lequel est-ce donc ? J'ai souvent posé cette question aux profès de la Libre Pensée, avec un insuccès constant. Mais un trait se démêle de leurs explications. Elles sont imprécises. Ils ne repoussent précisément aucun dogme philosophique ou même théologique, mais ils détestent en général tous les dogmes qui sont précis. On pourrait définir la libre pensée philosophique ou théologique le désir de penser vaguement, et tous ceux qui savent ce que c'est que penser, savent aussi que c'est la bonne façon de ne point penser.

Un libre penseur est un homme dont la pensée demande à vagabonder, à flotter. Sa haine du catholicisme s'explique par les mêmes causes et les mêmes raisons qui attachent ou inclinent au catholicisme toutes les intelligences précises, fussent-elles incroyantes : le catholicisme se dresse sur l'aire du vagabondage et du flottement intellectuel comme une haute et dure enceinte fortifiée. La philosophie catholique soumet les idées à un débat de filtration et d'épuration. Elle les serre et les enchaîne de manière à former une connaissance aussi ferme que possible. Au contraire de la science, les prétendus libres penseurs ne retiennent pas ce que cette science sait, ce qu'elle dit, ce qu'elle enseigne de certain : la Science, ce n'est pour eux qu'un point de départ d'hypothèses, plus ou moins gratuites, romanesques et poétiques. La poésie de la descendance du singe, le roman de la génération spontanée, parfaitement ! Edgar Poe, Jules Verne, Wells, sont évidemment sortis de Lamarck et de Darwin, mais la popularité d'Haeckel résulte en partie de l'influence de Wells, de Verne et de Poe. (Le jeu de l'histoire est admirable pour ces échanges de réactions.) Il est certain que la science, au delà de ses dogmes, donne infiniment à rêver, et permet d'ailleurs tous les rêves. C'est le lieu de délices de la « libre pensée ». L'auteur de la Synthèse subjective avait essayé d'introduire parmi ces rêves un peu de discipline et de précision : c'est ce qui fait qu'Auguste Comte acquit promptement chez les libres penseurs une réputation de Torquemada.

La libre pensée est la pensée indéterminée. C'est la pensée libre d'elle-même, et par conséquent destructive d'elle-même. C'est une pensée vague et qui se renie en vaguant. Donc une pensée vague est nulle : il a bien fallu que certains libres penseurs y prissent garde. Entre autres, cet Haeckel, qui est décidément ce qu'on appelle dans nos écoles un bon type ! S'il s'était contenté de rêvasser aux énigmes de l'univers, il n'en eût deviné aucune et, s'il n'en eût pas deviné, il n'eût jamais fondé son illustre philosophie monistique. Ce qu'il y a de consistant dans sa pensée est dû à un certain degré de détermination, de rigueur et de servitude. S'en étant aperçu (je résume les conversations qu'il a eues avec des journalistes), cet homme veut fonder une ligue en vue d'une libre pensée nouvelle, d'une libre pensée qui aurait le privilège assez paradoxal d'être aussi une pensée déterminée. Quelle que soit la valeur de cette idée étrange, il faut que l'auteur en calcule les effets : je l'avertis qu'il pourra plaire à un certain nombre d'esprits, mais les libres penseurs professionnels ne manqueront pas de l'éviter tout d'abord, ensuite de le fuir et peut-être, plus tard, s'il réussissait trop, de l'excommunier dans un nouveau Congrès de Rome. Que son système réussisse seulement à se formuler, il constituera un obstacle au libre ébat des fantaisies : que, de ce dogme, on dérive une morale et de cette morale une politique, un rituel, un culte, une poétique, il s'opposera de plus en plus aux jeux arbitraires de l'imagination scientifico-politique. Il guidera l'esprit, il réglera le cœur, il présidera à tous les actes solennels de la vie publique, à toutes les graves résolutions de la vie privée. La précision du dogme rendra plus définie et plus directe son action pratique ; c'est-à-dire qu'il ressemblera, et de plus en plus, à l'abomination de la désolation, au Catholicisme.

Notez que je ne fais point là de supposition arbitraire. Je n'ai pas inventé le projet de M. Haeckel. Ce projet existe. C'est un projet de discipline intellectuelle. Le professeur d'Iéna veut résoudre sa philosophie en un certain nombre de propositions ou de dogmes, et les personnes qui y adhéreront le lui feront savoir, pour qu'il les inscrive. Saluez, je vous prie ! cet embryon modeste d'un registre paroissial.

… Ce triangle naissant
Contemple, mais de loin, le cône éblouissant.

Cependant, le triangle n'a qu'à exécuter sa révolution, et le cône sera. La chapelle moniste naîtra de la Ligue moniste et, n'en doutez pas, de la chapelle la sacristie. M. Haeckel peut objecter (et l'objecterait-il ?) qu'il ne s'adresse qu'aux intelligences, sans prétendre régler la vie. Mais cette restriction vient d'être condamnée par les Congressistes romains. D'une part, les imaginations protestantes du type de M. Buisson n'auraient pu souffrir une pensée ainsi retranchée et désintéressée de la pratique ; d'autre part, les éléments nouveaux, socialistes et anarchistes, n'auraient rien entendu à la libre pensée purement spéculative et théorique : ils l'ont qualifiée de « honteuse ». Non, non, la libre pensée doit être pratique, morale, politique, sociale. Ce qui signifie au premier abord qu'il est essentiel de manger du curé. Ce qui veut dire en outre que la pensée est faite pour devenir action. Si donc l'on fonde une ligue pour le monisme, le monisme devra prescrire certains actes et en proscrire d'autres, organiser une législation, une administration des esprits et des cœurs. Absurde ! s'écrie Clemenceau. Est-il absurde de vouloir vivre ? vivants, de vouloir être forts ? Nous serons plus forts assemblés qu'isolés, ont dit les libres penseurs : de là leur Congrès. Nous serons plus forts réunis sur une pensée précise que sur une pensée vague : et de là leurs projets de Ligue. Mais que deviennent dans cette Ligue à forme de concile les imprescriptibles droits de la pensée vague, esprit et raison d'être de la Libre Pensée ? Clemenceau n'a pas tort de le leur demander. Mais ils n'ont pas tort de répondre qu'il faut cesser de penser vague ou demeurer à l'état faible et divisé. Il faut, leur répond-il, demeurer à l'état divisé et faible ou quitter l'objet même de la Libre Pensée. Charmante alternative ! Renier son principe ou renoncer à tout développement ! Renoncez, gémit ascétiquement Clemenceau. Développez, marchez, répond la puissante logique de la vie. Et elle fait marcher les libres penseurs. Elle les fait marcher, avancer et courir jusques au portail de l'Eglise. Elle habille en curés ces mangeurs de curés.

Si nous usions des mots dans leur sens véritable et si nous entendions par libre pensée une pensée libre de ce qui n'est pas la pensée et uniquement assujettie à sa propre loi, cohérente et soumise à la vérité, son objet, mais indépendante de tout le reste, nous dirions que la libre pensée, c'est l'Église, puisque l'Église est la seule force purement spirituelle du monde civilisé, la seule qui, en se maintenant et en se développant, ne se réclame d'aucune force matérielle, mais proclame toujours sa distinction parfaite d'avec ce qui n'est pas spirituel 36.

Abstraction faite de l'Esprit, le monde est fait de chair et d'or. Or, si l'Église catholique rassemble toutes les familles et reconnaît toutes les races, s'il est certain qu'elle ne prétend pas mêler les sangs, étant disposée à faire état de toutes leurs nuances et sous-nuances, le principe du sang est néanmoins tout différent de son principe : comme elle s'abstient de verser le sang, la génération par le sang est étrangère à la hiérarchie de son gouvernement. Elle en est absolument pure. Abhorret 37...

Elle fait aussi profession de pauvreté. L'autre grande force terrestre, l'argent, ne pénètre donc que par abus au milieu de ses sanctuaires. Sa pensée engendre son dogme, son dogme établit sa morale, détermine son culte, et l'on n'a qu'à l'étudier pour observer qu'il n'y a là qu'évolution logique ou transcription psychologique d'un même élément spirituel. Toutes ses disciplines, même rigoureuses, même déconcertantes, sont donc exclusivement rationnelles, puisque, du haut en bas, des principes à leurs conséquences dernières, la chaîne tient et qu'elle est forgée du même diamant. Rien donc de plus autonome, de plus libre ni de plus fort.

Tous les « crimes des papes », tous les procès de Galilée, toutes les flétrissures prodiguées à l'Inquisition ne prévaudront pas contre ce point de fait, et bien compris, ils pourront même le confirmer : nous tenons là un pouvoir purement spirituel. Il sut même imposer sa volonté aux puissances matérielles (ce qui est, proprement, le chef-d'œuvre même d'une Libre Pensée) ; il n’a jamais admis que ces pouvoirs lui fussent supérieurs. L'Église catholique est indépendante, à la différence de l'Église russe, qui est soumise au Tzar, de l'Église luthérienne qui est soumise au roi de Prusse, de l'Église anglicane qui est soumise au roi d'Angleterre, de l'Église maçonnique qui est soumise à la Juiverie, des menues chapelles protestantes et de leurs succédanés, qui en France subissent tantôt la Juiverie, tantôt les caprices de leurs fidèles, et qui, en Amérique, commencent à se ressentir terriblement des influences de l'argent. Au rebours de ces dernières communautés, l'Église catholique est plus qu'indépendante, elle a le positif de toute liberté, elle a la force : les princes lui envoient des ambassadeurs, les banquiers comptent avec elle. Elle a réalisé par la seule force de l'Esprit pur une domination charnelle comparable et supérieure aux empires formés par les moyens de chair. Pure et libre de tout ce qui n'est pas pensée, elle est l'incarnation et l'apothéose terrestre de la Pensée.

Je comprends ces libres penseurs qui se résignent à penser par à peu près : ce ne sont que des esprits faibles. Ceux qui veulent serrer leurs rangs ou seulement concentrer et serrer leurs idées peuvent bien refuser, pour telle ou telle raison déterminée (par exemple s'ils ne peuvent pas croire en Dieu), de faire adhésion au dogme catholique : mais tout ce qu'ils refuseraient de sympathie, de respect et d'admiration au catholicisme, ils le refuseraient aussi à l'essence de leur propre pensée.

Chapitre II
Protestantisme et protestants

Une lettre de M. Gaston Japy 38. — D'après La Gazette de France du 19 février 1906.

Monsieur le Directeur de La Gazette de France, ayant reçu de M. Gaston Japy une lettre fort intéressante et fort nette sur la « question des protestants », j'ai demandé qu'elle me fût livrée, de manière à pouvoir la discuter et la commenter aussi longuement que possible. Il n'est point de sujet auquel il soit plus utile de réfléchir. On ne doit y porter que des idées très claires, pour éviter des équivoques et des malentendus qui seraient périlleux.

M. Gaston Japy, protestant de naissance et de religion, est un industriel d'une haute honorabilité et digne des égards particuliers que mérite un très bon citoyen, l'un des hommes dont la parole mérite d'être le plus sérieusement considérée, le plus respectueusement écoutée.

Protestant, il réclame en faveur de ses frères. Examinons ce qu'il dit pour eux, avec toute la déférence et l'attention qui lui sont dues, mais notons tout de suite, pour couper court à toute méprise, que l'on n'a rien à réclamer auprès de nous en faveur des personnes protestantes — nous n'attaquons pas ces personnes, — ni au nom de la liberté religieuse, — ce n'est pas une religion que nous attaquons.

Dans votre numéro du 8 février, écrit M. Japy à la date du 12, vous attaquez les Protestants.

M. Japy a d'ailleurs dû s'apercevoir de ces attaques avant le 12 février. Elles ne tiennent pas, en effet, à des circonstances passagères, mais à un état de choses qui dure depuis fort longtemps. Un protestant sincère et tolérant n'en a pas moins le droit d'exiger les raisons justificatives de ces attaques bien qu'elles aient été impersonnelles et purement politiques. Nous ne marchandons pas ce droit à M. Japy :

Veuillez permettre à un Protestant qui, dans son humble sphère lutte, depuis des années, contre le Bloc 39, de vous prier d'insérer la rectification ci-dessous à votre article. Il est inexact de dire que tous les Protestants cherchent querelle à l'Église catholique. Il est facile de citer des noms de Protestants ayant combattu les sectaires qui désorganisent la France et ayant lutté contre les lois détruisant les congrégations et contre la Séparation. Je citerai M. Georges Berger, député de Paris ; M. Sébille, député de Nantes ; dans le Jura, M. Deshayes, directeur du Jura républicain, protestant, a combattu le Bloc et M. Trouillot. Quantité de mes coreligionnaires, amis de catholiques, ne demandent que la paix religieuse et luttent contre la tyrannie honteuse des francs-maçons.

M. Gaston Japy nous connaîtrait mal s'il nous prêtait le moindre doute ou l'hésitation la plus légère sur le fait qu'il nous objecte. Et, si l'objection est loin de nous embarrasser, le fait nous est connu : nous ajouterons volontiers qu'il nous est précieux. Aux trois noms qu'il nous cite nous saurions en ajouter d'autres et tout d'abord celui de M. Gaston Japy en personne. Et, s'il nous plaisait de publier cette liste, on aurait le plaisir d'y voir quelques-uns des plus méritants d'entre les défenseurs de toutes les causes françaises depuis bientôt neuf ans. On ne dira jamais tout ce qu'il a fallu de fermeté de jugement et de droiture de caractère, par exemple, au commandant Lauth pour maintenir devant les diverses juridictions qui le torturaient, sous couleur de l'interroger, son témoignage invariable qui chargeait le traître Dreyfus. Il fut honni dans son église et poursuivi même par sa parenté la plus proche, qui trônait dans les consistoires et dans les facultés de théologie. Un autre huguenot français s'est honoré par une attitude semblable dans un poste moins exposé : c'est l'auteur de L'Esprit protestant, M. Gaston Mercier, du barreau de Montpellier. M. Gaston Mercier est un royaliste avéré, un anti-dreyfusien résolu. Je professe une admiration sans réserve pour le commandant Lauth, une estime profonde pour M. Gaston Mercier. Il ne viendrait jamais à l'idée de personne, ici, de soutenir que de tels protestants cherchent querelle au catholicisme ou se désintéressent de leur patrie. On leur est très reconnaissant de leurs efforts et de leurs luttes, on en reconnaît la valeur d'ailleurs éclatante, mais il en faut constater aussi les durs échecs. Ni le commandant Lauth ni M. Gaston Mercier n'ont désabusé leurs coreligionnaires de l'anarchique mystification dreyfusienne, montée contre nous par les Juifs, les Maçons et les Étrangers ; ce n'a été qu'un jeu pour M. Gabriel Monod de démontrer dans la Revue historique à M. Mercier que l'immense majorité du « peuple protestant », et aussi l'aristocratie, le sénat, la classe dirigeante du même peuple, ont fait bloc avec les Dreyfus. On peut discuter sur la cause, mais voilà le fait. Triste sans doute, mais réel. La même triste réalité se retrouverait si, des persécuteurs de l'armée, on passait aux persécuteurs de la religion catholique.

Les protestants n'ont pas tous fait cause commune avec le Bloc ? Mais, d'abord, le Bloc entier adhère aux idées et aux hommes du protestantisme, et si, de ces derniers, une faible minorité repousse avec horreur les avances du Bloc, cette minorité est faible dans tout le sens du mot : elle compte très peu de membres, elle n'exerce qu'une médiocre influence. C'est malheureux, mais c'est certain.

M. Gaston Japy n'oublie-t-il pas un peu ce malheur, quand il nous reproche éloquemment d'oublier autre chose ?

Vous oubliez, Monsieur le Directeur, que nous, Protestants, nous sommes du même sang que vous, Catholiques, que, depuis des siècles, nos aïeux ont répandu, aux côtés des vôtres, sur les champs de bataille, leur sang pour la France.

Assurément, et nous l'avons toujours reconnu, les protestants sont du même sang que nous ; ce sang arrosa autrefois les mêmes champs de bataille pour les mêmes causes françaises auxquelles les catholiques se dévouaient. Quand surtout l'on remonte quelques générations, jusqu'à l'âge contemporain de la Réforme, le type protestant et le type catholique apparaissent indiscernables. Lorsque Crillon et Lesdiguières, l'un protestant, l'autre catholique, celui-ci Provençal, celui-là Dauphinois, se furent battus tout un jour sur la brèche de Sisteron, ils se tendirent la main, dit leur chroniqueur Paul Arène, et ils furent amis le reste de leurs jours. Que n'en fut-il de même de nos autres aïeux ! La violence de leur détestation mutuelle qui inspira des deux côtés de si durs et si beaux courages aurait dû créer une estime mutuelle, et cette estime reconstituer peu à peu, comme l'amitié de Lesdiguières et de Crillon, une communauté de vie nouvelle. Il n'en fut rien. Catholiques et protestants firent bande à part et, tandis que les plus nombreux, les plus puissants, les mieux placés continuaient le large courant de la tradition nationale à l'ombre des vieilles églises, des antiques mœurs, et de la Royauté, le protestantisme s'organisait en province distincte, en diocèse moral et mental tout à fait séparé, sorte d'îlot qui ne communiquait que par certains ponts très étroits avec le reste de la vie française : mais de larges chaussées, de nombreuses passerelles, de spacieuses levées de terre rejoignent au contraire le monde huguenot français à l'Allemagne (par la Suisse), à la Hollande, à l'Angleterre, c'est-à-dire aux peuples d'Europe les moins conformes pour la langue, les mœurs, la civilisation, à notre tradition et à notre origine. Les protestants sont des Français de race, de langage et de mœurs, mais dont les mœurs et même la race et la langue même, un peu arrêtés dans leur développement sur place, ont reçu de l'Étranger de sérieuses infiltrations et des influences très lourdes 40.

À qui la faute ? C'est une manie bien « libérale » d'évoquer le fantôme des responsabilités où cette notion n'a que faire. Il est toujours facile de charger Louis XIV, d'inculper Coligny. Quelles qu'aient été les responsabilités, tels sont les faits : les données de l'histoire, les accumulations du passé ont bien créé cette situation aux protestants en France : ils prennent figure étrangère. Et si un certain nombre d'entre eux s'appliquent à dépouiller cette physionomie de ressemblance avec l'Etranger, c'est au prix de très grands efforts, qui constituent à leur actif un sérieux titre de vertu : titre infiniment rare d'une rare vertu. Ce n'est point, il est vrai, avec ces raretés clairsemées, à peine apparentes, que l'on peut définir le caractère politique ou religieux d'une agglomération de six cent mille âmes, ce qui est à peu près le nombre des protestants français. Nous les définissons par les traits, par les caractères qui sont les plus répétés chez eux et qui leur sont, pour tout dire, les plus communs. Lauth, Mercier, Japy et Sébille peuvent être de très brillantes exceptions. Ce sont des exceptions envers qui nous serions injustes si nous les prenions pour les simples reflets de leur communauté.

Il importe de ne point commettre de faute de jugement à ce sujet… Cela importe même au point de vue le plus pacifique, et si l'on veut conclure une trêve utile et une paix solide avec les protestants. M. Gaston Japy a parfaitement raison de dire que les tueries du passé ne justifieraient point des tueries nouvelles. Au contraire, oserons-nous dire, c'est parce que les pères se sont arquebusés qu'il faut souhaiter aux enfants de pouvoir se tendre la main.

Si autrefois nos ancêtres ont eu le grand tort de s'arquebuser et de se massacrer, demande M. Japy, devons-nous, Français du XXe siècle, nous traiter en ennemis, parce que nous sommes, les uns catholiques, les autres protestants ?

Mille fois non. Il se fait d'ailleurs la même réponse :

Je ne suis pas de cet avis, pour ma part, et je connais de fort nombreux Protestants et quantité de Catholiques qui pensent comme moi et disent :

— Que nous importe que vous Protestants vous alliez au temple, si nous Catholiques pouvons aller à la messe, et réciproquement ? En quoi, Monsieur le Directeur, le fait d'aller à la messe ou au temple peut-il nous empêcher d'être bons amis et bons Français ?

La tolérance mutuelle est évidemment le modus vivendi qui s'impose aux sociétés civilisées. On serait probablement meilleurs amis, amis plus étroits, plus intimes, si l'on n'avait qu'une foi religieuse comme on n'a qu'un statut civil, et de plus cette unité civile courrait aussi de moins grands risques de se défaire. Mais, ces risques existant, mieux vaut mille fois ne les point aggraver en mêlant aux délicates choses de l'âme les injonctions brutales, les grossières mainmises du pouvoir matériel. Une foi unique avait l'avantage de maintenir une harmonie précieuse entre les intérêts vitaux de la cité et les intérêts moraux de ses membres : une nationalité où règne l'unité de la foi religieuse échappe à l'influence pernicieuse de ces courants d'idées profondément étrangers, radicalement corrupteurs et destructeurs, tels que Bayle, Rousseau, Mme de Staël, George Sand, Quinet, Michelet et Hugo en introduisirent chez nous. Ni la Révolution, ni le Romantisme français ne s'expliquent sans cette préalable division des consciences que la Réforme nous imposa, et qui découvrit nos frontières intellectuelles du côté du nord et de l'est ; or, le Bloc et toutes les fureurs dont le Bloc est le père, sont de formation romantique, révolutionnaire et conséquemment protestante. Non, non, il n'y a point là de quoi nous massacrer les uns les autres, mais il y a de quoi nous avertir des véritables conditions de la paix, de l'ordre et de l'équilibre français. Même indécise sur le point de savoir quels furent les premiers perturbateurs, l'histoire n'hésite point à désigner ce qui fut la perturbation.

Peut-être également coupables et peut-être également innocents, les hommes se sont succédé : ils ont passé et ils sont morts, se dérobant ainsi à toutes nos prises, mais l'idée qui les anima subsiste ; il demeure nécessaire de la juger. De quelque forme respectueuse, affectueuse même, qu'il faille envelopper, devant les personnes qui croient en cette idée, le jugement impersonnel que nous devons porter sur elle, il est impossible de l'arrêter sur nos lèvres et de le glacer sous notre plume, à moins de donner notre démission d'être raisonnable, d'animal politique et de citoyen prévoyant.

Ce n'est pas persécuter les protestants que de compter les destructions nées du protestantisme en Europe. Ce n'est pas organiser les massacres ni provoquer l'intolérance que de constater courtoisement cette vérité objective que le protestantisme a pour racines obscures et profondes l'anarchie individuelle, pour frondaison lointaine et pour dernier sommet l'insurrection des citoyens, les convulsions de la société, l'anarchie de l'État. La politique du Bloc ne tend qu'à briser ou qu'à détendre tous les liens sociaux au profit de l'individu. Il est bien difficile de ne pas reconnaître dans ce processus la marche constante, régulière et logique d'un esprit protestant. Certaines raisons peuvent se dérober à des conséquences rigoureuses pour telle ou telle cause, par tel ou tel mobile éloigné ou prochain : mais, indépendantes de nos volontés, de nos passions, de nos caprices et de nos intérêts, les idées continuent d'inscrire une courbe inflexible au fronton de leur ciel serein.

M. Japy ne fait pas assez de distinctions entre l'inconséquence des meilleurs calvinistes et luthériens et la pleine vigueur dévastatrice inhérente à l'idée projetée par Calvin et Luther.

Il écrit :

Parmi les hommes qui cherchent à détruire la religion, en France, et à imposer le culte grotesque du Pélican 41, ne voyons-nous pas surtout des hommes d'origine catholique ?

Ces hommes d'origine catholique sont aussi de forte tendance protestante : ils ne se donnent pas la peine d'en faire mystère. Yves Guyot est né catholique ; il veut nous protestantiser. Brisson est né catholique, et il place les protestants dans « l'ossature » du régime de son cœur au même titre que les juifs et que les maçons. Waldeck-Rousseau était né catholique : il célébra l'identité de la Déclaration des Droits de l'homme, première loi de la République, avec les principes du libre examen 42. M. Loubet, catholique, a publiquement réédité, avec la même persévérance, les hommages du Bloc au principe constitutif de l'esprit protestant.

M. Japy précise :

Si M. de Pressensé, M. Pelletan, sont protestants d'origine, MM. Combes et Clemenceau, Jaurès, Rouvier, Dubief, Trouillot, Lafferre et tant d'autres sont d'origine catholique.

M. Japy a dit plus haut que les ennemis de la religion étaient « surtout » d'origine catholique. Il entreprend ici de démontrer ce sentiment. Il cite donc neuf sectaires, sur lesquels il ne trouve que deux protestants : nous pourrions compléter sa liste, y introduire par exemple M. Ferdinand Buisson, qui est des théoriciens de la secte, mais acceptons, pour plus de commodité, des chiffres flottants et arbitraires. La proportion du sectarisme chez les protestants y apparaît véritablement énorme. Les protestants sont 500 000, et ces 500 000 donnent deux sectaires destructeurs de la religion (1 pour 250 000) ; les catholiques sont 36 millions, qui ne donnent à eux tous que sept sectaires (1 pour 5 142 857) : ils devraient en donner cent quarante-quatre si le sectarisme des hommes d'origine catholique est égal à celui des protestants originels. Le sectarisme de ces catholiques est au sectarisme des protestants d'origine comme sept à cent quarante-quatre. Le sectarisme catholique est plus de vingt fois moindre, d'après les nombres mêmes que M. Gaston Japy nous a fournis spontanément, et seule l'habitude l'a pu rendre insensible à l'énormité de la différence.

S'il avait pris à la question de proportion, M. Gaston Japy ne nous parlerait pas des protestants sectaires dont la majorité relative est énorme, comme d'une infime minorité.

« Quelques protestants !  » écrit-il :

N'est-il donc pas injuste de dire les Protestants, parce que quelques protestants marchent avec les hommes amenant l'anarchie et la tyrannie en France ?

Nous disons les protestants, parce que l'esprit protestant, la communauté protestante, les corps, l'intérêt, le courant intellectuel et moral du protestantisme, vont du même côté et penchent dans le même sens que la majorité des personnes protestantes. Le commandant Lauth est un héros anti-dreyfusien. Mais les Lauth forment une famille, une communauté, une organisation dreyfusienne. Le commandant Lauth a été ce qu'il a été, quoique Lauth, quoique protestant. Et les autres Lauth et le reste du « peuple protestant » ont été ce qu'ils furent, parce que Lauth et parce que protestants. Il me semble que notre façon de parler est conforme aux réalités, aux classifications habituelles du langage. Le système de M. Japy tendrait au contraire à nous faire prendre l'accident pour l'essence et la règle pour l'exception.

Que penseriez-vous, Monsieur le Directeur, de nous protestants, si nous disions : les catholiques sont tous des fanatiques, prêts à nous massacrer, parce que quelques exaltés, prétendant pratiquer le culte catholique, tiennent des propos inconsidérés.

Franchement, nous ne connaissons pas de catholiques « prétendant pratiquer le culte catholique » et « tenant des propos inconsidérés », c'est-à-dire concluant à massacrer les protestants : il y a eu des menaces de guerre civile — pas une n'a été motivée, même de très loin, sur une considération d'ordre religieux. Quand les protestants aidaient de toutes leurs forces au sauvetage du traître et à la désorganisation de l'armée, on les a menacés de les traiter en ennemis publics ; j'ai lu bien des outrances depuis vingt ans, je n'ai pas lu une seule fois des menaces contre les protestants en tant qu'hérétiques. S'il y a des faits, en voilà certainement un. Et si l'on répond que le fanatisme religieux se colorait d'un prétexte de politique, je répondrai simplement que l'on rêve éveillé.

Il n'y a qu'à signer les appels à la concorde auxquels M. Gaston Japy se complaît en terminant. Mais que ne prêche-t-il un aussi suave évangile aux Doumergue et aux Réveillaud ! Que n'excommunie-t-il de sa basilique chrétienne les haineux prêcheurs du Signal et les sournois brouilleurs de cartes des Débats et du Temps !

La religion du Christ dit : « Aimez-vous les uns les autres. » Si donc Catholiques ou Protestants nous ne songeons qu'à semer la haine et la guerre civile, nous ne sommes pas Chrétiens, par conséquent ni Catholiques ni Protestants, ne l'oublions pas.

Il évoque ensuite le visage de la patrie. Comme autrefois Ronsard, il s'apitoie publiquement « sur ce peuple mutin divisé de courage », et, nous qui éprouvons même pitié que lui, nous le félicitons de l'éprouver si vivement, étant donné les idées maîtresses de sa doctrine et les principes de sa religion, qui tendent à l'émiettement systématique et à la division de tous les éléments sociaux. Déraciné, dissocié, décérébré même par ses doctrines, ce bon Français s'élève contre ses propres postulats historiques et philosophiques, et, s'il y met peu de logique, la vigueur de sa volonté et la force de son amour n'en apparaissent que plus magnifiquement méritoires. Quelle indignation frémissante à la pensée d'être traité de « juif », assimilé au juif !

Nous ne sommes pas de Palestine, nous Protestants, nous sommes de France.

Devant les dangers qui menacent notre chère France, n'est-il donc pas nécessaire de songer à la Patrie et de sonner le rappel de tous les bons Français, qu'ils soient catholiques ou protestants ; si ce rappel avait résonné, il y a des années, notre pays ne serait pas tombé où il est !

J'ose espérer, Monsieur le Directeur, que vous voudrez bien insérer, dans votre estimable journal, cet appel à la concorde d'un protestant de France. Je ne doute pas que votre loyauté me donne satisfaction.

Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l'assurance de ma considération très distinguée.

GASTON JAPY.

M. Japy l'oublie, ce n'est pas nous qui classons le protestant dans la juiverie : c'est lui qui se met avec elle. Mais, qu'importe, d'aussi nobles paroles doivent être entendues. On ne peut pas promettre à M. Gaston Japy d'épargner désormais la puissante communauté politique qui travaille évidemment contre les intérêts capitaux de la France. Mais on peut, on doit lui promettre de se souvenir, à chaque heure de ce combat, de sa belle et juste réclamation : « Nous ne sommes pas de Jérusalem. » Il y a chez les protestants un vieux ferment de sang de France. Comment rendre à cet élément sa suprématie profonde ? Et comment le faire prédominer sur les éléments qui lui sont venus du dehors ? Il me semble que ce doit être en extirpant, non pas les hommes protestants, qui sont de nos frères, mais l'esprit protestant, qui est notre ennemi et le leur.

Chapitre III
Confession générale d'un protestant français

D'après L'Action française du 5 décembre 1911.

Il n'est pas commun de voir critiquer le protestantisme dans une revue juive, par un protestant, membre d'une des tribus protestantes les plus honorées et les plus puissantes de ce pays. C'est pourquoi je prierai tous ceux de nos lecteurs disposant de la faible somme de vingt-cinq sous, de se procurer La Revue (ancienne Revue des revues) (du juif naturalisé Finkelhaus, dit Finot), en son numéro du 1er décembre 1911, et d'y couper précieusement l'article de M. Onésime Reclus, « Les Protestants en France ». Ces quinze pages pourront faire un service utile, notamment confirmer et vérifier, avec des preuves non suspectes et des aveux probants, ce que nous ne cessons de dire et d'écrire depuis quelque vingt ans, sur la prééminence illégitime de l'État huguenot en France et ses offenses à la tradition morale et à l'esprit de la nation.

Ni avant de le lire, ni après l'avoir lu, il ne faudra témoigner la moindre surprise. Eh ! quoi, un protestant contre le protestantisme ? Il n'est rien de plus naturel. L'habitude de protester et de réclamer contre tout mène à se déchirer soi-même. L'anarchie protestante devait se retourner contre les protestants. Cela s'est déjà vu par quelques exemples célèbres : le pasteur Dide en France, le fils de pasteur Nietzsche en Allemagne. On le revoit par M. Onésime Reclus.

I

Au lieu de commencer l'article par son commencement, il faut d'abord jeter les yeux sur ce savoureux paragraphe 2 de la page 321, d'après lequel, le protestantisme n'ayant pas « perdu toute force agressive », « l'ardeur du prosélytisme n'étant pas éteinte », « le moment a paru favorable à une grande entreprise ». M. Reclus ne nomme pas cette entreprise, mais il en laisse deviner le nom, qui n'est autre que la conversion de la France au protestantisme, à la faveur du Gouvernement, de l'École et de la haute et basse Presse démocratique.

M. Onésime Reclus énumère les circonstances et les conditions de ce moment jugé favorable à la conquête huguenote :

Des dirigeants tellement pénétrés de « michelétisme », de « quinétisme », d' « hugotisme », de « garibaldisme », d' « intellectualisme », de libre pensée (ou soi-disant telle), d'incompréhension de l'histoire qu'ils en sont enfantins ; la prêtrophobie prise dans son sens le plus étroit, la haine et l'horreur du prêtre catholique seul, comme si pasteurs, évangélistes, colporteurs bibliques, rabbins, muftis, et tutti quanti, n'étaient pas aussi des prêtres ; l'éclatante prospérité des nations en presque totalité ou en grande majorité protestantes attribuée uniquement à leur protestantisme, sans aucun égard au milieu, au climat, au sol, à la jeunesse ou à la vieillesse du peuple, à l'étoile bénigne ou maligne 43 ; le fabuleux triomphe de Bismarck ; le parlementarisme anglais, le libre-échange anglais et le make money anglais devenus les trois grandes religions non révélées ; et, comme conclusion naturelle au spectacle du monde moderne : — Comment ne préférerions-nous pas à notre pauvre catholicisme caduc cette Réforme qui a fait les Anglais si riches, les Hollandais si patients, si tenaces, les Allemands si savants, les Scandinaves si vertueux et les Yankees si puissants ?

Tel est le rêve des admirateurs et des amis du protestantisme en France. Telle est leur suggestion. Maurice Pujo l'a mise à la scène dans ses mémorables Nuées. Ceux qui veulent donner une morale à la France la tiennent toute prête depuis trois siècles environ, et c'est la morale commune à ces riches Anglais, à ces Hollandais patients et tenaces, aux doctes Allemands, aux Yankees puissants et aux « vertueux Scandinaves », morale plus ou moins tempérée, laïcisée, masquée, mais reconnaissable toujours à l'odeur et à la saveur. On veut user des forces de l'État, de la presse et de l'école pour entraîner le peuple français au protestantisme. Avant de laisser faire, il est bon d'écouter M. Onésime Reclus. Son style chaud, un peu touffu, est plein de couleur.

M. Onésime Reclus examine deux choses : quel droit auraient les protestants à nous faire ainsi la leçon ? À quelle conséquence française ou anti-française aboutit l'école où se donne cette leçon? Nous l'avons souvent dit. Mais voici une autorité devant laquelle les indécis s'inclineront.

II

M. Onésime Reclus commence par noter que la France a « élevé des autels à la majorité ». Elle a fait du suffrage universel, de la moitié plus un son maître et son Dieu. Or, « en divisant le nombre des Français par celui des protestants » (650 000, dit-il), on trouve qu'ils ne font pas même le soixantième de la nation. Nous éprouvons un certain plaisir à transcrire les résultats de ce calcul par la « règle de trois » que nous avons souvent opéré.

Étant donné leur nombre, dit M. Onésime Reclus, les huguenots (c'est-à-dire en allemand, Eidgenossen, les compagnons, les confédérés du serment) ne devraient donc avoir qu'un ministre, un député, un sénateur, un juge de paix, un fonctionnaire, un préfet, un sous-préfet, un trésorier-payeur général, ainsi de suite, sur soixante et au delà : soit un cinquième de ministre (il n'y a que dix ministres), dix députés au plus, cinq sénateurs, un préfet et demi, six sous-préfets, quarante-huit à quarante-neuf juges de paix. En stricte justice ils ne compteraient qu'infinitésimalement dans l'infinie machinerie de l'État, au lieu d'en être presque le rouage essentiel. La même anomalie avantage encore plus les israélites. Ils n'auraient droit qu'à un trentième de ministre, à un député et demi, à moins d'un sénateur, et à moins de huit juges de paix. Menus bureaucrates, majestueux ronds-de-cuir, distributeurs de la justice, mandataires du peuple souverain, administrateurs et délégués sont, pour ainsi dire, choisis en raison inverse de l'extraordinaire infériorité numérique des gens de la religion prétendue réformée et des fils du patriarche Abraham d'Ur en Chaldée.

On sait les protestants peu nombreux, ajoute M. Onésime Reclus. Cependant, on s'exagère encore leur nombre. « On le proportionne involontairement à la place démesurée » qu'ils se sont acquise :

Parfois, souvent même, on entend qualifier de protestante telle ville du Sud, du Sud-Ouest ; or, cette ville est catholique, aux trois quarts, aux quatre cinquièmes, aux neuf dixièmes.

À mieux connaître telle ville réputée protestante, on comprend très bien qu'elle en ait le renom. Le député, un protestant, en est originaire. Le maire est protestant, l'adjoint aussi, et peut-être la plupart des conseillers municipaux ; le médecin, le notaire, le juge de paix, le percepteur, le grand épicier, le maître négociant, presque tous les honoratiores, et les hommes les plus riches, et par conséquent, les plus considérés !

M. Reclus n'explique pas par les mêmes causes que nous cette disproportion du nombre des protestants avec leur importance politique et sociale. Il ne se rend pas compte de la force de ce petit État cohérent et uni dans la masse (« dissociée et décérébrée », comme dit Barrès) de la France du XIXe siècle. Et cela l'oblige à en revenir aux faibles et fabuleuses explications qu'un Monod, le professeur Stapfer, dont le nom prit deux p lorsque les Stappfer étaient Suisses, fournissait il y a dix ou douze ans, dans la même revue à laquelle collabore M. Reclus :

— Nous sommes les plus forts parce que nous sommes les meilleurs, les plus fiers, les plus fins, les plus beaux, les plus malins et les plus sages ; nous sommes les premiers parce que, de droit naturel, le premier rang revient aux lions, donc à nous.

Pour M. Onésime Reclus, ces arrogants propos ne sont plus vrais, mais ils eurent leur vérité. Le protestantisme fut une aristocratie. Seulement elle est dégénérée, elle dégénère. En moins de deux générations, la prospérité l'aura corrompue.

Je le demande à toute personne de bon sens, qu'est-ce qu'une aristocratie douée des premiers avantages de l'intelligence et du cœur et à laquelle trente ou quarante ans d'influence et de richesse auront suffi pour consommer sa ruine ? Il est trop clair que ses vertus étaient de façade, et ses mérites d'illusion. Un observateur perspicace qui avait pu observer le protestantisme méridional à son âge héroïque, Auguste Comte, a su très bien remarquer, à propos d'un protestant qu'il avait aimé tendrement, son professeur de mathématiques, Encausse, la faiblesse intime et profonde du protestantisme français. Les Français de ce culte ont vécu à l'écart de l'esprit et du coeur de la France aux deux époques décisives de la formation et de l'organisation du pays, l'époque de François Ier et de Ronsard, l'époque de Richelieu et de Bossuet. Préservé ainsi de quelques menus défauts de la civilisation nationale, le protestantisme n'en a pas connu les qualités les plus hautes et les plus profondes, qui tiennent à l'ordre et à la direction de nos idées et de nos mœurs.

III

M. Onésime Reclus n'hésite pas à reconnaître que le monde huguenot communiqua avec l'étranger beaucoup plus que ne le faisait le reste de la nation. Et quel étranger ! celui de l'est et du nord, « l'Allemand, le Hollandais, l'Anglais, l'Anglais surtout », c'est-à-dire le plus dissemblable de nous. Que de fois nous avons marqué cette conséquence directe du retour des exilés de 1685 ! Le retour de l'émigration de 1815 n'amena qu'une couche superficielle d'apports anglo-allemands. Le retour de 1790 institua, tout au contraire, entre les protestants français et les religionnaires du nord et de l'est, un mouvement de va-et-vient qui dure encore.

Des relations continuèrent entre les émigrés et leurs parents restés en France ; en même temps, de nombreux étrangers, luthériens ou anglicans, venaient s'établir dans nos villes, principalement dans nos grands ports, pour fins de commerce et d'industrie.

Il s'ensuivit que maintes familles, notamment des familles de pasteurs, envoyaient un ou plusieurs de leurs enfants, soit en Allemagne, soit de préférence en Angleterre, et Écosse, soit chez des pasteurs, soit chez des laïques, soit dans des institutions strictement réformées où l'on comptait bien qu'ils s'affermiraient dans les principes de la Réforme en même temps que dans le mépris pour la doctrine catholique romaine.

De ce séjour chez les « frères » d'outre-Rhin et chez les « frères » d'outre-Manche, de ces souvenirs de jeunesse, quoique pour beaucoup ce fût la jeunesse cloîtrée, presque tous revenaient avec la germanomanie, encore plus avec l'anglomanie. Ils restaient tels parce que la littérature chrétienne protestante est beaucoup plus riche en terre anglaise qu'en terre française, malgré le secours de Genève, de Lausanne, de la Feuille religieuse du canton de Vaud, des traités, pamphlets, brochures, livres sermons, de la Suisse romande…

À n'en pas douter, cette connaissance des langues septentrionales défrancisa maints huguenots.

IV

Il résulte de cet exposé de M. Reclus, que nos deux thèses sont exactes. Premièrement, la domination incontestable du monde protestant est celle d'une minorité infime, et qui s'exerce contrairement au « droit » de la démocratie, qui est le gouvernement de la majorité, laquelle, en France, n'est et ne peut être que catholique (« il n'y a guère en France que des catholiques vrais ou faux »). Secondement, le règne de la minorité protestante tend à nous dénationaliser, à nous « défranciser », que les protestants soient patriotes ou non (ce n'est pas la question, il ne s'agit pas des volontés, ni des intentions), leur esprit, leurs mœurs, leurs façons de sentir et de vivre se sont peu à peu éloignés des façons, des mœurs et de l'esprit de notre pays. Issus de bons et authentiques Français du XVIe siècle, leur type a dévié sous les influences de conceptions et de sensibilités étrangères, profondément différentes de nos traditions historiques les plus vivaces.

C'était ce qu'il fallait démontrer.

Mais M. Onésime Reclus ne s'en tient pas là. Il en dit bien plus long sur la corruption présente des huguenots :

On l'ignore généralement : les calvinistes, qui furent les plus féconds des Français, sont maintenant les derniers parmi les évocateurs de la vie française : ils sont trop riches.

Dans les plus opulentes de nos vallées du Sud-Ouest, pour ne parler que de celles-là, telles paroisses calvinistes n'opposent en moyenne qu'une naissance à trois, voire à quatre décès ! Si nous avons bonne mémoire, il n'y a plus que sept parpaillots dans un bourg hautement et magnifiquement situé qui regorgea de vie protestante ; et à vingt-cinq lieues de là, à peine si deux à trois dizaines de fidèles (en convoquant le ban et l'arrière-ban) assistent au culte dans un charmant temple, ombragé de tilleuls, qui fut trop petit, il y a cinquante ans au plus, pour contenir tous les disciples à la Noël, à Pâques, à la Pentecôte, à la Communion de septembre.

Cette vignette de philosophie morale est divertissante. Mais elle exorbite nos thèses. Et nous laisserons semblablement de côté le chapitre amusant où l'écrivain huguenot et fils de huguenots « pleure de rire » au défilé des « cent cinquante manières de comprendre et d'adorer » qui sont propres à la religion protestante. Ce « poudroiement » des « églises » autour du « roc de l'Église » sera lu avec intérêt par les ecclésiastiques compétents, comme un bon appendice à l'inébranlable Histoire des variations 44. Qu'il me suffise de transcrire, au terme du constat, les bonnes et savoureuses lignes par lesquelles M. Onésime Reclus a terminé une confession générale, qui sans être une abjuration, ni même une accusation, pourra donner à bien des protestants français quelque envie d'abjurer, à bien des patriotes quelque volonté d'accuser.

Cela dit sans approuver le moins du monde les merveilles de la très sainte Inquisition, ni toutes sortes de campagnes tendant à diviser entre eux les Français…

Il ne s'agit pas de les diviser, cher monsieur Reclus, il ne s'agit que de les unir ou de les réunir, afin de briser ensemble le plus insupportable et le plus inique des jougs.

Chapitre IV
L'individu contre la France
Notre « Contr'un »

Déclaration des devoirs de l'homme en société. — Distinction de la politique et de la morale. — Les parasites de l'individualisme français : les quatre États confédérés . — Vers le Roi de France. — D'après Le Correspondant du 10 mai 1908.
Ce chapitre a été écrit en collaboration avec M. Lucien Moreau.

À la fin de 1897, peut-être encore en janvier et février suivants, celui qui devait être le fondateur de l'Action française, M. Henri Vaugeois, était très assidu, impasse Ronsin, aux séances de l'Union pour l'Action morale, alors comme aujourd'hui dirigée par M. Paul Desjardins, quelque peu présidée par M. Gabriel Séailles et patronnée de haut par M. Ferdinand Buisson. M. Vaugeois rencontrait là une curieuse foule d'israélites et d'étrangers, mêlés de ces Français de famille italienne, allemande, anglaise, scandinave, suisse, nègre ou turque, qui se prétendent communément de « doubles Français ». Comme dans la comédie de M. Maurice Pujo, Les Nuées, le principal objet des travaux de cette Union était de « donner une morale à la France ». M. Axel Constierne y collaborait avec M. Daniel Ventresohn.

I

L'impasse Ronsin s'était placée sous l'influence de doctrines assez complexes, mais non très divergentes : prédication de J.-J. Rousseau, spinosisme, kantisme, Emerson, Ibsen, Tolstoï, et l'école protestante de Renouvier. Pour instruire l'individu à tirer de lui-même sa propre règle, on commençait par s'efforcer de le délivrer de toute loi ne venant pas directement de lui. La loi « extérieure » est de pure contrainte, de pure immoralité : on peut donc la subir, on ne peut pas l'accepter et la loi intérieure, qui mérite seule le nom de Loi morale, reste subjective à chacun, ne s'impose que par elle-même : elle se déshonore et s'annule aussitôt qu'elle fait appel à une autre autorité que la sienne.

À cette révolte méthodique contre les règles correspond l'exaltation du dieu intérieur. Toute prohibition, toute entrave ou limite étant traitée en adversaire si elle ne sort pas du vrai fond, du seul fond de la conscience qui la reçoit, et si l'examen établit qu'elle émane du « dehors » (religion ou société, famille ou État), — au contraire, l'inquiétude, les murmures, l'élan du cœur ou le frisson des nerfs, quelque trouble ou perturbatrice qu'en puisse être la cause, bénéficieront d'une prévention favorable ; de plain-pied, cela aura droit à la sympathie, au respect, comme les vraies voix de la conscience, celles qui disent : « Fais », « Ne fais pas », celles dont le règne obéi mérite d'éveiller autant d'enthousiasme et plus d'admiration que « la vue du ciel étoilé 45… »

Ce culte exclusif et réfléchi de la spontanéité individuelle, joint au mépris de tout le reste, doit être désigné par son nom d'individualisme, — tant pis pour les commentateurs qui mettent sous ce mot toute espèce de choses (égoïsme ou même héroïsme !) hormis ce qu'il signifie réellement.

À rétablir, à rapprocher les noms de choses on en comprend mieux les rapports : l'individualisme religieux s'appelle la Réforme ou le libre examen ; l'individualisme politique s'appelle la Révolution ; l'individualisme dans l'art, c'est le Romantisme. Tout cela, au vrai, ne fait qu'un. Si le grand intérêt de la vie se réduit à l'apport individuel de chaque être humain, quel qu'il soit, que valent les lois, les mœurs, les institutions, les coutumes ? Cet héritage social est mauvais au fond, la transmission héréditaire est funeste. Les produits élaborés et filtrés par la suite des générations ne peuvent compter pour grand-chose : il convient, il est juste, il est noble et brillant de recréer le monde à chaque matin, il est beau d'y recommencer à discuter et à vérifier indéfiniment tout, langues et prosodies, codes politiques et constitutions religieuses. Le recommencement vaudra d'autant plus qu'il se fera sur une table rase ; avant de construire l'idéale cité, on doit d'abord balayer toutes les réalités anciennes. Elles encombrent indûment le terrain : la destruction devient le premier en date de tous les devoirs.

Les hommes qui propageaient de telles doctrines étaient pour la plupart des bourgeois fort rangés, très souvent éducateurs officiels de notre jeunesse, pourvus de situations sociales et d'honneurs : ainsi la destruction qui venait d'eux ne pouvait alarmer personne. Et, d'autre part, élèves et maîtres se croyaient parfaitement détachés de ce que la parole ou l'action peuvent mettre en morceaux : la liberté d'esprit étant leur unique devise, ils s'interdisaient avec stoïcisme les attachements particuliers du cœur ou de la pensée. En dehors du siège de la conscience morale, tout était déclaré parfaitement indifférent, même la branche sur laquelle ils se trouvaient assis : or, ils la sciaient de leur mieux.

II

Entre 1885 et 1897, bien peu, parmi les jeunes gens qui se piquaient de ne point retarder, purent échapper à cette influence des Diogène respectables, des nihilistes bien vêtus : bien peu furent d'un autre bord que Ravachol et Émile Henry 46. Le catholicisme, de sa nature, eût dû combattre ces tendances : pourtant de jeunes catholiques furent touchés en grand nombre et contaminés plus ou moins. Nos partis de droite eux-mêmes, irréductibles en apparence, se trouvèrent intérieurement affectés. Pouvait-il en être autrement ? Ce que l'on respirait impasse Ronsin n'était que l'extrait concentré d'une atmosphère plus ou moins diffuse partout ailleurs, et qu'avait bien favorisée la littérature poético-philosophique du XIXe siècle à peu près entier. On n'appartient pas impunément à une patrie abaissée et surmenée par cent années de révolutions et de guerres ; pour que la volonté de réaction surgisse, il faut que le sentiment de la dépression soit devenu intolérable : vers 1890, on était déprimé, mais on n'en ressentait pas encore le malaise.

Le jeune Français cultivé n'en était pas à mépriser sa nationalité, ni sa classe originelle, ni son petit pays natal. Il se contentait de ne pas songer à cet ordre d'idées qui ne lui offrait ni matière à réfléchir, ni point de départ pour agir, ni prétexte d'une œuvre d'art : pures banalités dénuées de tout intérêt ! On croyait au contraire utile et significatif d'admirer Koenigsberg à cause de Kant, Genève en raison de Rousseau, Yasnaïa Poliana pour l'amour de Tolstoï. Admirant l'Étranger de nous arriver de si loin, nos étudiants n'avaient pas l'idée de se dire : « Et nous ? Et le cercle natal ? » Indifférence de l'imagination qui n'était pas silence du cœur, car la plupart continuaient d'aimer sans le savoir l'ensemble des réalités tutélaires dont ils éprouvaient confusément le bienfait.

III

Quelques-uns de ceux qui avaient le plus complètement méconnu le mystérieux dépôt de leur tradition, qui s'étaient le plus pénétrés de morale protestante, d'esthétique juive et de prophétisme international, eurent donc le sujet d'une stupeur profonde, le jour où ils durent se reconnaître avant tout des Français : individualistes peut-être, mais tout d'abord des fils de bons Français et de bonnes Françaises prêts à sacrifier l'individualisme pour la patrie ! L'Affaire Dreyfus leur jetait ce trait de lumière. La culture philosophique les avait habitués à rechercher les principes et les raisons des choses : où la foule ne vit qu'un traître à maintenir au bagne et des perturbateurs à châtier, M. Vaugeois et ses amis, M. Pierre Lasserre, M. Maurice Pujo et les autres, commencèrent à distinguer, sous l'émeute hébraïque, la doctrine qui nous dissout depuis les Droits de l'Homme et le décret de Le Chapelier ; ces anciens « Compagnons de la vie nouvelle » sentirent qu'ils optaient pour la France réelle contre l'idée politique et morale qui tourmente l'Europe depuis la Réforme, et qui empoisonne la France depuis la Révolution.

Si l'on pouvait renouveler et rendre tout à fait intelligible le langage archaïque de La Boëtie — en le retournant, — il faudrait dire que nos amis rédigèrent, alors, en quelque sorte, le Contr'un 47 du XIXe siècle siècle mourant. Ils formulèrent la protestation éclatante non pas seulement contre le juif ennemi des Français, mais contre l'individu ennemi de tous les individus qu'englobe la société, contre l'Un, contre l'unité individuelle adoptée pour mesure, pour règle et critère de tout. Le jour où des Français cultivés et intelligents se déclarèrent favorables à la sentence judiciaire prononcée par un tribunal délibérant à huis-clos contre un être humain dont ils ne pouvaient juger eux-mêmes la cause puisqu'ils n'en avaient pas le dossier, ces Français ne se contentèrent pas de réagir contre un préjugé ancien et profond que toute leur vie intellectuelle avait créé et soutenu en eux : ils rompaient aussi avec la pensée directrice de la Révolution, ils rédigeaient le premier article du symbole contre-révolutionnaire, — la Déclaration des devoirs de l'homme en société.

Devoirs qui ne commandent pas de regarder toute décision de justice comme infaillible et éternelle, tout jugement régulier comme irrévocable et impossible à réviser : mais devoirs qui interdisent de crier ou de croire à l'erreur judiciaire sans en avoir de fortes raisons. Devoirs qui n'enseignent pas à être inhumain, mais qui veulent qu'on se montre d'abord clément, bon et pitoyable pour le corps social dans lequel et par lequel subsistent les milliers et les millions d'êtres humains les plus proches de nous 48.

Telle était, en ces années 1897 et 1898, l'importance du cas Dreyfus : en se posant, il posait le cas de conscience du siècle. Prendre parti pour la société contre Dreyfus, contre l'individu, contre l'Un. c'était se mettre en mesure de retrouver la morale et la politique des beaux siècles antérieurs, morale et politique tellement oubliées qu'elles en furent toutes neuves. Dans l'agitation d'une guerre civile fermenta une renaissance de philosophie politique.

IV

M. Vaugeois, M. Pujo, M. Lasserre, ne le reconnurent peut-être pas tout de suite, mais leur adversaire le vit pour eux. Car c'est au nom des principes individualistes, reçus jusque-là pour indiscutablement vrais, que l'adversaire les somma de revenir au parti qui s'y conformait en sacrifiant la patrie entière à un simple doute en faveur de Dreyfus, de l'Un. Et l'adversaire ne se trompait pas : si rien n'est plus sacré au ciel et sur la terre que le corps vivant d'un individu quel qu'il soit, il n'est pas besoin d'un doute sérieux, ni de l'ombre même d'un doute, pour remettre en question une condamnation prononcée : du fait même qu'elle est, la condamnation est suspecte ; le condamné est sympathique du fait qu'il est un condamné. La société qui condamne est la vraie coupable. Voyez ce que les romantiques ont fait et ont dû faire de l'ancien res sacra miser. Relisez Les Misérables, Le Dernier Jour d'un condamné de Victor Hugo. L'échafaud est injuste, parce qu'il est l'échafaud. Et de même, le bagne. Donc, une révision est-elle demandée, par le premier venu et pour qui que ce soit, de plano cette révision doit s'imposer, et les non-révisionnistes ne peuvent être que des cœurs durs et des esprits étroits ; pour obtenir cette révision, des excès seront légitimes, la passion aura raison, la violence sera le droit. Si l'individualisme est vrai, il sera juste et bon de tout secouer, de tout ébranler et bouleverser pour effacer la condamnation de n'importe quel individu : désorganiser l'opinion, l'armée, les lois et l'État, détruire la paix, la défense et la sécurité de la nation, tout est légitime pour Lui. Un certain nombre de braves gens à l'esprit faux ou bien faussé par cette doctrine devaient être dociles aux suggestions intéressées des meneurs protestants, étrangers, francs-maçons et juifs ; ils n'hésitèrent point à pratiquer ces maximes absurdes : elles s'imposaient avec une rigoureuse logique ; et, pour les rejeter, il eût fallu d'abord abandonner le principe individualiste et libéral.

C'est d'ailleurs ce qu'abandonnaient, de leur côté, plus ou moins résolument, plus ou moins consciemment, les millions de bons Français qu'un instinct de conservation nationale opposait au parti de Dreyfus. Mais l'individualisme n'existait dans la masse qu'à dose faible et combattue. Au lieu que, en réagissant avec la masse contre les plus graves préjugés du XIXe siècle, les dissidents de l'impasse Ronsin changeaient leur axe intellectuel, leur centre moral. Ils durent donc s'examiner sur une réaction si imprévue et si radicale. Il leur fallut savoir où ils allaient, d'où ils venaient, réviser leurs convictions anciennes, analyser leurs conceptions nouvelles…

Analyser tout en vivant, étudier tout en bataillant, ce fut, dès l'origine, le programme des anciens tenants de l'Action morale, devenus les fondateurs de l'Action française.

V

Aurait-on mieux fait de ne point combattre avant d'avoir achevé l'analyse ?

Mais jamais, depuis que le monde est monde, on n'attendit d'avoir une idée claire pour agir. L'oiseau qui sort du nid et prend son vol fait une pétition de principe, enseignent de graves manuels de philosophie ; et tous les traités de tactique commencent, paraît-il, par un aphorisme de Napoléon : « On s'engage, et l'on voit après. »

La Ligue de la Patrie française s'était opposée à la Ligue des Droits de l'Homme ; au Comité de l'impasse Ronsin, dont l'action voulait être morale, c'est-à-dire, en langage kantien, « individualiste », s'opposa le nouveau comité, dont l'Action voulait être française. Donnons à ces verbes de volonté tout leur sens : tendance, avec conscience, délibération et définition de plus en plus nette du but. Le nationalisme instinctif de l'Action française n'était pas plus éclairé que celui de la Patrie française : mais il tendait à s'éclairer. Il ne s'écartait pas du champ de bataille, il y portait seulement le goût de mieux viser, de frapper à la tête, de rallier les intelligences. C'est en pensant à cet effort que M. Maurice Barrès écrivait dès 1899 : « Il n'y a aucune possibilité de restauration de la chose publique sans une doctrine », et c'est pour correspondre à cette parole que l'Action française essaya pour la première fois de définir sa direction.

Rien n'est plus saisissant que la page des tâtonnements dans le premier Faust. À mesure que le vieux solitaire de Goethe prend, éprouve et rejette successivement les termes de « Verbe », d' « Esprit », de « Force », destinés à traduire le texte sacré dans sa chère langue allemande, on se représente les efforts successifs de la pensée sincère. La première formule que donna l'Action française, certain soir de novembre 1899, ne serait pas moins suggestive. Trois points y étaient posés comme fondements essentiels de l'accord, et, sur les deux premiers (nature sociale de l'homme, nécessité moderne des nations pour l'Humanité), on n'a jamais rien eu à changer par la suite. L'Action française n'a pas varié davantage sur le début de l'autre article : « Entre Français, toutes les questions pendantes, tous les problèmes diviseurs doivent être coordonnés et résolus par rapport à la nation. » Mais elle ajoutait alors que « les groupements naturels des Français doivent se faire autour d'un commun élément national », et ce terme encore si vague d' « élément » était éclairé aux lignes suivantes de manière à laisser voir un tâtonnement assez grave : « Par-dessus leurs sentiments, disait-on, les Français doivent se classer suivant le plus ou moins de profondeur et d'intensité de leur foi française. »

Se classer d'après l'intensité de leur foi française ! En quoi les patriotes ainsi distribués et classés auraient-ils pu découvrir et formuler une solution à la crise ? Pareil programme se ressentait des méthodes subjectives de l'impasse Ronsin : on prétendait se compter sur des sentiments, au lieu d'envisager les choses ou les idées qui déterminent les sentiments ; on parlait de l'opinion des Français, et non pas des besoins réels de la France. Quelques mois de réflexion, et la nécessité de préciser (pour écarter des objections spécieuses), suffirent à dégager la formule définitive. Le vague « élément national » cité plus haut fit place à un terme net, celui qu'on trouve partout, depuis, dans les publications de l'Action française, celui qu'on pourrait appeler le commun dénominateur auquel ont été ramenés tous les problèmes à résoudre : l'intérêt national.

« Un vrai nationaliste place la patrie avant tout ; il conçoit donc, il traite donc, il résout donc toutes les questions politiques pendantes dans leur rapport avec l'intérêt national ; avec l'intérêt national, et non avec ses caprices de sentiment ; avec l'intérêt national, et non avec ses goûts ou ses dégoûts, ses penchants ou ses répugnances ; avec l'intérêt national, et non avec sa paresse d'esprit, ou ses calculs privés, ou ses intérêts personnels. »

Aimer la patrie, croire aux destinées de la patrie, ne suffit donc ni à chaque nationaliste, ni au chef de la nation ; il ne suffit pas à ce dernier d'être le fondé de pouvoir du sentiment national. Il lui faut la notion profonde des intérêts de ses nationaux, non de quelques-uns seulement, mais de tous, des nationaux vivants, des nationaux à vivre ; il lui faut le pouvoir de défendre au besoin la France éternelle contre le caprice ou l'avidité de quelques-uns, ou de beaucoup, ou même de l'ensemble des Français d'une époque, — absolument comme on défend la chasse contre les chasseurs ou la pêche contre les pêcheurs : car la somme des intérêts particuliers, ou même des intérêts collectifs français, ne donne pas du tout l'intérêt général de la nation française, qui est parfois tout autre, et qui doit toujours prévaloir.

Pour appliquer correctement ces principes, pour mener à bonne fin des études où l'analyse du réel observable se compliquait à chaque instant de généralisations délicates, il fallait de toute nécessité récuser constamment l'obsédant fantôme de la morale, de la morale individualiste étudiée sous Kant, en Sorbonne ou bien à l'impasse Ronsin. En examinant la structure, l'ajustage et les connexités historiques et sociales, on observe la nature de l'homme social et non sa volonté, la réalité des choses, et non leur justice : on constate un ensemble de faits dont on ne saurait dire après tout s'ils sont moraux ou immoraux, car ils échappent de leur essence à la catégorie du droit et du devoir, puisqu'ils ne se rapportent pas à nos volontés.

Comme il y eut des phénomènes purement chimiques ou physiques dans l'organisation d'un Descartes ou d'un saint Vincent de Paul, toute société se construit suivant des nécessités naturelles dont il s'agit de connaître exactement l'essence, non d'affirmer ou de contester la justice et le bien fondé. Nous ne savons s'il est juste qu'un fils ne puisse choisir son père, ou qu'un citoyen soit jeté dans une race avant d'avoir manifesté le libre vœu de sa conscience. Nous savons que les choses ne sont pas maîtresses de se passer autrement. Est-il juste qu'une opinion bien intentionnée, quand elle est absurde, puisse perdre un État ? Peut-être, mais, pour le salut de cet État, l'important ne sera point de décider si la chose est juste, mais de la connaître pour l'éviter. L'infaillible moyen d'égarer quiconque s'aventure dans l'activité politique, c'est d'évoquer inopinément le concept de la pure morale, au moment où il doit étudier les rapports des faits et leurs combinaisons. Telle est, du reste, la raison pour laquelle l'insidieux esprit révolutionnaire ne manque jamais d'introduire le concept moral à ce point précis, où l'on n'a que faire de la morale ; il a toujours vécu de ce mélange et de cette confusion, qui nuisent à la vraie morale autant qu'à la vraie politique. La morale se superpose aux volontés : or, la société ne sort pas d'un contrat de volontés, mais d'un fait de nature.

C'est ainsi que Vaugeois se trouve amené à s'écrier un jour : « Nous ne sommes pas des gens moraux. » Et, à le bien voir, il est impossible de rien faire de plus moral que cette honnête distinction entre deux ordres que l'on confond malhonnêtement.

VI

L'évolution politique des « moralistes » repentis et leur étude du salut public et de l'intérêt national purent être hâtées par la rencontre qu'ils avaient faite d'un compagnon nouveau, d'une origine et d'un passé très différent du leur. À l'avantage d'être royaliste, il ajoutait cette particularité d'être un adversaire très ancien, très constant et très déterminé de cette Union pour l'Action morale d'où ses nouveaux compagnons provenaient. Il avait critiqué, dès 1892, l'opuscule fondamental de M. Desjardins dans les colonnes de La Gazette de France ; il avait mené de vives campagnes dans la Revue encyclopédique et la Revue bleue contre la troupe des « cigognes », comme on appelait ces néo-chrétiens. Il en avait dénoncé le cosmopolitisme littéraire, l'individualisme politique et moral. L'affaire Dreyfus, qui s'était encadrée comme à point nommé dans ses prévisions, n'apportait aucune modification dans sa vie intellectuelle et, sans négliger les faits de la cause en discussion, il en traitait volontiers comme d'une doctrine. « Dreyfusien », disait-il, plutôt que « dreyfusard » ; « dreyfusianisme » plutôt que « dreyfusisme ». Sa discussion se décomposait presque toujours en trois temps : il montrait d'abord aux partisans de l'innocence qu'ils ignoraient les faits connus de l'Affaire et qu'ils ne pouvaient donc prétendre à se prononcer sur les faits restés inconnus ; — puis il rattachait leur pensée directrice, d'où leur injuste précipitation dérivait, aux Droits de l'Homme, à Kant, à Rousseau, à la Réforme, tous éléments dits chrétiens et non catholiques ; — enfin, il démontrait que cette religion de l'anarchie divinisée nous était prêchée, conseillée et parfois imposée en fait par de puissants agrégats historiques ou ethniques intéressés à nous supplanter dans notre patrie.

Sur ce dernier point, il ne fut pas difficile de tomber d'accord entre un royaliste ayant beaucoup vécu dans les milieux républicains et des républicains patriotes qui n'avaient qu'à se souvenir de leurs fréquentations de l'impasse Ronsin et de la Sorbonne. Ils avaient vu à l'œuvre le groupe juif, étranger par définition aux races françaises, et le groupe protestant, ce dernier français par ses origines, mais qui se détache de siècle en siècle de la civilisation nationale pour se pénétrer des influences anglo-germaniques : monde fermé et retranché, fort par sa communauté d'intérêts et de rancunes, sinon de foi, surtout par l'harmonie de ses principes religieux et moraux avec les principes politiques du régime établi 49. Entre le juif et le protestant, leur servant de syndicat ou de bureau d'affaires, s'étend le groupe maçonnique, ses domesticités et ses convoitises. Vient enfin le groupe des « métèques », souvent juifs, souvent protestants, souvent maçons, souvent aussi dépourvus de tout lien personnel avec ces trois communautés, mais liés entre eux par le fait d'ignorer, de méconnaître, ou de haïr à l'unisson les sentiments et les intérêts de notre pays.

Ces étrangers sont peu nombreux (tout au plus neuf cent mille). S'ils s'attribuent une extrême supériorité d'esprit, d'activité et de valeur morale sur l'ensemble de la multitude française, ils n'ont jamais donné le moindre commencement de preuve de cette prétention. Il est inexact que le juif soit supérieur par la vivacité de l'intelligence ou l'esprit de suite aux Français. Ni les mœurs ni l'esprit critique du protestant ne témoignent non plus d'aucun avantage sérieux. La franc-maçonnerie ne représente pas davantage une élite, et ce n'est point la fine fleur de leurs habitants que nous envoient l'Angleterre et la Suisse, l'Allemagne et l'Asie-Mineure, la Belgique et le Portugal, même quand nous habillons les nouveaux citoyens en secrétaires d'ambassade ou en directeurs du haut enseignement. Ils nous dominent, c'est certain. Méritaient-ils de nous dominer ? Ou cette conquête peut-elle s'expliquer autrement ?

VII

En vertu de son principe individualiste, la Révolution a relâché ou dissous les liens sociaux des Français : elle a réduit notre peuple à un état de division atomistique, où tout individu vit isolé des individus concurrents. Toutes les sociétés secondaires dont se compose cette société générale, une nation, ont été frappées par le régime nouveau. Les organisations professionnelles sont interdites ou paralysées. La bienfaisance, l'instruction publique, la science même (par la mainmise sur l'Université et l'Institut), deviennent services d'État. Les provinces sont abolies, les privilèges des villes anéantis, les communes rurales réduites à l'incapacité d'exister, les grandes communes urbaines étroitement assujetties au pouvoir central. Une partie de l'appareil religieux a été fonctionnarisé par le Concordat, et l'effort des gouvernements révolutionnaires n'a cessé de travailler contre la libre association catholique, contre le clergé régulier. Les Congrégations ont pu résister fort longtemps, parce qu'elles avaient affaire à une hostilité très définie et qu'elles possédaient un centre romain. Mais comment la famille française eût-elle conçu la pensée de lutter contre les dispositions obliques du Code civil, ou la province française contre la division du département, ou les corps de métiers français contre la « liberté du travail » ? Ces collectivités n'étaient représentées par aucun organe vivant. Des ouvriers souffraient et criaient, des patriotes s'indignaient, des chefs de famille gémissaient, rusaient, trichaient. Mais ces résistances particulières et quelquefois contradictoires contre un mal général engendraient parfois des maux équivalents ou supérieurs ; elles ne pouvaient s'opposer à la conséquence directe de cette désagrégation élémentaire : l'ennemi de l'intérieur, à petits pas muets et sûrs, s'emparant des clefs du pays.

La position de cet ennemi au milieu de nous, au milieu de notre société étrangère, le tenait organisé contre nous ; les lois révolutionnaires n'entamèrent donc pas les instigateurs et les profiteurs de la Révolution. De profondes sympathies de culture, des affinités mentales et morales indiscutables (Bible et Talmud, culture anglaise, culture allemande, rituel maçonnique), la communauté de position naturelle aux conquérants dans le peuple conquis, tout fédérait et confédérait ces groupes voisins. La confédération de leurs quatre États (juif, protestant, maçon, métèque) en multipliait la puissance totale, l'or juif consolidant la discipline spontanée, la pensée protestante y faisant régner un certain type d'intelligence, la servilité maçonnique assurant l'exécution du détail, l'essaim volant des métèques établissant les relations et les connivences nécessaires avec l'Étranger, source abondante de renforts et de subsides aussi souvent qu'il en fut besoin.

Comment la France désorganisée eût-elle résisté à cette organisation aussi solide que souple ? Ce n'était pas en tant que France qu'elle se trouvait dominée, mais en tant que nation dissociée ; ce n'était pas en tant que juifs, protestants, métèques et maçons que les vainqueurs devaient vaincre, mais en tant qu'armée manœuvrant contre une multitude confuse. Chacun d'eux n'était aucunement supérieur à chacun de nous : mais chacun de nous était seul contre leur force à tous. Il leur était facile de s'emparer des principales forteresses sociales, et bientôt même de l'État centralisé, au moyen duquel ils affermissaient encore leur domination. Maîtres de l'État, ils distribuaient libéralement à notre peuple les mirages de l'idée individualiste et démocratique, le dogme du moindre effort et de la consommation sans réserve. Au surplus, la Constitution démocratique avec son régime électif et son système de gouvernement des partis se chargeait de briser ou de dissoudre au profit de ces étrangers chaque effort de réaction de la France.

Tel étant le mécanisme de l'occupation et de la conquête étrangère, celui qui l'expliquait et le détaillait de la sorte aux fondateurs de l'Action française en déduisait qu'il fallait naturellement commencer par briser l'État électif qui éternise la servitude en abusant les asservis. Et, selon l'instinct naturel de toute nation qu'opprime une oligarchie, il concluait à une dictature nationaliste. Puis, pour des raisons tirées de la structure et de l'état de la France, de sa géographie, de sa psychologie et de son histoire, il établissait que cette dictature devait résider dans une personne et non dans une communauté ; mais, personnel ou collectif, le chef d'une nation, société héréditaire soucieuse de se maintenir, devait être héréditaire, et ce chef historique, capable de représenter dans le temps et dans l'espace l'unité durable et cohérente de la nation, surtout d'une nation exposée à la fantaisie d'unités individuelles plus ou moins étrangères à son génie, à sa tradition, à son sang, ce n'est ni plus ni moins que le Roi de France. Toute l'Action française se rangea peu à peu à cette vérité.

Ainsi l'Individu, héros des Droits de l'homme et héritier légitime de la Réforme, s'étant logiquement tourné contre la France, non moins logiquement le patriotisme français a réagi en emportant et en balayant les idées quatre-vingt-neuvièmes depuis les profondeurs du mystère des consciences jusques au sommet de l'État. L'idée du Roi conçue comme l'incarnation de notre intérêt général achève le retour, la renaissance et la revanche des garanties suprêmes de la communauté que la démocratie anarchique sacrifiait gaiement à l'intérêt d'un seul. Voilà donc le Contr'Un du XVIe siècle retourné point par point. La véritable tyrannie est celle de l'étranger et du barbare, et elle s'exerce au profit des sentiments, des intérêts inférieurs. La véritable autorité est libératrice. Elle est, au vrai, le bien public 50.

DEUXIÈME PARTIE
La démocratie dans l'Église

Risponder si vorrebbe non colle parole ma col coltello a tanta bestialità.
… On voudrait répondre non avec les mots, mais à coups de couteau, à une si grande bêtise.
Dante, Convivio, l. IV, c. xiv.

Chapitre I
Sur le nom de démocratie

Notes à une encyclique 51 de Léon XIII — D'après L'Action française du 15 février 1901.

« Voyez l'encyclique du Pape : il est démophile et non démocrate. »
(Lettre d'un ami catholique.)

Depuis que l'encyclique sur la « démocratie chrétienne » était annoncée, tout le monde s'attendait bien à ce qu'un Pape bon humaniste et fin lettré, qui reproduit sans peine les plus difficiles mètres d'Horace et qui écrit peut-être le meilleur latin de son siècle, évitât les tristes faiblesses auxquelles succombent, à propos de démocratie, tant de pauvres têtes en Europe. Mais le Saint-Père a surpassé les espérances, et ceux qui s'intéressent au sort de la civilisation dans notre Occident lui en garderont une profonde et respectueuse gratitude. Pour avoir consenti à la République, le Saint-Père ne cède point à la Barbarie.

Il traite avec le dédain qui lui est permis (à Lui seul !) la question des mots. Après avoir exposé aux fidèles ce qu'il admet, ce qu'il ordonne et ce qu'il défend, Léon XIII écrit :

… S'il faut nommer cela action populaire chrétienne ou démocratie chrétienne, cela importe peu, pourvu que les enseignements émanés de Nous soient observés intégralement, avec une égale complaisance.

Mais quels sont ces enseignements ?

Le mot de démocratie a deux sens, également courants et qui sont mêlés à plaisir.

1o Au premier sens, conforme à l'étymologie, démocratie veut dire le gouvernement du peuple, de la foule, du plus grand nombre. Gouvernement de tous par tous, écrivait, l'automne dernier, un des chefs de la démocratie chrétienne en France.

Le Pape exclut ce premier sens.

Qu'il soit tenu pour condamné (nefas sit) de détourner à un sens politique le terme de démocratie chrétienne. Sans doute la démocratie, d'après l'étymologie même du mot et l'usage qu'en ont fait les philosophes, indique le régime populaire ; mais, dans les circonstances actuelles, il ne faut l'employer (sic usurpanda est) qu'en lui ôtant tout sens politique et en ne lui attachant aucune autre signification que cette bienfaisante action chrétienne parmi le peuple…

2o Quant au second sens, invoqué volontiers par d'excellents nationalistes, même par de beaux royalistes, il est plus subtil. Démocratie, alors, désigne « l'état démocratique de la société », état de confusion et de mélange qui supprime toutes les classes ou qui substitue à leurs nombreux rapports mutuels un système uniforme de nivellement et d'égalité.

Le Pape exclut pareillement la démocratie ainsi entendue au sens « social ».

La démocratie chrétienne, dit-il, doit maintenir la distinction des classes, qui, sans contredit, est le propre d'un État bien constitué (dispares tueatur ordines, sane proprios bene constituae civitatis).

La démocratie chrétienne, ajoute-t-il, doit accepter de donner à la communauté humaine une forme et un caractère en harmonie avec ceux qu'a établis le Dieu créateur (eam demum humano convictui velit formam atque indolem esse qualem Deus auctor indidit).

Nos amis naturalistes traduiront aisément en maxime de droit naturel cette haute doctrine de la beauté du monde et de l'ordre de l'univers, ici inspirée par le sentiment d'un droit divin. Nécessité de subordonner pour coordonner et pour ordonner, il n'y a point de faribole d'orateur qui puisse aller contre cette mathématique !

Mais, pour qu'on ne se trompe pas sur son intention précise, le Pape prend soin d'observer que, si l'on veut juger sainement de la démocratie chrétienne, il faut laisser de côté les opinions de certains hommes « sur la puissance et la vertu d'une démocratie chrétienne, opinions qui ne sont pas exemptes de quelque excès ou de quelque erreur (quae immoderatione aliqua vel errore non careant) ». Laissant ces exaltés à leur rêve, Léon XIII enseigne que « l'action sociale chrétienne », par laquelle il définit la démocratie et que notre ami Henri Vaugeois a nommée la démophilie, ne pourra s'opérer selon la méthode démocratique (au sens historique et philosophique du terme) : cette œuvre, dit le Pape, exige le concours de la hiérarchie. Je cite :

Il faut surtout appeler à son aide les bonnes œuvres de ceux à qui leur situation (locus, c'est-à-dire leur position, leur fonction publique et économique, leur rang, quelle qu'en soit l'origine), leur fortune et leur culture intellectuelle et morale donnent le plus d'autorité dans la cité. Si cela fait défaut, à peine pourra-t-on faire quelque chose de valable pour cette utilité publique à laquelle l'on tend.

Le Pape n'avait pas négligé, au début de la lettre, de bien marquer que la démocratie chrétienne, tout en s'employant au service des classes inférieures, ne négligeait point, ne mettait point de côté, n'omettait ni ne traitait par « prétérition » (praeterire) les supérieures. « L'utilité de celles-ci, écrivait-il, n'est pas moindre pour la conservation et l'amélioration de l'État. » Telle est la sagesse papale. Telle est la haute politique du catholicisme romain, avec laquelle on ne s'étonnera plus que des esprits tout pénétrés de Politique naturelle trouvent utile et nécessaire de construire au plus tôt une barricade contre l'anarchie libérale et la barbarie égalitaire qui menacent.

Avez-vous noté un détail ? C'est le critère politique du Pontife romain. Il juge des idées et des maximes politiques selon qu'elles tendent ou qu'elles ne tendent pas « à la conservation et au perfectionnement de l'État : ad conservationem perfectionemque civitatis ». C'est la pure devise de l'Action française. C'est notre critère tout pur. Un des nôtres, Léon de Montesquiou, n'a-t-il pas proposé, l'an dernier, de substituer à la souveraineté de la volonté populaire la souveraineté du salut public ?

Chapitre II
Sur le texte du Syllabus

D'après L'Action française du 15 mai 1906.

Qui vous meut ? qui vous poinct ?
Rabelais

Quelque diversité de sentiment et de volonté que les non-croyants de l'Action française aient apportée au commun effort, le point de vue du bien public, d'une part, et, d'autre part, le soin de se défendre de toute autre idée préconçue les a menés ou ramenés peu à peu à cette évidence que, sur la terre, qu'il s'agisse du spirituel ou du temporel, de l'ordre moral ou de l'ordre matériel, les vues, les intérêts, les suggestions et décisions du catholicisme concordent avec les intérêts essentiels de la patrie française et du monde civilisé. Je parle de ces intérêts entendus aussi exactement que possible. Je parle du catholicisme interprété dans sa stricte définition.

I

Il ne s'agit point de ce traditionnisme grossier qui formule : « Nous avons été catholiques ; nous le serons, dès lors, toujours… » Comme si l'évolution religieuse, le changement de religion, étaient des phénomènes tout à fait inédits et sans exemples dans l'histoire ! Il s'agit de bien autre chose : de quelque chose qui démontre que, en politique ou en sociologie, toute séparation d'avec le catholicisme, bien loin d'exprimer un progrès, dénote un recul. On ne traite donc plus d'une simple question de fait. C'est de savoir quel est, quel a été, et quel peut être le meilleur fait, le fait le plus heureux et le plus favorable, que nous nous occupons ici.

On peut nommer cela le droit, ou le bien, ou l'utile. De quelques mots qu'on use, il faut constater la coïncidence des choses. Les plus hautes valeurs politiques et sociales, assignées et fixées par la critique et la science positives, sont identiques à celles que désigne l'enseignement de l'Église. Les vérités politiques et sociales que la simple analyse a élevées au rang d'évidences pures se retrouvent ainsi, les unes indiquées, les autres explicites, dans la synthèse catholique. Je ne referai pas, après Bourget 52, l'énumération homérique des Docteurs et des Pères du réalisme naturel, qui rejoignent les Docteurs et les Pères d'une doctrine théologique dont il nous est impossible de contester le réalisme surnaturel. C'est une simple expérience que je rapporte. J'écris, je transcris les Mémoires de quelques amis et les miens. Où la science naturelle des sociétés nous éloignait des divagations à la mode, il se trouvait que la doctrine catholique s'en éloignait aussi. Où nous nous rapprochions de la tradition la plus respectable et aussi la plus méconnue, la même doctrine imposait le même mouvement. Où, enfin, la critique ou la science nous déterminaient à exiger certaines nouveautés et certains renouvellements, le catholicisme apportait des indications, des suggestions et des conseils que je me garderai d'appeler parallèles, puisque les parallèles ne se rencontrent pas, mais convergeant, mais conspirant vers le même point idéal. Le langage théologique nous apparaissait en beaucoup de cas une sorte de traduction, surélevée et sublimée, de notre langage empirique. Et partout les deux langues se répondaient en perfection.

Le profond respect des faits qui nous animait nous défendait d'altérer en rien ce grand fait. Mais, plus encore que notre méthode, notre principe, qui était un extrême désir du Salut public, une énergique volonté du Bien public, concourait à nous rendre infiniment curieux, prodigieusement attentifs et vigilants devant un fait aussi précieux. Ce principe nous inspirait le vœu, le désir, je voudrais oser dire l'appétit profond de synthèse et d'accord. Oh ! cette bonne volonté ne nous aveuglait certes point. Nous éprouvions avec vivacité le devoir de nous montrer difficiles en fait de preuves. Mais, si l'esprit vérifiait avec une jalousie soupçonneuse chacune des coïncidences et concordances observées, l'heureuse issue de chaque opération ne nous inspirait aucune tristesse. Soyons sans pudeur. Avouons. La perspective de nous accorder, plus étroitement que nous ne l'avions espéré, avec un certain nombre de nos concitoyens eut même pour effet de nous inspirer une franche allégresse, et je connais des monstres qui le dirent tout haut. « Quel bonheur, s'écriaient ces Gaulois dénaturés, qu'on puisse s'entendre un peu sur la politique, si l'on ne s'entend plus sur la théologie ! »

Il est permis d'apprécier sévèrement de pareilles dispositions. Une race comme la nôtre, qui a reçu de ses aïeux les plus lointains le goût prononcé de la guerre civile, est sans doute coupable de ne pas s'en tenir à ce rite de division. Même dérogation aux vieux us nationaux se constata vers la fin du XVIe siècle, quand le parti des Politiques se mit en tête de placer sur le trône Henri IV. De quoi se mêlaient ces gens-là ? Ne convenait-il pas que de loyaux Français continuassent à se dévorer ? Mais ces hommes cyniques, préférèrent au point d'honneur héréditaire l'hérédité du bien public. Si nous avons des prédécesseurs, les voilà. Comme, à l'envi, ils négligèrent leurs diverses qualités de ligueurs ou de huguenots pour ne se souvenir que de leur titre de Français, nous fîmes litière de nos antécédents historiques immédiats : uniquement soucieux du vrai et du bon, ceux d'entre nous qui avaient des traditions anticléricales les refoulèrent ; ceux qui s'étaient formé personnellement des préjugés anti-catholiques les dépouillèrent. Leur étude, leur examen de la question religieuse en France commença, à la seule lumière des intérêts de leur pays. Ils reconnurent, à l'étude, ils sentirent, à l'examen, qu'une seule attitude leur convenait devant l'Église : le respect, l'amitié et la déférence. Quelques-uns allèrent à la piété et à l'amour. Ces sentiments grandirent ou s'affermirent quand des vexations tout d'abord ridicules, puis odieuses, retirèrent au catholicisme français, non seulement ses justes privilèges historiques, non seulement son régime d'égalité avec les autres cultes, mais le droit d'exister et de se développer pacifiquement. Il nous fut difficile de cacher notre indignation et notre souffrance. Des esprits assez courts, dont le cœur est placé très bas, ont pu interpréter à leur manière, qui manque autant de clairvoyance que de noblesse, notre langage et notre action sur ce sujet. J'écris ce qui a été et comme cela a été. Si ma simplicité mécontente quelqu'un, il y ajoutera tous les ornements de son goût. Croyant ainsi nous peindre, il fera, sans le flatter, son propre portrait.

Ceux qui n'étaient pas catholiques, ceux qui appartenaient à diverses nuances de ce que l'on appelle la libre pensée, d'accord en politique pour conclure à la monarchie, s'unissaient donc aussi sur un même article de politique religieuse, qui portait la nécessité de préférer, d'appuyer et de privilégier le catholicisme, au nom de la France, de la Civilisation et de la Raison. Quand l'Institut d'Action française fut projeté, nos amis catholiques, ceux qui formaient notre aile droite, firent donc accepter sans aucune peine qu'une des chaires de la fondation fût spécialement consacrée à la Politique catholique. Ce n'est un secret pour personne que, non contente d'applaudir à cette pensée, la « gauche » de l'Action française y a collaboré, au point même d'avoir fortement appuyé la désignation et, si l'on veut, le baptême de la chaire du Syllabus. Il eût été fort indiscret de témoigner d'une opinion en ces matières. Mais, l'opinion étant manifestée par des catholiques habiles et compétents, nous confessons l'avoir servie, favorisée et secondée de toutes nos forces.

II

Outre en effet que le Syllabus est, de tous les documents émanés de Rome, le plus ultramontain et, par là, le moins suspect de concession aux turlutaines gallicanes, qui n'ont rien de commun avec le culte du passé de notre nation, — c'est aussi dans le Syllabus que se montre et se définit la politique catholique la plus rigoureuse, la plus précise et, qu'en même temps apparaît, se rassemble et se pose, avec le plus de netteté, le génie réaliste ou l'esprit d'organisation du catholicisme. Quiconque, fût-il né iroquois ou brahmane, aimera ce que nous aimons, celui-là ne peut se défendre d'aimer le catholicisme considéré dans le texte du Syllabus. Inversement tout catholique, fût-il un peu touché de l'esprit libéral, s'il est amené à méditer sur ce noble texte, doit se sentir, estimons-nous, en quelque sympathie d'intelligence, de méthode, de civisme et de patriotisme avec nous. L'affinité psychologique éclate même dans ces passages du Syllabus qui ne regardent et ne peuvent regarder que le for intérieur des consciences catholiques.

Nous avons beaucoup dit cela à nos amis. Nos amis, catholiques ou non, ont parfois accueilli cette exposition avec un sourire. Ils estimaient sans doute que nous avions raison au fond, mais trop raison, trop durement raison, pour qu'il fût permis de nous concéder ce point sans bataille. Cette bataille, nous la livrons aujourd'hui, ou plutôt nous les mettons à même de la livrer, personnellement, à leurs préventions et à leurs prudences. Nous plaçons sous leurs yeux ce terrible répertoire du Syllabus, avec des notes destinées à provoquer la réflexion et l'analyse dans le sens de nos préoccupations sociales. Comme Joseph de Maistre montre, dans le premier chapitre de son traité Du Pape, que le privilège le plus choquant, le plus affreux, le plus sauvage du Pontife romain, l'Infaillibilité, est aussi le partage de tout pouvoir constitué, qu'il soit d'Istambul ou de Londres, nous nous proposons de faire sentir que telle règle, comparable, en son apparence première, au brodequin des anciens juges tourmenteurs, n'est que l'application, la vérification, très simple, très nécessaire et très légitime, d'un principe plus général tombant sous le sens propre et reçu par le sens commun. Cela n'ôte rien à l'originalité particulière de chaque règle. Et cela ne tend pas le moins du monde à en naturaliser ni moins encore à en laïciser la source. D'où que provienne cette loi, jaillie du ciel ou germée du sein de la terre, il est un point, il est un trait par où elle s'ajuste à la nature humaine à laquelle elle est destinée : l'analyse de ce trait, l'observation de ce point et du champ des convenances circonvoisines fait, à mon sens, le souverain intérêt de l'étude du Syllabus pour le moraliste, le jurisconsulte et le politique.

Le Syllabus est une table des matières divisée en dix titres et comportant quatre-vingts articles. Chaque article se réfère à des documents antérieurs, dont il nous a semblé oiseux de transcrire le nom. Quant à nous reporter à ces documents, le travail, souvent fait, a donné lieu à des discussions dans lesquelles nous serions bien entrés si l'énoncé des articles nous eût paru prêter à l'équivoque. Mais non. La phrase est claire, et le sens net. On peut bien les développer et les expliquer : non les éclaircir. Nous avons renoncé, de moins bon cœur assurément, faute de place, à reproduire la lettre encyclique Quanta cura (5 décembre 1864), qui introduit au Syllabus.

III

À relire ici cette belle lettre, on eût été touché de l'insistance avec laquelle le chef de l'Église parle du rapport de certaines « erreurs » avec les « tempêtes » qui les suivirent. L'influence des idées sur les choses s'y trouve affirmée avec une solennité faite pour ébranler les plus sceptiques de nos mystiques. Le pape insiste également sur la relation étroite « de l'ordre religieux et de l'ordre social » : catholicae religionis civilisque societatis fundamenta, dit le même membre de phrase. Mais nous ne saurions résister à l'attrait de deux paragraphes, d'un sens si beau, si fort, si juste, et si proche de nous qu'il faut les citer à tout prix.

Notre vieille ennemie la liberté-principe va passer un mauvais moment, ainsi que ce naturalisme, ou matérialisme historique, dont nous avons le droit de dire que personne ne l'a combattu plus que nous :

Il ne manque pas d'hommes qui appliquent à la société civile l'impie et absurde principe du « Naturalisme », comme ils l'appellent : ils osent enseigner que la perfection du gouvernement et le progrès civil exigent absolument que la société humaine soit constituée et gouvernée sans plus tenir compte de la religion que si elle n'existait pas, ou du moins sans faire aucune différence entre la vraie religion et les fausses. De plus, contrairement à la doctrine de l'Écriture, de l'Église et des Saints-Pères, ils ne craignent pas d'affirmer que « le meilleur gouvernement est celui où l'on ne reconnaît pas au pouvoir l'obligation de réprimer, par la sanction des peines, les violateurs de la religion catholique, si ce n'est lorsque la tranquillité publique le demande ».

Nous soulignons certaines articulations du discours, qui sont essentielles, pour qu'un lecteur inattentif ne lui fasse point dire ce qu'il ne dit pas en effet. Le texte ne dit pas qu'il faut, aujourd'hui, dans le monde contemporain, commettre le gouvernement de la cité à la loi religieuse et user, au besoin, pour cela de la contrainte matérielle. Le texte dit qu'il est absurde de croire que la perfection des sociétés et le plus grand bien politique puissent consister dans l'indifférence de la société à la religion. Le texte porte qu'il est absurde de dire, en général, que le meilleur gouvernement soit le moins disposé à mettre ses forces physiques au service de la force religieuse. Le texte définit et rejette un type intellectuel faux : une fausse manière de penser. Il nous avertit qu'une concession, une tolérance, concession faite et tolérance admise pour éviter un plus grand mal, ne donne pourtant pas le modèle des constitutions politiques. Il affirme que ce modèle consisterait dans une société où l'État serait apte à servir l'Église, absolument comme un organe non frappé de paralysie ni d'ataxie est apte à servir les décisions de l'esprit, qui énonce sa volonté.

Quoi de plus simple et de plus vrai? Et peut-on douter que, dans une société normale, l'unité de conscience soit un bien qu'il vaille la peine de sauver en y mettant le prix ? Tout dépend de ce prix sans doute. Et ce prix, les va-et-vient de l'histoire peuvent seuls l'établir. Mais nous ne faisons pas en ceci de l'histoire, ni de la politique contemporaine. Nous examinons les principes généraux qui doivent présider à toute idée de salut public. Ces principes du Syllabus ne sont pas plus cruels ni plus rigoureux que leurs contraires. Ils expliquent l'Inquisition ? Mais est-ce que la Déclaration des Droits de l'homme n'explique pas, tout aussi bien, la Terreur ? Est-ce que le Libre Examen n'explique pas les interminables batailles, les bûchers, les prisons qui ont souillé trois siècles d'histoire européenne ? Toute idée vive enferme, en puissance, du sang. Mais, entre l'idée du Libéralisme et celle du Syllabus, il y a exactement la même différence qu'entre une vaine boucherie et la chirurgie bienfaisante. Pour opter entre ces deux idées qui, étant des idées humaines, risquent de faire de la peine en même temps que du plaisir, de causer du rire comme des larmes, de multiplier les cadavres aussi bien que les nouveau-nés, il conviendra de retrancher, de part et d'autre, leur commun coefficient de joie ou de misères et de rechercher, simplement, laquelle, dans son expression la plus générale, a raison. Quelle est la vraie ? Quelle est la bonne ? Quelle est, non la douce, ni l'agréable, non l'amère, ni la choquante, mais l'utile ? Quelle est celle qui apporte, en définitive, le plus d'ordre, de paix, de progrès, de bonheur aux hommes ? Ainsi posée, la question ne fait plus de doute. Irrésistiblement, on opte pour le Syllabus.

Continuons donc la lecture de cette page capitale de la préface, sans perdre de vue ces distinctions et ces observations, qui nous suivront dans la lecture de la pièce elle-même :

En conséquence de cette idée absolument fausse du gouvernement social, ils n'hésitent pas à favoriser cette opinion erronée, on ne peut plus fatale à l'Église catholique et au salut des âmes, et que notre prédécesseur d'heureuse mémoire, Grégoire XVI, appelait un délire, savoir que « la liberté de conscience et des cultes est un droit propre à chaque homme, qu'il doit être proclamé et assuré dans tout état bien constitué et que les citoyens ont droit à la pleine liberté de manifester hautement et publiquement leurs opinions, quelles qu'elles soient, par la parole, par l'impression ou autrement, sans que l'autorité ecclésiastique ou civile puisse le limiter ». Or, en soutenant ces affirmations téméraires, ils ne pensent pas, ils ne considèrent pas qu'ils prêchent une liberté de perdition, et que, s'il est toujours permis aux opinions humaines d'entrer en conflit, il ne manquera jamais d'hommes qui oseront résister à la vérité et mettre leur confiance dans le verbiage de la sagesse humaine, vanité extrêmement nuisible que la foi et la sagesse chrétienne doivent soigneusement éviter, conformément à l'enseignement de Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même.

Quand la religion est bannie de la société civile, la doctrine et l'autorité de la révélation divine sont rejetées, la vraie notion de la justice et du droit humain s'obscurcit, se perd, et la force matérielle prend la place de la justice et du vrai droit. On voit donc clairement pourquoi certains hommes, ne tenant aucun compte des principes les plus certains de la saine raison, osent publier « que la volonté du peuple, manifestée par ce qu'ils appellent l'opinion publique ou de telle autre manière, constitue la loi suprême, indépendante de tout droit divin et humain ; et que, dans l'ordre politique, les faits accomplis, par cela même qu'ils sont accomplis, ont la valeur du droit ». Mais qui ne voit, qui ne sent très bien qu'une société soustraite aux lois de la religion et de la vraie justice ne peut avoir d'autre but que d'amasser, d'accumuler des richesses, et, dans tous ses actes, d'autre loi que l'indomptable désir de satisfaire ses passions et de se procurer des jouissances ? Voilà pourquoi les hommes de ce caractère poursuivent d'une haine cruelle les Ordres religieux sans avoir égard aux immenses services rendus par eux à la religion, à la société et aux lettres ; pourquoi ils déblatèrent contre eux en disant qu'ils n'ont aucune raison légitime d'exister : ils font écho aux calomnies des hérétiques. En effet, comme l'enseignait avec tant de vérité Pie VI, notre prédécesseur d'heureuse mémoire, « l'abolition des Ordres religieux blesse l'État qui fait profession publique de suivre les conseils évangéliques ; elle blesse une manière de vivre recommandée par l'Église, comme conforme à la doctrine des Apôtres ; elle blesse, enfin, les illustres fondateurs d'Ordres qui ne les ont établis que par l'inspiration de Dieu ». Ils vont plus loin, et dans leur impiété ils prononcent qu'il faut ôter aux citoyens et à l'Église la faculté « de donner publiquement l'aumône » et abolir la loi qui, à certains jours fériés, « défend les œuvres serviles pour vaquer au culte divin ». Tout cela sous le faux prétexte que cette faculté et cette loi sont en opposition avec les principes de la véritable économie publique.

Posez l'index sur la dernière des lignes citées et remontez, sans rien sauter, jusqu'à la première : vous trouverez dûment flétrie et condamnée chacune des erreurs ou des insanités que nous critiquons chaque jour pour des motifs qui n'ont absolument rien de religieux ni même de moral. Voici le libéralisme économique, qui interdit toute intervention de l'État, et voici, plus haut, l'Étatisme qui substitue une aumônerie administrative et publique à la charité des particuliers et des corps. Voici cette théorie de la dignité humaine, — libérale, individuelle, protestante, essentiellement conforme à « l'insurrection de l'individu contre l'espèce », — en vertu de laquelle on a interdit les Ordres religieux parmi nous. Voici le dogme du matérialisme historique, qui est peut-être le plus naïf, le plus faussement réaliste de tous les dogmes révolutionnaires. Voici le naturalisme et le fatalisme, victimes coutumières, risées habituelles de notre ami Lucien Moreau. Voici le pire des faux dieux, la Volonté du peuple, sous ses divers affublements. Et voici enfin cette « liberté de perdition », ce « délire » de la liberté de conscience et des cultes, conçue comme « un droit propre à chaque homme » : idée qu'un esprit juste ne peut supporter sans dégoût, — chaque homme reconnu, de droit, le juge souverain du vrai et du faux !

Tout cela est bien juste. Mais, plus encore que la vérité ou que la justesse, on savoure, ici, à la suprême puissance, la manière dont cette vérité-là nous est présentée. Oui, sa beauté, sa force, sa haute et fière pertinence, c'est, il me semble, d'émaner d'une intelligence hardie, d'une pensée complète, par là même exclusive et intolérante. L'Homme peut composer, s'apitoyer, tendre la main, donner son cœur. Mais la Pensée trace son cercle et, si vous en êtes dehors, elle vous signifie simplement que vous êtes hors d'elle, que vous errez.

… « Je ne vous connais pas », « je ne vous connais plus », c'est tout le sens de l'anathème. On s'est largement attendri sur les victimes de la sentence. Il doit être permis, aujourd'hui, d'admirer de combien de secours était cette sentence pour l'innombrable peuple obscur qu'elle défendait et raffermissait. La définition des logiciens n'est pas seulement le délice de l'imagination esthétique : elle est la sûreté de l'esprit qui se meut. Elle offre, en matière morale et religieuse, le même avantage qu'un fossé surmonté d'un talus que son rempart couronne. Institution cruelle et impitoyable, si l'on en juge par les grimaces du pauvre ennemi culbuté, mais pieusement tutélaire, véritable monument de miséricorde, refuge, protection, asile de pitié, si l'on veut bien songer aux amis, aux concitoyens innocents, qui en sont abrités et gardés sains et saufs.

De ce point de vue, de cet ordre, l'ordre et le point de vue de la méthode intellectuelle et morale, ce n'est pas seulement le conseil politique du Syllabus qu'utilisent nos libertins. Je voudrais faire entendre, à force de le répéter, combien le mode d'expression du dogme catholique donne, s'il est exactement pénétré et compris, un enseignement précieux. On pourra y apprendre le sens exact, l'usage approprié de la distinction juste et nette, la vue simultanée du semblable et du différent, la synthèse prompte et solide des divers points d'un même terme, l'enchaînement suivi des termes divers, enfin la bonne construction d'un ordre résistant. De pareilles leçons seront avantageuses à tous, même à ces écrivains de La Lanterne, qui imprimaient, le 11 mai dernier, justement à notre sujet : « Parler de positivisme à propos du Syllabus est l'indice d'un toupet phénoménal ou de la plus singulière aberration. Ces mots hurlent d'être accouplés. » L'auteur de cet entrefilet ignore évidemment ce qu'est le Syllabus et ce qu'est le positivisme, et c'est donc lui qui fait la bête et qui hurle en croyant entendre des mots hurler. Le Syllabus, en soi, reste le type et le modèle de l'architecture logique.

Assurément, il a des murailles et il a des voûtes, des piliers et des fondements. Il n'est pas tout en portes, en fenêtres, en ouvertures. Il n'est pas composé de vide aérien, ni d'espace nu. Il existe, il pose, fonde, décrit une figure déterminée : circonscrit, il exclut ce qui n'est pas à lui. Le reproche de défendre à l'esprit humain d'aborder certains problèmes, reproche que lui adressait, l'autre jour, un jeune savant de nos amis, ce reproche n'a point de sens. Le Syllabus catholique ne défend l'abord d'aucun problème. Mais, de certains problèmes, il formule sa solution. L'admettez-vous ? Vous êtes dans le sein de l'Église. Ne l'admettez-vous pas ? Vous n'y êtes pas. Quelque dure que cette « excommunication » puisse paraître, elle n'est point le propre du Syllabus ni de l'Église. Toute doctrine, tout système, toute réalité excommunie pour exister. Au sens d'indétermination, la liberté pure est le néant pur. Mais la merveille, ici, c'est l'ampleur de l'ensemble, et la perfection du détail. Un petit nombre de catholiques semblent tenir expressément à ce que le Syllabus ne les oblige point en conscience, parce qu'il n'émane point d'une autorité surhumaine, le Pape Pie IX n'y ayant manifesté que ses opinions personnelles. Eh bien ! je souhaiterais, moi aussi, pour d'autres raisons, que tous les bons et vrais catholiques pussent penser cela : car je pourrais, sans risque de froisser aucune amitié, écrire que voilà un chef-d'œuvre de la sagesse et de la providence du génie humain.

Syllabus

des principales erreurs de notre temps signalées par les allocutions consistoriales, encycliques et autres lettres apostoliques de notre Très Saint Père le pape Pie IX.
(La doctrine catholique est donc le contrepied de tout ce qui suit.)

§ I. — Panthéisme, naturalisme et rationalisme absolu.

I. Il n'existe aucun Être divin, suprême, parfait dans sa sagesse et sa providence, qui soit distinct de l'univers, et Dieu est identique à la nature des choses, et par conséquent assujetti aux changements ; Dieu, par cela même, se fait dans l'homme et dans le monde, et tous les êtres sont Dieu et ont la propre substance de Dieu. Dieu est ainsi une seule et même chose avec le monde, et par conséquent l'esprit avec la matière, la nécessité avec la liberté, le vrai avec le faux, le bien avec le mal, et le juste avec l'injuste. 53

II. On doit nier toute action de Dieu sur les hommes et sur le monde 54.

III. La raison humaine, considérée sans aucun rapport à Dieu, est l'unique arbitre du vrai et du faux, du bien et du mal : elle est à elle-même sa loi, elle suffit par ses forces naturelles à procurer le bien des hommes et des peuples 55.

IV. Toutes les vérités de la religion découlent de la force native de la raison humaine ; d'où il suit que la raison est la règle souveraine d'après laquelle l'homme peut et doit acquérir la connaissance de toutes les vérités de toute espèce 56.

V. La révélation divine est imparfaite, et par conséquent sujette à un progrès continuel et indéfini correspondant au développement de la raison humaine.

VI. La foi du Christ est en opposition avec la raison humaine, et la révélation divine non seulement ne sert de rien, mais encore elle nuit à la perfection de l'homme.

VII. Les prophéties et les miracles racontés dans les saintes Écritures sont des fictions poétiques, et les mystères de la foi chrétienne sont le résumé d'investigations philosophiques ; dans les livres des deux Testaments sont contenues des inventions mythiques, et Jésus-Christ lui-même est un mythe.

§ II. — Rationalisme modéré.

VIII. Comme la raison humaine est égale à la religion elle-même, les sciences théologiques doivent être traitées comme les sciences philosophiques.

IX. Tous les dogmes de la religion chrétienne sans distinction sont l'objet de la science naturelle ou philosophie ; et la raison humaine n'ayant qu'une culture historique, peut, d'après ses principes et ses forces naturelles, parvenir à une vraie connaissance de tous les dogmes, même les plus cachés, pourvu que ces dogmes aient été proposés à la raison comme objet.

X. Comme autre chose est le philosophe et autre chose la philosophie, celui-là a le droit et le devoir de se soumettre à une autorité dont il s'est démontré à lui-même la réalité ; mais la philosophie ne peut ni ne doit se soumettre à aucune autorité.

XI. L'Église non seulement ne doit, dans aucun cas, sévir contre la philosophie, mais elle doit tolérer les erreurs de la philosophie et lui abandonner le soin de se corriger elle-même.

XII. Les décrets du Siège apostolique et des Congrégations romaines empêchent le libre progrès de la science 57.

XIII. La méthode et les principes d'après lesquels les anciens docteurs scolastiques ont cultivé la théologie ne sont plus en rapport avec les nécessités de notre temps et les progrès des sciences 58.

XIV. On doit s'occuper de philosophie sans tenir aucun compte de la révélation surnaturelle 59.

§ III. — Indifférentisme, latitudinarisme.

XV. Il est libre à chaque homme d'embrasser et de professer la religion qu'il aura réputée vraie d'après la lumière de la raison 60.

XVI. Les hommes peuvent trouver le chemin du salut éternel et obtenir ce salut éternel dans le culte de n'importe quelle religion.

XVII. Tout au moins doit-on avoir bonne confiance dans le salut éternel de tous ceux qui ne vivent pas dans le sein de la véritable Église du Christ.

XVIII. Le protestantisme n'est pas autre chose qu'une forme diverse de la même vraie religion chrétienne, forme dans laquelle on peut être agréable à Dieu aussi bien que dans l'Église catholique.

§ IV. — Socialisme, Communisme, Sociétés secrètes, Sociétés bibliques, Sociétés clérico-libérales.

Ces sortes de pestes sont souvent frappées de sentences formulées dans les termes les plus graves dans l'encyclique Qui pluribus du 9 novembre 1846, dans l'allocution Quibus quantisque du 20 avril 1849, etc.

§ V. — Erreurs relatives à l'Église et à ses droits.

XIX. L'Église n'est pas une vraie et parfaite société pleinement libre ; elle ne jouit pas de ses droits propres et constants que lui a conférés par son divin Fondateur, mais il appartient au pouvoir civil de définir 61 quels sont les droits de l'Église et les limites dans lesquelles elle peut les exercer.

XX. La puissance ecclésiastique ne doit pas exercer son autorité sans la permission et l'assentiment du gouvernement civil 62.

XXI. L'Église n'a pas le pouvoir de définir dogmatiquement que la religion de l'Église catholique est uniquement la vraie religion.

XXII. L'obligation qui concerne les maîtres et les écrivains catholiques, se borne aux choses qui ont été définies par le jugement infaillible de l'Église, comme des dogmes de foi qui doivent être crus par tous 63.

XXIII. Les Souverains Pontifes et les Conciles œcuméniques ont dépassé les limites de leur pouvoir ; ils ont usurpé les droits des princes et ils ont même erré dans les définitions relatives à la foi et aux mœurs.

XXIV. L'Église n'a pas le droit d'employer la force ; elle n'a aucun pouvoir temporel direct ou indirect 64.

XXV. En dehors du pouvoir inhérent à l'épiscopat, il y a un pouvoir temporel qui lui a été concédé ou expressément ou tacitement par l'autorité civile, révocable par conséquent à volonté par cette même autorité civile.

XXVI. L'Église n'a pas le droit naturel et légitime d'acquérir et de posséder.

XXVII. Les ministres sacrés de l'Église et le Pontife Romain doivent être exclus de toute gestion et possession des choses temporelles.

XXVIII. Il n'est pas permis aux Évêques de publier même les Lettres apostoliques sans la permission du gouvernement.

XXIX. Les faveurs accordées par le Pontife Romain doivent être regardées comme nulles, si elles n'ont pas été demandées par l'entremise du gouvernement.

XXX. L'immunité de l'Église et des personnes ecclésiastiques tire son origine du droit civil.

XXXI. Le for ecclésiastique pour les procès temporels des clercs, soit au civil, soit au criminel, doit absolument être aboli, même sans consulter le Siège Apostolique et sans tenir compte de ses réclamations 65.

XXXII. L'immunité personnelle en vertu de laquelle les clercs sont exempts de la milice, peut être abrogée sans aucune violation de l'équité et du droit naturel. Le progrès civil demande cette abrogation, surtout dans une société constituée d'après une législation libérale 66.

XXXIII. Il n'appartient pas uniquement par droit propre et inné à la juridiction ecclésiastique de diriger l'enseignement des vérités théologiques 67.

XXXIV. La doctrine de ceux qui comparent le Pontife Romain à un prince libre et exerçant son pouvoir dans l'Église universelle, est une doctrine qui a prévalu au moyen âge.

XXXV. Rien n'empêche que par un décret d'un Concile général ou par le fait de tous les peuples le souverain pontificat soit transféré de l'Évêque romain et de la ville de Rome à un autre Évêque et à une autre ville.

XXXVI. La définition d'un Concile national n'admet pas d'autre discussion, et l'administration civile peut traiter toute affaire dans ces limites.

XXXVII. On peut instituer des Églises nationales soustraites à l'autorité du Pontife Romain et pleinement séparées de lui 68.

XXXVIII. Trop d'actes arbitraires de la part des Pontifes Romains ont poussé à la division de l'Église en orientale et occidentale.

§ VI. — Erreurs relatives à la société civile, considérée soit en elle-même, soit dans ses rapports avec l'Église.

XXXIX. L'État, comme étant l'origine et la source de tous les droits, jouit d'un droit qui n'est circonscrit par aucune limite 69.

XL. La doctrine de l'Église catholique est opposée au bien et aux intérêts de la société humaine 70.

XLI. La puissance civile, même quand elle est exercée par un prince infidèle, possède un pouvoir indirect négatif sur les choses sacrées. Elle a par conséquent non seulement le droit qu'on appelle d'exequatur, mais encore le droit qu'on nomme d'appel comme d'abus.

XLII. En cas de conflit légal entre les deux pouvoirs, le droit civil prévaut 71.

XLIII. La puissance laïque a le pouvoir de casser, de déclarer et rendre nulles les conventions solennelles (Concordats) conclues avec le Siège Apostolique, relativement à l'usage des droits qui appartiennent à l'immunité ecclésiastique, sans le consentement de ce Siège et malgré ses réclamations 72.

XLIV. L'autorité civile peut s'immiscer dans les choses qui regardent la religion, les mœurs et le gouvernement spirituel. D'où il suit qu'elle peut juger des Instructions que les pasteurs de l'Église publient, d'après leurs charges, pour la règle des consciences ; elle peut même décider sur l'administration des sacrements et les dispositions nécessaires pour les recevoir 73.

XLV. Toute la direction des écoles publiques dans lesquelles la jeunesse d'un État chrétien est élevée, si l'on en excepte dans une certaine mesure les séminaires épiscopaux, peut et doit être attribuée à l'autorité civile, et cela de telle manière qu'il ne soit reconnu à aucune autre autorité le droit de s'immiscer dans la discipline des écoles, dans le régime des études, dans la collation des grades, dans le choix ou l'approbation des maîtres 74.

XLVI. Bien plus, même dans les séminaires des clercs, la méthode à suivre dans les études est soumise à l'autorité civile.

XLVII. La bonne constitution de la société civile demande que les écoles populaires, qui sont ouvertes à tous les enfants de chaque classe du peuple, et en général que les institutions publiques destinées aux lettres, à une instruction supérieure et à une éducation plus élevée de la jeunesse, soient affranchies de toute autorité de l'Église, de toute influence modératrice et de toute ingérence de sa part, et qu'elles soient pleinement soumises à la volonté de l'autorité civile et politique, suivant le désir des gouvernants et le niveau des opinions générales de l'époque 75.

XLVIII. Des catholiques peuvent approuver un système d'éducation en dehors de la foi catholique et de l'autorité de l'Église, et qui n'ait pour but, ou du moins pour but principal, que la connaissance des choses purement naturelles et la vie sociale sur cette terre 76.

XLIX. L'autorité séculière peut empêcher les Évêques et les fidèles de communiquer librement entre eux et avec le Pontife Romain.

L. L'autorité séculière a par elle-même le droit de présenter les Évêques, et peut exiger d'eux qu'ils prennent en main l'administration de leurs diocèses avant qu'ils aient reçu du Saint-Siège l'institution canonique et les Lettres apostoliques.

LI. Bien plus, la puissance séculière a le droit d'interdire aux Évêques l'exercice du ministère pastoral, et elle n'est pas tenue d'obéir au Pontife romain en ce qui concerne l'institution des évêchés et des Évêques.

LII. Le gouvernement peut, de son propre droit, changer l'âge prescrit pour la profession religieuse, tant des femmes que des hommes, et enjoindre aux communautés religieuses de n'admettre personne aux vœux solennels sans son autorisation.

LIII. On doit abroger les lois qui protègent l'existence des familles religieuses, leurs droits et leurs fonctions ; bien plus, la puissance civile peut donner son appui à tous ceux qui voudraient quitter l'état religieux qu'ils avaient embrassé et enfreindre leurs vœux solennels ; elle peut aussi supprimer complètement ces mêmes communautés religieuses, aussi bien que les églises collégiales et les bénéfices simples, même de droit de patronage, attribuer et soumettre leurs biens et revenus à l'administration et à la volonté de l'autorité civile.

LIV. Les rois et les princes, non seulement sont exempts de la juridiction de l'Église, mais même ils sont supérieurs à l'Église quand il s'agit de trancher les questions de juridiction.

LV. L'Église doit être séparée de l'État, et l'État séparé de l'Église 77.

§ VII. — Erreurs concernant la morale naturelle et chrétienne.

LVI. Les lois de la morale n'ont pas besoin de la sanction divine, et il n'est pas du tout nécessaire que les lois humaines se conforment au droit naturel ou reçoivent de Dieu le pouvoir d'obliger 78.

LVII. La science des choses philosophiques et morales, de même que les lois civiles, peuvent et doivent être soustraites à l'autorité divine et ecclésiastique 79.

LVIII. Il ne faut reconnaître d'autres forces que celles qui résident dans la matière, et tout système de morale, toute honnêteté doit consister à accumuler et augmenter ses richesses de toute manière, et à satisfaire ses passions 80.

LIX. Le droit consiste dans le fait matériel ; tous les devoirs des hommes sont un mot vide de sens, et tous les faits humains ont force de droit 81.

LX. L'autorité n'est autre chose que la somme du nombre et des forces matérielles 82.

LXI. Une injustice de fait couronnée de succès ne préjudicie nullement à la sainteté du droit.

LXII. On doit proclamer et observer le principe de NON-INTERVENTION 83.

LXIII. Il est permis de refuser l'obéissance aux princes légitimes et même de se révolter contre eux 84.

LXIV. La violation d'un serment, quelque saint qu'il soit, et toute action criminelle et honteuse opposée à la loi éternelle, non seulement ne doit pas être blâmée, mais elle est tout à fait licite et digne des plus grands éloges, quand elle est inspirée par l'amour de la patrie 85.

§ VIII. — Erreurs concernant le mariage chrétien.

LXV. On ne peut établir par aucune preuve que le Christ a élevé le mariage à la dignité de sacrement.

LXVI. Le sacrement de mariage n'est qu'un accessoire du contrat et peut en être séparé, et le sacrement lui-même ne consiste que dans la seule bénédiction nuptiale.

LXVII. De droit naturel, le lien du mariage n'est pas indissoluble, et dans différents cas le divorce proprement dit peut être sanctionné par l'autorité civile 86.

LXVIII. L'Église n'a pas le pouvoir d'établir des empêchements dirimants au mariage : mais ce pouvoir appartient à l'autorité séculière, par laquelle les empêchements existants peuvent être levés.

LXIX. L'Église, dans le cours des siècles, a commencé à introduire les empêchements dirimants non par son droit propre, mais en usant du droit qu'elle avait emprunté au pouvoir civil.

LXX. Les canons du Concile de Trente qui prononcent l'anathème contre ceux qui osent nier le pouvoir qu'a l'Église d'opposer des empêchements dirimants, ne sont pas dogmatiques ou doivent s'entendre de ce pouvoir emprunté.

LXXI. La forme prescrite par le Concile de Trente n'oblige pas sous peine de nullité, quand la loi civile établit une autre forme à suivre et veut qu'au moyen de cette forme le mariage soit valide.

LXXII. Boniface VIII a le premier déclaré que le vœu de chasteté prononcé dans l'ordination rend le mariage nul.

LXXIII. Par la force du contrat purement civil, un vrai mariage peut exister entre chrétiens ; et il est faux, ou que le contrat de mariage entre chrétiens soit toujours un sacrement, ou que ce contrat soit nul en dehors du sacrement.

LXXIV. Les causes matrimoniales et les fiançailles, par leur nature propre, appartiennent à la juridiction civile.

N.B. — Ici peuvent se placer d'autres erreurs : l'abolition du célibat ecclésiastique 87 et la préférence due à l'état de mariage sur l'état de virginité.

§ IX. — Erreurs sur le principat civil du Pontife Romain.

LXXV. Les fils de l'Église chrétienne et catholique disputent entre eux sur la compatibilité du pouvoir temporel avec le pouvoir spirituel.

LXXVI. L'abrogation de la souveraineté civile dont le Saint-Siège est en possession servirait, même beaucoup, à la liberté et au bonheur de l'Église 88.

N.B. — Outre ces erreurs explicitement notées, plusieurs autres erreurs sont implicitement condamnées par la doctrine qui a été exposée et soutenue sur le principat civil du Pontife Romain, que tous les catholiques doivent fermement professer.

§ X. — Erreurs qui se rapportent au libéralisme moderne.

LXXVII. À notre époque, il n'est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l'unique religion de l'État, à l'exclusion de tous les autres cultes 89.

LXXVIII. Aussi c'est avec raison 90 que, dans quelques pays catholiques, la loi a pourvu à ce que les étrangers qui s'y rendent y jouissent de l'exercice public de leurs cultes particuliers.

LXXIX. Il est faux que la liberté civile de tous les cultes, et que le plein pouvoir laissé à tous de manifester ouvertement et publiquement toutes leurs pensées et toutes leurs opinions, jettent plus facilement les peuples dans la corruption des mœurs et de l'esprit, et propagent la peste de l'Indifférentisme 91.

LXXX. Le Pontife Romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne 92.

Chapitre III
L'Église et la démocratie

Réponse à la question de M. d'Haussonville. — D'après L'Action française du 15 décembre 1905.

L'hostilité que les démocraties latines témoignent à l'Église est d'autant plus étrange que rien n'est et n'a toujours été plus démocratique que son organisation. Au temps où l'Europe, et la France en particulier, était gouvernée par la féodalité qui eut sa raison d'être, et qui était un progrès par rapport à l'état inorganique des sociétés barbares, l'Église offrait déjà le parfait modèle d'une société démocratique où la naissance ne conférait aucun droit, où le plus humble avait accès et pouvait parvenir aux plus hautes dignités, voire à la plus haute de toutes. Lorsque au régime féodal se substitua peu à peu le régime aristocratique et monarchique, aucun changement ne fut apporté à la constitution de l'Église, et si, en fait, la noblesse reçut dans la distribution des dignités ecclésiastiques une part trop large, cependant une part très large également continua d'être faite à l'élément plébéien. Qu'ils fussent issus de l'aristocratie ou du peuple, les clercs du même rang étaient égaux entre eux. Un Bossuet marchait de pair avec un La Rochefoucauld, si tous deux étaient évêques, et le primait si le La Rochefoucauld n'était qu'abbé. Souvent même je me suis demandé comment ceux qui professaient que la démocratie c'est le mal et la mort, peuvent concilier cette doctrine avec le respect qu'ils conservent pour l'Église. Quoi qu'il en soit, l'Église catholique, par sa doctrine, comme par sa constitution, est essentiellement démocratique…

Ainsi s'est exprimé le comte d'Haussonville au Figaro du vingt-neuf novembre 1905.

I

Le comte d'Haussonville 93 énumère, depuis plusieurs mois, dans Le Figaro, tous les différents avantages que les catholiques français peuvent trouver au régime américain et suisse de la Séparation des Églises et de l'État. Grand sujet de grandes querelles, qui ne peuvent manquer de diviser les meilleurs éléments de la nation française en un temps où leur unité rigoureuse importe le plus au pays.

Les premiers responsables de ces divisions malheureuses sont les pouvoirs républicains qui, en votant la Séparation, ont, une fois de plus, démérité de la patrie. Ils sont secondés de très près par ces esprits prétendument conservateurs, mais assurément faux et par là destructeurs, qui croient faire l'union en répétant : « Unissons-nous », sans prendre garde qu'on ne s'unit pas en l'air et que la volonté de s'unir ne suffit pas à réaliser l'union : cette union qu'ils célèbrent suppose l'adoption d'un programme d'idées communes ; mais ce programme, quel qu'il soit et quel qu'il puisse être, sera toujours, de sa nature, par ce qu'il contiendra et ne contiendra pas, l'élément diviseur, irritant et débilitant par excellence, — à moins que, par sa simplicité, par sa force, il ne tende uniquement à rendre impossible la division, — c'est-à-dire à moins qu'il ne pose d'abord, comme un principe indiscuté, la réalisation préalable du facteur matériel de notre unité et, donc, qu'il ne commence par stipuler l'institution de la Monarchie. Ce principe réalisé, tous les accords et toutes les transactions sont possibles. Ce principe absent, rien ne tient : la France redevient le pays de la décomposition mutuelle. Même chez les bons, surtout chez eux, tout se dissout et tout se combat à l'envi.

La question religieuse ne fait donc pas exception à une règle bien connue de ceux qui ont examiné attentivement l'état réel de la France. Cette question, dans la mesure où la religion se lie à notre territoire, à nos mœurs, à notre avenir, ne se résout que par une solution de politique générale. Tel est aussi le sort de ces hautes questions d'économique ou de diplomatie qui préoccupent aujourd'hui nos concitoyens. Toutes sont parvenues à un degré d'acuité et de profondeur tel, vraiment, qu'aucune ne peut former un cas particulier, ni isolé, et qu'il n'est plus possible de les distinguer de leur cause supérieure. Et, la cause, c'est que notre pays n'a plus de roi et que cependant il aspire à en avoir un. Mot à mot, il en a besoin, il en a faim. Cette faim, si elle n'est pas absolument consciente et ne se traduit pas dans la formule d'un désir exprès, est cependant trahie par des signes extérieurs et des troubles intérieurs, qui sont, en politique, les équivalents de la fièvre ou de l'amaigrissement en physiologie. Dès lors, tous les examens de symptômes, tous les traitements de détail, ne nous dispensent pas de remonter jusqu'à la cause. Ils y obligent au contraire. Et qui se refuse à céder aux sollicitations de faits évidents se condamne à ne plus en comprendre le sens ; ses médications seront chimériques.

Il serait facile d'énumérer au comte d'Haussonville de combien de manières il a vérifié cette loi. Royaliste, tantôt il considère la royauté comme le simple objet de ses « préférences personnelles » (mot charmant qu'il écrit parfois et qu'il mérite d'avoir inventé), « préférences » qu'il peut trouver utile ou généreux de sacrifier sur l'autel de la patrie ou de la religion, — tantôt il la tient pour une sorte d'institution supplémentaire et décorative servant de faîte et de couronne à un édifice de lois et de mœurs, bien plutôt que de pierre d'angle ou de pilier central destiné à tout fonder, à tout soutenir. Royaliste, vous dis-je, mais de cette façon, le comte d'Haussonville devait aboutir en matière de politique religieuse à quelqu'une de ces solutions faussement pratiques, c'est-à-dire incohérentes et inconsistantes, médiocrement ordonnées et établies sur des nuages ou sur de l'air pur, auxquelles se complaisent les amis ralliés et libéraux de M. Jacques Piou. Mais je ne me propose point d'en donner ici l'analyse. Quelque tentant que puisse m'apparaître le problème, il est du ressort des seuls croyants catholiques : je ne l'aurais même pas effleuré si M. d'Haussonville avait respecté cette division naturelle des genres et des sujets. Je lui aurais su gré de ne point nous introduire dans cette affaire. Mais il nous demande une explication, et l'on n'a pas coutume, ici, de se dérober.

Si directe, si personnelle 94 que fût son allusion, elle touche un objet tout à fait distinct et supérieur. Le collaborateur du Figaro a mis en cause notre doctrine et notre méthode essentielles. Mais a-t-il bien saisi ces méthodes et ces doctrines qu'il discute depuis longtemps ? Et, s'il s'est trompé sur un sujet aussi simple, d'où vient son erreur ?

II

Le comte d'Haussonville demande « comment ceux qui professent que la démocratie c'est le mal et la mort, peuvent concilier cette doctrine avec le respect qu'ils conservent pour l'Église ? ». Car, ajoute-t-il, « essentiellement, l'Église catholique est démocratique ». Et il a dit un peu plus haut : « Rien n'est et n'a toujours été plus démocratique que l'organisation de l'Église catholique. » Non seulement cela lui semble vrai, mais il y voit « un fait qu'on ne saurait contester ». Toutefois, ce qu'il nous défie de contester, il vient lui-même de le juger si profondément contestable qu'il l'a tout d'abord « défini », c'est-à-dire adouci, et ensuite étayé du mieux qu'il a pu contre les objections qu'il a senties pleuvoir… Les deux précautions étaient sages : il faut bien avouer qu'elles ont été vaines ; car cette thèse incontestable se trouve et se prouve d'une fausseté absolue.

Certes, M. d'Haussonville avait bien raison de définir ce qu'il entendait par « organisation démocratique », « essentiellement démocratique » de l'Église : si l'on juge de la bonté d'une définition d'après le nombre des caractères qu'elle exclut, celle-ci est vraiment parfaite. Qu'on en juge. La démocratie ne nous est pas donnée ici pour le gouvernement du nombre, bien que tel soit le sens le plus vulgaire de ce mot : l'Église catholique n'est pas gouvernée par le nombre. Elle n'est pas non plus comprise comme l'élection des magistrats à tous les degrés : l'Église n'élit que son chef, mais au sein d'un collège moins nombreux que les cinq classes de l'Institut. La démocratie de M. d'Haussonville ne se peut non plus identifier à l'individualisme, dont l'Église excommunia toutes les formes, — ni à la centralisation, que la juridiction immense et la dignité infinie reconnues par l'Église à tout évêque et même au moindre vicaire de campagne, repousse non moins formellement : l'absorption de tous les pouvoirs, de tous les intérêts et de tous les droits dans le mécanisme d'une administration uniforme n'a jamais convenu à cette Église qui comprend d'ailleurs des rites divers et dont toute l'organisation se résume en ces deux mots splendides : discipline et autonomie.

M. d'Haussonville est donc obligé de renier les caractères historiques de la démocratie : s'en tiendra-t-il à leur commune source psychologique ? Et, comme nous faisons, définira-t-il la démocratie essentielle par l'égalité ?

Il sait trop bien que la formule ne peut convenir au corps ni à l'esprit du catholicisme. Car est-ce les fonctions qui participeraient de l'égalité dans l'Église? Mais, pour saisir la gradation de leurs inégalités continues, il suffit de les énumérer, du portier au lecteur et du lecteur au chantre, de là, par une pente hiérarchique aussi certaine, aussi réelle que sensible, au curé, au pontife et au pontife universel. Dira-t-on que voilà un point de vue bien extérieur et superficiel ? Regardons au dedans. L'Église, qui enseigne qu'il est plusieurs demeures chez le Père céleste, n'admet ni l'égalité des mérites humains, ni l'égale distribution des grâces divines. Les âmes, inégales, sauf en leur libre arbitre et en leur aptitude à être rachetées, reçoivent d'inégales faveurs surnaturelles. Tel est le fond du dogme et tel en est le contenu. Quant à la manière dont le dogme est connu, notez qu'il ne prend point sa source dans la multitude des âmes. Il leur est enseigné de haut. L'Éternel a choisi, entre toutes les heures de tous les jours qui devaient s'écouler depuis la création du monde, une heure et un jour privilégiés. Mais, à cette heure de ce jour, soixante-douze hommes, choisis entre les multitudes qui vécurent à cette date, reçurent le dépôt de l'Esprit en langues de feu. Cet Esprit, il faut l'accueillir ou le rejeter tel qu'il se répand : point d'amendement, point de correctif personnel. Autoritaire, antiparlementaire, ce dogme catholique a les caractères de la science, dont les Docteurs savent produire la « raison ». C'est un dogme traditionnel dont les Pères défendent et transmettent la pureté. La succession des Papes établit à travers la très longue suite des âges un lien de paternité spirituelle et de filiation mystique, qui rappelle inévitablement les procédés les plus antidémocratiques du régime patriarcal, c'est-à-dire de l'aristocratie et du patriciat. Plus on « regarde ce parfait modèle d'une société démocratique », plus on y compte d'éléments contraires à son genre de perfection.

Or, M. d'Haussonville n'accorde à tout cela ni égard, ni regard, pour la raison (sa grande et unique raison) que « la naissance ne conférait aucun droit » dans l'Église et que, dès lors, « le plus humble avait accès et pouvait parvenir aux plus hautes dignités, voire à la plus haute de toutes ». — L'Église n'a point admis d'élément d'hérédité charnelle : donc, l'Église est démocratique : donc, elle l'est essentiellement : donc, elle est le parfait modèle de l'organisation démocratique…

L'auteur de ce beau raisonnement passe pour un esprit modéré, tempéré, hospitalier aux idées, soucieux de rechercher entre elles le point d'équilibre et de juste milieu. Je ne crains pas de dire que voilà la réputation la plus follement usurpée : car ce texte nous donne exactement le droit d'appeler le comte d'Haussonville un énergumène, j'entends un écrivain qui cesse de se posséder devant son idée favorite. Il est trompé, mené, traîné, berné par elle. Dès qu'elle est présente, il ne se tient plus.

Il convient de noter cet exemple flagrant de la furie aveugle, sauvage, délirante où peut être jeté un fort galant homme. Des affirmations vigoureuses, des assertions violentes : mais, pour les fonder, rien du tout. Entre toutes les propriétés de la démocratie, l'Église catholique ne réalise, d'après lui-même, ni les plus fréquentes, ni les plus fortes. Il en cite une et n'en peut citer de seconde. Encore (et toujours de son propre aveu !) ce caractère « démocratique », l'absence de transmission héréditaire, n'apparaît-il point à un degré très pur dans la constitution de l'Église ? Je vous supplie d'analyser en quels termes il nous en avertit :

Si, en fait, la noblesse reçut dans la distribution des dignités ecclésiastiques une part trop large, cependant une part très large également continua d'être faite à l'élément plébéien.

Il y eut donc partage ? Il y eut donc mélange ? Le régime essentiellement démocratique, le modèle parfait de la démocratie n'a donc rien eu ni d'essentiel, ni de parfait ? « Trop large » d'une part, « très large également » de l'autre ! Cela fait des mesures, et des tempéraments, et des modérations, et des balancements et des accommodements bien étranges pour un modèle, pour un type, pour une perfection ! Cependant ! Si ! Très ! Trop ! De bonne foi, quelle misère que cet afflux de restrictions avant et après l'énoncé d'une théorie absolue, d'une théorie que l'on nous mettait au défi de « contester ! »

Non seulement son auteur la conteste : il la meurtrit et il la détruit de ses propres mains.

N'étant fanatiques de rien, ni de l'Égalité, ni de la Liberté, ni même de l'Hérédité — simples analystes et purs critiques seulement désireux de donner à nos études une utilité, à nos conclusions une fin pratique — nous ne nous abaisserons jamais jusqu'à ce point de juxtaposer dans nos propos, — au moyen de fictions grammaticales ou oratoires, très dignement symbolisées par ces conjonctions pénibles et ces adverbes douloureux, — les conceptions qui se combattent et qui se ruinent l'une l'autre : mais nous les comparerons les unes aux autres, en vue d'en garder l'essentiel et de le composer de façon cohérente. La part que fit l'Église à l'hérédité a pu faire broncher le christianisme égalitaire du comte d'Haussonville : nous expliquons très naturellement cette part en observant que l'Église du moyen âge et de l'ancien régime était devenue un souverain temporel et détenait une portion considérable de propriété matérielle ; la donation carolingienne exprime très bien le grand fait qui, depuis Constantin, tendait à l'existence : or, toutes les fois qu'il se produit un fait de ce genre, un fait de propriété et de souveraineté, souveraineté qui dure et propriété qui prospère, les lois politiques du monde, lois divines pour les croyants, lois naturelles pour les naturalistes, exigent l'apparition d'un certain facteur, d'un certain élément appréciable d'hérédité, élément naturel, étant donné que l'homme est un animal qui se reproduit, élément bienfaisant sans lequel les phénomènes de durée et de conservation ne se produiraient pas. Le règne temporel de l'Église rend raison de la contribution variable, mais toujours réelle, que les grandeurs de chair apportèrent à sa grandeur.

Ainsi, dans la Rome papale, l'aristocratie dite des princes romains fut associée, à quelques égards, au gouvernement. Ainsi certains États politiques ont part à la nomination des cardinaux qui nomment le Pape. Ainsi dans l'élection du Pape, certaines Maisons héréditaires jouissent du privilège de l'exclusive. Ainsi, depuis que la papauté a perdu sa souveraineté temporelle, l'intervention de ces puissances terrestres apparaît-elle un gros scandale, étant dénuée de motif 95. Dans la mesure où l'âme catholique se mêlait au corps et au sang de la chrétienté, il était naturel qu'elle se rangeât à certaines lois de ce corps. Elle menait le monde : cela n'était possible qu'à la condition de l'atteindre sans en révolutionner la structure et l'économie. Elle le pénétrait en s'unissant à lui; en prenant contact avec lui, il fallait bien qu'elle reçût quelque impression de sa forme et de ses surfaces.

Mais, dans l'ordre spirituel, c'est-à-dire en droit strict (et, en fait, dans une « large » mesure), l'Église échappait clairement aux nécessités de ce genre : non, la naissance n'y conférait aucun droit ! Ce point qui procure une satisfaction sans mélange à M. d'Haussonville devrait nous rendre, estime-t-il, insolents ou du moins irrespectueux à l'égard du catholicisme ? C'est donc que M. d'Haussonville nous suppose une telle passion de l'inégalité et de l'hérédité que nous puissions la préférer à la logique et au bon sens. Il nous prendrait alors pour ses propres disciples. Pour nous croire capables de le devenir, il oublie nos doctrines dont il parle et celles de l'Église catholique au nom desquelles il croit parler.

Les doctrines de l'Église : car son objection sous-entend qu'il puisse y avoir « naissance » dans l'Église, à laquelle le « baptême » seul introduit 96 : la naissance étant un phénomène qui ne se produit pas au sein des sociétés spirituelles, comment y aurait-elle un privilège quelconque ? L'Église ne se perpétuant point par la génération, ses dignités se distribuant à des célibataires, comment éprouverait-elle des dispositions favorables ou défavorables à un ordre de choses qu'elle ignore complètement ? Il faut confondre, il faut mélanger à plaisir le civil et le religieux, le spirituel et le temporel, pour réussir à aligner les termes matériels, à composer les signes graphiques de l'objection à laquelle ce raisonneur étrange a tout confié.

Mais nos propres doctrines sont méconnues en outre. Au lieu de rechercher comment nous admirons l'Église, M. d'Haussonville aurait aussi bien fait de s'étonner que nous, qui admettons telles ou telles propriétés des angles d'une ligne brisée, nous puissions nous permettre de considérer une figure comme le cercle, dont la circonférence ne montre aucun angle à l'œil nu ! Admettre ceci interdit-il donc de considérer cela ? La question n'embarrasserait que parce qu'elle n'a aucun sens et n'existe que par abus de langage et mise en rapport toute labiale de termes qui ne présentent rien de commun. Nous disions que la démocratie, en tant qu'elle est absence d'hérédité et suppression de toute inégalité de naissance, est le mal et la mort des sociétés civiles, des États politiques, et l'on nous répond que l'Église, que nous savons bonne et vivace, compte la naissance pour rien…

— C'est, nous résignons-nous à répliquer, que l'Église, en effet, n'est pas Société civile, ni État politique.

— Mais cependant, insiste-t-on, elle a fait une certaine part à la « naissance », à certains jours de son histoire.

— Précisément, répondons-nous : elle a fait cette part toutes les fois qu'elle a ressemblé à un État politique, à une Société de citoyens.

— Dans son ordre, dès lors, elle est contre l'hérédité ?

— Son ordre ne comporte ni acception, ni exception de l'hérédité : son ordre ignore cette chose…

— Mais puisqu'elle l'ignore…

— Elle peut l'ignorer, et c'est précisément ce que ne peut pas l'ordre civil et politique.

— Pourquoi pas ?

— Vous y voilà donc ! Vous ne savez pas le pourquoi de l'hérédité politique, vous, notre docteur, notre maître, vous le meneur des objections et des contradictions ! Vous ne faites pas de différence entre la société naturelle qui se développe dans le Temps et la société spirituelle qui vit dans l'Éternité. Vous refaites la vieille réflexion de Pascal : « On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau dans la tempête celui des passagers qui est de meilleure maison », sans voir que son vaisseau ressemble trait pour trait à la barque de Pierre d'où sont absents les faits de naissance et de génération, au lieu que le vaisseau de l'État se reconnaît à ce caractère essentiel de charrier la race humaine qui se continue et se reproduit à son bord. Ces conditions distinctes veulent des régimes distincts, et tout régime politique qui ne tient aucun compte de ces conditions existantes se trompe aussi entièrement qu'il se tromperait s'il comptait des conditions qui n'existent pas : c'est un régime d'imaginaires et qui se mentent à eux-mêmes par omission.

Seuls des imaginaires peuvent demander à l'État de tenir pour non avenue la transmission héréditaire, mode par lequel se continuent naturellement la vie et les biens dans l'humanité. Et seuls d'autres imaginaires pourraient demander à l'Église, dont tous les trésors sont mystiques, dont la vie se transmet spirituellement, de faire un cas quelconque des héritages de la chair.

— Hérédité à part, vous la tenez donc pour une aristocratie ?

— Sans consentir à poser, ne fût-ce que pour la mettre à part, cette question de l'hérédité qui n'est point à poser raisonnablement en ce lieu, sans vouloir parler d'angle à propos de circonférence, je réponds que l'Église possède tout ce qu'une société spirituelle peut posséder des organes d'une monarchie aristocratique : le monarque d'abord, entouré d'un très petit nombre d'électeurs, qu'il a nommés lui-même et dont il ne s'estime, à aucun degré, la créature ; ce monarque régnant au nom d'un droit supérieur et divin, disposant d'une autorité qui est sans seconde et sans partage ; ne subissant que la tradition, mais la précisant au besoin ; — puis, tous les groupes fédérés au-dessous de lui se recrutant soit par sa nomination expresse, soit par un alliage de sélection et de cooptation, qui est la merveille de cette oligarchie de justes et de saints, si justes et si saints qu'ils se présentent à l'histoire comme dépouillés de tout corps, ne représentant que les intérêts de la spiritualité la plus pure !

Si l'on doute de cet évident aristocratisme de l'Église catholique, quelle certitude admet-on ? Celle-ci, vingt fois séculaire, est œcuménique. On peut la voir autour de nous, dans nos villes, dans nos campagnes : elle se vérifie au fond de l'Oubanghi, comme dans le centre romain.

Je renoncerais à rien expliquer, si le moindre de nos lecteurs, et M. d'Haussonville même, ne s'expliquait tout seul, en présence d'un pareil fait, l'admiration, le respect et l'amour de tous les écrivains de l'Action française pour cette nef de l'Ordre intellectuel et moral.

III

La méprise de notre censeur est donc certaine. Mais elle est bien considérable ! Comment a-t-elle été possible ?

Il ne me paraît pas difficile, il me paraît utile et urgent de reconstituer sa filière d'idées ou plutôt d'obsessions.

Quand il s'occupe de démocratie, M. d'Haussonville prend garde qu'elle nie la Naissance, sans voir qu'elle nie aussi quantité d'autres choses justes et belles qui mettent la Naissance en bonne compagnie. Et, d'autre part, vient-il à traiter de l'Église, le premier objet que M. d'Haussonville observe est de même qu'elle ne tient aucun compte de la Naissance, sans s'arrêter à considérer qu'une foule d'autres inégalités, privilèges, grâces, faveurs, dons du ciel ou biens de fortune sont éminemment appréciés par l'Église. La Naissance, voilà donc le thème qui l'hypnotise. Et sans doute parce que lui-même il est né. Il est né, voilà son honneur. Il est né, voilà son malheur. Honorable, attristant, délicieux et fatal, ce point brillant qui tire à soi toute l'attention dont cet esprit ailé dispose ne permet aucun autre déploiement à sa réflexion. Tandis qu'il en calcule le dommage et l'éclat, il s'en trouve tout à la fois gêné, confus, inquiet et vain. Tous les jours de sa vie font autant de nuits du 4 août ; il abdique, il renonce ; mais c'est en grande pompe, dans un fracas de magnificence qui retient ou reprend tout ce qu'il a donné.

« Je suis plus que les autres, sans le mériter : c'est injuste. » Tel est le premier stade. « Je vaux autant que d'autres : mais l'éclat d'un beau nom fait parfois du tort au mérite. » Tel est le second stade. Ce mélange de scrupule et de vanité, en enfermant la réflexion dans la plus petite enceinte du moi, peut obscurcir la conception juste de la valeur et de l'utilité d'un titre historique. Les soucis personnels distraient leur homme des considérations générales. Ils le refoulent sur lui-même, ils lui donnent le goût de ne plus se quitter. Il ne se quitte plus. Par « aristocratie », il entend la « noblesse », ou plutôt sa noblesse, celle dont il est, avec la position où l'histoire l'a mise. Cette noblesse, c'est lui-même : tout seul ou peu s'en faut ! C'est pourquoi il veut en sourire. C'est pourquoi il en fait, modestement et aimablement, bon marché. Et c'est pourquoi il n'entend pas que les gens du commun en traitent jamais : non, ce sujet est de sa chasse, il lui est réservé. Défense d'y toucher. M. d'Haussonville ne le souffre point ; que, si le mal arrive, il en souffre à faire pitié !

Quelqu'un se met-il à penser, sur le chapitre des privilèges ? Lui, qui sent avec force tout ce que cette affaire recèle d'élégie, de tragédie et de comédie, se demande, au fait, que penser et se rend un compte assez vague qu'il ne pense rien. Sa généalogie dans laquelle peuples et rois ont çà et là pratiqué des coupes sanglantes ne le rassure point en ce qui regarde sa félicité. Quant à l'ordre de la vérité, il demeure perplexe, faute d'un point duquel juger. Des querelles d'ancienneté ou de préséance ont fini par accaparer les ressources de son esprit. En traitant de ces babioles, il croira « vivre noblement » de la vie de l'intelligence. Et se tenant pour un maître de ce grand monopole, il ajoutera, à l'adresse du genre humain, des traits d'impertinence, dont aucune avanie ne le corrigera.

Osons dire la vérité : la qualité, la naissance, la race, le privilège, ainsi conçus, ainsi séparés de la profession de servir l'État, deviennent des anachronismes ridicules et incompréhensibles : on en fait de petites divinités aussi strictement personnelles, aussi fausses, aussi menteuses chez un Gobineau, par exemple, que put être chez Kant l'idée du devoir ou chez Rousseau l'idée du droit. Nuées ! comme l'on dit ici. Jules Lemaître sourit des simples qui se croient « d'une autre chair que les autres ». Fustel ruine l'illusion de ceux qui se figurent descendre tous d'un sang supérieur de Germains conquérants établis sur les races de Gaule. L'analyse prolongée de ces erreurs, de ces travers, deviendrait aisément cruelle. La critique historique et la scène comique sont assez bien armées pour en faire justice. Mais quel paquet de verges saura rapprendre à l'aristocrate oublieux l'essence des devoirs qu'il remplace par l'insolence ?

N'en doutons pas. S'il doute que l'égalité soit la Mort et le Mal, c'est aussi qu'il ignore que le bien et la vie de tous sont liés aux inégalités que l'ordre commande. Il imagine que son droit, simple usufruit, est une propriété personnelle. Et dès lors ce trésor d'histoire, cette fonction d'État, oui, ce bien national, ne sont plus à lui, puisqu'il les ignore. Il en jouit aussi peu que nous, moins que nous qui savons qu'il pourrait en user. L'âge vient. L'homme fait retraite. Il se voit débordé, à des hauteurs vertigineuses, du grand flot de ces multitudes qui ne l'ont plus voulu ni comme sénateur, ni comme député, ni comme conseiller général. Mais, sous d'autres rapports, il se perçoit ensuite juché lui-même à quelques centaines de pieds au-dessus de l'abîme sur lequel il s'est incliné en vain. Il n'y a donc plus que le Peuple et Lui, — Lui et quelques amis, parents, proches, voisins, en présence du Peuple. Ce petit monde signifiera pour lui l'Aristocratie, et tout le reste sera la Démocratie. Ceci est l'avenir, cela est le passé. Ici, les souvenirs, et là-bas, les forces. Aux unes l'espérance, aux autres une juste et pieuse pelletée du sol maternel qu'il s'applique à recevoir sans trop défaillir.

Or, cette vue est fausse en tant qu'elle touche au Présent : car le Présent est tout différenciation, inégalité, sélection, effort de classement et de hiérarchie dans l'extraordinaire variété des couches sociales qui se rencontrent et se distribuent. La conception du comte Othenin d'Haussonville lui rend le Présent inintelligible, elle le rend lui-même inerte et comme perclus : elle annule ces qualités de dévouement, ces vertus de charité, de philanthropie, qui distinguent un grand nombre de ses pareils. Ces absents, ces membres d'une aristocratie qu'ils supposent fermée à tout jamais, sauf à l'usurpation d'une juiverie qu'ils méprisent tout en l'exploitant, ils ont beau prodiguer leurs concours aux œuvres les plus proches de la vie du peuple : le peuple leur reste fermé. Ni ils ne le comprennent, ni ils ne le connaissent. La vie politique, le langage politique se referment sur eux automatiquement, à peine en ont-ils approché. Ils ne l'effleurent même pas. Comme un mur de diamant, il leur interdit ses abords. Non la morgue, mais un excès de complaisance personnelle, l'oubli d'une fonction éternelle, qui saura revivre sans eux, ont causé le maléfice et l'enchantement. Enchantement si absolu, si complet maléfice qu'ils s'étendent jusqu'à l'étude que peuvent faire du Passé leurs esprits ainsi déformés.

La vieille France elle-même leur apparaît — absolument comme aux révolutionnaires — absolument coupée en deux : d'un côté, les Grands, parmi lesquels se trouve rangée, de la manière la plus inattendue, cette pauvre petite noblesse terrienne qui n'eut souvent que son épée au service du roi, et, d'autre part, tout le reste de la Nation ! Cela est très sensible dans le texte du comte d'Haussonville cité plus haut : ici, « un La Rochefoucauld », et là (sans doute incommensurablement plus bas, dans l'échelle sociale), « un Bossuet ! »

Ne dites pas que Bossuet, né d'une vieille famille de magistrature dijonnaise, lors même qu'il n'eût pas tenu à la noblesse de robe proprement dite, appartenait encore à l'aristocratie, puisqu'il jouissait des privilèges du Tiers : le même historien a bien objecté à M. Paul Bourget l'ascension de Colbert au XVIIe siècle ! Haut et puissant seigneur Othenin d'Haussonville oublie ses Necker et ses Curchod. Ou bien la chère histoire suisse lui a fait négliger celle de nos classes françaises : il en est à croire qu'un marchand drapier rémois appartenait à la dernière lie du peuple ; il ne distingue plus entre un bourgeois, un maître ouvrier, un gros et un petit paysan. Ces nuances lointaines, portant sur des individualités trop chétives, sont devenues indiscernables au sublime regard du contemplateur romantique.

… Arrivé à ce point de son évolution, ce démocratisme d'aristocrate acquiert enfin une couleur à laquelle il convient de donner son vrai nom : c'est la plus folle arrogance nobiliaire et c'est donc le contraire exact de l'aristocratie.

Chapitre IV
L'Église et la démocratie, suite

Orthodoxie de notre thèse, d'après un lecteur compétent. — Un traité de théologie : avis du cardinal Gibbons. — Haute discipline des races élevées par l'Église. — D'après L'Action française du 1er mai 1906.

Je tiens à publier trois documents intéressants reçus en conséquence de mon dernier article ou qui m'ont été communiqués à cette occasion.

I

Tout d'abord, d'un ecclésiastique éminent par la doctrine, le savoir, la culture et l'intelligence, ce mot sur une carte :

Toutes mes plus cordiales félicitations, cher Monsieur, pour l'article « L'Église et la Démocratie ». Un théologien de profession ne se serait pas exprimé avec plus d'exactitude et d'orthodoxie.

II

D'un prêtre que je n'ai pas l'honneur de connaître, ancien professeur de philosophie au Petit Séminaire de …, cette agréable et curieuse lettre adressée à notre Directeur et doublée d'une note plus agréable et plus curieuse encore, bien que rédigée dans un médiocre latin :

Les articles de l'Action française m'intéressent toujours ; en ce pays de ralliés, vos idées ont, entre tant d'autres avantages, celui de la nouveauté, de l'originalité. Mais il est tout naturel que L'Église et la Démocratie de M. Maurras retienne plus particulièrement l'attention d'un ecclésiastique. Mon avis sur la question ne confirmerait que faiblement l'avis de votre ami et collaborateur ; mais voici deux citations intéressantes au premier chef, malgré leur style barbare.

… Si L'Action française veut, sur cette question, opposer à M. d'Haussonville l'opinion commune des théologiens catholiques, approuvée par le démocratique cardinal Gibbons, je désire expressément que mon nom ne soit pas prononcé.

Voici les textes annoncés :

1o De forma regiminis in Ecclesia

Triplex est regiminis forma in genere : monarchica, in qua suprema regendi potestas uni competit ; aristocratica in qua eadem paucis et optimatibus conceditur ; democratica, in qua potestas radicaliter est in omnibus civibus collective sumptis, et ab his committitur quoad exercitium aliquot magistratibus libere selectis. Illae autem tres formae possunt inter se quasi permisceri et temperari, v. g. monarchica potest temperari aristocratica vel democratica, vel duabus simul. His autem positis, forma regiminis in Ecclesia Christi non est democratica ; nam probavimus supra (n. 49 sq.) potestatem docendi ac regendi non singulis Ecclesiae membris collatam fuisse, sed Apostolis eorumque successoribus. Item non est aristocratica, quia, licet eadem autoritas collegio Apostolorum et Episcoporum concessa fuerit, unus ex eis constitutus est caput collegii, ita ut singuli Apostoli vel episcopi non possint suam potestatem exercere nisi dependenter a capite. Ergo forma regiminis est vere monarchica : siquidem plenitudo potestatis docendi atque regendi Petro ejusque successoribus Romanis Pontificibus, collata fuit, ut demonstravimus ubi de Primatu (n. 70 sq.)

Disputant insuper theologi utrum forma regiminis sit monarchia simplex vel temperata…

Controversio… quae de nomine est potius quam de re. Tanquerey (chez Desclée, Tournay), Synopsis totius Theologiae dogmaticae, tome Ier , pages 463-464.

2o Approbation du cardinal Gibbons

Nova editio imprimatur, Baltimore, die 17 Junii 1899. † Jacobus Card. Gibbons, Archiep. Baltimorensis. 97

Tome Ier , page vi.

La forme du gouvernement dans l'Église du Christ n'est pas « démocratique, NON EST DEMOCRATICA » : que M. d'Haussonville se débrouille comme il l'entendra avec ce bon texte, revêtu d'un imprimatur de Baltimore, ou qu'il aille se plaindre aux mânes de Tocqueville et de Laboulaye s'il n'est pas content de l'Américain ; nous admirerons une fois de plus la vertu du catholicisme qui impose au Nouveau-Monde les principes de la raison et les mesures du bon-sens.

III

Il n'est pas sans intérêt de voir traiter la même question d'un point de vue plus libre, tout historique et tout moral, par un ecclésiastique français qui nous semble très vivement, très profondément attaché aux modalités nationales de son Symbole universel. Catholique sans doute, et ainsi frère d'élection de tout homme fils de la femme, mais en outre Français passionné, Latin et « Romain » exalté, tel nous apparaît le vénérable rédacteur du Pèlerinage d'Aigny-sur-Marne en l'honneur de saint Martin et de tous les saints de France, qui a bien voulu s'occuper, à plusieurs reprises, de la Ligue et de la Revue avec une attention, une amitié, une chaleur d'esprit et de cœur dont nous lui sommes reconnaissants.

Notre ami inconnu 98 examine comment et pourquoi la famille ethnique à laquelle il est si fier d'appartenir ne peut se bien trouver de la démocratie ni d'aucun de ses succédanés.

Veuillez, je vous prie, dans chaque paroisse de France, interroger ce qu'il y a de meilleur, les vraiment braves gens, les vraiment pieuses chrétiennes, et constater chez tous, sans exception, une invincible horreur de la « politique ».

Du peuple, allez aux classes supérieures : les meilleurs soldats, les meilleurs magistrats, les meilleurs religieux, les meilleurs professeurs, les meilleurs médecins, les meilleurs artistes, tous ceux qui sont à leurs affaires, détestent à mort la politique. Et s'ils en font, s'ils se mettent en avant, s'ils engagent des batailles électorales, c'est par un effort héroïque et par un sacrifice d'autant plus absolu qu'il est sans espérance.

Cet étonnant Marc Sangnier écrivait un jour, si j'ai bien retenu le sens de son article : — Ah ! Messieurs les soldats, vous voilà pris. Vous vous étiez réfugiés dans l'armée pour échapper à la politique. Vous comptiez vous terrer dans le devoir professionnel. Qu'on est heureux, pendant que les autres luttent sur l'océan social et dans la tempête démocratique, de faire pivoter des bonshommes sur un champ de manœuvre et de renouveler l'âme des canons ! Vous avez le courage militaire, vous n'aviez pas la valeur civique ; vous vous dérobiez au rôle obligatoire de tout citoyen, c'est-à-dire à la bataille intestine, premier élément de toute démocratie. Mais la bataille va vous chercher chez vous. C'est un châtiment et c'est un avertissement…

Si les soldats savaient répondre, ils diraient à Sangnier : — Et vous êtes buse au point d'appeler la démocratie un progrès ?… Mais ils ne répondent pas à Sangnier, et ils démissionnent et ils rentrent dans leurs foyers.

L'horreur du peuple catholique latin pour la politique s'explique par ses croyances et par ses mœurs…

Il adore au ciel un seul Dieu, roi universel, un seul Dieu le Père tout-puissant qui tient dans sa main le globe terrestre et gouverne les hommes par la sagesse et par l'amour ; il invoque une reine unique, bénie entre toutes les femmes, qu'il appelle « la Toute-Puissance suppliante ». Et quand les dames de l'élite française s'en vont à l'Elysée implorer Mme Loubet, dans une procession qui rappelle la montée des matrones troyennes au temple de Minerve, elles croient encore saluer dans la respectable citoyenne l'ombre de la bonne Vierge Marie, mère de miséricorde.

Sur terre, il révère un seul pape, monarque universel des âmes, chef immortel toujours le même sous des prénoms successifs, qui ne tient rien de l'élection populaire, pas plus que l'évêque, roi du diocèse, et que le curé, roi de la paroisse. Sur toute l'échelle, l'Unité ; à tous les degrés, l'autorité venue d'en haut et descendue parmi les hommes, comme le présent le plus précieux du Dieu qui a promis la Paix aux hommes de bonne volonté.

Au temporel, il voit les nations, comme les créatures de Dieu, prédestinées à des rôles en quelque sorte personnels, dont Dieu seul a le secret, et qu'il développe dans la suite des générations par le ministère des rois et des chefs d'État, ses lieutenants responsables et ses instruments.

Ainsi, chez les latins, l'intelligence, l'imagination, la sensibilité, sont monarchiques.

Les vertus le sont aussi.

… Les vertus latines sont monastiques : c'est dire qu'elles sont monarchiques. Nos forces sont des puissances d'ordre, de discipline, de hiérarchie, de sacrifice, de fidélité et, par-dessus tout, de probité ; trésor inépuisable dans un régime d'autorité, lorsque le roi, qui ne peut vouloir que la grandeur de la nation, cherche des soldats généreux, des magistrats intègres, des artistes idéalistes, des ouvriers dévoués, ressources annihilées dans les constitutions d'État qui se nomment régimes de liberté, parce qu'elles ont démuselé toutes les forces animales, l'ambition, la cupidité, l'ivrognerie, le mensonge et l'empire de la langue, c'est-à-dire la République.

Si quelqu'un proteste que l'idée de République n'évoque pas toutes ces horreurs, qu'il veuille me permettre de ne pas lui définir la République abstraite, mais les républiques latines, qui sont insurrection des instincts contre l'ordre, du raisonnement contre le dogme, de l'imagination contre la tradition, de toutes les poussées anarchiques contre l'antique discipline.

Quand même la République ne serait pas cela, elle aurait encore l'antipathie des meilleurs esprits pour un autre motif, qui est qu'elle divise la vie, qu'elle trouble la paix du travail, et qu'elle contraint les profanes à décider sur des questions qui ne sont pas de leur ressort. Le bon ouvrier, qu'il soit cultivateur, mécanicien, peintre, médecin, professeur ; les bonnes femmes, mères de famille, les grand-mères qui lisent leurs vieux livres de prières, ne trouvent pas que la journée soit assez longue pour leur travail de chaque jour, ni que leur force d'esprit soit assez vigoureuse pour suffire aux progrès de leur tâche personnelle. Avec quelle haine ils envisagent ces élections perpétuelles, ces discussions, ces campagnes politiques qui ne font que les distraire de leur métier ou de leur méditation ! Et le fond de leur âme jette des cris de colère : — Laissez-nous donc la paix ! Qu'un médecin soit médecin, que l'architecte bâtisse des maisons et qu'un roi dirige la politique. À chacun son métier.

… La canaille, en général, se dit républicaine. Comment peut-elle l'être, puisque la vertu, d'après Montesquieu, est le fondement des républiques ?

Le peuple est si mauvais républicain qu'il ne rêve que dictature et qu'il cherche sans cesse un homme pour lui tout abandonner. Il ne vote pas sur un programme, mais sur un nom. Si le président était à l'élection, depuis longtemps l'Empire, je ne sais lequel, serait fait…

Cependant, il s'est rencontré quelques belles âmes de sincères républicains, comme l'abbé Lemire. Ceux-là sont éternellement bernés. Ils sont très utiles à la révolution qui, par eux, entame le bloc conservateur et le dissout. Et si un jour la France demandait à rentrer dans ses traditions, ce sont ceux-là qui rameraient pour rejeter le vaisseau en pleine mer.

L'âme de la République, c'est une secte religieuse, mystique, secrète. On connaît son nom, ses desseins, ses moyens. Elle n'a qu'un but : imposer sa doctrine. Elle séduit, elle corrompt ou elle écrase. Elle fait ou défait le droit, selon son intérêt. Je ne vois pas dans ces procédés les signes d'un tempérament républicain.

L’Action française n'avait parlé, le 15 décembre, que des chefs, des pasteurs de l'Église catholique. Mais la pénétrante analyse que l'on vient de lire enregistre le résultat de la discipline intellectuelle et morale donnée par l'Église aux races supérieures qu'elle a instruites et enseignées. Non, la démocratie, le libéralisme, l'esprit de la République, de la Révolution et de la Réforme, n'ont rien de latin. Tout cela tire, en fait, son origine des forêts de la Germanie. Cette honteuse « sédition de l'individu contre l'espèce » nous est arrivée des contrées où « l'espèce » est la moins humaine, l'individu le moins policé. L'Anarchie, c'est la Barbarie. Et l'Église a été la grande civilisatrice.

Chapitre V
L'Église et la démocratie, suite

Carte de visite au comte d'Haussonville. — D'après L'Action française du 1er mars 1906.

Aussi discrètement que possible, j'ai fait connaître quelques-unes des approbations et des confirmations accordées par de graves autorités ecclésiastiques à l'exposition que j'ai tentée des rapports de l'Église et de la Démocratie, pour répondre à la thèse dirigée contre nous, dans Le Figaro, par le comte d'Haussonville. Un document donné à Rome le 11 février 1906 et adressé le 17 du même mois urbi et orbi 99 achève de détruire toute pensée de conciliation entre les vues égalitaires du châtelain de Coppet, citoyen du canton de Vaud plutôt que de la France, et la doctrine hiérarchique de l'Église universelle.

Nous devons à la vérité, nous devons aussi à nous-même de transcrire quelques lignes précieuses de cet insigne document :

L'Écriture nous enseigne, et la tradition des Pères nous le confirme, que l'Église est le corps mystique du Christ, corps régi par des « Pasteurs » et des « Docteurs », société d'hommes, dès lors, au sein de laquelle des chefs se trouvent qui ont de pleins et parfaits pouvoirs pour gouverner, pour enseigner et pour juger. Il en résulte que cette Église est par essence une société inégale, c'est-à-dire une société comprenant deux catégories de personnes, les Pasteurs et le troupeau, ceux qui occupent un rang dans les différents degrés de la hiérarchie et la multitude des fidèles. Et ces catégories sont tellement distinctes entre elles, que dans le corps pastoral seul résident le droit et l'autorité nécessaires pour promouvoir et diriger tous les membres vers la fin de la société ; quant à la multitude, elle n'a pas d'autre devoir que celui de se laisser conduire et, troupeau docile, de suivre ses Pasteurs.

Cela est signé : PIE X, PAPE.

Cette déclaration pontificale exprime, au reste, une doctrine aussi ancienne que l'Église. Et doctrine d'ailleurs conforme dans ses dispositions d'ensemble à des nécessités morales et politiques aussi anciennes que le monde. Dès que ce monument de sagesse romaine m'a été connu, j'ai estimé utile de l'adresser avec ma carte, par les voies promptes du réseau pneumatique, à l'illustre académicien auprès de qui et par la faute de qui j'ai dû m'improviser répétiteur de théologie et de droit canon. On m'a dit que, ces mois derniers, il avait témoigné quelques inquiétudes touchant la sûreté de nos renseignements quant à cette structure politique de l'Église. La parole du Pape l'aura tranquillisé.

Si toutefois le texte papal ne suffit point à M. d'Haussonville, on peut lui proposer la glose autorisée d'un homme de gauche, rédacteur à L'Humanité.

M. Albert Thomas écrivait, le 18 février 1906, que l'encyclique enveloppait une doctrine, et une doctrine politique :

Et c'est là, en effet, l'intérêt de l'Encyclique.

C'est que, par-delà les raisons historiques, par-delà les arguments de circonstance, elle dit les vraies raisons de l'opposition cléricale. Ce que la loi de Séparation atteint, c'est le principe d'autorité ; ce qu'elle ruine, c'est la communauté de principes de la société civile et de la société religieuse.

Tous les bons esprits avoueront qu'il sera difficile de mieux dire ou même de dire aussi bien. Mais M. Albert Thomas arrive, plus loin, à se surpasser. Il appelle l'Encyclique du 11 février « une réplique du Syllabus ». La réplique admirable d'un original glorieux. Les plus opaques anarchistes, les révolutionnaires les plus intéressés à l'obscurité et à l'ignorantisme finiront par collaborer ainsi à manifester cette gloire. Notre académicien, qui est homme de loisir, n'y a pas encore pris garde.

Chapitre VI
L'Église et la démocratie, suite et fin

Un dernier éclaircissement. — D'après L'Action française du 1er avril 1906.

L'Association catholique du 15 mars publie, page 253, dans sa chronique, les notes suivantes :

… Il y a une exagération, tout au moins une insuffisance de précision dans les désirs du Sillon, comme il y en a une autre dans les tendances du groupe qui controverse en ce moment avec lui, l'Action française. D'une part, les forces sociales de notre religion visent plus haut qu'à réaliser une forme spéciale de gouvernement, fût-ce une démocratie politique ; d'autre part, dans l'Encyclique de Pie X, retraçant les lignes aristocratiques de la constitution de l'Église, on ne saurait rien inférer pour la constitution des sociétés civiles.

L'auteur de ces lignes, M. Louis Crespeaulx, s'installe dans une de ces positions moyennes qui ont la réputation d'être confortables. À mi-chemin des « exagérations » ou des « insuffisances de précision » qui seraient communes à l'Action française et au Sillon, il espère trouver, à défaut de la vérité, la tranquillité. M. Crespeaulx s'est fait une grande illusion dont il faut le tirer.

Nous « n'exagérons » rien. Nous n'avons sur la conscience « aucune insuffisance de précision » comparable à celle que commet involontairement le rédacteur de L'Association catholique. Jamais nous n'avons parlé les premiers de la constitution de l'Église. Ce sont les démocrates chrétiens, les anarchistes chrétiens, les socialistes chrétiens et les catholiques libéraux qui nous ont accusés de méconnaître ou de blasphémer la constitution de l'Église en écrivant de la démocratie, de la démocratie civile, de la démocratie politique, tout le mal qu'il faut en penser. Cette accusation nous a obligés à une réplique. Et nous avons dû répliquer que la constitution de l'Église catholique n'était pas la démocratie, mais son contraire. Rien de plus, rien de moins. Nous n'avons donc rien inféré, pour la constitution des sociétés civiles, de ce que M. Louis Crespeaulx semble vouloir nous reprocher. L'indiscrétion est venue de ses amis, et non de nous. C'est l'étude des sociétés temporelles qui nous a conduits à penser que leur prospérité ne se produit pas sans la constitution aristocratique. Que cette condition se retrouve dans les sociétés spirituelles comme l'Église, c'est un fait qui ne nous fournit le thème d'aucune « inférence », mais le moyen d'une vérification.

M. Crespeaulx ne craint pas de confesser les lignes aristocratiques de la Constitution de l'Église. S'il a écrit cela spontanément, et sans que nos analyses et nos exemples aient été pour rien dans ce coup d'audace clairvoyante, nous en sommes fort satisfaits. Si, au contraire, nous avons contribué à le renseigner et à l'éclairer, nous en sommes plus satisfaits encore. Dans les deux cas, il voudra bien nous accorder que, en bonne justice, ses leçons de prudence ou de précision n'ont pas à s'adresser à nous.

TROISIÈME PARTIE
Défense politique d'intérêts religieux

Nous apprenons sans aucune surprise, mais avec une juste fierté, qu'un certain nombre de nos ligueurs, à Paris et en province, ont été arrêtés au cours des manifestations relatives à l'inventaire des biens d'église. Nous les félicitons de grand cœur.
En revanche, quelques correspondants… ont la simplicité de nous demander si un bon royaliste doit prendre part à la résistance du clergé…
Nous renouvelons le mot d'ordre de 1902 :
« Oui, mais au premier rang. »
Il importe de rendre à la France tous les services qui sont en notre pouvoir.
Nous avons servi l'armée française ; il faut servir l'Église de France, par devoir religieux si nous sommes croyants, et, si nous ne le sommes pas, par devoir patriotique. Nous contribuerons de la sorte à faire comprendre que les royalistes ne sont que des patriotes plus conscients et plus clairvoyants que les autres.
Bulletin de la Ligue d'Action française, 1er février 1908.

Chapitre I
Congréganistes et congrégations

D'après La Gazette de France du 25 septembre 1902 et L'Action française du 1er avril 1903.

À Marc Sangnier et à ses amis du Sillon.
À Georges Deherme et à ses amis de La Coopération des idées 100.

Un sentiment de convenance qui sera compris de chacun m'interdit de rien dire de la polémique 101 engagée entre M. Ferdinand Brunetière et M. Ferdinand Buisson 102. Sans nous mêler à la querelle des deux Ferdinand, n'est-il pas possible de revenir sur l'article de M. Buisson qui en a été le point de départ 103 ? Il ne me semble pas que cet article ait été lu ni compris autant qu'il méritait de l'être.

I

M. Buisson est l'un des meilleurs soutiens du régime, beaucoup moins à cause de son talent, talent de professeur qui ne passe point l'ordinaire, ou de son savoir qui est exactement de la même qualité, que pour l'excellence de la position qu'il occupe. Au fait, c'est un talent que de choisir une position pleine d'avantages, ou bien, si l'on est né sur cette position comme c'a été le cas de M. Buisson, c'est un savoir réel que de la reconnaître, de l'apprécier et d'en faire usage à sa valeur. Nos amis seraient sages d'utiliser leurs forces, leurs armes et leurs munitions comme M. Buisson utilise les siennes.

  1. Protestant, il a su de très bonne heure ce que tant de bons catholiques ne soupçonnent que depuis que M. Waldeck-Rousseau l'a publiquement confessé, l'entente naturelle du régime républicain et du culte protestant, l'un et l'autre fondés sur le libre examen ;

  2. Membre de l'Université, M. Buisson a compris qu'il fallait toutefois présenter son protestantisme essentiellement germanique sous des couleurs françaises ; s'il a soutenu en Sorbonne une thèse sur Sébastien Castellion, c'était en vue de disputer à la patrie de Martin Luther et de l'infliger à la nôtre, l'initiative honteuse du plus complet des reculs de l'esprit humain, la prétendue Réforme religieuse du XVIe siècle ;

  3. Enfin directeur de l'enseignement primaire au ministère de l'Instruction publique, M. Buisson fit de nos écoles publiques le vestibule des temples de sa « religion ».

Devenu député depuis quelques mois et constatant que, dans sa triple carrière religieuse, universitaire et administrative, aucun élément du régime ne l'avait entravé, mais que tout, au contraire, l'avait servi et secondé, il continue en paix à tirer l'inflexible conséquence de ses principes, comptant sur les mêmes succès.

Il les aura. Sans doute ses principes sont faux. Ils sont horribles, ils sont stupides, ils sont abjects et nous pouvons dès aujourd'hui entrevoir à quels malheurs politiques, économiques, moraux et nationaux ces principes sauront précipiter notre France 104. Mais, jusqu'à ce moment de la culbute finale, M. Buisson triomphera, parce qu'il s'est placé au point central de son erreur dont il ne démordra jamais et que, pour l'en chasser, il faudrait que nous eussions la sagesse de nous placer au centre de nos vérités, et c'est un lieu qui fait horreur à la plupart de ceux qui marchent avec nous.

La grande lettre de M. Ferdinand Buisson à ses amis du Temps avait la force et la plénitude de sens d'un manifeste politique. C'était une lettre-ministre, à laquelle les doctrinaires du régime, qui sont en même temps ses plus utiles manœuvriers, M. Jaurès, M. Francis de Pressensé, M. Camille Pelletan lui-même, pourraient mettre leur signature. On peut résumer ce grand article en moins de cinq lignes.

— Nous voulons la liberté du congréganiste, conformément à la Déclaration des Droits de l'homme et aux principes généraux du Droit moderne, ou révolutionnaire. Mais, conformément aux mêmes principes, nous ne voulons pas la liberté des Congrégations.

II

À moins d'en contester le principe fondamental, cette thèse est inattaquable. Elle n'est certes point forte par elle-même, car elle est, en soi, d'une ignominieuse faiblesse : elle est forte des concessions qu'on lui a faites, parce qu'elle est liée, logique et conséquente. Si vous concédez à M. Ferdinand Buisson qu'un patriote sain d'esprit puisse adopter les principes du droit dit moderne ou révolutionnaire, vous lui concédez par là même tout ce qu'il veut de vous.

Malheureusement, ces concessions sont dans l'air.

Nos amis et nos alliés ne rêvent que de céder du terrain ou d'invectiver contre ceux qui n'en cèdent pas. Je lis à l'instant, au Journal des Débats, que M. Georges Picot, étant allé défendre la liberté d'enseignement à Orléans, n'a rien imaginé de mieux que de la placer sous le patronage des trois Révolutions de 1870, 1848 et 1830 ! Vraiment, quelqu'un voit-il que ces calembredaines puissent servir à rien ? Pour peu qu'ils aient lu leur histoire, nos adversaires sauront bien répondre que les auteurs de la loi de 1875 étaient en réaction contre les auteurs de la Révolution du 4 septembre, que les auteurs de la loi Falloux étaient en réaction contre les auteurs de la Révolution de Février et que, si l'enseignement n'était pas « libre » sous la Restauration, il avait du moins un programme catholique : les auditeurs de M. Picot demanderaient-ils davantage ?

Voilà les répliques d'une enfantine facilité auxquelles on s'expose en matière d'histoire ! En matière de philosophie et de haute morale politique, elles sont plus faciles encore. Sans doute, on peut toujours ergoter sur le texte des trois Déclarations des droits de l'homme et du citoyen. Ces médiocres morceaux de la littérature révolutionnaire sont rédigés d'une manière si confuse et d'ailleurs inspirés d'une pensée si trouble, la pensée de Rousseau, qu'il y a moyen d'en exploiter les contradictions contre leurs dévots. Mais ces dévots peuvent toujours y trouver des échappatoires.

Je supplie les personnes qui ont lu une fois la lettre de M. Buisson de se donner la peine de la relire et de la comprendre, dans la mesure et dans le degré où elle doit être comprise. Elle résume tout ce qu'a dit la théologie révolutionnaire depuis Kant, en Allemagne, jusqu'à son disciple français, M. Charles Renouvier, jusqu'aux disciples de ce disciple, M. Henry Michel, par exemple. Ne croyez pas que les noms que je trace soient de petites gens. Ce sont vos maîtres. Vous êtes menés par eux. M. Henry Michel fait un cours en Sorbonne, il inspire le Temps. Le « spirituel » de la France républicaine est dirigé par le cénacle de M. Renouvier, absolument comme la France catholique est dirigée par le Pape, par les Congrégations romaines et par les évêques français. Nos Kantistes sont les directeurs de l'enseignement. Certains livres, certains systèmes, certains noms sont proscrits par eux : les écoles n'en entendent jamais rien dire, et je ne parle pas des écoles primaires, ni même des collèges et des lycées ; je parle de ces Facultés où des hommes qui se disent et qui se croient indépendants enseignent des garçons de seize à vingt-cinq ans. Rien ne peut exprimer et nul ne peut exagérer l'importance et l'influence de cet Index huguenot et révolutionnaire quand il s'agit d'organiser le silence sur un homme ou sur une doctrine. Lucien Moreau l'a bien nommé, le bâillon libéral.

III

La seule doctrine que patronne et que subventionne cet Index est celle-ci.

Il y a au monde un objet respectable, et il n'y en a qu'un : l'homme individuel. La société n'est une « chaîne » tolérable que parce qu'elle peut être quelquefois un moyen de perfection et de progrès pour l'homme individuel. Celui-ci, quel qu'il soit, en est donc le but ou l'excuse.

Il en est aussi le principe. Toute société légitime est censée résulter d'un contrat, d'un libre pacte entre des personnes conscientes, raisonnables et libres. Elles n'aliènent pas leur liberté, elles la juxtaposent, comme de petits cubes pareils, égaux de taille, de dimension et de poids. Cette liberté, cette conscience et cette raison individuelles font le prix, l'honneur, le bien de la vie.

L'État les garantit, voilà la fonction de l'État. Et comme il représente, en réalité, la communion, le chœur, l'accord des individus dignes de ce nom, il a, on ne dit pas le droit, mais on dit le devoir rigoureux de défendre et de développer la liberté individuelle, au besoin contre ceux de ses détenteurs qui seraient assez fous ou assez criminels pour aliéner cette liberté.

Pas d'individus contre l'Individu. Pas de libertés contre la Liberté. Vous avez tout pouvoir, excepté de vous enchaîner. Toute licence, excepté de dire : assez de licence. Un congréganiste est un homme et un citoyen. Mais justement, au nom de ses droits d'homme et de citoyen, on lui dit : halte-là, quand cet homme et ce citoyen vient de s'affilier à une Congrégation. Ce halte-là, c'est une barrière qu'on lui oppose, dans son intérêt et pour son honneur, devant une affiliation qui décréterait sa mort civile et morale. Il y a dégradation et dégradation ; celle-ci est la dégradation définitive, radicale, essentielle.

Un homme peut s'alcooliser : jusqu'à la folie déclarée, il reste un homme pourvu de l'ensemble des attributs de l'humanité. Un citoyen peut, par gageure ou par religion, se couper le nez ou le doigt ; il reste un citoyen, mutilé, mais encore capable des devoirs de la vie civique. Ce citoyen, cet homme conservent, en effet, leur raison, leur conscience et leur liberté individuelle. Mais qu'ils se démettent de ces trois attributs entre les mains d'un être abstrait, la Congrégation, ou de cet être concret, le Supérieur, leur qualité d'homme et de citoyen disparaît du même coup : ils cessent d'être membres de la société comme de l'État, l'État et la société ne retrouvant plus en eux le seul élément qu'ils reconnaissent et consacrent : l'individu libre et conscient, pratiquant sa pure raison.

En bref, le vœu d'obéissance enveloppé dans toute idée de Congrégation détruit la Liberté, l'élément essentiel du contrat social : la doctrine huguenote et républicaine veut défendre cette Liberté, elle a donc le devoir de détruire dans leur racine ces vœux d'obéissance en traquant, de toute part, ces Congrégations. Liberté entière est laissée aux congréganistes d'user de leur qualité d'homme et de citoyen; comme membres de Congrégations, la loi les frappe, et doit les frapper : c'est un scandale pur que, depuis un siècle, on ait si peu appliqué une loi aussi juste et aussi raisonnable.

Ô bonheur ! M. Waldeck-Rousseau est venu, et derrière lui M. Combes, par qui l'Individu va rentrer enfin dans ses droits.

IV

Si j'ai bien débrouillé la pensée des docteurs de ce droit individuel, le lecteur comprend le fond de cette pensée :

— Antérieurement à la loi qui les proscrit, le fait des Congrégations constitue à lui seul plus qu'un délit, un crime. Avant que d'être un fait illégal, c'est un fait illégitime et c'est presque un fait monstrueux. On légifère contre ce fait, comme étant contraire à la règle du droit naturel.

Par conséquent, quiconque admet la théorie révolutionnaire du Droit, avec sa base, l'individu, fondement naturel des sociétés, doit admettre, en bonne logique, la conclusion de M. Buisson et de ses amis. Tout peut être permis en bon Libéralisme, sauf de tuer la liberté. Tout peut être licite, en Individualisme, sauf d'aliéner ce qui la fonde : l'absolu de l'individu. À la rigueur, les pires fautes, les plus grands crimes, y compris le parricide et l'infanticide, peuvent être innocentés sous ces deux régimes, non pas ce crime, ni cette faute contre l'âme même de l'institution : jurer l'obéissance à un autre que Soi.

V

Ce principe est d'ailleurs absurde.

Il est plus qu'absurde : non seulement il se détruit à peine posé, par un jeu de contradictions qu'il serait fastidieux de développer 105, mais il est, en fait, le contraire des lois qu'ont établies les diverses sciences de l'organisation des sociétés. Les probabilités et les certitudes concordent dans ce grand sujet : tout indique d'abord, comme tout prouve ensuite, qu'il n'y a pas une seule proposition démocratique qui ne soit d'une radicale fausseté ; il suffit d'en prendre le contre-pied pour se retrouver en pleine réalité. Du seul fait qu'un Buisson attaque les Congrégations sans attaquer les congréganistes, nous sommes avertis de ne point défendre les congréganistes, mais les Congrégations.

J'ai parlé d'indice du vrai. J'appelle des indices ces faits qui, sans emporter, par eux-mêmes une évidence décisive sont pourtant de nature à arrêter fortement la méditation et à provoquer des doutes qui sont utiles. Si je croyais à la religion du libéralisme et de l'individualisme, si j'admettais qu'il fût contre nature de renoncer à sa liberté et de jurer obéissance à un autre que soi, il est un petit fait qui m'induirait à examiner sérieusement une telle croyance : le petit fait ou le grand fait que la plus répandue, la plus fréquente, la plus utile de toutes les associations humaines implique justement un beau serment d'obéissance. La femme qui se marie jure en effet l'obéissance à son époux, et le Code civil renferme la consécration de cet usage. Je n'ai pas à examiner s'il est observé par les dames, et peu importe ici. Mais le fait du serment est à peu près universel, à peu près éternel, et peut-être suffit-il donc à témoigner qu'il n'est point contre nature que l'être humain résigne sa volonté et fasse serment d'obéir.

Les diverses législations révolutionnaires, y compris celle de la troisième République, qu'il s'agisse de la portée du serment de mariage ou de la propriété des salaires dans le ménage, paraissent d'ailleurs médiocrement favorables au vieux lien matrimonial. Preuve nouvelle ou, pour mieux dire, indice nouveau que les lois de la Révolution ont à se mettre en règle avec celles de la nature. Pour les esprits qui tirent le droit naturel de l'histoire naturelle, il y a là un beau filon à remonter 106.

VI

Qu'est-ce que l'Association ? Y a-t-il un « droit » d'association pour l'individu ? Ne serait-il pas plus exact de dire qu'il y a pour lui un devoir, une obligation et, parlons en meilleur français, une nécessité d'association dans tous les cas où il veut vivre ?

Allons plus loin. L'individu forme-t-il la société ? La produit-il ? Où ? Quand ? N'est-ce pas, au contraire, la société qui forme l'individu ? N'est-il pas partout son produit ?

Considérons encore le monde des êtres qui vivent. Il y a des espèces (elles sont très inférieures) où l'individu détermine une sorte de société ; ce sont les espèces où la reproduction s'opère par voie de scissiparité. Un être, dont toutes les parties semblent homogènes et presque identiques, se partage en deux, voilà deux êtres tout semblables. Ce n'est point notre cas. Il faut chez l'animal supérieur un couple, il faut deux individus très différents pour produire un troisième individu. Cet être nouveau ne naît pas d'un générateur, ni même de deux générateurs, mais plus subtilement de la société de ces générateurs. L'association est tout autre chose que l'addition des associés. Et elle commence par paraître leur mère.

Mais, dans le genre humain, d'une part le nouveau-né est si faible, d'autre part il est appelé à de tels degrés de développement que la société ne le quitte jamais. Elle le reçoit et le continue, elle l'a précédé et elle le suit ; antérieure et postérieure à chacun de nous, cette grande fée bienfaisante, qui dispose partout de quelques industries et traditions utiles, mais qui, parmi nos races d'occident, centralise un immense capital civilisateur, notre société humaine (sans être débitrice des plus vastes génies qui ont toujours reçu d'elle bien plus qu'ils ne lui ont apporté) semble la créancière universelle de nos semblables. Vraiment, comme Léon de Montesquiou l'a si bien remarqué dans La Raison d'État, l'on ne peut pas dire : « 1o L'homme, 2o la société. » Il faut absolument se ranger au parti de dire : « 1o La société, 2o l'homme. »

Je note, pour le plaisir de nos libéraux, que M. Paul-Boncour, ancien secrétaire de M. Waldeck-Rousseau 107, associait, le 31 août dernier, dans Le Figaro, à la thèse de Montesquiou, celle de « la sociologie moderne ». Telle est en effet la seule position scientifique naturelle du problème. La thèse de M. Buisson, des protestants et des révolutionnaires est d'un mysticisme follement rétrograde.

Si la société humaine produit l'individu humain, elle ne peut pas être composée de ce qu'elle produit, d'individus. La société est composée de sociétés, c'est-à-dire de groupements d'êtres humains qui pourront être hommes un jour à la faveur de la Société 108, mais auxquels il est naturel, en attendant, de vivre groupés, soit pour continuer la vie, comme c'est le cas des familles, soit pour la fortifier, l'accroître et l'embellir, c'est le cas des communes et des syndicats, des nations et des religions, des corps, des compagnies littéraires, scientifiques ou artistiques de toute sorte. M. Ferdinand Buisson et ses pareils se figurent que ces Associations sont des groupes fictifs auxquels l'État veut bien concéder l'existence et la vie ; mais il est dupe des formalités administratives. Dans la réalité, l'État est de beaucoup postérieur à ces groupements. Il les reconnaît, il en tient registre. Il ne les crée pas.

Comme elle est supérieure à l'individu, la société est supérieure à l'État. Il est aussi naturel à l'homme d'être d'un corps de métier que d'une famille et de tirer à l'arc ou de jouer aux boules, que de se marier. Quand l'État se forme, non seulement les familles, mais des associations de toute sorte sont ou formées ou ébauchées depuis longtemps. Il est bien une pièce centrale de la société, mais ajustée pour la défendre et l'organiser, non pour la détruire. L'État, organe régulateur et protecteur, fait la police à l'intérieur et à l'extérieur de son groupe : il a tout avantage à n'avoir rien à faire de plus.

VII

Je vais dire à M. Buisson quelque chose qui ne manquera pas de le choquer : c'est que l'État, quand il est bien institué, n'a presque pas affaire aux individus. C'est sur les sociétés dont il a la charge, et c'est aussi sur leurs rapports mutuels, que s'exercent ses principaux attributs : seuls les criminels, avec les héros et les saints, personnalités d'exception, ont des rapports avec l'État qui a le droit de connaître ces anomalies, ou pour les honorer, ou pour les châtier. Ajoutons à la liste des personnes en commerce direct avec l'État, le petit nombre des fonctionnaires, y compris les armées de terre et de mer. Pour tout le reste, un État normal laisse agir, sous son sceptre et sous son épée, la multitude des petites organisations spontanées, collectivités autonomes, qui étaient avant lui et qui ont chance de lui survivre, véritable substance immortelle de la nation.

Dans ces sphères distinctes, douées de privilèges aussi variés que leurs fonctions, se développera, non l'introuvable Individu qui n'y fleurit ni tous les vingt-cinq ans, ni tous les cent ans, ni jamais, mais la faune et la flore humaines des individus différents, bien nourris de leur territoire, préservés par cet air de leur classe et de leur pays, et stimulés aussi par l'atmosphère des groupes facultatifs auxquels leur honneur, leur intérêt ou leur plaisir les a régulièrement agrégés.

Du « cercle » de petite ville à l'Institut de France, il y a série continue de groupements, aussi naturels les uns que les autres. L'individu y trouve des droits proportionnés à son rang et à ses services, à sa dignité et à sa valeur. Ainsi le moindre de nos compatriotes est-il privilégié du destin. Riche ou pauvre, il est patricien puisqu'il participe à la noble qualité de Français et qu'il jouit ainsi des puissantes prérogatives et de l'immense patrimoine matériel et moral mis gratuitement à sa disposition par tout ce qu'ont fait nos aïeux.

De leur œuvre immémoriale, entretenue et continuée par la tradition, découlent toutes les vertus, toutes les valeurs individuelles dont la nature n'avait fourni que le germe : la volonté, la liberté, le sentiment, la raison, au degré où la société française a su élever tout cela. Fleur de la culture française, l'individu français n'en est certainement ni le principe, ni le but, ni la racine, ni le fruit.

VIII

Le mouvement de nos pensées nous a conduit insensiblement de l'abstrait au concret, et des conditions générales de l'individu dans une société à la condition de l'individu français dans la France contemporaine.

On me dira que j'ai perdu en route les Congrégations. Mais, en vérité, je ne le crois pas. Il me semble que j'ai légitimé leur existence en montrant que le droit naturel mettait la société avant l'homme, l'Association avant l'individu, donc la Congrégation avant le congréganiste, et cela dans l'intérêt même du congréganiste, de l'individu et de l'homme.

On insistera, on demandera : « Mais, en laissant de côté les lois révolutionnaires qui contestent ce droit, comment est-il possible de prouver que les Congrégations aient le droit naturel d'exister ? » À quoi il est facile de faire la réponse de Bossuet relativement à l'existence de Dieu : « Et pourquoi ne serait-il pas ? Qu'est-ce qui le limite ? Qu'est-ce qui l'empêcherait d'être ? » s'écriait-il à peu près. De même : pourquoi les Congrégations ne seraient-elles pas ? En dehors des prohibitions dont nous venons de constater l'absurdité, qu'est-ce qui les empêche d'être ? Elles sont. Et (autre indice d'un grand prix !) toutes les lois dictées contre elles depuis cent ans n'ont pu les empêcher d'être, et de pulluler.

C'est un grand fait. Nous ne sommes pas empêtrés d'une théorie sur l'obéissance ou sur la liberté. S'il y a des associations telles que le mariage où un être promet à un autre être l'obéissance, pourquoi n'y aurait-il pas des associations d'un autre type où plusieurs êtres promettent obéissance à un seul ?

D'ailleurs, et ceci coupe court : il y en a.

— Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse, moi État ? Ce n'est pas mon rôle de provoquer ou de former les Associations : elles se forment en dehors de moi. Je ne leur demande qu'une chose, se faire connaître de moi, car je dois présider à leurs relations mutuelles, je dois empêcher qu'elles ne se volent et ne se tuent, ou ne tuent et ne volent les particuliers isolés. Je réprimerai une compagnie de voleurs à cause de ses vols, et non parce que ses membres obéissent à un chef. Vous dites que l'Ordre du Temple est une pépinière de scélérats ? Voilà, du moins, une accusation précise. Nos tribunaux ou les tribunaux de l'Église (grande association avec laquelle il faut agir) vont traduire à leur barre cet Ordre du Temple ; et nous tâcherons de savoir ce qui en est ! En attendant, l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem secourt les malades, panse les blessés et convertit les infidèles; l'Ordre de Saint-Benoît recopie diligemment des grimoires précieux ; l'Ordre de Saint-Dominique donne des orateurs et des hommes d'État ; l'Ordre de Saint-François enseigne la douceur, la patience et la paix. Je vous prie et requiers et, au besoin, ordonne de ne pas mêler la question des crimes ou délits commis par les Templiers, avec le sujet des autres Congrégations, compagnies, corps, ordres et communautés.

Voilà comment l'État peut parler des Congrégations. Il sera toujours prêt à écouter les griefs de droit commun élevés contre telle ou telle, aussi bien que contre toute autre Association. Je dis aussi bien. C'est exagérer. La question est plus complexe, en vertu de ce fait historique et géographique d'un pouvoir spirituel qui coexiste avec le pouvoir de l'État. Le tribunal qui jugera une Congrégation ne pourra être purement administratif. Il sera religieux, diplomatique, international. Cela découle de la nature même des faits en présence. On ne règle pas une question lorsqu'on en oublie les données. Or, les données sont telles. On pourrait les concevoir beaucoup plus compliquées. Mais l'État en débrouille qui sont plus difficiles. Ce que ni l'État ni personne ne saurait débrouiller, c'est l'idée de former un grief contre l'essence même des Congrégations.

Au nom de quoi, s'il vous plaît ? L'intérêt national ? Sujet à discuter. Les mœurs ? Autre sujet de discussion. Le monopole économique ? La mainmorte ? Autres questions, autres questions (précises du moins celles-là), et qui ne touchent en rien au fond des choses : la nécessité naturelle qui fait qu'il existe des Congrégations, comme il existe des salons, des cafés, des académies, des Chambres de commerce et des orphéons. À moins de crimes particuliers qu'il s'agirait de bien prouver, l'Association, congréganiste ou autre, crée, du fait même qu'elle existe, de la richesse, de la puissance, de l'activité, du progrès ; aux hommes juxtaposés et que le calcul additionne, elle substitue des hommes organisés et qui se multiplient l'un l'autre par le travail et la réflexion en commun, par la discipline commune. Tout esprit positif, conscient des besoins du genre humain comme des besoins de la France, défendra ce trésor contre l'anarchie et la barbarie, contre la division et la rébellion, synonymes de République et de Protestantisme.

Quelle que soit la dignité personnelle des congréganistes, elle est de beaucoup dépassée par la dignité générale de la congrégation. Il ne convient donc pas de défendre le droit des Congrégations par celui des congréganistes, mais le droit des congréganistes par le droit des Congrégations.

C'est ce qu'il eût fallu démontrer à M. Buisson.

Le Jésuite ne dira pas : « Je suis un homme qui use des droits de l'Homme », mais bien : «  Je représente la haute discipline d'un Ignace de Loyola. Je participe de la noble compagnie intellectuelle et morale qui enrichit le monde d'un François-Xavier et d'un Bourdaloue. Le personnel de ma Société, son œuvre historique, sa précieuse et profonde contribution à l'œuvre de la France, du catholicisme et de la civilisation générale, voilà les garants de mon existence, voilà mes titres au genre de vie que j'ai embrassé.  »

Le problème peut être bien posé, me dit-on. Mais on ne vous écoutera pas.

Et je réplique : — Êtes-vous écouté davantage ?

De plus, chacun vous rit au nez, et les indiffèrents plus encore que les sectaires. Je prétends, quant à moi, intéresser les indifférents. J'espère même, un jour ou l'autre, les gagner à la force de la vérité politique.

Par l'affaire Dreyfus, la Confédération judéo-protestante nous a induits à épurer, en la fortifiant, notre idée de l'État. Par l'affaire des Congrégations religieuses, la Fédération judéo-protestante nous fera définir notre conception de la société. Au rêve oriental, germano-judaïque, rêve individuel, libéral et mystique, nous opposerons la pensée occidentale, la pensée classique traditionnelle, scientifique et sociale ; aux Nuées subversives, la civilisation helléno-latine, l'ordre français : les esprits de la qualité de M. Buisson, têtes de barbares ou d'esclaves, finiront bien par réintégrer à coups de lanière l'ergastule ou la bauge qui nous les ont vomis.

Chapitre II
La politique de Léon XIII

D'après La Gazette de France du 23 juillet 1903.

Par toute la presse française, il n'y a qu'une voix, on pourrait dire un cri, la voix ou le cri de l'admiration pour les résultats politiques du long pontificat qui vient de finir. Il faut bien que chacun rende hommage à certaines évidences dont la lumière force les esprits les plus aveuglés. Les vingt-cinq ans de ce règne ont certainement modifié la face du monde moderne.

D'après tout ce que Léon XIII a su maintenir dans les pays catholiques et tout ce qu'il a conquis ailleurs, chez les schismatiques, on peut dire que la diplomatie de ce Pape s'efforçait de reconstituer quelque chose de l'unité chrétienne telle qu'elle exista avant la Réforme et le grand schisme d'Orient. L'arbitrage des Carolines, entre une Allemagne protestante et une Espagne catholique, évoque l'irrésistible souvenir médiéval, quand les princes germaniques ou anglo-saxons s'en rapportaient à Rome de leurs procès territoriaux ou des contestations qu'il leur arrivait d'avoir avec leurs sujets. Les récentes démarches de Guillaume II ou d'Édouard VII témoignaient publiquement, à la face des Églises nationales de Prusse ou d'Angleterre, qu'ils tenaient l'Église de Rome et son chef pour de hautes autorités de l'univers spirituel. Que pouvait souhaiter de plus celui que les docteurs et les prédécesseurs d'Édouard VII et de Guillaume II affectaient de tenir pour le simple évêque de Rome ? Une reconnaissance générale de son autorité ? Il ne semblait pas que les choses fussent orientées contrairement à ce souhait.

Même spectacle satisfaisant en Amérique. Toutes les personnes bien informées savent qu'on s'abuse peut-être sur la façade catholique américaine. Non que les fidèles nouveaux groupés autour des Gibbons et des Ireland 109 manquent de vertu ou de foi, mais parce que leur allure si confiante, si généreuse et qui a paru téméraire dans l'optimisme, pourrait bien être corrigée par leur Amérique elle-même. Avant peu, nous verrons si les descendants des puritains les plus intraitables abandonneront sans combat les vieilles positions traditionnelles de l'anti-papisme. Je suis de ceux qui sont convaincus que la guerre antique passera bientôt, qu'elle est même passée d'Angleterre en Amérique. Je suis de ceux qui croient que la prospérité catholique due à la tolérance de cette jeune terre est destinée à s'envoler aussi rapidement que le songe d'une ombre. La résistance s'organise. Elle se prononce, et elle agira. Le sang peut-être coulera. Il n'en reste pas moins certain que les résultats immédiats de la politique pontificale en Amérique sont brillants. Ils plaisent à l'œil, comme ils enchantent l'imagination. Et de tels résultats sont tellement disproportionnés à toutes les espérances qu'il était permis de concevoir raisonnablement que, là encore, il est nécessaire de s'incliner avec respect. Comme en convenait à plusieurs reprises La Petite République d'hier, celui qui a fait cela était un grand politique.

Cette politique n'a essuyé en somme, dans les vingt-cinq ans de son opiniâtre labeur, qu'un échec qui soit radical, car je n'appelle pas échecs les insuccès provisoires auxquels est préparé d'avance tout homme qui nourrit quelque dessein puissant. Il faut échouer trente fois avant de réussir une seule, et l'art du politique n'a absolument rien de l'allure de ce lion que Léon XIII aimait à invoquer dans ses poésies comme un patronage héraldique. Le roi des animaux, qui se détourne dédaigneusement d'une proie que son premier bond a manquée, ne méritera jamais l'estime des Machiavel. La première visite de Guillaume II au Vatican y causa une immense déconvenue. On la subit le sourire aux lèvres et l'on recommença à préparer des jours meilleurs. Toute l'Europe sait que ces jours sont venus. L'alliance du César allemand et du Pape romain a eu lieu par la suite aussi resserrée qu'il a plu à Léon XIII de la souhaiter : c'est lui qui a dû tempérer le zèle apostolique de son cher fils de Prusse et lui dire : — Tout beau, j'ai pourtant d'autres fils!… Du côté allemand, comme du côté anglais, où l'affaire des ordinations anglicanes avait paru ralentir le zèle unioniste, Léon XIII a su recevoir ou même provoquer de petits échecs sans mauvaise grâce, c'est-à-dire sans rien fléchir ni aliéner ; le temps, que les Italiens appellent galantuomo, les a effacés et corrigés pour ainsi dire à lui tout seul.

Mais, sur un point, il le faut avouer, sur un seul point l'échec s'est trouvé être immédiat, complet, constant, et ce point est compris entre 5°55 de longitude Est et 7°7 de longitude Ouest, entre 42°20 et 51°5 de latitude Nord. Si ces indications ne suffisent pas, je dirai que ce point géographique s'appelle la France. Personne ne conteste l'étendue ni la gravité de l'échec pontifical. Bien peu tentent de le couvrir. M. Brunetière ne nous fournit qu'une explication oratoire quand il nous dit que l'Église a l'éternité devant elle et que Léon XIII ne travaillait pas en vue d'un résultat immédiat, car c'est là précisément la merveille qu'il faudrait qu'on nous expliquât : en Allemagne et en Italie, en Espagne et en Angleterre, en Amérique et en Russie, Léon XIII s'est proposé des fins politiques prochaines, et, ces fins, il les a atteintes ; ces résultats immédiats, il les a obtenus. S'il n'en visait point de pareils pour notre France, il faudrait nous dire pourquoi et si, les ayant visés, il les a manqués, il faut dire pourquoi encore.

Devant l'abondance des fruits recueillis hors de France par la politique de Léon XIII, l'imagination, la réflexion, la raison elle-même, sont tout d'abord tentées par une conjecture qui, si elle était juste, serait d'une immense tristesse. Sa Sainteté, pourrait-on dire, a réussi son œuvre partout où il Lui a convenu de réussir. Il Lui a convenu, dans sa Sagesse profonde, d'échouer pour la France, et Elle a échoué conformément à cet insondable dessein. En d'autres termes, l'échec français faisait partie d'un plan général comprenant des réussites sur tous les autres points du globe : notre pays était sacrifié de propos très délibéré. Mal évident, mal considérable, mais consenti et concédé en vue d'un bien plus grand, tel que, par exemple, la réunion du monde anglo-saxon, l'amitié allemande, la préparation de la République en Italie, etc., etc. Cette thèse a été quelquefois soutenue en France par des esprits ingénieux et sagaces. Et l'on pourrait faire valoir en sa faveur plus d'un argument spécieux. Toutefois, si on lui applique l'attention qu'elle mérite, on s'aperçoit qu'elle ne supporte pas l'examen.

La politique pontificale pouvait se tromper sur la France. Elle ne pouvait pas prendre son parti de l'abandon de la France. On en pourrait donner des raisons de principe et de sentiment. Mais de puissantes raisons d'intérêt, qui ont bien leur valeur pour des politiques aussi avisés que ceux du Vatican, ne doivent pas être perdues de vue. J'ose dire que ni le Saint-Siège ni sa Chancellerie n'auraient donné de 1880 à 1890 les directions dont le catholicisme français a tant souffert s'ils en avaient prévu l'effet. Le cardinal Lavigerie n'aurait jamais prononcé son célèbre toast 110, on n'aurait pas fortifié ce toast par une encyclique si l'on avait pu calculer ou même concevoir, par exemple, que le Gouvernement français serait un jour assez sot pour compromettre par une politique constante l'existence des missions françaises en Orient ; on en restait au mot de Gambetta : « l'anticléricalisme n'est pas un article d'exportation ». Les alarmes dont la Cour romaine a témoigné témoignent à leur tour de l'erreur commise et de la parfaite bonne foi avec laquelle cette erreur prodigieuse fut consommée. Non, Léon XIII, non, le cardinal Rampolla 111 lui-même, ne nous avaient pas sacrifiés dans le plan général de leur politique, et bien au contraire, ils croyaient nous y donner la première place, la plus enviable, la plus brillante, la plus honorée. Ils voulaient accorder à la République française toutes les préséances dues au catholicisme français.

Nous voyons qu'il y avait là une erreur, peut-être même une erreur double. Jusqu'à quel point le cardinal secrétaire d'État dut-il en partager la responsabilité avec le feu Pape? Nous ne nous occupons que de ce dernier. Il eut l'intelligence assez profonde et l'âme assez haute pour n'être point traité en souverain fainéant. Un maire de palais n'a point régné sur lui. Ce que d'autres ont fait en son nom, je crois pour ma part qu'il l'a voulu, ou désiré, ou approuvé. Ils l'ont seulement confirmé dans une voie qu'avait choisie, dans la plénitude de son intelligence, l'archevêque de Pérouse 112 et le camerlingue de 1878. Si donc il y a quelque méprise dans sa politique, je ne trouve pas équitable de l'en décharger ; lui-même revendiquerait ce fardeau, qui a sa noblesse.

— Dans toutes les œuvres humaines, nous dirait-il, et la politique, même apostolique, a quelque chose d'une œuvre humaine, il faut pour expliquer la bonne comme la mauvaise fortune rechercher avec soin les conditions, les principes, les circonstances, et, absolument comme lorsqu'il s'agit de composer de beaux vers latins, se réciter à soi-même le vers technique :

Quis ? Quid ? Ubi ? Quare ? Quoties ? Cur ? Quomodo ? Quando ? 113

C'est seulement quand on a bien retourné les aspects de ces causes que l'on se rend un juste compte des événements. L'histoire de ma vie, les conditions de ma pensée fourniront la raison de ma politique…

Pour ma part, plus j'y songe, plus il me semble nécessaire de tenir compte des idées personnelles de Léon XIII, de son goût pour la France, en nous souvenant aussi de l'âge du Pontife, afin d'en bien comprendre la signification. Ce n'est rien de dire qu'il était né en 1810 si l'on ne prend garde en même temps qu'il était de la sorte de la génération d'Alfred de Musset et de Montalembert, nés comme lui en 1810, de M. de Falloux, né en 1811, de Proudhon, né en 1809, et que le moment décisif de sa vie intellectuelle a dû être l'année 1848.

Il avait trente-huit ans : toutes ses idées étaient mûres. Disciple, mais disciple orthodoxe de Lamennais, condisciple de Lacordaire et de Gerbet, il devait nécessairement s'informer avec avidité de tout ce que faisait la France à ce moment-là. Or, la deuxième République se qualifiait par deux événements auprès desquels les journées de Juin, l'anarchie et la jacquerie pâlissaient singulièrement pour qui la regardait de Rome : le caractère généreusement religieux du premier mouvement républicain, l'intervention romaine en 1849.

Un jeune prélat italien devait être frappé de ces deux faits engendrés l'un de l'autre : disparition d'un gouvernement boudeur envers l'Église, avènement d'une nombreuse Assemblée qui synthétisait l'état d'esprit catholique de la France. Il aurait fallu être en France et de plus y suivre les événements de très près pour démêler que les Assemblées de la deuxième République furent bien superficiellement républicaines ou ne le furent pas du tout 114 ; il y fallait un sens plus vif encore de nos réalités françaises pour observer que ce sentiment catholique était profondément imprégné de toutes sortes de sentiments, d'idées, de mœurs de goûts qu'on nommait déjà conservateurs et que l'on aurait pu appeler nationalistes. Isolé par une analyse chimique le sentiment catholique demeure très puissant en France, mais le renfort des autres traditions lui ajoute beaucoup d'énergie et de résistance.

Il est douteux que Léon XIII ait bien démêlé ce dernier trait. Son passage à Bruxelles, pays de langue française, mais différent de notre patrie, dut contribuer, pour une grande part, à l'illusionner là-dessus. Figurez-vous l'état d'esprit d'un homme de haute intelligence et de grand savoir qui, voulant connaître la moyenne de la religion de la France, ne quitterait pas la colline de Fourvières ou le sanctuaire de Sainte-Anne d'Auray. Il aurait une idée très juste de la piété bretonne ou de la piété lyonnaise. Mais ces exceptions brillantes lui cacheraient la grande règle et le niveau commun. Nous ne sommes ni une Bretagne, ni une Flandre, ni un Lyon. Quelque haute importance qu'aient ces nobles régions animées d'un mysticisme ou d'un esprit de foi si caractérisé, non seulement l'ensemble du sentiment religieux français est moins exalté, mais c'est aussi quelque chose d'autre. Au centre, à l'est, au sud, on est tout aussi bon croyant et même aussi bon pratiquant qu'en Bretagne, mais, par exemple, en politique religieuse, on marcherait moins volontiers derrière M. le Recteur. On va trouver M. le Curé à l'église. On craint un peu son autorité au dehors. État d'esprit fort ancien chez la plupart de nos Gaulois, et qui leur est très spécial. Tel quel, ni l'Italie, ni l'Allemagne, ne le connaissent. Il faut en tenir compte en France si, au bas mot, 32 ou 33 millions de Français sur 40 en sont pénétrés.

En même temps, phénomène presque contradictoire mais certain, ces 33 millions de Français ont coutume d'associer profondément la religion, sinon ses ministres, à tout ce qui est autorité, ordre, gouvernement, patrie. Ils n'ont pas été persécutés par les Hollandais, comme les Flamands, ni par leurs concitoyens protestants, comme les catholiques d'Allemagne, pendant de longues suites de générations. La persécution en France est intermittente, les périodes en sont courtes, et ce sont, comme aujourd'hui encore, des périodes d'anarchie ou de semi-anarchie politique. Sous la Terreur, on a persécuté le prêtre lorsqu'on guillotinait le roi et la reine. En 1880, ou a chassé les Congrégations, quand le maréchal 115 venait de se retirer plutôt que de laisser désorganiser l'armée nationale. Aujourd'hui, la crise politique et militaire accompagne de même la crise religieuse. De ces concordances historiques constantes il résulte que, dans l'esprit des catholiques de France, le désordre religieux est étroitement lié par l'expérience au désordre politique, comme l'ordre politique se lie à l'ordre religieux. L'ancien nonce à Bruxelles connaissait-il ces concordances ? En tenait-il un compte suffisant ? Se disait-il qu'un pays en révolution, comme était cette France depuis cent ans, est plus difficile à connaître que le pays de gouvernement légitime, traditionnel, consacré, pacifique, avec lequel il était appelé à négocier ? Enfin, ne lui disait-on pas, avec une insistance folle, que l'alliance avec le Trône était la seule cause des malheurs de l'Autel ? Ainsi, d'un abus passager et secondaire, on se servait pour lui cacher le fait entier, général et profond : la solidarité de la religion et de l'ordre public en terre de France.

Pour les hommes de la formation du cardinal Pecci 116, les années qui suivirent 1848 déterminèrent une véritable période de deuil. Depuis Pie IX, libéral repenti, jusqu'au Gouvernement français, redevenu autoritaire, en passant par l'Allemagne et l'Italie où le suffrage universel manié par Bismarck et Cavour allait servir à des constructions militaires, l'Europe semblait condamnée à l'abjuration complète des doctrines qui avaient bercé la jeunesse du siècle. La guerre de 1870, l'avènement de la troisième République, l'insuccès de la Restauration monarchique française durent être salués, dans un certain petit groupe d'idéologues, comme des espèces de biens : un champ d'expérience, la France, était rendu aux théoriciens de la liberté. Peu importait que le reste du monde se développât sous tous les rapports et, par le progrès même de la civilisation, se rapprochât de l'illustre centre romain : c'était en France — en France ! — que la marche des faits méritait d'être suivie et favorisée. La France n'était-elle en majorité catholique ? Ne fournissait-elle le plus fort contingent de héros aux missions ? Ne payait-elle la contribution la plus forte au trésor de l'Église ? Une France pareille ne pouvait nommer que des représentants catholiques. Sa première Assemblée nationale s'était perdue par des essais de restaurations dites ou crues impopulaires ; une autre assemblée de ce genre, non moins capable de vouer la France au Sacré-Cœur mais incapable de songer à la restauration monarchique, tel était le rêve papal !…

J'admettrais volontiers que Léon XIII eût fait, à plusieurs reprises, dans les audiences privées où il développait ses pensées personnelles, des déclarations analogues à celles qu'on enregistrait hier dans Gil Blas :

— Je sais que la majorité française est catholique de cœur, sinon de fait ; d'autre part, votre pays est républicain. Il était donc nécessaire à tout bon chrétien de cesser la lutte contre une forme de gouvernement acceptée du plus grand nombre ; au lieu de créer une agitation stérile, il fallait s'efforcer d'envoyer à la Chambre des républicains sympathiques à l'Église. On les aurait trouvés, car ils auraient eu à compter avec des électeurs aussi fermement décidés de maintenir la République que la Religion.

J'utilise ce texte parce qu'il permet de saisir sur le fait la double méprise. La France est « catholique de cœur » et aussi de tradition, d'habitude, de mœurs, d'esprit, mais n'a point, dans son ensemble, le genre de catholicisme militant qui permet, comme en Allemagne, comme en Belgique, d'envoyer au Parlement des majorités strictement catholiques, animées de l'unique, du pur désir de défendre les prêtres et de faire régner l'Évangile dans l'État. Notre pays « est républicain » en ce sens que la République y est un fait et que beaucoup d'honnêtes esprits dévoyés, beaucoup de médiocres esprits démoralisés s'étaient résignés à la République, mais, au rebours de ce qui se passait en 1848, sous la deuxième République, la troisième République n'excite une passion, une vertu, un sentiment énergique et victorieux que dans la mesure où elle est anti-catholique. Preuve : tous les catholiques sincères interrogés sur leurs idées politiques commencent par dire ou qu'ils n'auraient pas d'objection contre la monarchie ou même qu'ils la préfèrent en théorie ; la République est donc pour eux un pis-aller. Je vois bien des hommes courageux, M. Fonsegrive, M. Sangnier, s'entraîner quelquefois à l'amour d'une République idéale. Qu'ils me permettent de douter de la solidité de leur sentiment. L'expression qu'ils en donnent sur l'effort, presque l'héroïsme 117.

Il n'y a pas de plus grande méprise que de confondre la troisième République avec la seconde. La seconde République ne fut qu'un mouvement d'anarchie pure et d'anarchie impure, de libéralisme conservateur et de libéralisme anarchique, mouvement vite réprimé. La troisième, tout au contraire, est une anarchie systématisée, réglée et exploitée par des pouvoirs étrangers qui, entre eux et pour eux, ne sont pas anarchiques. Au-dessus du suffrage universel et de ses tourbillons amorphes planent, on l'a écrit cent fois, des puissances mystérieuses dont il faudra bien que Rome apprenne le nom. La République anti-catholique n'a vécu, ne vit, ne vivra que du pouvoir occulte de l'État juif et de l'État protestant liés entre eux par l'État maçonnique et reliés à l'Internationale par l'État métèque. Ces quatre États confédérés sont les vrais maîtres de l'État républicain français. Ôtez-les, et c'est une crise d'anarchie tout à fait aiguë ; car sans eux, si la forme républicaine persiste, la routine et la fantaisie du nombre ne seront modérées ni conduites par aucun pouvoir organique, et l'on sait, et l'on vient de faire observer pourquoi, une théocratie catholique, un gouvernement des curés, serait impossible chez nous.

À la lumière de ces impossibilités qui mettent en relief certaines réalités, l'échange des correspondances entre les chefs de l'État républicain ou les ministres de la République et l'auguste vieillard du Vatican donne l'idée d'une longue suite de quiproquos. Par exemple, l'idée de traiter légèrement notre clientèle catholique en Orient est sans nul doute une ineptie au point de vue français, elle n'entre pas dans une pensée française : mais ce point de vue français n'est pas celui des Quatre États confédérés qui sont les maîtres de la France. La curie romaine aventurait toujours ce postulat, fort naturel, que la France avait un gouvernement national. Et ce gouvernement, si conscient qu'il fût de son essence profonde qui était judéo-protestante et anti-nationale, n'avait pas à se presser de désillusionner par des paroles expresses son illustre interlocuteur : c'était dans les faits seulement qu'il marquait la vivacité de son esprit hostile. Le ministre en fonction faisait mine de protester faiblement et pour la forme quand Rome le menaçait d'aliéner telle partie du patrimoine français, mais les maîtres de ce ministre, mais les Ranc, mais les Pressensé, mais les Reinach, mais les Jaurès, applaudissaient à la cantonade ce beau résultat : — Vous voulez nous ôter les missions de la Chine? Vous dites que l'on convoite notre protectorat moral de Syrie ? Eh ! qu'on les prenne, qu'on les emporte et qu'il n'en reste plus rien ! Notre anticléricalisme et notre anti-catholicisme sont d'une qualité qui mérite désormais de passer les mers. Au contraire de Gambetta, nous ne craignons plus qu'on l'exporte. Même nous le souhaitons de tout cœur…

M. Delcassé gardait pour lui ces beaux textes. Il ne les télégraphiait pas aux Romains. Il leur télégraphiait quelquefois des actes qui équivalaient à ces paroles. Mais les actes, les faits sont de vrais cryptogrammes. La politique pontificale fut longtemps dépourvue de la grille qui eût permis de les déchiffrer. Elle hésitait, elle tâtonnait. Elle lisait à faux. Et le quiproquo, commencé dans les conversations diplomatiques entre la Curie et l'État français continuait entre la Curie et les catholiques français. Ceux-ci avaient cessé pour la plupart de rien comprendre à la direction politique qu'ils recevaient. Leur mécontentement se traduisait par bien des signes. Mais ceux-ci étaient-ils traduits avec exactitude au Vatican? Tous les personnages qui approchèrent Léon XIII pendant ces derniers temps disent que cet esprit si ferme et si puissant éprouva quelque crainte d'être tombé ici dans une erreur de fait. Une des dernières sentences de l'illustre mort, reproduite dans les journaux, parle même de cette erreur, comme probable, et M. Clemenceau a bien tort de s'en être scandalisé : le dogme catholique ne reconnaît l'infaillibilité qu'au pape docteur de la foi.

Socrate faisait admirer au jeune Alcibiade la petitesse de la Grèce dans le monde, et de l'Attique dans la Grèce, d'Athènes dans l'Attique et du domaine d'Alcibiade dans la ville des Athéniens. On pourrait dire que, matériellement, la France tient aussi une place exiguë dans l'orbe œcuménique et qu'une erreur commise en France se perd dans la beauté, le nombre, l'étendue et la durée des succès du pontificat. Nous ne pouvons dire cela parce que nous sommes les Français et, ne le fussions-nous point, parce qu'il faut une France au monde et, en particulier, au monde catholique. L'erreur commise ici sera longtemps cuisante aussi bien à la France qu'à l'Église elle-même. La douleur que nous en ressentons ne doit cependant pas nous fermer à l'évidence de l'équité. Sans les Français et hors de France, la Catholicité a été conduite par Léon XIII à un très haut degré de puissance et de gloire. Que son successeur, quel qu'il soit, s'occupe de guérir les plaies de la France, et l'œuvre léonine, enfin corrigée, obtiendra, chez nous, son couronnement.

Chapitre III
Au seuil d'une faute…

Le général Récamier et Bernard de Vesins. — Nationalisme et Catholicisme. — De l'Affaire Dreyfus aux Inventaires : la contiguïté des terrains nationaux. — Les diviseurs de formée et de la patrie : que ces diviseurs sont des traîtres. — Les inventaires vus de Rome et d'Algésiras. — Un ministre de la police qui serait patriote… — Préjugé nationaliste contre le pape. — La séparation d'avec Rome. — Chant hébreu de M. Anatole France. — D'après La Gazette de France des 1er et 2 mars 1906.

Je voudrais avertir mes amis nationalistes qu'ils sont sur le seuil d'une faute. Faute qu'ils commettront sans doute : c'est une faute à la gauloise, — faute d'entente et de concert, comme nos pères aimaient déjà à en commettre aux temps de la guerre des Gaules, — faute d'union et de cohésion nationales. Mais faute qui, pour être dans le sang de la race ou dans la figure de notre territoire prodigieusement varié, n'a cependant rien de fatal et pourrait fort bien être épargnée à la France, si les chefs voulaient et savaient, si seulement ils consentaient à se donner la peine de réfléchir, si, au lieu de se résigner à se laisser conduire par l'humeur de leurs troupes, ils songeaient à leur imposer la direction utile, l'impulsion réfléchie.

Mes amis, nos amis les nationalistes français, prendront-ils nettement parti pour la défense religieuse ? Ou, sous prétexte que le salut de la patrie n'est pas clairement ni directement engagé dans l'affaire, s'abstiendront-ils ? Ou la seconderont-ils avec mollesse ? Ou même iront-ils jusqu'à désapprouver et blâmer ? Je n'oublie pas que les journaux nationalistes ont donné, ces jours-ci, avec un ensemble parfait, en faveur de notre énergique ami le général Récamier 118 et des braves jeunes hommes qu'il avait su grouper. Ils ont dignement publié, commenté et loué les actes et les paroles du général, ils ont applaudi à sa ferme défense, ils n'ont pas omis de souligner comme il convenait l'espèce de terreur qui a saisi le tribunal républicain devant ce vétéran de la défense nationale, officier général du cadre de réserve et commandeur de la Légion d'honneur ; ce tribunal qui n'a pas osé prononcer une condamnation trop dure, mais qui, par une égale peur de ses maîtres, — juifs, protestants, maçons, métèques, — n'a pas osé davantage acquitter tout net. Réduit à la cote mal taillée de la condamnation avec sursis, le tribunal a donc subi en frémissant la nécessité morale des circonstances et leur loi que la pudeur publique lui imposait, mais il s'est vengé en « salant » — comme l'on dit, je crois, dans ce jargon — tel et tel des plus jeunes compagnons du général, et en particulier René d'Aubeigné, blessé au front dans la bataille et juridiquement frappé de quatre mois de prison sans sursis ! La presse nationaliste s'est montrée équitable envers René d'Aubeigné. Elle l'a salué comme il le méritait et, en vérité, comme s'il n'eût pas été catholique croyant et pratiquant, comme s'il n'eût pas été royaliste à l'Action française.

Il me plaît de vous signaler cette attitude décente parce que différents symptômes permettaient de craindre que l'on ne s'y tînt pas. Trouvez-vous que, dans ce monde et dans ce milieu, on ait été je ne dirai pas généreux, mais reconnaissant, mais équitable envers ce noble Bernard de Vesins ? La Libre Parole et L'Intransigeant ont été parfaits. Mais eux seuls. Il me souvient même de certaine note des Comités nationalistes de Versailles déclarant sèchement qu'aucun membre de leurs groupes et formations n'avait pris part à la défense de l'église Saint-Symphorien. Eh bien ! tant pis pour leurs formations ! Tant pis surtout pour les rédacteurs de ces notes malencontreuses ! La ville du grand Roi jouit d'une représentation législative et communale qui affiche autant de nationalisme que de libéralisme ou de libéralisme que de nationalisme. Je lui souhaiterai, en sus de ces beaux titres, une chose plus belle, qui est l'esprit politique. Ces citoyens de Versailles, ces fils directs de la pensée unitaire du grand monarque, devraient avoir un sens plus net et plus concret de l'unité des choses de France. Vesins a témoigné qu'il le possédait, ce sens-là ! Et l'avenir se chargera de démontrer que les plus brillantes qualités personnelles ou collectives sont fatalement annulées chez ceux qui ne conçoivent point l'intime cohésion et la liaison rigoureuse de certains sentiments, de certaines réalités : de la religion traditionnelle par exemple et de la réalité nationale. Celle-ci, celle-là, sont attaquées ensemble. Si vous vous obstinez à les défendre séparément, vous expierez votre division avant peu.

Les catholiques, il y a huit ans 119, ne commirent pas cette faute. Bien rares ceux d'entre eux qui, voyant l'armée attaquée, n'essayèrent pas de la doubler des forces de l'Église. Comme tout juif, tout protestant, ou peu s'en faut, se prononça pour Dreyfus et pour l'anarchie, tout catholique, ou peu s'en faut, se déclara servant de l'ordre, de l'armée et de la patrie. Assurément, on n'eut aucune incorrection ni aucune imprudence à reprocher au clergé ; jamais il ne s'est moins mêlé aux affaires politiques ; son opinion dans la grave et délicate Affaire se manifesta à peine : mais son sentiment ne fut jamais douteux. Le P. Didon n'hésita point, dans un discours célèbre, à affirmer la juste et sainte alliance du froc et de l'épée, du corps des officiers et des Congrégations religieuses, et le P. Du Lac 120 supporta héroïquement toutes les conséquences de cette association de mots et de choses, dont il fut le bouc émissaire.

Nationalisme, Catholicisme, furent donc alors, pour tous, des termes, non équivalents, mais correspondants et symétriques. Sabre et goupillon eurent l'honneur de se rencontrer dans les mêmes insultes. C'est grâce à cette union étroite, issue de la nature de la France et conseillée par l'esprit français, que, dans une forte mesure, l'invasion étrangère put être repoussée, la vraie lumière faite et la vraie justice rendue. L'ennemi a bien pu s'emparer du pouvoir. Il n'a pu réussir à purifier les origines de ce pouvoir. Il n'a pu s'emparer de l'opinion publique. Dreyfus reste Dreyfus : le traître. Le président Loubet qui l'avait gracié a quitté l'Élysée sans que son favori ait été réhabilité 121.

Voilà ce qu'a pu obtenir, sur le terrain patriotique, une opposition désunie et en lutte perpétuelle contre elle-même. L'immense majorité des catholiques avait compris qu'il s'agissait par-dessus tout de sauver la patrie, si l'on pouvait, et tout au moins de bien mériter d'elle : un commencement d'union a pu avoir lieu, par là il a pu se produire une ébauche d'action, un linéament de victoire.

Il serait honteux qu'après ce précédent les nationalistes pussent songer à faire défection ou à manquer d'entrain dans une nouvelle bataille. Des alliés jadis secourus qui oublient de secourir, quand leur tour d'agir est venu, se rendent à jamais indignes d'alliances ultérieures. Ils se perdent en s'isolant. Que ceux-ci ne m'allèguent point l'incommodité du terrain ! Pour tout nationaliste un peu réfléchi, le terrain n'aura pas changé depuis 1898. Le terrain est le même, exactement. C'est encore et toujours le terrain national. Il est vraiment fou d'en douter. Oui ou non, cette guerre religieuse dont on peut ne voir que les mobiles spirituels, mais dont un homme d'État doit considérer les effets pratiques, oui ou non cette guerre engagée pour le spirituel engage-t-elle le temporel de la France ? Oui ou non, produit-elle une guerre civile ? Fait-elle, oui ou non, de la France entière une émeute ? Fait-elle, oui ou non, couler le sang français sous des balles françaises ? Et ne divise-t-elle point, non seulement le pays, mais l'élite, la force, la garde même du pays, cette armée que tous les efforts des patriotes de tous partis s'appliquaient autrefois à serrer, à unir, à maintenir compacte autour du drapeau lumineux ? Toutes les diversités de la conscience nationale se conciliaient autrefois devant ce symbole de l'unité française. On les fait se déchirer à son ombre.

Oui, oui, c'est devant le drapeau, c'est au front de la troupe que les chefs sont « forcés » de prendre un parti personnel et de manifester la décision de leur loi religieuse. « Forcés » est bien le mot. Je ne l'ai pas trouvé. J'en dois la découverte et le premier usage à un connaisseur excellent des choses de l'armée, notre confrère M. Charles Malo. M. Charles Malo a très bien observé, dans le Journal des Débats, que les officiers catholiques ont été « poussés » et « forcés » à désobéir. M. Malo en fait remonter la responsabilité à un sous-préfet, qui, par un bon hasard, s'appelle Ottenheimer (comme le principal collaborateur de la loi Briand au Conseil d'État s'était appelé Grunebaüm, ce qui veut dire en allemand l'arbre vert). Il est fort naturel que les révoltes les plus vives du sentiment religieux soient sorties des excès de zèle, des gaucheries, des maladresses de détail de quelques fonctionnaires plus particulièrement pénétrés de l'esprit de la Loi, de l'esprit du régime. Qu'est-ce à dire ? et qu'est-ce que cela signifie ?

Eh ! comprenez-le donc ! Il a été promulgué une législation telle que des serviteurs du pays, irréprochables jusque-là, en sont poussés, en sont forcés à la révolte ! Telles dispositions ont été prises par le pouvoir, telles mesures édictées, que la police et la population en sont réduites, en sont poussées, en sont forcées d'un bout à l'autre de la France à se prendre au collet ! Cette loi, par son texte et son application, par sa tendance et par sa direction certaine, jette dans le pays un trouble. Ce trouble diviseur, ce trouble énervant et sanglant, loin d'être combattu par la loi et par le pouvoir, auteur de toute loi, c'est ce pouvoir, c'est cette loi qui le déterminent ! Et la paix, et l'union, et l'ordre public, se trouvent donc ainsi trahis par leurs gardiens. Les écrivains qui ne savent pas comment l'esprit nationaliste pourrait prendre parti en un tel conflit national sont de bien terribles aveugles. Ce parti, votre principe vous l'indique bien clairement : le principe nationaliste décrète de haute trahison le gouvernement qui morcelle et dissout le pays.

La trahison serait trop claire en tout temps et à toute époque. Naturellement et honnêtement, jamais cabinet, président, roi, empereur, pouvoir public ou pouvoir occulte ne créa de gaieté de cœur, en aucun pays, sauf dans l'intention de le perdre, un pareil état de tension, de malaise et de violence. Mais aujourd'hui, en cet hiver 1905–1906, cette initiative réunit tous les caractères du crime ou de la folie. Nos amis de la Ligue d'Action française ont signalé dans leur dernière déclaration l'empressement avec lequel MM. Sonnino et Sacchi, du nouveau ministère italien, anticléricaux avérés l'un et l'autre, avaient démenti les projets de législation anticléricale qui leur étaient prêtés. En Italie où règne un souverain excommunié, à Rome capitale de la maçonnerie autant que du catholicisme, repaire des grands juifs, où l'infiltration protestante a revêtu les formes hideuses du libéralisme, l'intérêt national a suffi à faire comprendre que l'état de l'Europe commandait d'éviter à l'intérieur du pays toute dissension. En revanche, nous connaissons, à merveille, grâce à un instantané du Matin, dans quels sentiments MM. de Radowitz et de Tattenbach, membres de la Conférence d'Algésiras, apprirent la nouvelle des bagarres de Sainte-Clotilde.

Ces messieurs souriaient ou riaient franchement 122, sans doute aux avantages que leur promettaient nos querelles. Avantages moraux immédiats, puisque nous nous diminuions devant les diplomates qui représentaient l'Europe à la Conférence. Avantages matériels qui, pour être futurs, n'en reposaient pas moins sur des calculs sérieux, réalisés depuis. Il n'était pas besoin pour les Allemands et pour tous nos divers ennemis en Europe d'être grands logiciens pour tirer quelques conclusions intéressantes des prémisses posées dans les journées de Sainte-Clotilde, de Saint-Roch et de Saint-François-Xavier.

— Si, devaient-ils songer, si la classe qui fournit à l'armée française le plus d'officiers se bat contre l'armée qui envahit les églises et tout en criant de son mieux « vive l'armée » ! lui dispute le parvis et le sanctuaire, il est à penser que le corps des officiers commandera cette besogne sans entrain, il se trouvera même des circonstances où il pourra refuser de le faire, et ce sera un nouveau germe de dissension jeté dans ce corps. Ce que l'Affaire Dreyfus, l'expulsion des Congrégations et la délation auront commencé, l'inventaire des biens d'églises le continuera. La confiance entre égaux se relâchera. Puis, de chefs à soldats, que deviendra l'obéissance ? Viennent quelques nouvelles grèves de Limoges ou de Brest, les soldats en seront plus disposés à mettre la crosse en l'air ; peut-être aussi tels officiers de l'autre bord à favoriser, soit sous main, soit ouvertement, la Révolution. Ainsi poursuivaient nos bons ennemis d'Algésiras et d'ailleurs, ainsi mûrira pour la Prusse, pour l'Italie et pour l'Angleterre, le beau fruit de la France en décomposition ! Ainsi la lutte religieuse et sociale, en consumant ce peuple à l'intérieur abrégera, simplifiera, les opérations à mener du dehors. Bientôt peut-être n'y aura-t-il plus qu'à s'approcher pour le cueillir : alors une simple promenade militaire en verra la fin…

… Mais qui osera dire que ce calcul des effets certains de toute guerre religieuse remonte seulement aux premiers jours du mois passé ? Qui ne sait que ce calcul-là, Bismarck l'a fait en gros voilà plus de trente-cinq ans ? Le détail, qu'il n'a pas prévu, d'autres plus rapprochés, contemporains des origines de la loi Grunebaüm-Briand, l'ont pu faire certainement, et ils l'ont fait. Comme les conseillers de la reine Victoria machinaient l'Affaire Dreyfus pour arrêter Marchand dans l'est de l'Afrique, les conseillers de Guillaume II ont suscité le mouvement anticlérical et séparatiste pour arrêter l'effort de nos diplomates et de nos soldats au nord-ouest africain. Au fur et à mesure que la crise s'accentuait, que la situation se tendait entre les puissances européennes, nos anticléricaux et nos révolutionnaires, nos séparatistes et nos anti-militaristes poussaient ainsi leur pointe dans le Parlement et dans le pays. Au profit de qui ? Et par quels moyens ? Un ministre de la police qui serait patriote aurait, du jour au lendemain, les mains pleines des preuves que la coïncidence s'explique par des connivences et que les connivences se traduisent par un large afflux des subsides qui sont de tradition à Berlin et ailleurs.

L'or russe, l'or prussien, l'or autrichien, après l'or juif, ont préparé ainsi le partage de la Pologne. L'or persan ou macédonien faisait de même les affaires des grands et petits rois à travers les fières démocraties de l'ancienne Grèce. En 1882, nous avons vu l'or anglais aplanir au Parlement français toute difficulté dans la question d'Égypte, et, quinze ans plus tard, les mêmes guinées opérer, pour Dreyfus, contre le cabinet Méline-Hanotaux. Les pouvoirs étrangers qui se priveraient de ce moyen d'influence sur les gouvernements d'opinion, moyen pacifique, doux, conciliant et philanthropique, ces pouvoirs-là, à leur point de vue national, seraient jugés sévèrement dans leur pays. Leurs nationaux, dont ce procédé épargne le sang, leur font un devoir d'en user. Notre Constitution leur en donne tous les moyens. Que ce moyen ils l'utilisent, que ce devoir ils le remplissent, c'est la seule explication satisfaisante des désordres gratuits, absurdes, sans raison et même sans prétexte, auxquels nous assistons dans notre pays. L'or étranger, l'influence, la volonté de l'Étranger, c'est l'unique racine d'une guerre de religion si opportunément ou inopportunément déchaînée. Il appartiendrait aux nationalistes de la voir et de la faire voir à chacun. Quelques journalistes adroits pourront, du reste, en s'avançant dans cette direction, relever des pistes heureuses. Ce n'est pas seulement en astronomie que la vérité abstraite certainement connue peut conduire à la découverte de faits concrets d'un relief très net, d'une éblouissante lumière. Il n'est pas naturel qu'un gouvernement se conduise comme notre gouvernement. Il est impossible que ses mobiles soient patriotiques et nationaux. Il est inévitable, il est nécessaire, il est fatal que l'Étranger ait passé par là. Cherchez, nationalistes : si vous cherchez bien, vous trouverez vite.

Vous trouverez certainement si vous savez chercher. Et vous chercherez bien si vous savez vous affranchir du ridicule préjugé qui paralyse quelques-uns d'entre vous, toutes les fois qu'une question de catholicisme plénier se pose devant eux en France. Ce n'est pas le préjugé anticlérical proprement dit. Votre âme est assez libre, votre esprit assez fort pour comprendre ce qu'un clergé, en soi, représente d'autorité et d'ordre et ce que le clergé français représente de tradition, de services rendus, services collectifs impliquant, imposant une gratitude profonde de la communauté nationale. Le préjugé dont je parle est anti-papalin. Il est hostile au Pape considéré non plus comme un souverain étranger, mais comme un étranger tout court.

« Cet Italien. » Quelle erreur de nomenclature ! Si notre nom de nation est la France, notre nom de civilisation est Latinité. Intellectuellement, moralement, à partir d'un certain niveau, une patrie est commune à tous les esprits latins, à tous les esprits romains et, par une extension aussi légitime que nécessaire, à tous les cerveaux et à tous les cœurs catholiques. Ce n'est pas de la religion, c'est de l'histoire. Ce n'est pas du dogme, c'est de l'observation et de la science. On peut regretter ce lien, on peut désirer être d'une communauté humaine plus rétrécie, mais la vérité est que le monde ne s'est pas encore ratatiné à la misérable mesure de ce désir. Oh ! cela nous viendra peut-être, cela n'est pas encore venu. La nation française conserve sans doute et elle maintient, en durant, l'ordre et le développement de l'esprit français ; mais cet esprit même se recommande par l'universalité et la catholicité. Universalité profonde. Catholicité éminente, générale, constante. La société des esprits français peut dire d'un Germain germanisant ou d'un Italien dégénéré, c'est-à-dire de deux types de révoltés et d'anarchiques : « Ce barbare ou cet étranger », mais elle ne saurait appeler étranger ni barbare, dans l'ordre spirituel, aucun digne fils de l'Église, à quelque race humaine qu'il appartienne ; à plus forte raison ce père, ce Pontife, fête et visage où se reflète toute la tradition du monde pensant.

Subtilités? Aucunement. Pures vérités du bon sens le plus épais et le plus simple, confirmées par tous les rapports de l'histoire quand on l'interroge avec la volonté de la comprendre et de l'employer. Cette fameuse Église nationale, cette Église de France séparée de son tronc romain, qui fait la turlutaine de quelques nationalistes auxquels le rêve napoléonien impose en ces matières une sorte de paralysie et qui ne peuvent plus développer leur pensée, puisqu'elle est tout entière butée sur un simple mot assez vide, — cette prétendue Église de France, ce clergé national, savez-vous ce que ce serait ? Une Église aussi peu française que possible. Un clergé anti-national. J'ai expliqué cent fois comment 123 J'ai dit cent fois que ce qui s'est passé en Angleterre et en Prusse se passerait inévitablement en France. Dans la mesure même où l'on s'affranchirait de Rome, on se lierait à Jérusalem. Ce que la tradition pontificale et ecclésiastique perdrait serait immédiatement gagné par la Bible, et la Bible, livrée aux interprétations individuelles ou soumise aux arrêts d'un corps sans cohésion, faute d'unité et d'autorité spirituelles, cette Bible, impuissante à fixer aucun dogme, exercerait tout au contraire, par ses détails, par ses formules isolées, par le tour primitif et inculte de ses textes divers, très diversement invoqués, une influence tant politique ou morale que littéraire dont il est impossible aux croyants comme aux incroyants, de ne pas distinguer les sombres dommages. Tous les peuples qui ont traversé la crise de la séparation d'avec Rome ont connu aussi la crise biblique qui en résulte inévitablement : la poésie, les arts, les mœurs, la politesse de l'esprit, la civilisation générale en ont reçu au XVIe siècle des blessures qui sont loin de s'être cicatrisées. Janssen en a fait pour l'Allemagne un historique saisissant. Tout lettré se compose une idée de ce que fut le recul, en Angleterre, en comparant au goût de Shakespeare (qui, s'il ne fut pas catholique lui-même, porte encore les signes de l'humanité, de la liberté et du naturel catholiques) le génie et le goût de ce puritain de Milton.

Au moment où se sont établies les diverses églises nationales, les nations séparées ont bien pu ériger en profit et en bénéfice la perte sèche du trésor de vingt-cinq siècles de culture ; mais peu à peu les mieux doués ont fini par s'apercevoir que leur propre passé, leur hérédité personnelle, leur patrimoine ethnique, en ont été aussi brisés et mutilés. Pour un vrai luthérien, un luthérien sérieux, sérieusement résolu à s'asphyxier plutôt que de sortir de la cage du folklorisme originel, les Henri, les Othon et, à plus forte raison, les Frédéric apparaissent des héros bien trop romains, bien trop humains pour être acceptés pour Germains : Charlemagne lui-même est jugé une espèce de traître à l'horreur sacrée des grands bois. On doit donc reculer jusqu'au bon sauvage gothique, antérieur à toute industrie, à toute urbanité et à toute raison : il est pasteur, il est pillard, il est migrateur et nomade. Regardez-le bien, de plus près : cet Arminius 124, tel que l'a conçu le XIXe siècle allemand, est frère puîné de Luther. Il est né de l'inspiration de Luther. Il a reçu de lui, avec la Vulgate allemande, la poésie et la musique des tentes de Sem. Il a cru se regermaniser puissamment en rompant tout rapport avec la vieille unité romaine. Simplement, il s'est enjuivé.

Français, ceci s'appelle un avis au lecteur. Pour rendre mon avis plus clair, voulez-vous un exemple national et contemporain de ce que peut, de ce que doit déterminer de soumission aux idées juives et au style juif, l'hostilité au catholicisme ? Il n'y a qu'à relire de cruelles paroles publiques qui pourraient être de Jaurès et qui sont plus cruelles parce que M. Anatole France les a signées. Elles traitent de l'avenir de notre patrie, plus généralement de patrie en général :

Les patries doivent entrer non pas mortes, mais vivantes dans la fédération universelle. C'est par la vertu des peuples fidèles à leur génie, respectueux des autres, respectueux d'eux-mêmes, que se réalisera un jour le rêve du vieux prophète d'Israël : « La maison d'Iaveh sera établie sur le sommet des montagnes, et s'élèvera au-dessus des collines… » Alors, toute les nations s'y rendront ; les peuples innombrables la visiteront, disant : « Montons à la montagne d'Iaveh, afin qu'il nous enseigne ses voies et que nous marchions dans ses sentiers. » Iaveh jugera entre les nations. Il jugera entre les peuples innombrables. De leurs épées, ils forgeront des hoyaux, et de leurs lances des faucilles. 125

Ce fils de Voltaire évolue, comme on voit, dans le sillage du pire Renan : Renan hébraïsé, Renan germanisé. Un certain particularisme national est invoqué pour exclure Rome, pour exclure, en excluant Rome, tout ce que raconte d'un peu net et brillant la chronique du genre humain. Seulement ce nationalisme n'exclut pas le cosmopolitisme : un respect égalitaire du génie de tous les peuples, qu'ils soient Athéniens ou Hurons, nous est recommandé. Puis, rendez-vous final est pris sur la montagne du Millénaire, coupe-gorge socialiste ou coupe-bourse financier, au bout de quoi rayonne, sous le vocable de la paix internationale et de la guerre sociale, un lucide avenir de confusion barbare, d'anarchique désolation.

Au contraire, c'est en se recatholicisant dans une très large mesure, je veux dire en appliquant à leur système certains principes de politique empruntés à la catholicité, que jadis la Grande-Bretagne, plus récemment la Prusse, sont revenues à un état de puissance civilisée et civilisatrice. On ne saurait trop engager les nationalistes français à considérer ces exemples et surtout à ne pas les comprendre à rebours : ce n'est pas d'avoir rompu avec Rome, c'est d'avoir plagié certaines grandes idées romaines et françaises que grandirent Londres et Berlin. Les nationalistes français qui ne verraient pas ce grand point risqueraient plus qu'une faute. Ils commettraient un véritable crime contre leur patrie, traduisons mot à mot, contre le sang des pères, contre les os même des morts. Je les défie d'oser porter de ce côté une dévastation dont la postérité éloignée aurait à souffrir. Ceux qui rêvent à tout propos bloc contre bloc, union patriotique ou conservatrice contre l'union des sans-patrie et des démolisseurs, ceux-là doivent se souvenir qu'il faut commencer par s'unir avec ceux qui composent le plus grand nombre, cette immense majorité d'êtres humains dont la cendre se cache dans les tombeaux et dont l'âme et le sang frémissent en nous. La condition de notre unité civique et de nos progrès nationaux vit certainement à ces profondeurs. Rome éternelle symbolise une vie sociale accrue et défendue par des millions d'entreprises et d'expériences antérieures, l'addition de toutes les conquêtes de la science, de l'industrie et de l'art, la critique attentive et l'ablation heureuse des erreurs, des folies et de toutes les autres puissances de la mort. Expérience et tradition, ordre et progrès : la double maxime romaine n'annonce rien d'heureux aux peuples assez fous pour être tentés de la fuir.

Chapitre IV
Les deux grandeurs

À propos du Pape et du Président. — D'après La Gazette de France du 23 février 1906. — L'Encyclique Vehementer nos avait paru le 11 février ; M. Fallières venait d'être élu à la place de M. Loubet.

I

Monsieur Loubet n'a pas été assassiné comme Carnot, chassé comme Grévy, acculé à la démission comme Thiers, Mac-Mahon et Casimir-Périer, ni mystérieusement supprimé comme Félix Faure.

M. Armand Fallières, dans son trajet du Luxembourg à l'Élysée, n'a pas eu à redouter les affres d'un enlèvement. Merci, mon Dieu ! répètent les organes républicains ; et le cri de satisfaction que leur arrache toute transmission de pouvoir un peu pacifique et régulière contient l'aveu public de l'insécurité profonde et de l'infinie fragilité du régime. Dans leur joie, faite de si grands éléments de surprise, ils trouvent tout beau, tout parfait. La cérémonie de dimanche éveille ça et là des cris d'enthousiasme touchants. Le discours de M. Loubet a été jugé merveilleux, celui de M. Fallières admirable, et le message du nouveau président va aux nues.

Ceux de nos confrères de gauche qui n'ont pas perdu le sentiment du véritable nom des choses se sont donné beaucoup de mal pour arranger en style attique (simplicité sévère, austère nudité, vous voyez ça d'ici) ce double modèle du style le plus plat. Nous ne sommes pas insensibles, quant à nous, à leur très méritoire effort de rédaction. Tout ce qui est national est nôtre, et toute preuve d'ingéniosité ou de talent de la part de publicistes français est infiniment agréable et satisfaisante pour nous. Deux ou trois entrefilets des Débats et du Temps firent nos délices. Mais, vraiment, je ne sais si les Débats et le Temps ont mieux réussi en ce genre qu'un journal de province, La Tribune de l'Aube, dans lequel un critique universitaire des plus aimés, M. Henri Chantavoine, s'est appliqué à peindre en beau M. Fallières et, le misérable ! à tenir parole. Le portrait eût valu la peine qu'on l'exposât à Paris. Intelligence et sensibilité y font un ménage agréable. On découvre avec attendrissement que « c'est une grandeur » et que même c'est un « charme » de la République, comme la conçoivent les Athéniens du monde de M. Chantavoine, que cette transmission paisible du « pouvoir d'un citoyen à un autre, sans trouble, sans apparat et sans comédie ». Après le couplet de la transmission, vient celui de la vie privée et des souvenirs personnels. « La bonhomie » de M. Fallières (et l'on veut bien noter qu'elle n'est pas d'un faux bonhomme) n'a, au reste, point nui au caractère ni à l'énergie de cet homme public : quand il fallut être caïman à la Haute-Cour de 1899, eh bien ! M. Fallières sut être caïman avec « vigueur », avec « sang-froid ». Puis, avis à Guillaume II : « il est très patriote et il ne craint pas de le dire », il est grand lecteur de Michelet, que M. Chantavoine n'oublie pas de qualifier de « grand historien » pour ses lecteurs ruraux. Ils auront la satisfaction supplémentaire d'apprendre que M. Fallières n'aime pas seulement les chastes orgies des muses ; c'est un « vigneron passionné », et qui connaît le prix des prunes. Je regrette que l'espace me manque un peu pour vous transcrire le détail de cette idylle. Mais ce n'est point l'essentiel. L'essentiel pour M. Chantavoine, et sans doute pour tous les esprits de sa formation, le voici :

M. Fallières n'aura ni « saisissement » ni mouvement de « vanité » en s'éveillant à l'Élysée chaque matin. M. Fallières n'aura point d'infatuation ni de solennité. M. Fallières ne sera pas « salué par des hérauts d'armes au manteau bleu de roy fleurdelysé ». Il ne fera pas, il ne dira pas, il ne sera pas… Tant de négations, sous la plume d'un habile écrivain, sont excellemment significatives, elles nous témoignent assez que, pour M. Chantavoine qui s'en réjouit, comme pour M. l'abbé Lantaigne 126 qui s'en désole, la République en France n'est qu'absence de prince 127 : c'est quelque chose qui n'est pas ce que l'imagination et la sensibilité de la France peuvent s'attendre à voir au sommet de l'État. Si l'on en cherchait un aveu plus probant et plus autorisé que celui de M. Chantavoine, je l'emprunterais à une pièce de vers composée du vivant de M. Carnot par un des dignitaires les plus considérables de la troisième République, membre de l'une des familles qui nous gouvernent en secret, M. Édouard Monod, pasteur de l'Église réformée à Marseille. Vieux vers souvent cités, que l'on ne regrettera point de m'entendre rééditer pour la circonstance… Et, si l'on veut, vers détestables, mais parfaits :

Avec ton habit noir et ta cravate blanche,
Ton regard ferme et droit, ta face ouverte et franche,
Ton front noble et pensif sous l'épais sourcil brun
Creusé par le souci de l'intérêt commun,
Ton grand cordon — parure à nulle autre égalée —
Qui traverse en sautoir ta poitrine étoilée,
Je t'admire, Carnot, et te trouve plus grand
Que, sous l'or des galons, un futur conquérant !
Dédaigneux des respects d'un courtisan servile,
Je m'incline devant ta Majesté civile,
Fier d'être gouverné bourgeoisement par toi
Plus que si tu portais le vain titre de roi.
Oh ! la bonne, la belle et raisonnable chose
Que gouverner sans faste et présider sans pose…

Il est, je suppose, inutile de souligner la concordance des deux textes ou l'identité des deux sentiments. Je souhaite à M. Chantavoine qui, assurément, comme il le dit « sans intérêt et sans flatterie », a souhaité une bienvenue chaleureuse au nouveau président de ne connaître aucun des déboires qui atteignirent le pasteur Monod. En 1889, il faisait compliment au vertueux Carnot d'avoir écarté Rouvier comme suspect de tripotage, de s'être distingué par son horreur des malversations et des pots-de-vin.

Toi que l'honnêteté fit monter au pouvoir,
Pour qui le savoir-faire est moins que le savoir
Gardé par notre estime et par ta vertu même,…

En 1894, ni l'estime ni la vertu ne gardèrent le nouveau président du couteau de Caserio, et la réputation de cette « Minerve barbue », comme l'appela M. Anatole France, dut subir un assaut posthume plus cruel, plus sanglant encore.

Une seule des prophéties de M. le pasteur, celle du distique final, se réalisa. Sadi-Carnot présida bien l'Exposition de 1889 selon qu'il avait été écrit :

Et tu présideras cette auguste revanche
Avec ton habit noir et ta cravate blanche.

Mais il n'est plus guère question d'Exposition universelle pour le septennat de M. Fallières, et, si l'occasion d'une revanche s'offrait, elle serait du genre de celles que M. le pasteur ne peut trouver augustes puisqu'elles sont militaires. M. Henri Chantavoine a l'esprit trop bien fait et il est trop bien renseigné pour ignorer les effroyables négligences, les désavantages tragiques auxquels le parti et le système républicain nous ont entraînés et exposés de ce côté-là. « Les circonstances extérieures sont difficiles », elles sont « compliquées », M. Chantavoine en convient. Mais il fait un acte de foi dans la volonté de Fallières. Eh ! le voudrait-il, votre Fallières, quel moyen, quel pouvoir, quelle autorité posséderait-il pour faire exécuter ses plus honnêtes volontés !

Il s'est engagé résolument, le jour de son élection, à ne laisser « en souffrance » aucun des droits que lui confère la Constitution. Il a, dans son message, déclaré que, s'il devait gouverner avec son parti, il se tenait pour obligé à gouverner dans l'intérêt général de la nation et pour le bien de tous. Ce sont de gros engagements. Si les promesses d'user du droit présidentiel s'accordent avec ce goût d'une autorité personnelle que la France a toujours témoigné à ses gouvernements, elles peuvent, un jour ou l'autre, contrarier l'intérêt vital des électeurs et grands électeurs de M. Fallières. Admettons que le nouveau président ait le courage de livrer la bataille, il n'y sera pas le plus fort, et l'on aura mille ressources pour l'obliger à se soumettre ou à se démettre 128. Quant à ce qui est du souci de l'intérêt national, il est difficile d'imaginer que le protégé de MM. Pelletan et André veuille mettre en accusation les destructeurs de l'armée et de la marine : or, sans des exemples éclatants et terrifiants, cette destruction commencée ne peut que se poursuivre. Nos querelles sociales résultent de ce que l'avenir économique de la nation est et doit être sacrifié aux présentes convoitises des capitalistes ou des collectivistes, cela est de l'essence même du régime. Nos querelles religieuses naissent surtout de la nécessité électorale de faire diversion aux exigences de ces classes antagonistes : là encore, il est bien impossible de parler d'intérêt général sans se mettre en opposition directe avec l'esprit des institutions. On défie M. Fallières de rien pouvoir, ni même de rien vouloir pour rompre le Cercle. Il a parlé, mais en Gascon. Peut-être son prédécesseur dauphinois s'est-il montré beaucoup plus fin en évitant de rien dire ni de rien écrire qui eût le moindre sens. « Il y a », disait Ponchon, le jour de l'élection de M. Loubet,

Il y a quelque apparence,
Tout de même, que l'on eût
Trouvé beaucoup mieux en France
Que ce Loubet saugrenu.

Mais c'est bien parce qu'il était un personnage de soixante-dix-septième ordre qu'un Loubet saugrenu a pu se maintenir jusqu'à l'extinction de son mandat présidentiel. M. Fallières, qui essaie de faire le brave, pourra faire autre chose, tout lui réussira tant qu'on saura que les paroles et les gestes ne l'engagent à rien et qu'il exécute une simple parade de théâtre. Le rôle devient tout de même un petit peu plus compliqué que du temps de M. Loubet. C'est que les circonstances européennes sont moins simples, et ce gros Gascon garde le droit de gâter les choses en une heure où les choses ne demandent qu'à se gâter.

II

Voilà un triste ton pour parler des choses de France. On me le pardonnera. Ce n'est pas le mien. C'est le ton des hommes du jour. Tout, dans leur langage, comme dans leurs actes, se réduit à de misérables rivalités de personnes et de partis. Les partis nouveaux valent les anciens…

Allez voir l'un des jeunes adhérents de la nouvelle alliance démocratique dont MM. Paul-Boncour et Léon Parsons ont pris l'initiative.

« Eh bien! dira-t-il du plus loin, vous devez être satisfait. Nous avons « admis » la patrie.

— Oui, oui, un article de vos statuts admet en effet la « France mais » de M. Ranc, la France de la Révolution, c'est-à-dire la France conditionnée par vos préférences religieuses et politiques. Votre ami Clemenceau ne vous a pas convertis à son patriotisme inconditionnel, mais n'en a pas moins signé sur votre liste. Pourtant, cette patrie, que, pour une raison ou pour une autre, vous voulez maintenir, d'une volonté qui, telle quelle, reste honorable, comment, par quel organe, par quelle institution espérez-vous la faire durer ? »

De quelque question que vous pressiez ces jeunes gens, ils ne feront là-dessus aucune réponse. La question, au vrai, ne les arrête pas 129.

Le problème difficile de la Constitution de l'État central, ce problème de la force nationale, de la conservation et de la durée nationale, n'arrête plus les jeunes républicains. Ces jeunes gens ou se détachent de la République ou se désintéressent de l'avenir français. Il y a là un fait, et tellement significatif qu'il a la force d'une loi. On peut dire que, de plus en plus, ce partage s'opérera. L'obsession économique qui conduit inexorablement tout démocrate républicain conscient au socialisme d'État ou au collectivisme, cette obsession élimine tout souci proprement politique, tout sentiment de l'intérêt national. Dans cet état d'esprit, on peut se croire patriote et ne point songer aux problèmes de la structure de l'État. M. Sangnier en donne un bon exemple à droite, comme font à gauche les jeunes amis de M. Clemenceau. Les meilleurs veulent avoir grand soin des individus français. Ils n'ont aucun soin de la France. Et cependant la France apparaît pour longtemps la condition commune du bien moral et matériel des individus qu'elle a suscités et formés. Cette France une fois perdue, ce capital volatilisé, on s'apercevra que l'on en vivait et que chaque individu en était bénéficiaire : il faudra recommencer la rude expérience de l'Allemagne sujette et de l'Italie asservie; au nationalisme prévoyant et préventif de Barrès et des écrivains de l'Action française, succédera ce nationalisme obligatoire et curatif des nationalités vaincues et opprimées ! De longues générations d'Orsini et de Sand, de Koerner, de Kossuth et de Canaris devront se succéder avant le retour de l'Indépendance : et combien de Louis IX, de Louis XI et de Henri IV, combien de Suger, de Richelieu, de Colbert avant la reconstitution du magnifique avoir indignement gaspillé par les Loubet et par les Fallières, les André et les Pelletan, tant pour le roi des Juifs que pour le roi de Prusse !

III

De telles inquiétudes qu'il faut oser sentir et qu'il faut oser exprimer si l'on est patriote ne laissent pourtant pas d'inspirer des tristesses voisines du découragement fataliste : — Voilà donc ce pays ! Et voilà les chefs du pays !

L'anxiété augmente quand on regarde autour de soi et qu'à interroger les grandes organisations qui nous pressent, on est bien forcé d'y saluer, tout au moins au premier abord, l'ouvrage d'un sang ennemi. Il y a une grande force maritime : elle est anglo-saxonne et protestante, deux fois barbare par conséquent. Il y a une grande force militaire : elle est allemande, protestante, deux fois barbare. Il y a une grande force financière : elle est cosmopolite et juive, c'est-à-dire barbare encore et anarchiste, par-dessus le marché. L'analyse a beau démêler tout ce qu'il entra d'éléments classiques et catholiques les uns conservés et les autres retrouvés ou captés, dans les trois fortes organisations qui se disputent le monde. Le choc du fait matériel n'est pas moins brutal. L'homme romain, l'enfant direct et légitime de la Civilisation générale, peut sentir sa raison solide et résistante, il est au moins troublé dans sa chair.

Lui qui a le droit et le devoir de se féliciter chaque soir et chaque matin d'être né homme et non point bête, civilisé et non barbare, homme d'ordre et non de révolution, un doute peut naître en lui de pareils contrastes entre le rapport de ses yeux et les conclusions les plus fermes de sa pensée. Il se demande si la sauvagerie, l'anarchie, la démence et la niaiserie n'ont point raison, en fin de compte, contre l'humanité. Il cherche dans le monde une grandeur ordonnée et ordonnatrice qui ne soit ni un paradoxe, ni un scandale pour lui. Il cherche un fait vivace, un fait prospère, un fait heureux dont les premières apparences ne démentent point tout ce qu'il sait des lois de la vie, de la prospérité, du bonheur. Il le cherche jusqu'à ce qu'il ait songé au Catholicisme. Le catholicisme montre ce fait. Le catholicisme réalise cette grandeur. Par son ordre et sa vitalité, le catholicisme rassure et appuie quiconque peut souffrir de ce désespoir. Mais on doit avouer que jamais l'espérance qui vient de lui ne fut plus belle, ni plus brillante pour les hommes de ma génération que depuis la lecture du document extraordinaire adressé de Rome aux Français.

L'admiration, lorsqu'elle est intime et sérieuse, ne profane rien de sacré. Ceux qui, comme moi, se souviennent que le royaume de France naquit de l'Église, ceux qui savent que, si Français est notre nom de peuple, notre civilisation s'appelle romaine, que l'Église a été le véhicule de cette civilisation et que ne pas en convenir, c'est disconvenir d'une partie de notre nature de Français, c'est la renier implicitement, c'est faire schisme d'avec quelques-unes de nos traditions essentielles, ceux-là ne manquent pas devoir dans l'Encyclique — outre un document religieux — un feuillet ajouté aux chartes nationales, un feuillet détaché des Codes éternels de la justice et de la raison.

D'ignorants fanatiques croient pouvoir élever la vieille objection dix fois réfutée ici que l'on tire de l'origine romaine de la Lettre ou de la naissance vénitienne 130 du Pape : la vérité est cependant que toutes nos générations de Français, non seulement catholiques mais raisonnables, toute la suite de ceux de nos pères et de nos maîtres qui, avant que la France fût, préparèrent la France et honorèrent le genre humain semblent lancer leur foudre par la bouche auguste du Vieillard :

Nous réprouvons et condamnons la loi votée en France…

Nous la réprouvons et condamnons comme violant le droit naturel, le droit des gens et la fidélité publique due aux traités ; comme contraire à la constitution divine de l'Église, à ses droits essentiels et à sa liberté ; comme renversant la justice et foulant aux pieds les droits de propriété. Nous la réprouvons et la condamnons comme gravement offensante pour la dignité de ce siège apostolique, pour notre personne, pour l'épiscopat, pour le clergé et pour LES CATHOLIQUES FRANÇAIS…

Il nous a bien fallu admirer la magique beauté de ce mouvement. Mais a-t-on assez vu combien cette beauté généreuse jaillit de l'ordre même des sublimes raisons qu'elle développe ? Une seule voix, mais puissante comme un chœur, et n'articulant rien qui ne soit dérivé très directement, par un irrésistible élan, de tous les faits antérieurement allégués et groupés dans une majestueuse harmonie. Cela est beau comme l'Antique, me dit-on. Eh ! c'est l'Antique même, conservé ou ressuscité.

Pas un détail qui ne soit significatif et, lié à l'ensemble de la doctrine, qui ne la réfléchisse entière, en un brusque abrégé. Le choix de certains mots tels que décatholiciser en un endroit où l'on eût pu attendre « déchristianiser » semble tenir compte des moindres détails de la situation des esprits et viser nettement les infiltrations hérétiques ; tel autre, bien mis à sa place, semble brandir le fer et le feu des sentences contre toute intention de schisme clérical. La Démocratie des deux mondes, l'académique et l'autre, reçoit en plein cœur ce carreau :

L'Église est, par essence, une société inégale, c'est-à-dire une société comprenant deux catégories de personnes, les pasteurs et le troupeau, ceux qui occupent un rang dans les différents degrés de la hiérarchie et la multitude des fidèles. Et ces catégories sont tellement distinctes entre elles que, dans le corps pastoral seul, résident le droit et l'autorité nécessaires pour promouvoir et diriger tous les membres vers la fin de la société ; quant à la multitude, elle n'a d'autre devoir que celui de se laisser conduire, et, troupeau docile, de suivre ses pasteurs.

Il n'est pas jusqu'aux intérêts temporels de la nation qui ne soient considérés dans cet incomparable exposé de doctrine. On nous avertit que nulle nation ne peut vivre ou prospérer sans l'union et la concorde des âmes. On nous prévient que la loi nouvelle ruine cette concorde et cette union. On y insiste, avec la convenance et la discrétion nécessaires, pour spécifier que cette union et cette concorde sont plus utiles que jamais « dans la situation présente de l'Europe », et on convie à la défense de l'Église non point seulement les Français catholiques, mais « ceux qui, aimant vraiment leur pays, ont encore à cœur le salut de la patrie… ».

Qui donc a écrit de ce pape qu'il est plus religieux que politique ? C'est une puissante sottise. La politique est formée d'une vue limpide des choses et de la connaissance d'un petit nombre de principes qui ne sont pas faits de main d'homme, mais que l'expérience humaine, devenue peu à peu la sagesse, a mises au jour lentement. Ces principes, la théologie catholique ne les a jamais méconnus. Il est de fait qu'elle les enseigna toujours. Cela explique qu'un excellent théologien, un théologien rigoureux, celui qui se rattache à l'école du Syllabus est souvent très bon politique.

S'il a des yeux et qu'il découvre le détail, il comprend ce détail grâce au secours des vues d'ensemble. Il ne perd pas sa direction dans l'immensité.

N'alléguez pas que cette grandeur sereine est d'ordre purement moral, ou spirituel, ou théorique. Si vous savez ce que c'est que la matière ou que le temps voici du temporel, du matériel à foison : ce discours théorique sera certainement répété en pratique dans trente ou quarante milliers d'églises, chapelles, oratoires ou autres lieux de cultes répandus sur toute l'étendue du pays ; soixante-dix-neuf archevêques ou évêques, trois mille quatre cent quarante-cinq curés, vingt-huit mille six cent soixante-huit desservants, six mille trente et un vicaires la reprendront dans son texte et dans son esprit, la prêcheront, la vivront et la feront vivre ; en tout, près de quarante mille chefs et sous-chefs encadrant, resserrant, de plus près qu'autrefois, des millions de croyants dociles, reprendront, répéteront et enseigneront la cadence de cette pensée…

Quand la scélératesse et la folie combinées du monde républicain auront attiré sur la France quelque morcellement à la polonaise, je me demande si les cadres ainsi régénérés de l'Église traditionnelle ne feront pas les cadres de l'inévitable réveil ultérieur de la nation. Pour le moment, ils forment les ressorts, les moteurs, les exécuteurs visibles et sensibles des condamnations solennelles que Pie X vient de fulminer contre les destructeurs et les ravageurs du pays. Par le lien immatériel qui les unit au Chef suprême, un fait matériel immense se produit : la répercussion spontanée dans les consciences, l'obéissance simultanée des volontés et des intelligences par toutes les moindres parcelles du pays. L'aigle de l'empereur volait de clocher en clocher. C'est de tous les clochers, de toutes les chaires de France que va sortir au même instant le tonnerre pontifical.

Aucun pouvoir n'est en état d'empêcher cette organisation immémoriale de fonctionner. Aucun pouvoir n'est en état d'en réprimer ou d'en châtier sérieusement l'exercice. C'est donc un pouvoir matériel vraiment sans pareil.

Chapitre V
Par l'Église de France, l'affranchissement de l'esprit

À propos d'une réunion de l'épiscopat français à l'archevêché de Paris. — D'après La Gazette de France du 31 mars 1906.

I

Monseigneur Latty, évêque de Châlons 131, passe, je crois bien, pour républicain, mais, en tout cas, pour un prélat très sévèrement confiné dans les offices supérieurs de la morale et de la religion. Ses Considérations sur l'état présent de I'Église de France n'en fournissent pas moins, en quelques pages, trop peu nombreuses et trop courtes, quoique parfaitement claires, des lumières du plus grand prix sur ce pays-ci.

Il faut avoir lu cette brochure pour se rendre compte de certaines choses et, conformément à notre principe, pour connaître avant de juger.

Connaître l'auteur tout d'abord. Sur son étendue et sa portée d'intelligence, voici un jugement des prétentions et des exigences de l'américanisme, où l'auteur se montre et se peint :

… Il ne s'est plus agi seulement de revoir et de mettre au point nos méthodes et nos programmes d'études, ou d'orienter notre ministère sacerdotal selon les formes nouvelles de la vie publique, ou d'élever nos vertus et nos actes au degré d'énergie et de perfection que semblent commander les crises de toutes sortes qui sévissent dans le monde entier : cela ne pouvait plus suffire. Il fallait encore rompre avec nos traditions et renoncer à notre propre esprit. Rien ne devait plus se faire que selon l'esprit germanique ou anglo-saxon. Seuls les Allemands savaient penser, seuls les Anglais et les Américains savaient agir. Il fallait passer l'Atlantique pour trouver une conception meilleure des vertus chrétiennes et des vœux religieux : la nôtre était usée, ou propre seulement à d'autres temps. Nous ne savions même plus élever la jeunesse ; et nos religieuses enseignantes, notamment, n'étaient plus que des naïves ou des attardées auprès des « institutrices de Wellesley 132 ».

En note de cette page d'un trait si juste et si sévère, se lisent des motifs suivants :

Il y a un moyen facile de constater la différence profonde qui existe entre l'esprit français et l'esprit américain : c'est de lire seulement quelques-uns des plus beaux discours des évêques d'Amérique. Les affirmations y suivent d'autres affirmations, tantôt éblouissantes comme des éclairs, tantôt positives et fermes comme des jugements. On est, d'abord, satisfait ; et l'on s'attend à voir le discours aboutir à quelque démonstration lumineuse et forte d'une vérité. La curiosité est ainsi piquée et soutenue quelque temps. Mais la continuité des affirmations finit par lasser : ce sont trop de « vérités » à retenir, et des vérités qui n'ont de cohésion que dans les hauteurs du monde des idées. Il est certain que cette manière de « discourir » est la meilleure pour les Américains ; car les orateurs sont applaudis et produisent d'heureux effets. La logique française est d'un autre ordre.

On me pardonnera cette introduction qui a l'avantage de faire connaître ce juge averti et lucide. Le lecteur suivra, je pense, avec une attention particulière ses vues sur le passé français et ses prévisions relatives à l'avenir. On comprendra que je néglige toute la première partie de l'ouvrage, relative à des points de discipline intérieure, dont les autorités compétentes auront seules souci. La considération de certains défauts ou de certaines lacunes observables dans le monde ecclésiastique français est conduite avec beaucoup de mesure et de dignité, ce qui n'exclut d'ailleurs point la vivacité. Mais cette première partie, qui résume un ouvrage antérieur, Le Clergé français en 1890, aboutit à signaler, parmi les causes actives et profondes de la demi-décadence du clergé, « le régime concordataire ». Ce régime est qualifié de « bien très relatif, précaire », conditionné de trop de « servitudes », et qui devait « conduire l'Église de France à la ruine ». Tant de royalistes, depuis Maistre et Bonald jusqu'à Bourget, tant de positivistes, depuis Auguste Comte jusqu'à Hippolyte Taine, ont émis la même opinion ! Nous nous félicitons de la retrouver telle quelle sous la plume de Mgr Latty. Nous ne prétendons ni le compromettre ni le tirer à nous. Nous observons la concordance.

Si la Séparation a été et demeure une abominable sottise, puisqu'elle a prétendu « délivrer » l'État de l'Église en refusant à celle-ci toute autonomie convenable, en la plaçant même, en quelque sorte, sous la surveillance de la police, l'abolition du Concordat, ou plutôt la décomposition et la chute de ce fruit gâté avant d'avoir mûri sera peut-être un fait utile et précieux, le point de départ du renouvellement et de la renaissance du catholicisme français. Je brusque un peu la chose, et je force l'accent. Mais enfin, l'exposé de Mgr Latty ne laisse pas de tendre à faire penser cela.

Telle étant la principale génératrice du mal : un clergé fonctionnarisé et bureaucratisé, quel est donc, d'après Mgr l'évêque de Châlons, l'avenir d'un clergé délivré de toute situation officielle, et ne connaissant plus l'État qu'à titre de surveillant ou d'adversaire? Mgr Latty se trouve ici contraint d'examiner quel est l'avenir de l'État français. Voici une page à lire et à relire, tous les termes en étant pesés avec une attention remarquable :

Sans nous livrer à aucune espèce de pronostic sur l'avenir de la démocratie en France, nous pouvons bien dire, avec tout le monde, que l'État tend de plus en plus à centraliser entre ses mains les diverses forces du pays, et à s'assujettir les individus dans l'immense réseau de ses services. Ira-t-il longtemps encore sur cette voie et voudra-t-il tout absorber,… et ne rien laisser vivre et respirer que par lui ? Est-ce une collectivité ou un seul homme qui en personnifiera la puissance, et qui en présidera les Conseils ? On peut se poser ces questions.

Cependant, une forte poussée se fait sentir dans les couches inférieures de la société ; il y a là des multitudes qui réclament plus de justice et plus de pain. Elles ont des prétentions qui sont légitimes, raisonnées, et d'autres qui le sont moins. Elles sont organisées, disciplinées, toujours prêtes à l'action ; et elles subissent des préjugés de classe et d'irréligion qui les rendent presque inaccessibles aux prises du Christianisme. C'est avec l'aide de la loi qu'elles veulent arriver à leurs fins, et elles ne laissent pas de dire qu'elles y emploieront, au besoin, la force et la révolution. C'est une ascension méthodique et tumultueuse du peuple vers les hauteurs et la souveraineté effective de l'État.

Que sortira-t-il de ces mouvements contradictoires de l'État et du peuple ? Un despotisme légal ? un bouleversement économique ? une instabilité plus grande dans les institutions politiques et l'exercice du pouvoir ?

Quoi qu'il puisse arriver, il n'est pas téméraire de dire que les libertés individuelles auront à soutenir bien des combats ; que les droits de la conscience seront souvent menacés ; et que la dignité de l'homme et la sécurité du citoyen seront en proie à tous les hasards. Qui sait même si, parmi ces différentes mutations de la chose publique, la grandeur et l'indépendance de la nation n'auront pas de grands risques à courir ?

Or, seule, l'Église pourra faire un contrepoids utile à tant de chocs et sauver les vrais intérêts du peuple ; car, alors, rendue à elle-même, elle sera maîtresse de ses destinées et de toute son action.

Indépendante dans sa sphère propre, elle apparaîtra mieux avec son caractère et dans son rôle de puissance spirituelle…

Elle se dressera, dit plus loin Mgr Latty, « comme une maîtresse de vérité, un refuge des esprits libres ». Ne sera-t-elle pas aussi, comme pour le monde gallo-romain, la dernière « maîtresse » de notre civilisation, et le dernier « refuge » de notre nationalité ? Tout nous suggère l'hypothèse à laquelle il semble que l'auteur de ces Considérations se soit défendu de glisser, par le scrupule de sa dignité épiscopale qui doit interdire à la pensée aucune aventure. Pourtant, quelques pages plus loin, il ne se dissimule pas que l'histoire recommence, et l'on se demande si cette histoire sera essentiellement différente de celle d'Adalbéron et de Hugues Capet. Son langage est républicain. Mais il est permis de penser que certaines hauteurs découvrent à l'esprit des horizons plus vastes que celui de la République ou de la démocratie :

On prévoit généralement que la loi de Séparation produira des effets politiques d'une grande portée : laissons-les venir. Nous aurons des droits à défendre et des libertés à recouvrer : gardons-nous de les compromettre en les mêlant à des questions ou à des prétentions qui rappelleraient un autre âge. Un jour viendra où nous pourrons discuter, en des réunions privées, les titres des divers candidats au pouvoir, choisir à notre aise et appuyer de notre influence ceux que nous jugerons les plus aptes à prendre les intérêts de la religion : même alors il importera que nous nous tenions résolument à l'objet évangélique de notre mission, et que nous abandonnions aux laïques les querelles tumultueuses du forum. Mais, avant que ce jour arrive, bornons-nous à notre œuvre de réorganisation, et prenons une attitude si nette, si indépendante, si dégagée des disputes et des intrigues de la politique, que le peuple voie, enfin, que nous n'affectons ni prépotence, ni domination.

Ce qui suit va paraître fort éloigné de notre point de vue « politique d'abord » et même directement contraire à cette méthode. Patience. Lisez bien. Il vous souviendra d'Aristote déclarant, à peu près : — s'il faut politiquer, il faut politiquer, et, s'il ne faut pas politiquer, il faut politiquer encore, ne serait-ce que pour échapper à la politique. Vous trouverez plus loin un exposé de cette politique anti-politique qui fera la meilleure de toutes les politiques. Mais, tout d'abord :

Il y a plusieurs raisons graves qui conseillent cette attitude au clergé, et qui doivent le déterminer à se tenir loin de l'arène des partis : toutes sont tirées de sa dignité, de la nature de sa mission, et de l'état des esprits dans notre pays de France. Nous ne voulons présenter ici que deux considérations d'ordre pratique, dont la portée ne saurait échapper à quiconque n'ignore pas tout à fait son temps : c'est qu'aujourd'hui, moins que jamais, il n'est permis de faire fond sur la conscience et la responsabilité des hommes publics.

Un homme même très probe dans sa vie privée, dès qu'il est investi d'un mandat électif ou d'une fonction d'État, semble prendre une conscience nouvelle et se faire une morale toute d'occasion. A-t-il quelquefois des scrupules dans ses décisions ? on ne le sait pas toujours. Que plus de cent mille religieux et religieuses soient exilés, et leurs biens confisqués ; que cinquante mille prêtres soient dépossédés de leurs droits et réduits à la mendicité ; ou que d'innombrables citoyens soient frappés arbitrairement, et voient leur carrière brisée, leur famille jetée dans la détresse, leur patriotisme mis à une cruelle épreuve : est-ce que l'homme public a coutume de s'arrêter à ces menus faits, lorsqu'il a un ordre à donner ou un vote à émettre? Ce n'est pas que la justice ne puisse protester au fond de lui-même : mais il a bientôt fait d'en étouffer la voix dans une impérieuse raison d'État ou de parti ; ET CETTE RAISON N'EST, LE PLUS SOUVENT, QUE CELLE DE SON PROPRE INTÉRÊT.

Si, du moins, la responsabilité encourue par les hommes publics était précise, effective, personnelle, et tirait réellement à conséquence pour eux ! Mais comment la saisir, et sur qui la faire porter, parmi tant de pouvoirs divisés, éphémères et changeants ? Le moyen d'atteindre l'homme d'État qui a décrété une mesure inique ou fait voter une loi néfaste ! Il a disparu. Le moyen d'exiger d'un ministère qu'il tienne les engagements des ministères qui l'ont précédé ? Il a d'autres idées. UN TEL SYSTÈME DE GOUVERNEMENT PEUT LONGTEMPS ÉCHAPPER AUX PLUS GRAVES RESPONSABILITÉS. À la longue, sans doute, elles se feront sentir, et le pays en essuiera, peut-être, quelque irréparable dommage : mais, alors, ceux qui en furent responsables seront hors d'atteinte. Louis XIV et Napoléon portèrent, du moins, la peine de leurs fautes : à qui peuvent s'en prendre les prêtres catholiques de notre temps, si leurs droits sont foulés aux pieds ? Aussi bien ne doivent-ils jamais perdre de vue cet état particulier de la chose publique en France : à défaut, ils s'exposeraient à tous les mécomptes et à toutes les mésaventures. Qu'ils s'abstiennent de faire appel aux pouvoirs publics : qu'ils ne se prévalent, auprès d'eux, ni de la raison, ni de l'histoire, ni d'aucune considération d'espèce religieuse : aujourd'hui, il n'y a pas de justice pour nous, pas même de pitié. NOUS NOUS TROUVONS EN PRÉSENCE D'UN RÉGIME TROP ANONYME TROP IMPERSONNEL POUR QU'IL VEUILLE NOUS ENTENDRE MAIS POINT ASSEZ POUR QU'IL NE PUISSE NOUS HAÏR.

Voilà, je crois, de grandes paroles. Elles marquent où est la plaie. Quant à la profondeur et à la gravité de cette plaie politique, quant à son rapport avec les destinées essentielles du pays, destinées en péril, destinées qui seront peut-être « profondément modifiées », Mgr Latty ne se forge aucune chimère. Il voit. Et voyez :

Il est constant que la loi de Séparation est une loi de haine et de guerre contre l'Église : mais qui sait si elle n'est pas aussi un signe d'une désagrégation intime et organique de la France ?

Voilà plus d'un siècle que ce malheureux pays fait des révolutions pour se donner un gouvernement, — il ne sait quel gouvernement. Il s'agite, se tourne et se retourne, sous le prestige trompeur d'un idéal mal défini et d'aspirations plus chimériques encore : à quoi a-t-il abouti ?

Qu'on dispute, tant qu'on voudra, sur cette question, et qu'on produise, pour la résoudre dans un sens ou dans un autre, les faits les plus contraires ou les plus favorables. Voici le fait qui les domine tous, la réalité brute et incontestable qui saute à tous les yeux : une division extrême règne d'un bout à l'autre de la France, dans tous les rangs et entre tous les éléments de la société. Il y a division dans les idées et dans les intérêts ; division d'homme à homme, de classes à classes, de partis à partis, et cela jusqu'à vouloir s'opprimer les uns les autres ; division si réelle et si radicale qu'on peut se demander si elle n'a pas atteint, entamé, rompu le lien social lui-même.

Car, quel est le lien qui rassemble et unit encore, aujourd'hui, les diverses pièces de notre édifice national ? Sur quoi portent ses fondations? Est-ce sur les institutions politiques? Beaucoup de Français les détestent. Sur le régime économique ? On l'attaque et on le bat en brèche tous les jours. Sur les traditions historiques, morales, religieuses ? On les a tronquées ou reniées : elles ont perdu publiquement leur valeur.

Aussi, avons-nous vu le patriotisme baisser et s'affaiblir, à mesure que baissaient et s'affaiblissaient les idées, les sentiments et l'effort dont il est la belle et féconde expansion. Nous ne parlons pas, certes, de ces hommes qui ont toute patrie en horreur et qui en combattent même la notion. Mais que peut bien dire, que peut bien inspirer ce mot magique et suave à ceux qui sont mis hors la loi et le droit commun ? qui ne peuvent trouver des juges, ou qui n'en trouvent que de suspects ? qui sont systématiquement écartés de tous les services publics, ou qui sont contraints d'opter entre leur morceau de pain et leur conscience ? qui voient s'évanouir et disparaître, dans des divisions et des luttes sans fin, le charme de vivre, libres et confiants sous l'égide d'un État impartial, juste et bienveillant ? Et on les compte par centaines de mille, ces expatriés au sein de leur patrie.

De là des froissements intimes, des colères secrètes, de sourdes rancunes, qui semblent trahir, chez trop de Français, une épreuve très aiguë de leur patriotisme. De là des murmures à peine contenus, et, plus d'une fois même, des expressions de lassitude, de doute et de désespérance qui sont comme les symptômes historiques de la décomposition dans le corps d'une nation. Dante exilé maudissait sa patrie : qui ne tremblerait, qui ne serait ému de douleur, à la pensée qu'il pourrait y avoir de ces malédictions dans notre France bien-aimée ?

Voilà le grand mal dont souffre la nation ; et, nous le répétons, la Séparation de l'Église et de l'État en est un signe bien plus alarmant encore.

« Une force, à la fois anarchique et tyrannique, semble se jouer de la France. » Cependant, Mgr Latty ne désespère pas. Il unit, comme Taine, la cause de la religion à celle de la patrie. Il conclut, presque, par ce mot ou plutôt par ce cri, que je voudrais que de plus influents pussent répéter et perpétuer :

« Prêtres catholiques, SI FRANÇAIS ! »

Il est permis de beaucoup attendre, d'attendre infiniment de leur patriotisme et de leur savoir, l'un et l'autre enfin déliés par la ruine du Concordat. Il me semble que les Considérations de Mgr Latty donnent un fondement très réel à cette espérance.

II

M. l'abbé Delfour est connu par de très bons livres, écrits avec vigueur, et quelquefois avec un peu de crudité, conduits avec méthode, et qui soutiennent, en critique littéraire, une doctrine religieuse remarquablement nette. Vous avez certainement lu un volume de sa Religion des contemporains ou de Catholicisme et Romantisme. Vous n'avez sans doute point lu l'article étonnant et considérable qu'il a publié dans L'Université catholique de Lyon sur le thème de « L'Autre France ».

Le temps de le résumer comme il conviendrait me faisant défaut, il me suffira de l'extraire au point capital. « L'Autre France » est l'étude, prise d'après le vif, d'une de ces petites communautés protestantes qui forment en Languedoc des corps distincts, presque aussi étrangers à la nation que l'État Monod, mais plus autochtones. M. l'abbé Delfour, qui est du pays, a observé et noté leurs opérations. Bien mieux, il en a saisi précisément l'idée directrice. Cette idée, il a essayé de l'analyser et de la proposer en un tableau qui parle directement aux yeux de l'esprit. Le voici. M. Delfour commence par le point de vue religieux. Il aboutit grand train à une très large et très haute généralisation politique :

Ce que nous affirmons, nous. Ce qu'ils affirment, eux.
I. La France, aussi longtemps qu'elle fut vraiment la fille aînée de l'Église, exerça sur le monde une véritable magistrature. Pour l'exercer encore, il lui suffirait de redevenir catholique. I. En droit et en fait, la supériorité appartient aux nations protestantes. Or, la France repoussa le calvinisme ; malheur irréparable ou difficilement réparable.
II. Les historiens, même libres penseurs, reconnaissent que le protestantisme, considéré comme parti politique, fut toujours anti-français. Quant à la Révolution, elle a fait de la France une puissance du second ordre. II. L'histoire de France tout entière n'a qu'une raison d'être : la gestation de la Réforme et de la Révolution. Il en résulte que la révocation de l'Édit de Nantes a infiniment plus d'importance historique que les croisades ou l'épopée de Jeanne d'Arc.
III. La France est un pays classique et latin, une pépinière de missionnaires et de soldats. Son rayonnement extérieur se confond, ou peu s'en faut, avec l'apostolat catholique. III. La France doit être romantique, c'est-à-dire, tributaire, intellectuellement, des nations protestantes. Son intérêt est de renoncer au protectorat catholique.
IV. Voici le principe essentiel de la vie morale : la réalité du tout de Dieu, telle que l'a définie Bossuet, implique la subordination de l'individu à la famille et à la patrie, la pratique de l'abnégation et du sacrifice, l'amour de l'autorité et de la tradition. IV. Voici le principe fondamental de la vie morale : la pratique du libre examen engendre le subjectivisme, l'individualisme, la théorie des Droits de l'homme.
V. Le Français, tel que l'ont façonné quatorze siècles d'histoire, ne déploie ses merveilleuses qualités civiles et militaires que sous un gouvernement paternel et fort. Même dans l'opposition, il garde un état d'esprit gouvernemental. V. Le citoyen d'une République doit être avant tout protestant ; en d'autres termes, vivre dans un état permanent de protestation et se préparer toujours à l'insurrection comme au plus sacré des devoirs. Même lorsqu'il est à la tête du gouvernement, il conserve une mentalité d'opposition.
VI. Au fait, les Français de France, vaincus, désemparés, sont devenus des parias, sur le sol même de leurs ancêtres. VI. Aussi, les électeurs de Vézenobres-Aiguesvives (la petite cité protestante étudiée par M. Delfour) comptent-ils parmi les maîtres de France. Ils vont de victoire électorale en triomphe parlementaire.
VII. La France elle-même décline. VII. Peut-être leurs succès amèneront-ils le déclassement définitif de la France. Mais, comme le disait le grand protestant : à d'autres le monde ! L'Angleterre, l'Allemagne et les États-Unis remplacent la France.

Il est intéressant de noter une vérification nouvelle de cet état d'esprit signalé en 1906 par M. l'abbé Delfour chez un bon protestant de 1911.

Le Dr Elie Pécaut, rendant compte, dans le journal La Frontière, du 9 juillet 1911, des fêtes du couronnement de Georges V, ne se lasse pas d'admirer (avec une exagération certaine) « l'heureuse nation que ne déchire aucune profonde discorde où cent millions d'hommes sont d'accord sur les principes essentiels, sur les fondements de la cité commune, où les divergences d'opinion ne portent que sur les points secondaires » . Et, sans doute, ces louanges données à l'unité du Royaume-Uni ne concordent pas très bien avec l'esprit politique de la Réforme. Ce qui suit nous remet dans la direction :

« Pourtant, quand est passé le petit frisson d'envie bien pardonnable, quel est celui d'entre vous qui ne sent que les souffrances de notre pays, que les déchirements même qui ouvrent dans le sein de la France de si profondes blessures, sont la rançon et la condition d'une destinée supérieure dans l'humanité ! Qui de nous ne comprend que ces déchirements, que ces douleurs sont le fécond martyre de l'enfantement ? Tel est le génie propre de la France, qu'elle oublie de vivre pour elle-même et de chercher son intérêt, pour se vouer tout entière — au prix de quelques risques mortels ! — à réaliser l'Idéal. »

Les anthropologistes recherchent le type intermédiaire entre l'homme et le singe. Voilà, pris sur le vif, la conception intermédiaire entre le patriotisme commun à tous les bons Français (qui aiment mieux ne pas se consoler des « blessures » de la patrie) et l'anti-patriotisme mystique des Quinet, des Michelet et des Naquet qui aiment et souhaitent le martyre de la France, car les souffrances de ce « Christ des nations » rendent un utile service au reste de l'univers et notamment aux peuples futurs.

Comme tout se tient, le lecteur ne sera pas fâché de voir en quels termes ce protestant qui fait cadeau de notre avenir aux autres nations peut, dans le même article, parler de notre passé : « Comment nous défendre, nous Français de mépriser ou de haïr notre monarchie dont la folie et l'abjection n'ont cessé de croître jusqu'à la fin, notre monarchie qui n'a su que piller en saignant le pays pour payer ses orgies après avoir perdu toute la France coloniale et ruiné le patrimoine du pays ! » Cela fait suite à un éloge extravagant de la couronne anglaise.

On n'a rien écrit de plus net sur la question. M. Delfour professe ouvertement son aversion pour les conclusions politiques directes, nous sommes là-dessus en désaccord avec lui. Mais il voit le problème, il le sent, il le pose. Par-delà le désordre établi ou systématisé par la démocratie et si parfaitement décrit par Mgr Latty, voilà nommées, marquées, nettement définies les forces vives qui, ayant intérêt à instituer le désordre dont elles vivent aujourd'hui, ont rendu possible l'établissement de cette démocratie, le maintien et l'accroissement de cette République. Voilà, bien mis au clair, le plus « conscient » des quatre États Confédérés qui occupent la France : ce n'est point l'État juif, ce n'est point l'État maçon, ce n'est même point l'État métèque, — c'est l'État protestant, celui qui élabore et répand la pensée religieuse, politique, morale, philosophique et littéraire d'un Gouvernement d'anarchistes au service d'une civilisation de barbares. Notions perdues, notions voilées par la perversion et l'étouffement de presque tout ce qui a pensé en France au XIXe siècle. Notions longtemps méconnues dans le clergé même, puisque le clergé se trouvait enrégimenté, bâillonné, mutilé par sa fonction d'État. Notions que le clergé relève, qu'il répare, qu'il imposera peu à peu, dès l'usage de sa liberté ou plutôt de son autorité en vertu de sa vieille fonction, de sa nature même de pouvoir spirituel. On ne peut s'empêcher de saluer, au premier jour d'une assemblée de l'Église de France, cette haute promesse d'affermissement de l'intelligence française. Tous les Français dignes de ce nom y sont intéressés, ajoutons : tous les membres du monde civilisé.

Chapitre VI
La leçon politique d'un fait religieux

À propos de l'encyclique Gravissimo officii rejetant les associations cultuelles. — D'après La Gazette de France du 19 août 1906.

Un grand événement agite la France. C'est un événement religieux, et, à cet égard, il regarde uniquement la conscience de l'Église ; mais c'est aussi un événement politique, le Pape Pie X ne le dissimule pas puisque, se plaçant un instant à ce point de vue, il mentionne en termes exprès le « grand détriment apporté à la chose publique elle-même ». L'encyclique Vehementer nos en témoignait déjà, la fortune de la nation et la paix de l'État ne sont jamais absentes des préoccupations d'un esprit qui embrasse le monde. Cela autorise peut-être les patriotes français à ne pas en faire complètement abstraction.

J'ai lu plusieurs fois le texte papal. Il faut être M. Briand, c'est-à-dire un grand familier des nuées démocratiques et libérales, pour se plaindre de n'y pas trouver assez de clarté. Si vous ne savez pas le latin, lui répond très spirituellement L'Osservatore, prenez la traduction française, elle est authentique et autorisée. Quant à M. Jaurès, qui parle de fausses clartés, il qualifie très exactement sa manière.

Au surplus, ce n'est pas pour M. Aristide Briand, ni pour M. Jean Jaurès, ni pour les conservateurs libéraux, fussent-ils personnes pieuses, que sont faits le texte et la traduction de l'Encyclique. Elle s'adresse aux évêques français, et c'est un plaisir toujours digne d'une admiration renaissante que de voir la simplicité, l'aisance et la promptitude avec laquelle un épiscopat national, quel qu'il soit, exécute et pratique l'ordre émané de son centre romain.

Obéissance ? Le mot est faible. On dirait d'une volonté spontanée, éveillée dans chacun des membres, qui révèle à chacun ou son propre désir, ou son propre intérêt ou le plus intime et le plus vital de ses devoirs. Cette discipline des esprits et des cœurs dans le catholicisme fera la haute admiration de toute intelligence qui se donnera la peine de la comprendre. Certes, elle a été de tout temps un fait assez sensible, mais je ne peux m'empêcher d'admirer comment, depuis 1870, depuis la définition de l'Infaillibilité, l'institution vivante du dogme en venant au secours des bonnes volontés spontanées, a rendu certain et facile ce qui jadis sembla poser un problème inquiétant.

D'inquiétude, à vrai dire, il n'y en a pas eu. De bonne foi, chacun prévoyait ce qui s'est passé. À Paris comme à Rome, on savait que tout le monde s'inclinerait. La plupart des doutes étaient feints. Tous les doutes sincères provenaient ou d'esprits tout à fait étrangers au contact du catholicisme ou de pauvres illusionnés qui ont soin d'ignorer les choses pour en parler commodément. Tel est le chemin fait depuis trente-six ans. Tel est le résultat d'une énonciation de principes opérée une fois pour toutes par un Concile universel. Voilà la première leçon de politique pratique donnée par la vie même de l'Église de France : les meilleures dispositions des sujets, des fidèles peuvent être perverties, les meilleures décisions de l'autorité peuvent être incomprises ou négligées : pour créer de bonnes habitudes de discipline et de docilité, munissons-nous, premièrement, de solides institutions, et remarquons que, dans la vie de l'intelligence, les institutions solides s'appellent des idées générales précisées et définies : les dogmes.

Mais les suggestions à tirer de l'ordre et de l'unité de l'Église découlaient déjà, en grand nombre, de toute lecture attentive et sérieuse de l'Encyclique de cet hiver. Ici, la leçon, le conseil, le modèle de politique pratique est, il me semble, de qualité plus pressante encore, car la décision pontificale pourrait être, si l'on peut dire, décalquée du domaine religieux auquel elle s'applique pour être reportée telle quelle dans le domaine civil. Le mystique Souverain de l'âme française a fourni un exemple de réflexion et de décision aux citoyens français. Il est utile d'étudier le document à cet égard. Le processus de la pensée pontificale n'apparaît pas un simple guide spirituel ; au temporel, c'est un modèle.

Un mot pourra bien en qualifier la direction constante. C'est : prévoyance. Le Gouvernement français offrait à Rome, d'une main, la guerre immédiate, brutale, certaine, et d'autre part, la paix à de certaines conditions. Que valent ces conditions, s'est demandé Rome. Il est bien remarquable que la question se soit posée. Ainsi Rome n'est pas pour la paix à tout prix ? Ainsi l'idée de difficulté, de conflit, l'idée de guerre, ne la fait pas tomber instantanément en faiblesse? La paix est une bonne chose, c'est entendu. Peut-être même est-ce un des plus grands biens possibles. Encore faut-il en voir le prix. C'est ce que Rome a voulu voir. Sa volonté de voir, d'examiner, mériterait un monument, presque un autel, dans notre pensée. Car enfin, dans tous les milieux, à chaque querelle qui se présente au jour le jour, n'est-ce pas avec la turlutaine de la paix, de l'union et du bon accord, que l'on tue les initiatives, que l'on décourage les volontés et que l'on annule les campagnes les mieux conduites, celles qui ont donné les meilleurs résultats ?

Rome a donc mis en balance les deux termes de l'alternative : la guerre d'une part, de l'autre une certaine paix, au bout de laquelle se dessinait, avec une clarté parfaite, quoi donc ? une autre guerre, certaine celle-ci, quoique obscure et couverte, la guerre des catholiques français et de l'État français, aggravée de la guerre intestine, constante, toujours accrue, de tous les éléments catholiques entre eux, guerre des bons et des vrais catholiques contre les faux et les mauvais, mais aussi guerre des tièdes contre les pieux, des relâchés contre les réguliers, sans compter un antagonisme fatal des ouailles et des pasteurs et aussi de ce que l'on appelle le haut et le bas clergé. Selon la pénétrante parole de l'évêque de Marseille 133, la loi voulait « démocratiser » l'Église. Démocratiser, c'est détruire par le moyen de la révolte.

Voici que Jacques Rocafort dresse dans L'Éclair de ce matin un tableau très vif des événements dont j'ai essayé de déterminer le schème abstrait. Il est impossible de mieux réaliser par la pensée les conséquences d'une situation législative donnée :

Le principe même des associations cultuelles était la subordination à la majorité des voix, dans un groupe déterminé de laïques, de la liberté du sacerdoce. Un curé, pour une raison ou pour une autre, aurait déplu à la majorité de son association paroissiale, celle-ci lui aurait coupé les vivres, et voilà le curé moralement supprimé. Eût-il gardé la majorité, l'affront d'être contesté par une minorité, si petite fût-elle, l'eût aussi discrédité.

Répliquer que l'hypothèse était chimérique, du moment qu'il ne devait y avoir dans l'association que des membres approuvés à l'origine par le curé lui-même, c'est une pure naïveté. Les membres des associations ne seraient donc pas des hommes ? Du fait qu'ils seraient catholiques, ils n'auraient plus ni intérêts ni passions ? Il n'y aurait jamais eu de laïques mécontents de leur curé ? ou de laïques rivaux entre eux ?…

Si l'ingérence des laïques n'avait pas dû dépasser les affaires matérielles, on aurait pu la négliger, que dis-je? on eût été en droit d'en espérer de bons fruits, mais il était évident que affaires matérielles et affaires spirituelles, ici, étaient connexes. Les cultuelles, ayant la bourse, auraient agi plus ou moins directement sur l'organisation du culte et sur le choix des ministres. Il y aurait eu des « libéraux » aussi dans ces associations.

C'est justement dans cette prévision qu'on avait déposé dans la loi, à l'usage de ces messieurs du Conseil d'État, les amorces nécessaires pour leur intervention : le cas de « scission dans l'association nantie », le cas où « l'association attributaire n'est plus à même de remplir son objet », le cas où elle « cesse » de le remplir, le cas où « les édifices sont détournés de leur destination », etc.

L'ère des chicanes était ouverte, indéfiniment, par où la Maçonnerie dirigeante avait médité de faire passer le schisme, non pas un grand schisme, mais un grouillement de schismicules partiels et locaux, à forme protestante, qui eût abaissé la majesté de l'Église et émietté sa puissance.

« Un grouillement de schismicules partiels et locaux à forme protestante », voilà ce qui pouvait et devait sortir des bienfaits de la paix, du bonheur d'une solution conciliante, des avantages d'un conseil de bénignité. Le « suicide » de l'Église, dit très bien Rocafort. Il en aurait été certainement de même, quant aux suites, de la constitution de sociétés dites canoniques, et qui auraient pu coexister soit pour un temps, soit en certaines circonstances avec la loi telle qu'elle est. « Il n'est point permis d'essayer cet autre genre d'association », dit le Pape, et cette phrase, la plus remarquable de l'Encyclique, en accuse à mon sens le haut esprit politique, en souligne pour nous l'essentielle leçon. Ce n'est point aux faits, c'est aux conséquences des faits que le Pape a eu égard tout d'abord. Il a regardé en avant. Sur le siège, élevé de dix-huit siècles, d'où il lui est prescrit de considérer l'univers, les hauteurs du passé lui donnent la puissance de tenir un compte essentiel, presque unique, de l'avenir.

Une mesure qui fermerait l'avenir au catholicisme ne lui paraît pas catholique. Est-ce profaner cette vue que de la transposer et de dire pour notre compte, pour notre usage de citoyens français, qu'une mesure ou une attitude qui expose et compromet l'avenir politique ne peut être appelée non plus une attitude ni une mesure politique ? Gouverner, c'est prévoir, dit-on. Et on le dit beaucoup. On ne le comprend pas assez. Comprenons cet acte d'une intelligence éminemment réaliste, dont la force parvient à se représenter les choses à venir avec une vigueur qui suffit pour écarter les tentations, les alliciations et les autres sollicitations du présent! Ni l'or du ministère des Finances, ni le fer de la Guerre et de l'Intérieur n'ont eu de prises sur la vigoureuse image que se faisait de l'avenir l'esprit de Pie X. Cette image, construite sur d'exactes mesures, après de sérieux, profonds et sages calculs qui avaient rendu sensible ce qui ne l'était pas, a prévalu, comme plus réelle, comme plus pressante et plus menaçante, sur les petites évidences concrètes des périls et des avantages immédiats. La leçon est là, la forte leçon. Une fois de plus, l'Église, en sommant ses fidèles d'obéir, les subordonne à ce que la raison et la sagesse enseignent de plus noblement pratique et de plus dignement expérimenté.

Je ne sais pas si comprendre c'est égaler, comme on l'a prétendu. Du moins est-ce imiter. Les citoyens français qui sont catholiques, ceux qui ne le sont pas, mais qui tiennent le catholicisme pour un élément de paix publique, d'ordre intellectuel et moral et de tradition nationale, ceux enfin qui, sans préciser autrement leur pensée, sont attachés soit à ce qu'ils nomment confusément la Liberté, soit à l'ordre matériel, tous les bons citoyens qui appartiennent à l'une des trois catégories précédentes et qui forment le gros de la masse conservatrice française vont voir se poser devant eux un problème très analogue et presque équivalent à celui qui s'est posé au Vatican et que le Vatican a parfaitement su raisonner et résoudre à sa gloire. La résistance est aujourd'hui pour les uns et les autres de droit, de devoir, de nécessité. C'est le fait qui, pour eux, ne se discute pas. Reste à savoir comment ce fait-là sera compris et pratiqué. C'est pour le bien savoir qu'il faudra sans doute une grande faculté de prévoir.

Sur les questions religieuses, Rome donnera des instructions pratiques. Elle refusera d'en donner, elle le refuse déjà, pour qui sait lire l'Encyclique, sur les questions qui sont proprement politiques. Nos concitoyens seront invités à user de leurs « droits », en ayant soin de se conformer aux lois de la vie chrétienne et aux règles de la charité évangélique. Mais ces droits, dans la mesure où ces droits sont civiques, Rome, avec son horreur bien connue de l'abus du pouvoir, Rome évitera de les définir. Rome ne dispensera donc ni d'être hommes, ni d'être Français, ni d'être des êtres raisonnables et des citoyens prévoyants. Au contraire, elle y invitera, et déjà elle y encourage très fermement. J'en conclus donc qu'il va falloir réfléchir un peu. J'en conclus qu'il faudra imiter le magnifique processus intellectuel d'où l'on a vu jaillir la deuxième Encyclique : voir ce qui est, et penser à ce qui sera ; se rendre compte de l’action de la Résistance, de la réaction du Pouvoir et de la série des répercussions alternantes de ces deux groupes d'activité hostiles, dans l'avenir.

L'avenir, certes, se découvre assez clairement des terrasses de la Sibylle. Mais Paris, mais la France ne sont pas non plus des lieux médiocres, et les neuf cents ans de l'histoire capétienne accrus du dernier siècle de nos révolutions ne font pas un observatoire misérable non plus. Un citoyen français, établi sur la tradition de la France, éclairé aussi par les convulsions de l'histoire de son pays, peut, s'il a l'âme droite ou l'esprit net, essayer sans outrecuidance de se rendre un compte précis de l'avenir de sa nation. Il n'aurait qu'à donner sa démission de citoyen si on lui contestait ce droit. C'est bien le moins que, dans l'interrègne démocratique, l'esprit français, qui est, pour ainsi dire, de sang royal, puisse, sans usurper aucune prérogative, exercer l'une de ses fonctions les plus naturelles, qui est de prévoir et de prédire afin de pourvoir et de prémunir.

Prévoyons donc ce qui se passe, et qualifions-en les deux éléments ; le catholicisme national qui veut vivre, le gouvernement antinational qui veut le tuer.

Cette âpre volonté de vivre égale assurément la volonté de faire mourir, mais celle-ci ne se laisse ni fléchir, ni tromper, ni dévier. Aucune illusion n'est possible. On n'en a pas à Rome. On ne peut en avoir en France, grâce au sage conseil romain. Tout le problème est donc de savoir laquelle des deux volontés en présence usera des moyens les plus efficaces, la première pour persévérer dans la vie, la seconde pour briser cette belle vie. Un orateur de droite s'écrierait ici : « Non, ce n'est pas possible, non, vous ne tuerez pas le Catholicisme français… » J'espère certes bien que M. Combes et M. Briand ne viendront pas à bout des évêques de France, comme j'espère bien que Guillaume II ne viendra pas à bout des armes françaises. Je l'espère, je le souhaite, je le veux. Encore ne le voudra-t-on utilement qu'à la condition de se bien garder contre les malheurs, les erreurs et les fautes. Une défaite militaire et un partage européen sont des choses possibles. Il n'est pas non plus impossible que la tradition catholique soit chassée de notre pays, et c'est en se disant que cela n'est pas impossible que l'on se mettra en mesure de la sauver. Et si l'on se dit le contraire, la quiétude endormira.

Le catholicisme français, se trouvant menacé de mort, se trouve dès lors condamné à prendre une série de précautions pour se maintenir et se sauver. On lui coupe les vivres, il assure sa subsistance. On défend à ses prêtres d'enseigner, il organise un enseignement laïc mais conforme à sa foi. On lui interdit, on lui arrache, on lui ferme tels édifices, il en construit, il en ouvre d'autres. Et tout cela suppose des sacrifices considérables. Sacrifice de temps, sacrifice d'argent, et je n'ajouterai pas sacrifice d'énergie, puisque, dépensées collectivement ou en particulier, les forces se refont du fait même qu'elles s'exercent : et cependant l'effort continué sans fruit ou dont le fruit est brusquement retranché à peine apparu constitue aussi une épreuve amère et dure, qui décourage bien des vertus! Nos adversaires ne sont sans doute pas des aigles, comme on a la faiblesse de le croire souvent. Mais on aurait tort de les tenir pour des buses. Ils ont tout à la fois l'expérience du pouvoir et celle de l'opposition. Comme dans tous les partis de guerre civile, leurs cervelles, insensibles au bien public et aveuglées sur les périls extérieurs, sont lucides et hardies quand il s'agit d'un ennemi intérieur. N'en doutons pas, c'est à fatiguer et à lasser les catholiques par d'incessantes escarmouches, par une série de petits combats déprimants, que tous ces gens-là vont viser. Ils y visaient en confectionnant la loi de Séparation. Si le rejet pontifical a trompé ce premier calcul, ils vont l'utiliser sur un autre terrain : sur ce terrain nouveau de la résistance directe leur tactique ne sera pas modifiée.

Quand, sous d'autres vocables, à l'abri de telle ou telle disposition légale, moyennant telle ou telle interprétation, vous aurez reconstitué vos cadres dissous, relevé vos écoles, rouvert vos églises, bâti des églises nouvelles, constitué un nouveau culte ou privé ou public — réorganisé enfin de toute part les conditions de la nouvelle vie, il vous suffît de vous souvenir de l'histoire des vingt dernières années pour songer combien tout cela sera fragile ! Le Pape vous demande de vous munir de conditions « de pleine sécurité », il écrit même à ce sujet un adverbe bien romain, qui ne manque pas d'ironie en un point où le mouvant et le provisoire sera la loi : « irrévocablement » dit-il. Oui, oui, pour annuler ce précieux mais précaire résultat de tous vos efforts, il suffira du texte d'une loi, du papier d'un décret. Après bien des misères et des troubles, après des épreuves sans fin, de magnanimes dévouements, d'héroïques contributions, quand les ruines faites par la loi de Séparation commenceront à s'effacer du sol de la France, un nouvel équilibre s'étant produit, des habitudes nouvelles ayant cicatrisé la plaie faite aux anciennes mœurs, quelques insanités votées par les deux Chambres ou seulement délibérées en Conseil des ministres ruineront en une heure vos labeurs de plusieurs années !

Tel serait immanquablement, dans le duel à mort dont on a vu les conditions, le résultat d'une campagne de résistance qui serait purement défensive et ne consisterait qu'à réparer les maux ou les pallier au fur et à mesure de leur apparition. Telle serait la conséquence d'une politique religieuse qui serait purement religieuse, qui se cantonnerait sur le terrain religieux, qui ne voudrait agir que sur le terrain religieux. L'utilité de cette sorte de résistance est assurément évidente. Elle s'impose. Elle est placée, de sa nature, au-dessus des contestations. Ce que je signale, c'est le péril de la pratiquer exclusivement. Si l'on pratique cette exclusion malheureuse, on sera dans la situation du belligérant qui voudrait échapper aux coups de son adversaire sans vouloir lui en porter aucun.

Axiome : — La politique religieuse, comme la politique économique, comme la politique sociale, est d'abord une politique. Elle consiste donc en tout premier lieu à s'emparer et à s'assurer du pouvoir. Rien n'est fait de certain, rien n'est fait de sérieux contre un adversaire quelconque si on lui laisse le moyen d'édicter la loi, de l'interpréter et de l'exécuter. La conquête du pouvoir par les catholiques est donc le seul moyen certain d'une résistance sérieuse. Œuvre à longue, à très longue portée assurément. Œuvre de transformation profonde et radicale. Œuvre aussi fort complexe et dans laquelle tout — hommes, lois et institutions — peut être remis en question. La question pourtant est unique : — Comment la conquête du pouvoir peut-elle être entreprise, conduite, effectuée ? D'autres voies s'ouvrent-elles qu'un certain emploi de la force ? Et ce recours à l’ultima ratio n'est-il pas lui-même subordonné à certaines réformes de certaines régions de l'esprit public ?

Cette solution positive, la seule positive, est d'une complexité immense. J'ajoute qu'elle n'est pas plus commode à manier que simple à concevoir. Seulement, elle est l'unique et elle est la vraie. C'est quelque chose. L'autre est absurde, l'autre tombe sous l'anathème que l'histoire du monde, tout comme le Siège romain, prodigue, en toutes ses pages, aux imprévoyants. Même sur le terrain proprement religieux, une procédure purement religieuse n'embrasse qu'un système de réparations successives et précaires qui correspond dans la méthode de nos guerres civiles à la tactique des petits paquets dans la guerre coloniale. Veut-on équiper un corps suffisant pour atteindre l'ennemi à son centre et lui arracher cet avantage supérieur que lui donne la libre possession du pouvoir ? Ou préfère-t-on disperser ses ressources dans l'édification d'une multitude de petits fortins inutiles qui seront rasés à peine jaillis de terre ? L'union pour ce dernier objectif serait un désastre : vous serez unis dans l'espace et coupés de vos œuvres, isolés de vous-mêmes, à chaque pas du temps et à chaque succès de votre ennemi. Il n'y a qu'un moyen d'enchaîner, d'unir, de centraliser fortement vos actions, d'en capitaliser, en quelque sorte, les efforts, c'est de les entraîner à une manœuvre offensive vers un but sage et rationnel.

La « bonté prévoyante » invoquée le 10 août par le Souverain Pontife semble ainsi déployer au regard des catholiques français l'éternelle alternative offerte à toutes les sociétés et à tous les peuples : ici, la politique (car la mauvaise politique est encore une politique), la politique des recommencements et des redestructions infinies, exécutée, soufferte par des troupeaux sans réflexion comme sans chef; là, la politique éternelle, éternellement couronnée et récompensée, celle qui, discernant les causes du mal et les causes du bien, s'occupe méthodiquement de soutenir les unes et de ruiner les autres, sans se laisser même émouvoir, ni détourner, ni décourager, par le tumulte des agents subalternes et secondaires ou le bruit des petits effets prochains qui projettent de l'illusion ou de l'effroi dans l'imagination du vulgaire.

Rome a su voir de loin. Je souhaite aux conseils de l'Église de France un regard aussi étendu : il ne serait pas nécessaire de leur rappeler que, si les pompes régulières de l'Église ont joué, au Ve siècle, dans le baptistère de Reims, un rôle capital au berceau de notre Monarchie nationale, c'est un rôle de révolution, de révolution bienfaisante, qu'un successeur de saint Rémy sut tenir, au Xe , au berceau de notre dynastie nationale : avec un peu de réflexion et de prévoyance l'œuvre d'Adalbéron renaîtrait d'elle-même, sans que l'on eût eu besoin de songer à ce précédent. Après tout, cette République est-elle plus sacrée que la race de Charlemagne ?

Chapitre VII
Pour les cloches de Suresnes

D'après L'Action française du 11 août 1908.

Nos compliments à M. Louis Lambert, du Gaulois. Voilà une idée bien lancée ! Les cloches de l'église de Suresnes ayant été fondues pour le bronze de Zola, une souscription nationale va pourvoir à les remplacer.

L’Action française s'inscrit, naturellement. Et, naturellement, à peine installées au clocher, ces cloches neuves en descendront pour servir à quelque statue du traître Dreyfus. Le Gaulois rouvrira aussitôt une souscription dont le produit ne tardera pas à être envoyé à la fonte pour la statue équestre du traître Ullmo 134. Troisième souscription des conservateurs libéraux, en manière de protestation, de « réponse », « la meilleure réponse », écrira M. Louis Lambert. Troisièmes remplaçantes : au premier Juif qui trahira, au premier Vénitien qui fera son éloge, le gouvernement de la trahison voudra dédier quelque monument géminé dont la matière première ne pourra manquer d'être fournie par le bronze pieux. Mais les croyants, les indépendants et les opposants seront là pour des cloches nouvelles et pour de nouvelles statues. Nos Juifs se fatigueront de trahir, nos métèques d'écrire le panégyrique de la trahison, et le Gouvernement lui-même de leur élever des autels, avant que le monde de Droite ne soit las de payer la note du culte ennemi.

Si la confiscation des cloches de Suresnes, leur incorporation au buste des Zola, des Dreyfus, des Ullmo et de leurs semblables compose un symbole parfait du régime républicain, il faut avouer que le remplacement indéfini de ces mêmes cloches symbolise tout aussi exactement le genre d'opposition que les « bons Français » font à ce régime depuis trente ans.

Je n'incrimine pas, je ne censure pas, ayant une horreur profonde de l'inutile. On l'a vu : l'Action française souscrit. Nous nous conformons à notre état de conservateurs. Nous prenons notre part de l'admirable et misérable mentalité dont il est impossible que nous n'ayons pas gardé ou reçu quelque empreinte, moutons toujours tondus de la protestation oratoire et laborieuses fourmis de la reconstruction en vain.

Nés producteurs, non destructeurs, nés gardiens de l'ordre et non révolutionnaires, la première pensée des bons Français n'est jamais de répondre à des décrets de guerre civile par une offensive tendant à briser ces décrets dans leur source première, dans leur facteur initial. Ils ne songent pas à imposer la rétractation de l'injure, ni le retrait de l'injustice. Ils ne prennent pas de mesures contre la cause afin de prévenir le retour des effets. De la violence ? Fi. De la révolte ? On n'est pas des « jacobins blancs » 135. Ce qu'on fait tout de suite et ce qui se recommence depuis trente ans, c'est un effort immédiat pour réparer le dommage à peine causé. Avant de rendre le coup, on panse la plaie. Quand elle est bien guérie, l'ennemi survient et la rouvre. Elle recommence à saigner. Alors, on la repanse. Et ainsi de suite.

Quand les religieux furent chassés de France pour la première fois, nos amis ne songèrent pas à chasser les expulseurs du pouvoir : ils s'appliquèrent à trouver des biais ingénieux pour faire rentrer les expulsés en conformité avec les lois existantes. Et quand les écoles primaires furent laïcisées, on s'occupa de construire des écoles libres à côté. Même tactique pour l'enseignement secondaire et supérieur. La même, pour les services d'assistance et d'hospitalité. Des gens de cœur, et de grand cœur, disaient : « Nous ne pouvons pas faire le bien ici, nous irons le faire plus loin. » Comme on en voulait, non à la place où ils faisaient le bien, mais au bien qu'ils faisaient, parce que c'était le bien et qu'il venait d'eux, la législation et l'administration les traquèrent dans les refuges qu'ils venaient de s'accommoder. Chassés des maisons de l'État, ils le furent de leurs maisons. Après ce qu'ils avaient reçu des générations anciennes, on leur prit ce qu'ils tenaient des nouvelles, de leurs efforts d'hier, de leurs travaux mêmes du jour. Le lazzarone Viviani établi à l'archevêché et le juif Cahen aux Oiseaux, la main noire de la confiscation plane déjà sur d'autres immeubles, propriété d'œuvres incontestablement laïques, mais dont Cahen et Viviani, Ullmo et Dreyfus ont besoin.

Or, je vous le demande, qu'est-ce donc qui pourrait borner les vœux de Dreyfus et d'Ullmo ? Et quel obstacle voyez-vous aux concupiscences de Cahen et de Viviani ? Tout, au contraire, les excite à ce désir fructueux et bon. Les spoliés de ce matin seront dès ce soir à l'ouvrage ; ils se remettront à construire, palais ou hangars, de nouvelles maisons où, le premier plâtre essuyé, l'ennemi n'aura plus qu'à faire porter sa valise.

Pour ma part, je refuse toute admiration à l'audace de cet ennemi.

C'est la complaisance des victimes qui est admirable.

Il existe, de nos jours, quelques grandes âmes douées magnifiquement parce qu'elles ont reçu le génie de l'action « pratique ». Elles se sont perdues corps et âmes dans cette action. Mais la fatalité de notre temps veut qu'elles ne conçoivent cette action-là qu'immédiate.

« Prenez garde, Madame ! disais-je à l'une d'elles, voilà quelques années : le Gouvernement finira par vous prendre votre N… (Je prononçai le nom de l'une de ses fondations.)

— Me prendre N… ! »

Sillonnés d'un beau jet de foudre, les grands yeux s'adoucirent instantanément : il en rayonna un sourire plus calme que le bleu des mers sous un ciel serein. J'en reçus une vive sensation de mon ridicule. La femme éminente à laquelle je venais de faire entrevoir un avenir aussi imaginaire que l'éventualité d'une persécution était « bien » avec M. Combes, lequel, sans posséder au juste les paroles de la vie éternelle, paraissait être pour longtemps l'arbitre de la politique française. C'est pourquoi les ouvriers de la fondation N… travaillaient paisiblement pour l'éternité : maçons, charpentiers, couvreurs, zingueurs, gaziers et électriciens faisaient rage. Aujourd'hui, tout est terminé. Je crois aussi que la République est à l'œuvre. Elle forge ses armes contre N… J'entends dire que Mme X… ne sourit plus.

Rien n'est beau comme l'ivresse de l'enthousiasme dans une de ces âmes très grandes, très hautes, très pures. Quelque chose est plus beau pourtant. C'est l'alliance de ces vertus passionnées avec une raison complète. Je dis complète, afin que la raison politique n'en soit pas exclue. Raison qui se compose de souvenir et de prévoyance, et aussi d'audace.

Le passé se répète et se répétera. La mystérieuse substance de l'avenir ne peut pas être imaginée trop différente du passé. On se comportera à notre égard comme on s'est comporté jusqu'ici. On nous prendra tout ce que nous aurons amassé et édifié sans avoir su le défendre par une offensive bien dirigée. Le même bras nous cherchera et nous menacera tant qu'il nous suffira de préserver notre poitrine sans essayer d'atteindre celle de l'ennemi. En tout, partout, il en sera comme des cloches de Suresnes : vingt fois payées, refondues vingt fois, jusqu'au jour où, désespérées d'être toujours atteintes dans ce petit clocher de banlieue parisienne, nous nous apercevrons que c'est à la place Beauvau qu'il nous faut porter, non pas du bronze, non pas de l'or, mais du fer.

Politique d'abord. Politique offensive et visant le régime.

Hors de là, tout se réduira de plus en plus à souscrire pour les fêtes de l'ennemi 136

Chapitre VIII
Politique d'abord

La politique religieuse est une politique. — De toutes les politiques, la seule juste est celle d'où l'on peut dominer simultanément et pratiquer successivement toutes les autres. — Les plus utiles défendeurs de la religion : défenseurs énergiques et réfléchis de la nation. — D'après la Gazette de France du 18 mars 1906. — Le ministère Sarrien-Clemenceau venait d'être constitué.

Aujourd'hui, tout est à la défense religieuse parce que la religion se trouve attaquée. Parions que demain la défense religieuse sera presque oubliée, si, comme on nous l'annonce, la guerre sociale éclate.

Qui ne remarque l'avantage ainsi fourni à l'adversaire ? Ses plans, ses plans à lui, sont liés, complets, généraux, et son offensive menace tout le corps de nos défenses matérielles et morales : mais précisément parce que nous portons toutes nos ressources sur le point qu'il vient d'attaquer, — la religion — précisément parce que nous avons dégarni tout le reste pour faire face à cette attaque, la réflexion la plus élémentaire lui conseille de nous amuser par quelques démonstrations faites sur ce point-là et, à la faveur du rideau des petites attaques, de se précipiter, avec le gros de ses forces, sur les points que nous avons cessé d'occuper. Les grèves du nord et de l'est, favorisées par la catastrophe de Courrières 137, peuvent n'être que la préface du mouvement révolutionnaire que l'on voit se dessiner un peu de tous les côtés.

Un phénomène tout pareil pourra se produire dans l'ordre militaire si les difficultés extérieures arrivent avant la conflagration sociale ou si elles viennent la compliquer, ainsi qu'il est plus que probable, ou si (autre hypothèse bien plausible) les étrangers de l'intérieur — juifs, protestants, maçons, métèques — redoublent leur propagande pour la désertion ou cherchent à rendre quelque lustre à la cause de l'éternel Dreyfus. Le ministère Sarrien-Clemenceau est évidemment formé à souhait pour cette besogne de réhabilitation 138. De l'Intérieur, et notamment de cette Sûreté générale où a été transportée une partie de l'ancien service d'espionnage militaire, on peut beaucoup pour déshonorer le drapeau français. On peut, on peut beaucoup en faveur de Dreyfus dans un Cabinet où les sceaux sont tenus par Sarrien, Sarrien l'introducteur timide, le tremblant, l'hésitant initiateur de la première révision de septembre 1898, Sarrien qui aura tant craint jadis les suites de cette impudence première qu'il en a acquis presque de la bravoure et presque de l'aplomb ! Oui, à tout prendre, ce ministère-là peut oser cela. Et s'il l'ose, ou si les prédicateurs de désertion se font plus pressants, ou si Algésiras tourne mal, Guillaume II se décidant à faire un pas en avant ou Édouard VII imprimant à notre diplomatie un mouvement trop énergique, eh ! bien, dans tous ces cas où la défense de l'armée ou du territoire s'imposera, que pourra combiner d'utile l'opposition française ? Elle disposait naguère, elle dispose encore sur bien des points d'un armement et d'un outillage nationalistes : mais ce point-là n'étant plus menacé momentanément, nous oublions qu'il dépend d'un retour des circonstances ou d'un caprice de l'ennemi qu'il soit menacé derechef, et nous le désarmons ou nous l'abandonnons, ou nous le découvrons, ou nous le négligeons. — C'est de la folie.

Les démocrates chrétiens, les anarchistes chrétiens et aussi les libéraux du meilleur monde conservateur et rallié nous expliquent très gravement qu'il faut sacrifier tout à la défense religieuse. Ce sentiment serait du plus magnifique héroïsme si la défense de la religion de la France exigeait le moindre sacrifice de la défense du pays et de l'armée ou de la défense de l'ordre social, de la propriété légitime et du bien privé de chacun. Mais, loin de s'exclure mutuellement, loin même de se gêner par aucun frottement, ces trois causes — patrie, société, religion — s'appellent, s'engrènent, s'entrelacent, se complètent et se défendent l'une par l'autre. Un conflit entre elles est imaginable à Berlin, à Rome, à Londres, à Pékin, ou dans la lune ou dans les étoiles : ici, chez nous, réellement, historiquement, politiquement, le conflit idéal et théorique n'a point d'objet. Ce que cet ennemi du nom romain, ce barbare de Clemenceau désigne par le nom de Rome, c'est uniment cette civilisation catholique dont nous sommes les produits et dont ce qu'il y a de bon ou de brillant dans l'esprit même de M. Clemenceau est le client, le tributaire et le débiteur. Oui, sans Rome, Paris ne se comprendrait, ne se soutiendrait, ne se maintiendrait ni dans son excellence ni dans sa pureté. On ne saurait donc dire que la défense religieuse amoindrit la défense nationale ou qu'elle est amoindrie par elle, ou que la défense sociale ait rien à souffrir de l'une ni de l'autre. Le problème à résoudre n'est pas d'établir une proportion des parties de défense nationale à « sacrifier » pour la partie ou pour le tout de la défense religieuse. Beaucoup plus simplement, il ne s'agit que de trouver l'ordre le plus simple, la disposition la plus commode et la plus pratique pour obtenir le triple objet désigné par cette formule :

Défense religieuse + (et non – ) défense sociale + (et non – ) défense nationale.

Défense religieuse, Défense sociale, Défense nationale.

Classant ces trois objets selon leur importance, j'ai suivi l'ordre décroissant. Il est certain que la religion (pour les incroyants, la civilisation) est plus noble que le cadre social et qu'ainsi elle le domine. Il n'est pas moins certain que la société, dans ses traits les plus généraux, exprime un ordre d'idées et d'intérêts plus vaste que l'ordre strictement national. Mais, du point de vue tout pratique et en quelque sorte tout militant qui nous occupe, du point de vue de la succession dans le temps, cet ordre idéal est-il le plus heureux et le plus favorable ?

Au point de vue de l'action et de la guerre, au point de vue de la marche à suivre pour classer et coordonner nos propres mouvements, n'est-ce pas l'ordre inverse par lequel il faut commencer : d'abord la nation — ensuite la société — enfin la religion ? La question est légitime. Suivant notre comparaison, qu'on a peut-être lue souvent, le soc qui enfonce et laboure a plus d'importance pour l'œuvre du labourage que le bœuf dont l'office n'est que de traîner la charrue, et cependant c'est le bœuf qui passe devant, et l'on ne peut pas renverser cette classification naturelle sous prétexte qu'elle témoigne d'un respect insuffisant de l'importance et de l'utilité du soc. Le bœuf est pour le soc, il passe donc avant le soc comme le moyen d'arriver à un but se trouve utilisé avant d'être à ce but. Un aphorisme de philosophie scolastique enseigne quelque chose qui ressemble assez à cette parabole de bon sens et de sens commun 139. Au surplus, le nationalisme, s'il est complet, s'il est logique, pourvoit pratiquement à la défense de la religion et de la société. Pratiquement, la défense religieuse et la défense sociale ne pourvoient point à la défense nationale ou n'y pourvoient que d'une manière secondaire, lointaine et insuffisante. Le point de vue le plus étendu, celui d'où se combinent les actions les plus générales est donc ici, pratiquement, le point de vue nationaliste.

Tel n'est point le sentiment de nos anarchistes chrétiens 140 ; l'un d'eux a reproché aux nationalistes et aux royalistes de ravaler la cause de l'Église universelle aux basses proportions d'un syndicat national. Ces gens-là feront rire à force d'abuser de la patience du papier et de la candeur des auditoires. Car, cette Église universelle, on oublie de nous dire si on la persécute universellement ? La loi de Séparation a-t-elle été promulguée hors de nos frontières ? Les gendarmes de M. Dubief ou de M. Clemenceau opèrent-ils hors de France ? La guerre religieuse est-elle étendue à tous les lieux où vivent des fidèles, des curés, des évêques ou seulement aux évêques, aux fidèles et aux curés français? Et, si ceux-là seuls sont en cause, si, de l'Église universelle, la communauté française est la seule soumise à une certaine persécution, il faut bien qu'elle adopte un certain mode de défense et qu'elle agisse conformément à des circonstances, à des conditions, à des temps, à des lieux, à des âmes même, dont le caractère commun est de ne pas être universel, mais français. Elle ne s'est pas dégradée, ni humiliée, cette Église universelle, en tenant compte des conditions des mœurs et de l'esprit d'un pays pour s'établir dans ce pays : en quoi pourrait-elle être dégradée ou humiliée, si elle tenait compte des mêmes conditions pour instituer sa défense ?

En fait, l'humiliation est tout imaginaire. C'est comme catholiques que les royalistes vont combattre dans les églises ; c'est comme catholiques qu'ils peuplent les prisons et encombrent les hôpitaux, et ainsi rendent-ils témoignage d'une foi dont l'objet ne s'arrête ni à la France, ni à la terre, ni au système du soleil qui nous emporte sur les flots d'éther étoile. Mais — quand, à la veille de la loi de Séparation, ces catholiques ont réfléchi et médité sur le caractère de cette loi, — quand ils se sont consultés sur la valeur des engagements pris, sur le degré de confiance due aux textes légaux et administratifs, aux législateurs et aux applicateurs en fonction, — quand ils ont pesé le pour et le contre des différentes solutions pratiques offertes, — quand ils ont mesuré, dans le présent et dans l'avenir, les effets de leur langage et de leurs actions, — même chez les mystiques, même chez les plus stricts, même chez les plus scrupuleux et les plus consciencieux, chez les hommes dont la vie morale est toute d'impulsions profondes et dont tous les soupirs sont en quelque sorte soumis à cette loi intérieure qu'est une foi, soyez-en sûrs, il a bien fallu s'occuper de la Terre et du lieu de la Terre où le Ciel les a établis : les considérations nationales, les considérations civiques ont joué un rôle, tenu une place, mesuré, nuancé et déterminé le conseil. Soyez-en sûrs aussi : non seulement chez les défenseurs des églises, mais chez ceux-là mêmes qui n'ont pas voulu les défendre, chez les partisans de la soumission à la loi injuste, chez les prêcheurs de résignation et de passivité, chez ceux qui conseillaient de tendre l'autre joue et qui ne pensaient qu'à mettre leurs meilleurs amis sur la croix, chez ceux-là mêmes le calcul des réalités nationales ou locales était chose vivante et présente et dominatrice. Ces ralliés, ces démocrates, qui disaient le plus : « pas de politique », n'étaient pas ceux qui en faisaient le moins.

Et ceux qui se sont dévoués le plus religieusement, ceux dont le dévouement était le plus pur de tout mobile terrestre, ceux qui offraient leur vie, ceux qui donnaient leur sang, ceux qui, en ce moment, subissent la prison avec la certitude de ne souffrir que pour leur foi et pour leur Église universelle, et ainsi de satisfaire aux justes colères divines, ceux-là mêmes, les Vesins, les Maître, les Jean Fillion, les Romanet du Caillaud, les René d'Aubeigné, étaient si vraiment animés d'un ardent esprit civique, ils étaient si vraiment placés par nature ou par réflexion à ce belvédère central des nécessités nationales, qu'ils se trouvent appartenir à la Ligue qui a mis sur son drapeau Politique d'abord et qui tranche et résout toutes les questions politiques pendantes du point de vue de l'intérêt national : à la Ligue d'Action française 141.

Le Livre d'Or de l’Action française établit par des faits que cette position nationale du problème ne préparait point mal à résoudre le cas de la religion offensée : sans avoir le moins du monde visé ce but particulier, la Ligue l'a atteint parce que, pratiquement, il se trouvait compris dans le but général qu'elle s'était marqué.

La position inverse aurait-elle le même avantage ? Encore un coup, j'en doute, et je ne le crois pas. Je crois que la prédiction de Démosthène aurait, une fois de plus, raison contre l'imprévoyance de nos Athéniens : au lieu de marcher à la tête de l'événement, on se laisserait manœuvrer par l'événement. La situation changerait de face, à peine serait-on organisé pour y correspondre : tout à coup, de nouvelles nécessités nous presseraient, et nos formations spéciales — spéciales à tels objectifs vite passés et dépassés — n'y pourraient opposer aucun obstacle suffisant, il faudrait improviser d'autres cadres, et ainsi de suite, et indéfiniment. On ne cesserait pas d'être manœuvré et par conséquent battu en détail. Une vue d'ensemble, une prévision d'ensemble est seule capable de sauver tout.

En politique même, il n'y a guère d'actuel que l'éternel. Il n'y a de spécial à tout que le général. Le programme de l'Action française correspond à toutes les variations du problème français. Sa généralité en prévient les moindres espèces. C'est pourquoi, sans rejeter aucune alliance éventuelle, en adhérant d'avance à toutes ces unions qui sont ou qui seront utiles à la triple défense de la religion, de la société et de la patrie, en les acceptant et en les désirant toutes, nous nous tenons à ce programme. Nous le maintenons en entier : politique d'abord, — politique nationaliste, — politique du nationalisme intégral. Et cela signifie aujourd'hui que, la religion étant attaquée sur le terrain politique, il faut la défendre politiquement ; que cette défense suppose et nécessite une pensée toujours présente de l'intérêt de la nation et, par exemple, de manière à ne pas permettre à un indigne, à un homme de la qualité de M. Clemenceau, d'usurper les fonctions de défenseur de l'armée et de champion du patriotisme ou, par exemple encore, de manière à prévoir les va-et-vient, les revirements, les fatales complications, les interférences inévitables de la situation sociale, religieuse et patriotique ; qu'enfin, pour bien satisfaire à ces conditions, pour bien voir tout, pour voir en face et à leur place, dans leur ordre et dans leurs mouvements naturels, les trois grandes causes en jeu, il demeure essentiel de les considérer d'une intelligence et d'un cœur royalistes : lieu privilégié, véritable lieu géométrique et jouissant d'une propriété centrale unique, puisque de ce haut lieu tout se dispose également en vue de l'action, tandis que, des points de vue choisis en des lieux différents, tout se confond, s'embrouille ou se contredit, en fin de compte, se ruine et se détruit 142… !

Je recopierai donc la Déclaration de la Ligue d'Action française :

Français de naissance et de cœur, de raison et de volonté, je remplirai tous les devoirs d'un patriote conscient.

Je m'engage à combattre tout régime républicain. La République, en France, est le règne de l'Étranger. L'esprit républicain désorganise la défense nationale et favorise des influences religieuses directement hostiles au catholicisme traditionnel. Il faut rendre à la France un régime qui soit français.

Notre unique avenir est donc la monarchie, telle que la personnifie l'héritier des quarante rois qui, en mille ans, firent la France. Seule, la monarchie assure le salut public et, répondant de l'ordre, prévient les maux publics que l'antisémitisme et le nationalisme dénoncent.

Organe nécessaire de tout intérêt général, la Monarchie relève l'autorité, les libertés, la prospérité et l'honneur.

— Je m'associe à l'œuvre de la Restauration monarchique. Je m'engage à la servir par tous les moyens.

Paroles vieilles d'une année 143 ; mais, à quelque instant qu'elles doivent reparaître, elles demeurent les plus fraîches et les plus neuves et les plus à propos que puisse concevoir la raison.

Et elles réapparaissent commentées et traduites parfaitement par ces autres paroles que lançait hier une catholique de grand coeur et de grand esprit, mi-riant, mi-pleurant, à ceux qui lui répétaient :

« Pas de politique !

— Ils m'amusent ! avec leur pas de politique, s'écriait-elle. Est-ce qu'on se battrait aux portes des églises, si nous avions le Roi ? S'ils n'avaient pas leur République, les Juifs auraient-ils pu porter cette loi de Séparation ? »

Appendice I
Libéralisme et liberté : démocratie et peuple

D'après La Gazette de France du 3 septembre 1905.

J'ai tenu à reproduire ici cette pièce tant pour sa signification propre que pour l'honneur qui lui a été fait du suffrage éminent que l'on verra noté plus loin.

Un collaborateur du Peuple français, le journal de M. l'abbé Garnier, a reproduit, sous ce titre légèrement ironique : « C'est clair », les lignes suivantes détachées d'un article de moi :

… J'ajouterais, pour être absolument clair, que c'est par dévouement aux libertés réelles que nous excluons absolument tout libéralisme : comme c'est par respect et par amour du peuple que nous excluons toute démocratie.

Là-dessus, mon confrère anonyme ajoute, en termes fort courtois, que ce que je trouve absolument clair lui paraît « malheureusement » bien obscur. Ce malheur est possible, et je le regrette. Je n'imagine pourtant pas que l'on puisse formuler en termes plus nets l'opposition de la doctrine libérale, ou libéralisme, et des libertés réelles, concrètes, pratiques, — ni qu'on puisse déclarer moins obscurément l'incompatibilité du bien réel du peuple avec la démocratie conçue comme doctrine ou comme institution.

Cette antinomie (il est vrai), cette opposition (j'en conviens), je me contentais de les affirmer : je n'en fournissais pas la démonstration. Mais celle-ci a été donnée mille fois par d'autres, par moi-même, et l'on ne peut pas toujours se recommencer. Si toutefois cette répétition peut convenir au rédacteur du Peuple français, je suis à ses ordres.

I
Le Libéralisme

Le libéralisme est la doctrine politique qui fait de la Liberté le principe fondamental par rapport auquel tout doit s'organiser en fait, par rapport auquel tout doit se juger en droit. Je dis que le libéralisme supprime donc en fait toutes les libertés. Libéralisme égale despotisme. Je le démontre.

En religion

Dans l'ordre religieux, la liberté-principe peut tout admettre hors l'aliénation de la liberté, d'elle-même. Un homme qui aliène sa liberté personnelle n'est plus un homme, dit la philosophie libérale. Il a perdu son rang et sa dignité. Mais, objectera-t-on, il fit acte de liberté en immolant sa liberté ? Il n'avait pas ce droit de l'immoler. La liberté, c'est l'intangible. « Pas de liberté contre la liberté. » Dès lors, point de vœux monastiques. Dès lors, point de Congrégations. C'est le sophisme protestant des Renouvier et des Buisson. Mais qu'on y prenne garde : ce raisonnement est sophistique parce que le point de départ en est faux : il n'est point vrai que la liberté soit un principe fondamental. Mais, si la prémisse était vraie, la conclusion le serait aussi. C'est très logiquement, très rigoureusement que M. Buisson a déduit la loi de 1901 du principe libéral. Dans le principe libéral, la liberté des ordres religieux serait chose immorale. Dans le principal libéral, cette liberté doit être étouffée. Et voilà donc une première liberté dont la conquête exige au préalable le renversement du principe libéral. Si nous nous dévouons à la liberté des congrégations religieuses, liberté définie, liberté réelle et pratique, nous devons faire la guerre au libéralisme.

En économie politique

Dans l'ordre économique, la liberté-principe veut que la concurrence des libertés individuelles, d'où le bien doit sortir inévitablement, soit œuvre sacrée. Il n'y a qu'à laisser faire et à laisser passer. Toute intervention de l'État ou de la Société mérite le nom d'attentat et presque de profanation. Le statut du travail doit donc être individuel. Autant par respect pour sa liberté propre que par vénération de la mécanique du monde, l'ouvrier doit respecter les injonctions du décret Le Chapelier et s'interdire sévèrement toute association, corporation, fédération, tout syndicat d'ordre professionnel, de nature à troubler le libre jeu de l'offre et de la demande, le libre échange du salaire et du travail. Tant pis si le marchand de travail est un millionnaire maître absolu du choix entre 10 000 ouvriers : liberté, liberté ! La liberté économique aboutit donc, par une déduction rapide, à la célèbre liberté de mourir de faim. J'oserai l'appeler une liberté négative, abstraite ; mieux : une liberté soustraite. Toute liberté réelle, toute liberté pratique, tout pouvoir libre et certain de conserver sa vie, de soutenir sa force, est refusé à l'ouvrier tant qu'on lui refuse la liberté d'association.

Il a fallu le déclin des idées libérales pour obtenir, dans l'ordre économique, un certain degré de liberté d'association. Pour étendre cette liberté, pour l'étoffer, pour la nourrir, on devra écraser tout ce qui subsiste du libéralisme dans les esprits. Êtes-vous dévoué au libéralisme, ouvriers, ou préférez-vous vos libertés, libertés de fait ? C'est à vous d'opter, mais il faut opter. Il faut « exclure tout libéralisme » ou renoncer à toute liberté effective.

En science politique

Dans l'ordre politique 144, le libéralisme, exprimé à la première phrase du Contrat social et au premier article de la Déclaration des Droits de l'homme, porte que l'homme naît libre. Le libéralisme veut dégager l'individu humain de ses antécédences ou naturelles ou historiques. Il l'affranchira des liens de famille, des liens corporatifs et de tous les autres liens sociaux ou traditionnels. Seulement, comme il faut vivre en société, et que la société exige un gouvernement, le libéralisme établira le gouvernement de la société en accordant un suffrage à chaque liberté et en faisant le compte de ces souverains suffrages. La majorité, exprimant ce que Rousseau appelle la volonté générale, exprimera ainsi en quelque sorte une liberté générale : la volonté de la majorité devient dès lors un décret-loi contre lequel personne ni rien ne saurait avoir de recours si utile et si raisonnable, ou si précieuse et si sacrée que puisse être cette chose ou cette personne. La liberté-principe établit une règle qui ignore méthodiquement les forces et les libertés particulières ; elle se vante de créer toute seule la liberté de chacun ; mais, en pratique, l'histoire le montre bien, cet individualisme affaiblit les individus. C'est son premier effet. Le second est de tyranniser, sans sortir du « droit » tous les individus n'appartenant pas au parti de la majorité, et ainsi de détruire les derniers refuges des libertés réelles 145 ». Tels sont les deux effets successifs de la Liberté politique (ou volonté du peuple) sous son aspect le plus connu, qui est celui de la « démocratie libérale » ou démocratie fondée sur la Liberté, Liberté fondant son gouvernement.

Il y a une autre forme de libéralisme, plus aiguë, plus logique, à laquelle arrivent toujours, quand ils ont persisté dans l'opposition, les partis libéraux : ils se font anarchistes purs. Le principe libéral, en ce cas, ne détruit pas seulement ces liens de famille, de tradition et de relation, créateurs de forces de résistance et centres de pouvoirs : il renverse l'État. il nie la Patrie. Il livre donc l'État à l'arbitraire du désordre et aux coups des révolutions, comme il ouvre la Patrie aux armes de l'Etranger. Par ce libéralisme absolu, l'homme né libre tend à perdre : 1o la liberté d'aller et de venir dans la rue sans être assommé ; 2o son indépendance de citoyen d'une nation déterminée.

Telle est la conséquence naturelle du libéralisme non mitigé : il tue la société et, par là même, toutes les libertés contenues dans la société existante. Quant au libéralisme mitigé, s'il laisse subsister la société, il la caporalise sous la moins juste, la plus rude et la moins responsable 146 des dictatures, celle du nombre.

Ainsi, libéralisme et despotisme, c'est tout un. Le dévouement aux libertés commande donc le sacrifice de l'idole et de la nuée Liberté.

« Est-ce clair ? »

II
La démocratie

La démocratie est le gouvernement du nombre.

On appelle encore démocratie l'état social démocratique, — un état égalitaire de la société dans lequel les différences de classes seraient inexistantes ou abolies.

On appelle enfin démocratique un ensemble d'idées et un corps d'institutions ou de lois, rendant soit au gouvernement du nombre, soit à l'état égalitaire de la société.

Je dis que, par respect et par amour du peuple, nous excluons toute démocratie, sous l'un quelconque des trois aspects précités.

Et je le prouve.

Le gouvernement du nombre

Il faut exclure le principe du gouvernement du nombre, parce qu'il est absurde dans sa source, incompétent dans son exercice, pernicieux dans ses effets 147. Nous prions nos contradicteurs de prendre garde à ces mots : « principe du gouvernement », surtout à principe.

Car, si, sous le nom de gouvernement du nombre, vous parlez d'autre chose, si vous donnez au nombre un maître, un souverain, — loi divine ou humaine, loi abstraite ou vivante 148, — vous pouvez dire : « J'ai associé le nombre au gouvernement » ; vous ne pouvez pas dire que le nombre est le gouvernement, car ce gouvernement serait gouverné lui-même, selon votre propre langage, par un maître, par un guide, par une règle autre que lui. Cela peut être mieux, cela peut être pis, c'est tout autre chose, à coup sûr : c'est autre chose qu'un gouvernement ayant son principe dans le nombre.

Or, c'est de ce dernier que nous voulons parler ; il est le seul en discussion.

Donc, nous respectons trop le peuple pour aller lui dire : — Il suffit de compter les voix des incompétents, pour résoudre les questions d'intérêt très général qui exigent de longues années d'étude, de pratique ou de méditation ; il suffît de recueillir et d'additionner les suffrages des premiers venus pour réussir les choix les plus délicats 149.

Nous aimons trop le peuple pour aller lui chanter ces choses. L'amour et le respect du peuple nous permettent de proposer au peuple, j'entends par là l'ensemble des citoyens organisés, la gestion des intérêts où il est compétent, ses intérêts locaux et professionnels. Le même sentiment nous oblige à lui refuser la gestion des intérêts généraux de la nation, je dis la nation française, parce que ces intérêts sont beaucoup trop complexes pour être également et clairement sensibles à la pensée de tous.

Prise en fait, « la démocratie c'est le mal, la démocratie c'est la mort 150 ». Le gouvernement du nombre tend à la désorganisation du pays. Il détruit par nécessité tout ce qui le tempère, tout ce qui diffère de soi : religion, famille, traditions, classes, organisations de tout genre 151. Toute démocratie isole et étiole l'individu, développe l'État au delà de la sphère qui est propre à l'État. Mais, dans la sphère où l'État devrait être roi, elle lui enlève le ressort, l'énergie, même l'existence. « Nous n'avons plus d'État, nous n'avons que des administrations. » La forte parole de M. Anatole France se vérifie partout où l'erreur démocratique affecta les institutions et les lois. C'est un fait que la démocratie corrompt tout. Nous le disons au peuple, parce que cela est.

Dire au peuple ce qui n'est pas, serait lui manquer de respect. Lui débiter des fables pernicieuses, c'est tantôt le haïr, tantôt le mal aimer. Profiter, pour lui faire ce mensonge, de la confiance naïve qu'il a voulu placer en vous, c'est abuser de lui, le trahir et vous dégrader vous-même. Voilà pourquoi nous prenons le peuple à témoin de la vivacité de notre haine pour la démocratie et pour ce principe, absolument faux, de la souveraineté du nombre. Notre honneur est en cause, en même temps que la sécurité française et tous les autres biens publics.

L'état social démocratique

Quant au « fait » de l'état social démocratique, nous le reconnaîtrions s'il s'agissait de la Norvège ou de quelque pauvre canton de la montagne suisse où parfois il subsiste une certaine égalité, une équivalence de conditions entre citoyens. Mais nous sommes en France, dans le riche pays de France, dans un beau vieux pays que différencièrent profondément quatorze siècles d'activité politique, civile, militaire et économique ! Non, cette égalité n'existe pas dans notre pays. Oui, les différences de classes y existent. Non, on ne les y a pas abolies.

J'ajoute : — Ni en France ni dans le reste du monde, c'est-à-dire ni en Amérique ni en Europe, y compris la plus pauvre Suisse, la plus égalitaire Norvège, n'existe une tendance des conditions et des classes à s'égaliser. Les choses, loin de se niveler, se différencient de plus en plus : en premier lieu par l'effet du progrès matériel et financier ; en second lieu par suite des progrès du socialisme (doctrine essentiellement aristocratique, en dépit de ses attaches provisoires avec la démocratie, doctrine d'organisation ouvrière, comparable au mouvement bourgeois et communaliste des XIe et XIIe siècles) ; en troisième lieu, par la rencontre des nationalités et des races, qui, loin de fusionner, se heurtent en vue de se subordonner les unes aux autres : la guerre universelle, en désignant de quel côté sont les plus forts, tend à instituer la hiérarchie générale. L'Amérique que l'on nous donne pour le peuple de l'avenir, est précisément un pays très sensible aux nécessités de l'organisation économique et militaire : la démocratie existe bien chez elle, à quelque degré, mais dans le passé : ses premiers colons du XVIIe siècle, les transfuges du Mayflower, presque égaux entre eux, furent démocrates ; ses habitants d'aujourd'hui dédaignent la démocratie à peu près dans les termes qu'employait leur Edgar Allan Poe : « En dépit de la voix haute et salutaire des lois de gradation qui pénètrent si vivement toutes choses sur la terre et dans le ciel, des efforts insensés furent faits pour établir une démocratie universelle 152. »

Rien ne montre mieux l'échec de ces « efforts insensés » que le caractère de tels mouvements récents qui se présentent sous une forme démocratique. Ils n'ont rien de démocratique, au fond. Par exemple, !e suffrage universel est désiré en Angleterre pour éviter le protectionnisme ; dans la monarchie austro-hongroise, pour faire prévaloir les aspirations de certaines nationalités ; ou pour secouer le joug de certaines autres ; en Allemagne, en Belgique, en Russie même, pour favoriser un mouvement socialiste ; mais nulle part on ne réclame l'égalité politique en elle-même, comme cela se voyait par toute l'Europe en 1848.

L'avenir, comme le progrès, est à l'ordre. Il n'est pas à l'égalité. Si nous persuadions le peuple français des triomphes futurs de la démocratie, nous lui enseignerions une erreur dont il souffrirait par la suite. De plus, nous parlerions contre notre pensée. C'est donc par respect pour le peuple que nous lui disons la vérité toute franche, c'est par amour du peuple que nous lui épargnons les flagorneries qui le perdraient.

L'esprit démocratique

Le même sentiment nous interdit d'encourager le peuple à considérer comme désirable soit le gouvernement du nombre, soit l'état démocratique de la société. Sans doute, les deux désirs et les deux idées existent de nos jours. Cependant ils n'existent point seuls. D'autres tendances, d'autres désirs, d'autres idées existent et peuvent, bien utilisés, s'opposer à l'effort funeste, empêcher cet effort de se réaliser. C'est à quoi justement nous avons toujours travaillé : l'amour vivant de la patrie peut vaincre le démon de la fausse sagesse individuelle, ou encore le légitime intérêt personnel et professionnel, qui implique l'ordre matériel et la paix sociale, résister aux subversions du génie de l'égalité.

Si l'égalité constitutionnelle, qui nous livre à l'Étranger de l'intérieur — Juif, Protestant, Maçon, Métèque, — avant de nous livrer à l'Étranger du dehors — Anglais ou Allemand, — si cette égalité légale et verbale se développait librement jusqu'à son terme, elle créerait l'égalité sociale, le nivellement économique, l'universel appauvrissement. Est-ce donc ce qu'il faut désirer pour le bien de chacun et de tous ?

Aucun pays, aucun État ne subsistèrent de ce poison. Mais certains États dépérirent par la vertu de la petite goutte vénéneuse, dont un mot répété infecta les esprits. L'Athènes antique avait des énergies précieuses. La Pologne moderne fut un peuple plein de vigueur. Athènes, Varsovie, ont été les victimes de l'intoxication démocratique. Elle fut à très faible dose, puisque ni les esclaves athéniens, ni les serfs polonais ne possédaient de droits politiques : eh bien ! une simple nuée devenue loi, une fiction constitutionnelle, dont les réalités se jouèrent souvent, ont été assez fortes pour livrer à la guerre civile, puis au pouvoir de l'étranger, ces deux races illustres qui valaient mieux que leurs vainqueurs.

L'égalité ne peut régner nulle part ; mais son obsession, son désir, établissent un esprit politique directement contraire aux besoins vitaux d'un pays : l'esprit démocratique tue la discipline militaire et le peuple a besoin d'une armée; l'esprit démocratique, par l'envie qu'il distille, tue la concorde civile, la cordialité, la paix entre particuliers, et le peuple a besoin de concorde, de paix, de cordialité. Morbus democraticus ! répétait Sumner Maine 153. L'amour et le respect du peuple interdisent donc de lui suggérer le désir de cette maladie. Avec Machiavel et Dante, nous ne conseillerons jamais au peuple de crier : « Vive ma mort ! »

Le rédacteur du Peuple français est-il satisfait ?

« Est-ce clair? »

Appendice II
Jugements portés sur mon livre

Le théologien du Bloc catholique

Voici tout d'abord une étude qu'a bien voulu consacrer au livre, dans Le Bloc catholique de Toulouse, une personnalité « particulièrement autorisée » du monde religieux. Les extraits que l'on va lire de ce très pénétrant, très perspicace et très rigoureux examen inviteront le lecteur à se reporter au texte de l'article, modèle d'exposé critique et logique.

L'éminent théologien auteur de cette étude commence par dégager la pensée du livre, le point de vue où s'est placé l'auteur pour l'écrire.

Il s'agit donc de politique religieuse. Mais, qu'on y prenne bien garde, il ne s'agit pas de religion. L'auteur ne parle pas de religion. Ce n'est pas une question religieuse qu'il traite. C'est une question politique, exclusivement politique. Il est vrai que cette politique a pour objet la religion ; mais, précisément, parce qu'il s'agit de politique, c'est du point de vue politique, et non du point de vue religieux, que la religion est ici considérée. Encore serait-il plus exact de dire que ce n'est pas la religion qui est considérée, mais une société religieuse, une société religieuse très déterminée, la société religieuse qui s'appelle l'Église romaine.

Il est impossible de mieux définir.

L'auteur, se plaçant au point de vue français, au point de vue de ce corps social qui est la nation française, existant comme nation, avec ses caractères distinctifs, son sol, sa population, son histoire, et voyant en face de lui, non seulement en France, mais dans le monde, cette autre société nettement caractérisée par sa doctrine, par sa hiérarchie, par son action dans le monde, qui s'appelle l'Église catholique romaine, se demande quels doivent être les sentiments de la nation française et de quiconque a le bonheur d'appartenir à la nation, à l'égard de cette société religieuse.

Tout le livre tient dans les limites de la question ainsi posée.

On objecte cependant à l'auteur que la position qu'il a prise « est une position peu en harmonie, sinon même en opposition formelle, avec la position ordonnée par le Souverain Pontife et les évêques de France ».

Il semble, dit le théologien du Bloc catholique, que l'opposition des deux procédés d'action ne peut être ni plus flagrante ni plus irréductible. D'un côté, en effet, l'on a pour cri de ralliement : Politique d'abord ! De l'autre, le mot d'ordre qui revient sans cesse est celui-ci : Pas de politique ! s'unir exclusivement sur le terrain de la défense religieuse en dehors et au-dessus de tous les partis politiques, entendant par là très expressément les partis qui se spécifient en raison des diverses réformes de gouvernement : république, empire, monarchie.

Mais ici encore, regardons de plus près ; et voyons si, même sur ce point, on n'est pas victime d'une déplorable équivoque.

Lorsque le Souverain Pontife et les évêques de France demandent à tous les catholiques français de ne pas faire de politique, au sens qui vient d'être précisé, et de se mettre en dehors et au-dessus des partis politiques dont nous venons de parler, quels sont bien le sens et la portée de leurs instructions ? Est-ce à dire que, purement et simplement, pour les catholiques de France, le bien consiste à être en dehors et au-dessus de tous les partis, se désintéressant de tous les partis, et fuyant jusqu'à leur ombre, — ou, simplement, qu'en raison des dissentiments que provoquent ces divisions des partis — dissentiments qui ne peuvent point se terminer par un quelque chose s'imposant à tous, du point de vue catholique, il est mieux de ne mettre en avant, même comme moyen de défense religieuse, que ce sur quoi tous les catholiques français peuvent et doivent s'entendre ; — réservant, cependant, tous les droits de la vérité politique française que les catholiques, plus que tous les autres, ont le droit et le devoir de promouvoir ?

Et qui ne voit les conséquences de l'une ou de l'autre de ces acceptions ? Entendre les directions dont il s'agit dans le premier sens, c'est faire de l'Église l'apologiste et la promotrice de l'indifférentisme politique en matière concrète de tel pays déterminé. Ce qui est manifestement contraire à la raison et aux plus formelles déclarations de Léon XIII. Car si l'Église, avec la raison philosophique elle-même, proclame qu'en soi il peut être indifférent pour un pays qu'il soit régi par telle ou telle forme politique, d'ailleurs légitime et raisonnable, elle n'a jamais entendu enseigner qu'il soit indifférent, à tel pays, d'être régi par telle ou telle forme…

Il y a donc, à n'en pas douter, une vérité politique d'où dépend très certainement le bien d'un pays, soit au point de vue naturel et humain, soit au point de vue des intérêts surnaturels des hommes qui vivent dans ce pays. Et s'il en est ainsi, pourrait-il être légitime et bon de se désintéresser de cette vérité politique, même et surtout au point de vue catholique ? N'y a-t-il pas, au contraire, une obligation stricte de s'informer de cette vérité et de s'y conformer dans la mesure même où on la connaît et dans la mesure où il est possible de la servir ? Que si, pour des raisons et des contingences particulières, on est obligé de la taire, ce ne pourra jamais être qu'un pis-aller, non un idéal ou une perfection en soi. Quant à la mise en œuvre des autres moyens d'action ou de défense religieuse, en dehors ou indépendamment de l'action politique au sens dont il s'agit, on peut la promouvoir comme une nécessité qu'il faut subir, mais non certes comme une chose meilleure en soi, ou comme la seule chose qui importe et dont il vaille la peine de s'occuper. Nul doute, en effet, que tous les autres moyens d'action ou de défense religieuse ne puissent être fécondés et multipliés pour ainsi dire à l'infini, par le fait qu'on aura dans le pays telle ou telle forme de gouvernement. Et si quand, de fait, se trouve dans un pays une forme de gouvernement qui semble avoir pour tare indélébile et en quelque sorte organique, dans ce pays, l'hostilité la plus foncière à l'Église catholique romaine, des hommes viennent proposer de substituera cette forme une autre forme d'ailleurs exigée, à leurs yeux, par la nature même du pays et qu'ils veulent qu'elle ait pour l'Église catholique romaine les sentiments et la conduite dont témoigne la Politique religieuse, ces hommes-là n'ont-ils pas quelque droit de dire aux catholiques de ce pays : Politique d'abord !

Non pas que pour eux, comme on feint de le leur attribuer, la politique l'emporte sur la religion, ni même les moyens politiques sur les moyens proprement religieux ; mais parce que dans un État désorganisé au point de vue religieux où plutôt organisé en sens hostile à la religion, il est infiniment plus important, pour assurer le bien de la religion, de transformer d'un seul coup, si possible, l'organisme politique de cet État, que de travailler à des œuvres partielles isolées de perfectionnement moral portant sur les unités ou sur les groupements locaux éparpillés dans l'immense étendue de cet État. Et donc, si l'on peut travailler soi-même à cette transformation sans d'ailleurs nuire à ces autres œuvres de défense ou d'action religieuse, pourquoi ne pas le faire ? Pourquoi surtout, ou au nom de quels principes, blâmer ceux qui le font, et les traiter en ennemis ou en suspects, du point de vue des intérêts religieux, qu'ils sont les premiers à vouloir servir, et à vouloir servir en raison directe de leur excellence, proclamée par eux, hautement, et sans comparaison dans l'ordre de dignité, la meilleure et la première ?

Qu'on cesse donc, s'écrie en terminant l'auteur de ces vigoureuses réfutations, d'opposer ce qui, loin d'être contraire, est si harmonieusement hiérarchisé !

Vérification

Dans le même sens, un autre théologien nous écrivait parallèlement à la doctrine du Bloc catholique :

Vous voulez « ramener les âmes à Dieu » et c'est très beau, mais comment y arriverez-vous ? Mais n'existe-t-il pas un obstacle politique à la restauration religieuse ? Et sachant que tant que durera cet obstacle politique, le bien, sauf miracle, n'arrivera pas à triompher, comprenez-vous tout l'intérêt de la canaille à nous voir abandonner une lutte politique seule capable de nous sauver ?

Il faut tenir compte de la nature d'une société pour y bâtir la surnature. Un gouvernement s'oppose à votre action religieuse, empêchez-le de le faire… et si le seul moyen est de le renverser, renversez-le.

Jugement des Études religieuses

Peu après, paraissait dans les Études, fondées par les Pères de la Compagnie de Jésus (no du 20 juin 1913), un article de M. l'abbé Yves de la Brière sur La Politique religieuse. Le lecteur nous saura gré de reproduire tout ce qui a trait au noyau du livre.

Après avoir montré et critiqué divers aspects de la préface et l'épilogue, M. Yves de la Brière écrit :

D'autres publications de M. Maurras, étrangères d'ailleurs à son action politique, et où l'auteur développe ses conceptions philosophiques et littéraires, appelleraient, de notre part, des critiques fort graves. Mais, sur ce terrain positif et pratique des rapports actuels de l'Église et de l'État en France, nous devons dire que M. Maurras défend toujours les mêmes droits et libertés de l'Église que, de leur côté, les écrivains religieux, y compris les rédacteurs des Études, ont défendus avec toute leur énergie, durant la même période et devant les mêmes adversaires.

Plusieurs chapitres et un appendice traitent de la démocratie et du libéralisme catholique. M. Maurras commente, sur ce point, avec un rare bonheur d'expression les enseignements doctrinaux de Léon XIII et de Pie X. Certaines pages de Charles Maurras ont eu l'enviable privilège d'être reproduites dans le Traité De Ecclesia, au sujet des rapports entre la puissance religieuse et la puissance séculière, par un théologien aussi exigeant et rigoureux en matière d'orthodoxie que le cardinal Billot. D'autre part, une controverse sur la part de l'élément démocratique dans le gouvernement de l'Église ayant mis le positiviste Charles Maurras aux prises avec un académicien catholique libéral, la justice nous impose de reconnaître que l'exacte interprétation de l'enseignement du Saint-Siège fut manifestement du côté de M. Maurras.

Peu d'écrivains étrangers à notre loi religieuse auront proclamé avec autant de relief que M. Maurras la merveilleuse fécondité de l'Église catholique en toutes sortes de bienfaits pour la vie des peuples. Mais notre fierté de croyants s'accommode mal de voir reconnaître cette fécondité morale et sociale du catholicisme sans qu'on reconnaisse pareillement l'origine transcendante où le catholicisme trouve le secret divin de sa fécondité. Nous ne voulons pas admettre qu'un ami du dehors, tel que M. Maurras, reste toujours captif du paganisme hellénique et des préjugés positivistes. Dans les bienfaits séculaires de l'Église, auxquels il rend hommage avec tant de droiture, il devra discerner mieux que le signe d'une grande institution historique, il devra discerner, comme parle le Concile du Vatican : un grand et perpétuel motif de crédibilité en faveur de la religion chrétienne et un témoignage irréfragable de sa mission divine.

Jugement de la Revue thomiste

Presque en même temps que les Études, la Revue thomiste donnait les appréciations suivantes sur le même ouvrage.

Il se trouve que le religieux bénédictin Dom Besse et le non-croyant Charles Maurras se rencontrent dans les mêmes conclusions en ce qui est de la politique religieuse. Ils demandent, l'un et l'autre, que l'Église catholique soit traitée dans l'État et par l'État, comme la suprême bienfaitrice des hommes qui, par suite, doit être considérée, non d'un œil hostile, ou jaloux, ou dédaigneux, mais avec la plus profonde déférence.

Maurras veut que l'État, chargé des intérêts matériels, soit à l'Église, chargée des intérêts spirituels ce que le corps est à l'âme. Et, sans doute, nous le répétons, il ne donne, de cette définition, que des raisons extérieures, si l'on peut ainsi dire, ou politiques et humaines. Mais, pour être d'un ordre inférieur, par rapport aux raisons spécifiquement religieuses et catholiques, elles n'en demeurent pas moins des raisons vraies.

D'autre part, comment ne pas se réjouir de voir apporter, dans le temps où nous vivons, par un homme du dehors et qui ne laisse pas de s'imposer aux pires ennemis de l'Église, un hommage, tout extérieur sans doute et d'un ordre purement humain, mais un hommage vrai à l'Église catholique, comme celui que forme la Politique religieuse? Il y a, dans ce livre, telles pages qui resteront parmi les plus belles qu'aient jamais écrites, hommage rendu à l'Église catholique, ses admirateurs du dehors. Et n'est-ce pas déjà un précieux hommage entre tous, que cette identification de l'Église catholique avec l'idéal de la « civilisation », au sens plein de ce mot, si bien que toute hostilité à cet endroit est tenue pour un signe indubitable de « barbarie » ? Du seul point de vue social et politique, les avantages assurés par l'Église sont déclarés tels qu'être son ennemi, c'est du même coup être l'ennemi du genre humain.

Jugement du R. P. Pègues

Enfin, dans Le Bloc catholique, à ce même propos des concordances du R. P. Dom Besse et de Maurras, le théologien éminent auquel on doit un très beau commentaire et une traduction complète de la Somme théologique, le R. P. Pègues, professeur au Collège angélique, à Rome, écrit :

Un autre livre, analogue à celui du R. P. Dom Besse, que, du reste, Le Bloc catholique appréciait dans un de nos derniers numéros, La Politique religieuse, de Charles Maurras, reproduisait lui aussi, tout entier, le Syllabus de Pie IX. Quel signe des temps que de voir s'unir ainsi pour en appeler au Syllabus intégral, comme à un document sauveur, deux esprits aussi divers que Charles Maurras et Dom Besse ! Et les conclusions de leur politique sont identiques, à l'endroit de l'Église catholique.

Ces libres jugements d'esprits supérieurs, qui répondaient à beaucoup de sourdes calomnies, ont contribué à la diffusion d'un ouvrage qui dissipe les préjugés et qui, fixant les patriotes sur la vérité politique, les initie au respect et à l'admiration du catholicisme.

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Charles Maurras
  1. Ariste est un personnage de L'École des femmes, mais surtout de L'École des maris. Tolérant et compréhensif, il est récompensé in fine de ses bonnes intentions et de son bon-vouloir. Il figure ici les catholiques qui ne tiennent par rigueur à Maurras de parler de questions religieuses. On attendrait en antithèse Sganarelle, autre personnage de L'École des maris. C'est Caliban qui est convoqué : personnage de La Tempête de Shakespeare, fils d'une sorcière, monstrueux et vil esclave de Prospero, son nom serait formé sur cannibale. Sa nature ne lui permettant pas de se civiliser mais le condamnant à rester farouche, il figure ici les catholiques libéraux qui — bien incivilement — dénient purement et simplement à Maurras le droit de parler du catholicisme. (n.d.é.) [Retour]

  2. À travers l'œuvre de M. Maurras, par Pedro Descoqs (Paris, Beauchesne), in–16. [Retour]

  3. Joseph-Étienne Fidao-Justiniani, auteur de plusieurs articles polémiques contre l'Action française, en particulier dans Le Correspondant. (n.d.é.) [Retour]

  4. L'abbé Jules Pierre, curé des Lilas, s'en prit à plusieurs reprises à Maurras et à l'Action française : il entendait protéger les bons catholiques des séductions du néo-paganisme et du « nietzschéisme » dont il fut un infatigable pourfendeur. L'indignation brouillonne et une certaine malhonnêteté intellectuelle lui tiennent souvent lieu de réflexion, comme on en aura d'abondants exemples infra. Il soutint en outre contre Maurras et l'Action française une longue et âpre polémique autour de Stendhal ; voir à ce sujet particulier l'ouvrage de Philippe Berthier et Gérald Rannaud, Le temps du Stendhal-Club (1880–1920), Presses universitaires du Mirail, 1994. (n.d.é.) [Retour]

  5. L'abbé Alphonse Lugan (1869–1931), proche du Sillon, fut de tous les combats pour allier démocratie et catholicisme. (n.d.é.) [Retour]

  6. Le père Lucien Laberthonnière (1860–1932), théologien, philosophe et historien de la philosophie. Sa thèse centrale revient à opposer l'esprit grec à un esprit chrétien, et à considérer que le christianisme s'est fourvoyé en se laissant corrompre par l'aristotélisme. Ses conceptions pourraient être dites romantiques, présentant un Dieu aimant, créateur et sauveur dans des formulations évangéliques lénifiantes et assez vagues ; elles furent condamnées par Rome en 1913. Comme les précédents, il avait multiplié les articles polémiques hostiles à l'Action française. (n.d.é.) [Retour]

  7. Encyclique Pascendi. [Retour]

  8. À Paris, sur 1 400 cartes obtenues de la Préfecture de police pour visites aux prisonniers des inventaires, il y en eut 1 400 délivrées à des royalistes notoires. Et ce fut une bonne partie de ce noyau qui se retrouva en 1909 aux manifestations contre Thalamas. L'acte le plus brillant de la résistance catholique fut celui de Bernard de Vesins à l'église Saint-Symphorien de Versailles, il fut frappé (avec Joseph de Bosker du Hamel) de la plus forte des condamnations prononcées alors : deux ans de prison. [Retour]

  9. En 1904, suite à un cours particulièrement orienté sur la mémoire de Jeanne d'Arc au Lycée Charlemagne, où Amédée Thalamas dénonçait ce qu'il appelait la « Jeannolâtrie » (il y reprenait des thèses déjà développées dans son Jeanne d'Arc, l'histoire et la légende, Paris, P. Paclot, 1904), le ministre de l'Instruction publique Joseph Chaumié donna un blâme au professeur, qui dut alors enseigner au Lycée Condorcet.

    Thalamas ne possédant pas de titre de docteur ès lettres, le Conseil des professeurs de la Faculté de Lettres, présidé par le doyen Alfred Croiset, l'autorisa en novembre 1908 à donner un cours libre en Sorbonne, sur la pédagogie de l'histoire, pour l'hiver 1908–1909.

    Après la nomination de Thalamas à la Sorbonne, les Camelots du Roi dirigés par Maxime Real del Sarte interrompirent chaque mercredi le cours d'Amédée Thalamas : dès le début du premier cours, le 2 décembre 1908, il est giflé par Maxime Real del Sarte ; le 17 février 1909, Maurice Pujo réussit à pénétrer dans l'amphithéâtre avec plusieurs militants, qui s'emparent de Thalamas. Celui-ci est fessé par Lucien Lacour, qui lui lance : « Votre place n'est pas ici. Elle est à la synagogue ou à la rue Cadet », avant d'être assommé par une chaise que lui lance le professeur.

    Pendant et à l'issue des cours eurent lieu de nombreuses bagarres entre les militants monarchistes et la police, mais également avec des militants catholiques qui réprouvaient l'action des Camelots, au premier rang desquels les Sillonistes.

    Durant les événements, plusieurs Camelots, dont Bernanos, furent arrêtés et détenus à la prison de la Santé. Fin février, le député Jules Delahaye, qui avait des années plus tôt dénoncé le scandale de Panama, prit la parole à la Chambre des députés pour protester contre ces arrestations. Reçu par le président du Conseil Georges Clemenceau, Maxime Real del Sarte obtint alors la libération des détenus. (n.d.é.) [Retour]

  10. Certains dogmes en quelque sorte limitrophes, comme le catholicisme et le protestantisme, peuvent déterminer des conceptions pratiques aussi diverses que l'individualisme ou l'organisation, l'anarchie de l'Église, de la famille, de l'État, ou le respect de tous les justes liens sociaux. Je n'ai pas à expliquer ni moins encore à justifier le fait. Mais je constate et fais constater ce qui est. Une base religieuse minima, soit chrétienne, soit déiste, soit purement morale, entre catholiques et non catholiques, peut conduire ceux-là à de redoutables déboires dans l'ordre de l'action sociale et politique. Ils se trouveront contredits et sacrifiés à chaque pas. Ce n'est pas sur cette base qu'a été construit le modus vivendi exposé dans ce livre. [Retour]

  11. C'est précisément ce que n'admet pas un grand organe libéral, le Bulletin de la semaine, qui déclare (31 juillet 1912) : « Ce qui est vrai en Allemagne, en Belgique, l'est aussi en France. » Le vrai mathématique, sans doute. Mais s'il s'agit d'une appréciation à porter sur l'utilité, l'inutilité, ou la nocuité de telle ou telle méthode, de telle ou telle manœuvre, comme le succès en est lié à la suite des temps et à l'état des lieux, la vérité peut et doit varier avec les lieux ou les temps, et c'est un sophisme de dire en ce cas que la vérité ne s'arrête pas aux frontières ! elle s'y arrête fort bien. Et s'il lui arrivait de ne jamais s'y arrêter, c'est que le particulier serait devenu général. Il est vrai que le bois de la Cambre embellit et décore la capitale de la Belgique. Il n'est pas vrai, il est très faux que le bois de la Cambre embellisse et décore la capitale de tous les pays. Voilà à quelles rectifications d'une obscène évidence nous obligent les libéraux. [Retour]

  12. Paraphrase de la formule révolutionnaire attribuée à Marat : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. » (n.d.é.) [Retour]

  13. Histoire du Consulat et de l'Empire, tome XX. [Retour]

  14. Le premier concile du Vatican qui se tint du 8 décembre 1869 au 20 octobre 1870. Convoqué par Pie IX, il définit notamment l'infaillibilité pontificale. Il est interrompu quand les troupes italiennes envahissent Rome : suspendu sine die, il ne sera jamais repris. (n.d.é.) [Retour]

  15. Henri Bernstein, 1876–1953, est un boulevardier qui fut très connu en son temps. Il devint célèbre en 1906 grâce au succès de son drame bourgeois Le Voleur. En 1911, il donne à la Comédie-Française une pièce controversée Après moi, dénoncée comme une œuvre « juive » par ses détracteurs qui jugeaient qu'elle ne devait pas avoir sa place au théâtre. Cette représentation lui vaudra des manifestations antisémites des Camelots du roi, lesquels pour leur part s'insurgent moins contre la pièce que contre son auteur, l'accusant d'avoir déserté pendant son service militaire. (n.d.é.) [Retour]

  16. Sur Thalamas, voir supra la note 9. (n.d.é.) [Retour]

  17. L'Action libérale était de 1901 à 1919 un parti politique voulant représenter les catholiques ralliés à la République, souvent d'anciens monarchistes. Jacques Piou et Albert de Mun en furent des figures marquantes. Des tentatives de reformation après guerre, en 1923 et 1927 notamment, ne furent suivies d'aucun succès. Stricto sensu « l'Action libérale » désigne le groupe parlementaire, « l'Action libérale populaire » désigne le parti. (n.d.é.) [Retour]

  18. Nous avons souvent exposé, à cet égard, nos raisons dont plusieurs sont éparses dans ce livre. Mais nous les retrouvons rassemblées avec une vigueur singulière dans cette belle page d'un écrivain qui ne s'est jamais décidé ni classé et dont toutes les préférences naturelles auraient pu être pour le monde libéral, M. Paul Souday, rédacteur au Temps. C'est dans Le Temps (3 juillet 1911), dans le plus grand journal de la République, que M. Souday nous apporta cette précieuse contribution à l'analyse de nouveaux états d'esprit. Analysant le roman posthume de Fogazzaro, le très ennuyeux auteur du Santo auquel Leila fait suite. M. Paul Souday terminait par ces réflexions caractéristiques :

    « On ne fait point ici de théologie et l'on ne se donnera pas le ridicule d'évoquer le procès du modernisme. Notons pourtant, à un point de vue exclusivement profane, que le bon Fogazzaro retardait, avec sa superstition de la Science et du Progrès et sa manie de les mêler à tout. Les questions métaphysiques et religieuses ne sont pas du même ordre que les questions scientifiques ; et d'ailleurs celles-ci comportent presque autant d'incertitudes. Fogazzaro s'est beaucoup préoccupé de concilier la Genèse et la théorie de l'Évolution qu'il croyait démontrée et désormais inébranlable. Cette théorie n'est pourtant qu'une hypothèse, et l'autorité de Darwin, déjà fort menacée, ne durera probablement pas autant que celle du Pentateuque. Fogazzaro professait une admiration un peu simpliste et béate pour la vie moderne ; il en avait plein la bouche et ne tarissait pas sur la nécessité d'adapter le catholicisme à cette vie moderne si précieuse. Quel enfantillage !

    « Ce temps présent est mêlé de bon et de mauvais : au total, assez plat et bien inférieur à quelques autres. À quel titre lui attribuer un privilège et juger insuffisante pour lui une religion qui a suffi à Bossuet et à Pascal ? L'impulsion automatique des naïfs et des ignorants exalte leur époque par dessus toute autre parce qu'ils ne connaissent point les époques antérieures et parce que celle-ci a la supériorité de les avoir produits au jour. C'est un réflexe élémentaire que de croire au progrès, depuis les origines jusqu'à nous. La doctrine du progrès n'exige un effort que lorsqu'il s'agit de l'étendre impartialement et prophétiquement aux générations qui viendront après nous. Les amoureux du passé peuvent tomber dans quelques excès : leurs préventions s'appuient du moins sur une sérieuse culture, une imagination vivace et un sens critique aiguisé qui leur a permis de juger leur siècle à l'encontre de l'instinct. Ils s'élèvent à concevoir que ce qui est caractéristique d'un siècle, moderne ou ancien, n'a que peu de valeur, et que l'important est ce qui dure. Le catholicisme a, sur les idées auxquelles Fogazzaro sait si bon gré d'être modernes et qui demain peut-être auront passé, la supériorité de ses dix-neuf cents ans d'existence. Bien loin de vouloir le modifier pour le mettre à la mode, on peut penser que son principal attrait réside au contraire dans une immuable pérennité. Bien loin de le subordonner au siècle, on a le droit de l'aimer par contraste et comme un refuge contre le siècle. Un Veuillot, par exemple, est un écrivain catholique autrement passionnant qu'un Fogazzaro. Allons plus loin : un Huysmans même a plus de saveur. Pour tout dire, à l'opportunisme ambigu et fade des modernistes, il est loisible de préférer, par simple goût des belles choses réalisant la plénitude de leur type, soit la netteté de la pure libre pensée, soit la splendeur traditionnelle du catholicisme intégral. »

    Indépendamment de leur portée intrinsèque, ces paroles donnent une idée de ce qui se pense sur le catholicisme chez beaucoup d'incroyants. Les sympathies de la « libre pensée » ont finalement abandonné le protestantisme ainsi que le libéralisme, son succédané. Il y a longtemps que nous annoncions cette métamorphose de l'opinion. Ne soyons plus si pessimistes ! Une aube se fait peu à peu.

    [Il est à peine utile de remarquer que M. Paul Souday, alors inconnu, s'est ouvert, depuis 1914, une carrière par la diatribe continue contre tout ce qui est catholique et français. La Gazette de Francfort en a félicité le bekannte Temps redakteur. (Note de 1921.)] [Retour]

  19. Jacques Rocafort, dans Mes campagnes catholiques, observe que l'étude de ces éléments huguenots et juifs donne de la « clarté » à la « vision ». Et, en effet, elle fournit une explication que l'on ne trouve nulle autre part. [Retour]

  20. Au Xe Congrès de la Jeunesse laïque qui s'est tenu à Moulins, les 1er , 2, 3 et 4 août 1912, M. Émile Segui a dit dans son rapport (Annales de la Jeunesse laïque, d'août 1912, no 123 de la collection) :

    « Non seulement l'Eglise a encore beaucoup d'influence chez nous, mais l'éducation romaine, tant de fois séculaire, a façonné les cerveaux français de telle sorte que les principes républicains ont tout l'air d'hôtes de passage. Il ne manque point chez nous d'opinions républicaines, mais les tempéraments républicains sont rares. Il faut les chercher surtout dans la minorité protestante ou juive. Les protestants, par exemple — j'entends les protestants français, héritiers du calvinisme — sont républicains d'instinct et d'éducation : le libre examen et l'égalité sont à la base de leur organisation religieuse, toute démocratique. Il n'en est pas de même chez les catholiques, habitués à la servitude religieuse et morale : les idées républicaines ne reposent pas, chez eux, sur des bases psychologiques profondes. Et que de libres penseurs, matérialistes ou athées, sont encore imprégnés de catholicisme ! Combien sont encore, psychologiquement, des catholiques ? »

    — Nous avons souvent dit que la politique républicaine n'en voulait pas au déisme, ni au spiritualisme, mais au catholicisme romain. Écoutez M. Segui :

    « Ce n'est pas l'idée religieuse qu'il faudrait combattre, mais bien l'éducation romaine, toute dogmatique. Pourrons-nous arracher les germes morbides ? Pourrons-nous effacer l'empreinte romaine ? La propagande des libres penseurs tuera peut-être le catholicisme-religion, mais elle a peu de prise sur le catholicisme-esprit. Et de celui-ci, l'autre pourrait bien renaître. La République a lutté contre l'Église. Bien des républicains ont pratiqué et pratiquent encore l'anticléricalisme le plus radical… La France en est-elle moins catholique ? On veut remplacer l'esprit catholique par l'esprit laïque. L'œuvre est tentante. Elle est urgente : sur un fonds de catholicisme, la République sera toujours instable. Si la démocratie doit mourir, c'est Rome qui la tuera. Anti-catholiques dans notre action quotidienne, nous devons l'être sous un régime de complète liberté… Mais, attention ! La démocratie repose sur la valeur de la personne. Elle implique la responsabilité avec la liberté. Son mot d'ordre doit être : Conscience d'abord ! Fille du Libre Examen, elle est profondément individualiste… »

    Et tous ces excellents aveux sont groupés dans les Annales de la Jeunesse laïque, sous ce titre : « Avec le catholicisme, la démocratie sera toujours instable… »

    Une démocratie en France ne peut vivre qu'appuyée sur des tempéraments républicains qu'il faut chercher surtout dans la minorité protestante et juive. Il y a douze ans que nous répétons la formule complète : juifs, protestants, maçons, métèques. [Retour]

  21. Pierre-Gilbert-Jean-Marie Imbart de la Tour, 1860–1925, historien et universitaire. Il est en particulier l'auteur des Origines de la Réforme. (n.d.é.) [Retour]

  22. Joseph Reinach, 1856–1921, journaliste et homme politique français fortement engagé pour Alfred Dreyfus, et l'une des cibles principales des anti-dreyfusards. (n.d.é.) [Retour]

  23. Théodore Steeg, 1868–1950, fils de Jules Steeg, homme politique, protestant et professeur de philosophie. (n.d.é.) [Retour]

  24. Eugène Spuller, 1835–1896, est un homme politique ardent républicain surtout connu pour avoir accompagné Gambetta lors de son célèbre voyage en ballon. Rappelons la note ajoutée par Maurras au premier chapitre de la première partie de Kiel et Tanger, et qui éclaire l'allusion suivante :

    Le 3 mars 1894, M. Spuller, alors ministre des Cultes, vint célébrer à la tribune de la Chambre un « esprit nouveau de tolérance, de bon sens, de justice, de charité », qui animerait désormais « le gouvernement de la République dans les questions religieuses ». Il fut approuvé par 315 voix contre 191. Ces dernières étaient d'ailleurs les seules à savoir ce qu'elles voulaient.

    (n.d.é.) [Retour]

  25. Francis de Pressensé, 1853–1914, tout à la fois pacifiste quasi-professionnel, diplomate, journaliste et homme politique. Il est souvent cité sous la plume de Maurras comme exemple des fausses naïvetés idéalistes du régime républicain. (n.d.é.) [Retour]

  26. L'Écho de Paris du 25 septembre 1912. [Retour]

  27. « Rapport sur le concours du Manuel d'histoire de France » (Revue L'Action française du 15 juillet 1908). [Retour]

  28. Vingt-huit juillet 1912, discours de Nancy. [Retour]

  29. Le Congrès international de la Libre Pensée réuni à Rome, le 22 septembre 1904. (n.d.é.) [Retour]

  30. Ernst Heinrich Philipp August Haeckel, 1834–1919, était un biologiste, philosophe et libre penseur allemand. On parle de ses vues comme d'un avatar du monisme, le terme reviendra plusieurs fois dans les pages qui suivent. Il a fait connaître les théories de Charles Darwin en Allemagne et a été l’un des premiers à proposer une classification des races humaines en s’appuyant sur la théorie de Darwin. Selon Haeckel, les races noires étaient les plus proches du singe, tandis que les Indo-Germains (regroupant selon lui les Allemands, les Anglo-Saxons et les Scandinaves) constituaient la forme la plus évoluée de l’humanité. (n.d.é.) [Retour]

  31. L'hostilité au dogme, c'est-à-dire à l'enseignement, est d'autant plus bizarre qu'elle se produit à une époque et dans un monde, dans une classe et dans un parti où l'on pousse jusqu'à la superstition fétichique le culte de l'instruction, d'un enseignement qui est un dogme et dont les « évêques » ou, en grec, « surveillants », s'appellent en français administratif moderne des inspecteurs. « Une inspection sévère », demandait, le 26 septembre 1912, le Conseil général de la Haute-Savoie. Autant dire : un épiscopat vigilant, tel que le souhaite Pie X. Il n'y a pas à introduire ici la fausse idée de libre discipline ou d'enseignement accepté. Tout enseignement comporte, de la part de l'être enseigné, une attitude « docile », l'étymologie le dit bien. C'est ce dont Auguste Comte s'apercevait quand il disait que la soumission est la base du développement ou qu'on ne peut « sans vénération » « obtenir aucun état fixe de l'esprit comme du cœur, non seulement en morale ou en sociologie, mais aussi dans la géométrie ou l'arithmétique ».

    Voudrait-on s'échapper en disant que l'enseignement scientifique est incessamment révisé et renouvelé, tenu en état de mobilité par l'esprit critique, au lieu que le dogme serait « figé » ? Mais d'abord le contraste est imaginaire. Il est des lois scientifiques sur lesquelles il ne s'opère aucune révision. D'autre part, les catholiques montrent aisément que leurs dogmes ont une manière de vivre, de se développer en s'éclaircissant et en se motivant avec plus de force. Reste, il est vrai, un fort élément immobile dans le dogme et un fort élément mobile dans l'enseignement des sciences. Mais d'où vient cette mobilité ? Du progrès de la connaissance. D'où vient cette immobilité ? De la fixité inhérente au cas d'une révélation. De ces deux caractères opposés, chacun mis à sa place apparaît strictement rationnel et complètement légitime. (Note de 1912.) [Retour]

  32. Force, effort : le terme revient souvent sous la plume de Maurras. (n.d.é.) [Retour]

  33. James Darmesteter, 1849–1894, linguiste français, spécialiste de l'iranien ancien. (n.d.é.) [Retour]

  34. Le texte porte bien « Juif et demi » et non « demi-Juif » comme on s'y attendrait. Sans doute Maurras veut-il dire que là où un juif est pour lui séparé du corps social et national par sa religion et sa « race », Spinoza l'est encore plus, puisque séparé même du corps séparé que forment les juifs pris dans leur ensemble. Ce n'est donc pas pour Maurras une diminution du caractère qu'il attribue aux juifs, mais bien un surcroît. (n.d.é.) [Retour]

  35. Étienne Vacherot, philosophe et homme politique, 1809–1897 ; son « système » est à mi-chemin du kantisme et du positivisme, la clef de voûte morale en est Dieu conçu comme un être purement idéal qui sert de garantie à la conscience morale. (n.d.é.) [Retour]

  36. J'ai esquissé les mêmes idées dans la préface de mon livre L'Avenir de l'intelligence. (n.d.é.) [Retour]

  37. Abhorret Ecclesia a sanguine, littéralement « l'Église a horreur du sang », prescription du concile de Tours en 1163, qui interdisait aux clercs la pratique et l'étude de la chirurgie. Elle a ensuite été citée pour exprimer que l'Église considérait illégitime de verser le sang, en particulier pour forcer à la conversion. (n.d.é.) [Retour]

  38. Gaston Japy, 1854–1936, industriel protestant et sénateur du Doubs de 1921 à sa mort. (n.d.é.) [Retour]

  39. Le Bloc des gauches, crée en 1899 en vue des élections de 1902, et dans la formation duquel l'affaire Dreyfus a eu un rôle essentiel. (n.d.é.) [Retour]

  40. Depuis les temps lointains où ces pages furent écrites, elles ont été corroborées point par point du témoignage d'un protestant illustre dont il sera question au chapitre suivant. [Retour]

  41. Allusion à la franc-maçonnerie : le pélican y a été hérité des symboles des sociétés rosicruciennes. (n.d.é.) [Retour]

  42. Réponse au pasteur de Saint-Étienne, le 12 janvier 1902. [Retour]

  43. On est reconnaissant à M. Onésime Reclus de ce dédain qu'il marque ainsi à la « nuée » de la prospérité des nations protestantes. Ceux qui manœuvrent cet argument de réunion publique oublient, par exemple, entre les facteurs de prospérité moderne la houille et, entre les peuples prospères, la Belgique. Ils ne tiennent pas compte non plus de la déprotestantisation graduelle des peuples protestants prospères, qui évoluent simultanément, semble-t-il, vers des formes qui se rapprochent du catholicisme ou vers l'agnosticisme le plus complet. [Retour]

  44. L'ouvrage de Bossuet, Histoire des variations des églises protestantes, en 1688. (n.d.é.) [Retour]

  45. Écho à la célèbre formule de Kant dans sa Critique de la raison pratique en 1788 : « Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. » (n.d.é.) [Retour]

  46. Deux figures bien connues du terrorisme anarchiste. (n.d.é.) [Retour]

  47. Le Contr'un est l'autre titre sous lequel est connu le Discours de la servitude volontaire d'Étienne de La Boëtie. (n.d.é.) [Retour]

  48. Sur les faits concrets de la cause Dreyfus, et sur leur valeur juridique et morale à l'époque dont je parle, on peut se reporter à ma préface du Joseph Reinach historien, de Henri Dutrait-Crozon. — Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1 vol. in-8°. [Retour]

  49. Je rappelle ici le mot synthétique de M. Waldeck-Rousseau au pasteur de Saint-Étienne, le 12 janvier 1902 : « Il existe une entente naturelle entre le régime républicain et le culte protestant, car l'un et l'autre reposent sur le libre examen. » [Retour]

  50. L'essentiel de ce chapitre, paru au Correspondant de 1908, sous la signature de Lucien Moreau et la mienne, détermina un bien curieux revirement de pensées chez M. l'abbé Léon Jules, qui en a fait le récit dans L'Action française quotidienne du 5 octobre 1912 :

    Après avoir lu et médité l'article du Correspondant, je résolus de le réfuter. Je m'aperçus vite que ce n'était pas chose facile. Le raisonnement était d'une logique très serrée, et surtout beaucoup de questions n'étaient que sommairement indiquées. Pour le surplus, on renvoyait à l'Enquête sur la monarchie de M. Charles Maurras. J'achetai donc ce livre et me mis en devoir de l'analyser.

    Je l'analysai la plume à la main, et, je l'avoue, avec le vif désir de le trouver en défaut. Ce travail m'occupa pendant plus d'une année ; mais enfin, il fallut bien en convenir, Maurras avait raison : le parlementarisme, issu de la Révolution, ne pouvait, tant au point de vue historique qu'au point de vue de la logique positive, résister à un examen sérieux. Il fallait en revenir à la Monarchie antiparlementaire.

    [Retour]

  51. Il s'agit de l'encyclique Graves de communi re publiée par le pape Léon XIII, le 18 janvier 1901. (n.d.é.) [Retour]

  52. Le même numéro de L'Action française publiait le discours prononcé par Paul Bourget à l'inauguration de la chaire du Syllabus à l'Institut d'Action française. Bourget avait rappelé les noms de Taine, de Comte, de Fustel, de Renan, de Balzac, de Bonald et de Le Play. [Retour]

  53. Ce paragraphe, si remarquable par la vigueur dont les prémisses métaphysiques amènent les conclusions morales et politiques fait inévitablement songer à M. Jaurès, le Panthéiste de Toulouse, ainsi que l'appelle un de nos amis. On ne sait pas assez que M. Jaurès est bon panthéiste comme le montrent ses deux thèses de doctorat. On ne voit pas assez le lien du panthéisme et de la social-démocratie. Un Dieu immanent sacre la force des choses et divinise l'évolution des sociétés. Il sacre et divinise de la même manière tels arrêts fantaisistes des consciences isolées. Et il enseigne aussi à ne rien distinguer afin de tout confondre. Beaucoup de semi-protestants de nos adversaires ne seraient pas socialistes, démocrates ni dreyfusiens sans la vertu de ces conceptions panthéistiques fondamentales. [Retour]

  54. C'est le « Dieu républicain » d'Alfred de Musset. Il laisse faire et laisse passer, comme l'État de Léon Say. [Retour]

  55. Individuelle ou générale, cette « raison » paraît avoir ici pour caractère essentiel le grand attribut libéral : l'indépendance. Or, tout est dépendant et interdépendant : voilà ce que disent ensemble la critique, l'expérience, la science. [Retour]

  56. Ici commence une série de propositions strictement religieuses. Nous n'aurons pas l'indiscrétion d'y pénétrer. Il nous suffira d'admirer l'extrême inconséquence et l'inconsistance bizarre des mixtures de « rationalisme » et de religion que le Syllabus poursuit avec tant de logique au nom du principe et de l'économie générale du catholicisme Admirez notamment, au paragraphe X, la distinction piteuse, ébauchée par quelque cerveau libéral, entre la philosophie et le philosophe. [Retour]

  57. Cet article XII répond à l'objection de notre ami, citée plus haut : les décrets du Siège apostolique et des Congrégations romaines n'empêchent en effet d'aborder aucun problème ; essentiellement, ils n'ont trait à aucun problème que veuille aborder la science. [Retour]

  58. La méthode des anciens docteurs avait pour principal défaut d'être loyale et claire : le libéralisme, qui n'est qu'une pêche en eau trouble, commence par supplier les gens de ne point définir les termes, de ne point les qualifier, ni les enchaîner, ni les mettre en réaction les uns sur les autres : moyennant quoi, sans doute, si l'on peut espérer de vivre en paix avec son voisin, on ne peut rêver d'entrer en conversation étroite et suivie avec lui : où serait la langue commune ? Le préjugé anti-scolastique aurait pour dernier effet la disparition du langage et la suppression de tout rapport intellectuel entre les hommes. En défendant la méthode des anciens docteurs, c'est la civilisation et l'humanité que l'Église défend. [Retour]

  59. Des critiques non catholiques se sont souvent demandé comment cette bizarre dissociation avait pu se former dans la pensée d'un catholique. [Retour]

  60. Il est très singulier qu'en effet, dans leur manie de subjectivisme, des libéraux qui sont des croyants ne reconnaissent aucun privilège, aucun droit particulier, à ce qu'ils tiennent cependant pour le vrai objectif ! Le libéral n'est rien qu'un esprit désorganisé. Car enfin, si vous admettez qu'il existe une vérité religieuse (reliant les individus entre eux et chaque individu à lui-même), vous ne pouvez admettre qu'elle soit à la merci du premier doute individuel : vous devez en conclure que l'homme, même sollicité par ce qu'il nomme sa raison, reste enchaîné par la force de l'adhésion antérieure de tout son être. Sa volonté, sa foi (traduisez sa fidélité), doivent le garder et, littéralement, le sauver. Cette psychologie peut suggérer les grandes lignes d'un système complet d'hygiène morale et même sociale. [Retour]

  61. C'est la théorie de la liberté octroyée : elle n'est même pas juste pour les libertés communales ou professionnelles ! Toute doctrine de l'État dispensateur et distributeur des droits sera dissoute par cette simple observation que la société, tant spirituelle que temporelle, est antérieure, tant logiquement qu'historiquement, à l'État. [Retour]

  62. Vieille et plaisante prétention de quelques docteurs gallicans, lesquels se diviseraient d'ailleurs sur le détail, suivant qu'on entendrait par « la puissance ecclésiastique » ou Rome ou l'Église de France. On doit voir aujourd'hui que l'extravagance condamnée à l'article XX du Syllabus pourrait se définir le monde renversé : car comment le spirituel pourrait-il solliciter « permission » ou « assentiment » du temporel ? Auguste Comte répondrait par un rire d'indignation. [Retour]

  63. Les « maîtres » et « écrivains », ayant plus de droits que les autres, en ont aussi plus de devoirs. Si les simples ouailles peuvent se contenter d'adhérer aux dogmes définis par le « jugement infaillible » de l'Église, les « écrivains », les « maîtres » doivent montrer, en outre une prudence singulière dans les sujets ou la définition dogmatique n'est pas intervenue. Prudence impliquant une déférence extrême envers les simples conseils, une stricte obéissance aux simples règles de discipline. [Retour]

  64. L'article XXIV et ceux qui suivent doivent être examinés au flambeau de cette question préalable : — Oui ou non, l'Église est elle une force morale autonome ? Si oui, les solutions du Syllabus ne font pas de doute : l'Église a le droit d'user de la force matérielle dont elle peut disposer dans les sociétés pleinement et unanimement catholiques, comme, dans un animal vigoureux, la volonté a le droit de mouvoir le bras ; ce que l'Église a de pouvoir temporel ne dépend point de l'État ; elle a le droit d'acquérir ou de posséder, d'exercer une autorité temporelle, etc. : elle ne sort pas de son rôle en se mêlant des affaires de l'État ; mais l'État sort du sien en s'introduisant dans les affaires de l'Église… Tout ceci entendu très généralement et déduit des définitions du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, mais sujet, en pratique, à toutes sortes de nuances et d'amendements proportionnels à la force et à l'étendue de la foi catholique dans chaque société donnée. L'exercice d'un droit est autre chose que ce droit.

    Encore ne faut-il pas oublier — si l'on veut juger équitablement le passé à la clarté de ces principes — que les princes du moyen-âge se prenaient volontiers pour des dignitaires ecclésiastiques : les deux sociétés purent leur apparaître confondues et représentées dans leur personne. Pour notre France, en particulier, n'exagérons pas la gravité de certains conflits ; le prince qui disait : l'État. c'est moi ! s'inclinait comme ses ancêtres devant ses confesseurs et ses prédicateurs. À se mesurer et à se limiter l'un par l'autre, les deux grands Pouvoirs amis et concurrents ont peut-être augmenté leur conscience, leur puissance et leur dignité respectives. L'incertitude de l'état de choses antérieur au Syllabus et au Concile détermina une sorte d'émulation qui, dangereuse en elle-même, donna plus d'un heureux effet. Jamais l'Église n'eut plus d'autorité que sous l'ancienne Monarchie. Et jamais le pouvoir civil ne fut mieux défendu, plus armé ni plus influent dans l'Église. Le saint roi Louis IX peut être dit anticlérical, et c'est à Philippe le Bel que fut accordée la canonisation de son aïeul. [Retour]

  65. Toutes les juridictions particulières sont d'ordre social, de « droit » naturel, donc antérieures à l'État. L'État les détruit quelquefois et la force des choses les rétablit toujours. Exemple : nos conseils de prud'hommes. [Retour]

  66. Même observation que dessus. L'égalité et l'uniformité sont si peu « le progrès » qu'elles fournissent la plus oppressive des règles. Seul le privilège affranchit. [Retour]

  67. L'on a discuté de cela ! [Retour]

  68. L'adverbe pleinement est remarquable comme atténuation et fine réserve. Une forte erreur de tels nationalistes, illusionnés sur la portée et la nature des rêveries gallicanes, est de penser que l'unité romaine implique uniformité ou centralisation rituelle. La diversité des uniates d'Orient répond suffisamment à cette confusion. Mais le Gallicanisme était vraiment séparatiste. Il représenta, à mon sens, une de ces lourdes et redoutables surcharges du pouvoir régalien qui usa et dispersa ce pouvoir hors de sa véritable sphère, comme tant d'autres surcharges centralisatrices qui datèrent de Mazarin et de Colbert ! Sans faire de querelles à la mémoire du grand roi et de ses ministres, sans leur faire l'injure de les assimiler à l'Assemblée constituante, dont leur sagesse n'aurait jamais admis la doctrine bornée, on peut voir dans les faits déplorables qu'ils accomplirent le germe des principes destructeurs qui se dégagèrent plus tard. Les quatre articles ne sont pas la Constitution du clergé ; la brèche de Marseille n'est pas la suppression des anciennes provinces : et néanmoins il y eut bien un peu de ceci dans cela ! Le mot de responsabilité est trop fort pour un simple précédent, inconscient et involontaire. Mais le précédent vaut la peine d'être regretté. [Retour]

  69. C'est l'ineptie originelle de toute la sociologie démocrate. On en a lu plus haut la critique. Si l'on parle droit, la source des droits sociaux, c'est la société, et nullement l'État. [Retour]

  70. Nous nous tuons ici à prouver le contraire. De quoi nous veulent male mort les catholiques libéraux, heureusement fort peu nombreux. [Retour]

  71. Ces articles XLI, XLII, sont régis par la considération, énoncée ci-dessus, que le temporel ne peut prévaloir sur le spirituel, non plus que le moins noble sur le plus noble. [Retour]

  72. Cet article violé par MM. Combes, Delcassé et Loubet énonce un usage du droit commun en même temps que de cette politesse française qui fit longtemps autorité en Europe. [Retour]

  73. Ces misères n'ont peut-être qu'un intérêt historique. Et peut-être aussi les reverra-t-on… [Retour]

  74. L'État, quel qu'il soit, est le fonctionnaire de la société. Une société catholique a manifestement le droit de surveiller l'éducation religieuse et morale de ses enfants, et cette surveillance ne peut appartenir qu'à son Église. [Retour]

  75. Quelle anarchie a toujours préparée et préparera fatalement une telle exclusion de tout pouvoir spirituel ! Pleinement soumises à la volonté de l'autorité civile et politique, nos écoles sont aujourd hui des foyers de socialisme, d'anti-militarisme, d'anti-patriotisme. Le Syllabus montre pourquoi : — « Suivant le désir des gouvernants et le courant des opinions générales de l'époque » et du ministère en fonction. [Retour]

  76. À partir de l'article XLVIII, les erreurs condamnées portent cette marque de l'absurde : la contradiction dans les termes. Elles mènent à la confusion des fonctions, au triomphe de l'incompétence et au renversement de toute juste relation du spirituel et du temporel. [Retour]

  77. Rappelons que nous définissons autrement les rapports du spirituel et du temporel. Mais comment admettre, dans une société catholique, ce monstre ou plutôt ce cadavre : l'âme d'un côté, de l'autre le corps ? [Retour]

  78. Morale indépendante, dit Kant. Loi souveraine parce que la Loi, dit Rousseau. Ici encore, la politique théologique trouve correspondance et analogie dans la politique positive qui subordonne la loi au bien le plus général. En logique catholique, le plus général de tous les biens, le souverain bien, s'appelle Dieu. [Retour]

  79. Quel pouvoir spirituel, assuré de représenter une synthèse quelconque, négligerait ce haut contrôle de la science et de la loi ? Et quel savant adhérent à cette synthèse, quel législateur affilié à l'organisation que ce pouvoir éclaire voudrait négliger le visa de ce pouvoir spirituel, interprète de la vérité théorique et dépositaire des règles de la vie ? [Retour]

  80. Observons que la fonction propre du pouvoir spirituel est d'empêcher cette plate conduite de l'existence individuelle. [Retour]

  81. Tout au moins analogue à la doctrine catholique, la politique réaliste définit le droit comme un fait couronné des consentements de l'histoire, c'est-à-dire un fait d'une bienfaisance éprouvée ; or, d'entre « tous » les faits humains, cela en écarte un grand nombre, notamment les faits visés à l'article LXI : les injustices qui débutent par le succès. [Retour]

  82. Nous allons plus loin dans le même sens : cette « somme », qui ne saurait produire une autorité, ne fournit même pas, d'après nous, la juste expression de l'intérêt public. Et nous le prouvons. [Retour]

  83. En quelque sens que l'on entende la non-intervention, elle a été souvent funeste à ceux qui l'ont professée comme un principe. C'est ainsi que les capitalistes ont laissé s'accumuler beaucoup de rancune et d'envie dans les classes qu'ils employaient. C'est ainsi que les princes ont laissé faire beaucoup de révolutions chez le voisin. Et les uns et les autres ont dû le payer par la suite. [Retour]

  84. L'insurrection n'est pas le plus saint des devoirs. Il est des gouvernements légitimes. Mais quels sont ces gouvernements ? Notre maître Drumont écrivait, le 12 mai 1906 : « En réalité, il n'y a pas eu de légalité depuis l'envahissement des Tuileries au 10 août 1792. Un régime qui avait des siècles d'existence pouvait passer pour légal. Depuis cette époque, en dehors des gouvernements sortis de Brumaire et de Décembre, qui ne peuvent être offerts comme des exemples de légalité, les régimes qui se sont succédé n'ont représenté que le succès d'un mouvement populaire parisien : la volonté de quelques hommes résolus et braves qui, au mois de juillet 1830, au mois de février 1848, au 4 septembre 1870, se sont assis le plus tranquillement du monde sur la légalité du moment. » (Libre Parole.) [Retour]

  85. Nous pensons qu'il sera utile de rappeler, sur cet article, ce que nous avons répondu à Marc Sangnier, dans Le Dilemme de Marc Sangnier p. 97-98, en note, au sujet de notre Défense du colonel Henry. Sangnier avait suivi les auteurs dreyfusiens, et nous avait attribué l'invention de « ce mot coupable de faux patriotique ». Nous l'avons renvoyé au texte. Nous lui avons montré que le mot coupable avait été inventé par ceux-là mêmes qui nous l'imputaient. Ceux d'entre nous qui ont composé leur synthèse subjective par rapport à l'idée de Patrie en ont tiré des lois un peu supérieures à l'utilité immédiate et grossière de la patrie. Cette idée de Patrie, pulcherrima rerum, ne leur commande rien de « criminel » ni de « honteux ». Elle ne sert donc point à fausser la nature humaine ni à favoriser les instincts d'artifice ou de férocité… — Mais en cas de nécessité ? Mais lorsque le salut public est menacé ? — Le cas de nécessité n'est pas le cas de moralité. En cas de nécessité, s'approprier un pain n'est pas le voler, faire la guerre n'est pas organiser l'homicide : une autre loi, une loi suprême ou extrême, intervient alors, et c'est d'elle que dépend en grande partie la casuistique du stratagème. Pour juger équitablement du colonel Henry, c'est surtout au point de vue de ses devoirs d'état que nous nous sommes placés. [Retour]

  86. Rappelons que l'indissolubilité du mariage marque un des accords les plus sérieux de la stricte observance comtiste avec la morale catholique. [Retour]

  87. J'ai montré, dans Une campagne royaliste au Figaro, quel inconvénient moral et politique aurait toute formation d'une tribu de Lévi. À ne considérer la chose que sérieusement, ce serait de la graine de révolution religieuse. Pour la prendre gaiement, il faut relire L'Aînée de M. Jules Lemaître. [Retour]

  88. Est-il possible d'omettre ici la remarquable convergence de l'intérêt français et de l'intérêt catholique dans la question romaine ? Le pouvoir temporel du Pape constituait un providentiel obstacle européen à l'achèvement de l'unité en Italie. Nous avons tout fait, de 1854 à 1870, pour tourner ce précieux obstacle et, depuis que nous l'avons laissé détruire, nous nous attachons à priver le Saint-Siège de notre concours, de manière à le rejeter vers le Savoyard. Quelle folie (et que l'on n'eût pas commise à Versailles) ! [Retour]

  89. Voilà pourtant qui serait bien utile, partout où ce serait possible, à la cause de la civilisation générale, également menacée par le protestantisme et la démocratie, l'anarchie des esprits, la barbarie des cœurs. [Retour]

  90. « Avec raison », qui est la version de la librairie de la rue François Ier que nous suivons en tout ceci (Bons livres, éditions exactes et belles, rue François Ier , no 8), ne traduit pas très exactement le « laudabiliter » du texte. Le mot latin veut dire « louablement », ou « de façon qu'il y ait lieu de s'en féliciter ». Le Pape — comprenons-le bien — ne veut pas, et avec raison, et à bon droit — jure ! — que l'on prenne un pis aller pour un Bien digne de louange. Mieux vaudrait assurément que les cultes étrangers pussent bénéficier en secret d'une simple licence, la publicité, la légalité et la gloire étant justement réservées à la religion de l'État. [Retour]

  91. Le libéralisme conduit au scepticisme et à la corruption. Le Pape interdit de soutenir le contraire. Le sens commun aussi. [Retour]

  92. Chacun doit estimer que le Pontife romain représente un principe supérieur au libéralisme : la civilisation moderne, le progrès, tout le positif du monde contemporain, c'est lui, Pape, qui en est la figure vivante. [Retour]

  93. Paul-Gabriel Othenin de Cléron, comte d'Haussonville, 1843–1924, avocat, essayiste et historien de la littérature, il fut député, et représentant en France des intérêts de la famille d'Orléans alors en exil. (n.d.é.) [Retour]

  94. « L'égalité, c'est le mal. L'égalité c'est la mort », avions-nous dit dans notre commentaire de la réponse de Paul Bourget à l'Enquête sur la monarchie. [Retour]

  95. La voici supprimée, faute de raison d'être.

    [L’exclusive ou veto est un privilège que possédaient la France, l'Espagne et l'Autriche (en tant qu'héritière du Saint-Empire romain germanique), consistant à exclure officiellement l'un des candidats du scrutin du conclave. Elle est confiée normalement au cardinal protecteur du pays concerné, qui se charge de signifier le veto aux autres cardinaux. En 1878, la France républicaine l'utilisa contre le cardinal Bilio, amenant l'élection de Léon XIII. L'exclusive la plus célèbre est celle portée le 2 août 1903 par le cardinal Puzyna, au nom de l'Autriche, contre le cardinal Rampolla, qui réunit alors sur son nom 29 voix. Malgré les protestations des cardinaux, l'exclusive porta ses fruits. L'un des premiers actes du nouvel élu, Pie X, sera d'interdire sous peine d'excommunication à un cardinal de porter une exclusive (constitution apostolique Commissum nobis du 20 janvier 1904), « afin d'empêcher les chefs d'État de s'interposer ou de s'ingérer sous quelque prétexte » dans le conclave. (n.d.é.)] [Retour]

  96. À noter pourtant que le droit naturel de la transmission héréditaire paraît impliqué dans le dogme de la transmission du péché originel. [Retour]

  97. « Imprimatur pour la nouvelle édition donné le 17 juin 1899. † Cardinal James Gibbons, archevêque de Baltimore. » Le cardinal Gibbons était de sensibilité plutôt libérale, au sens américain du terme : de gauche. Il fut grandement honoré par les présidents Taft et Roosevelt pour son engagement en faveur des ouvriers.

    Le texte donné en 1o et approuvé ici par le cardinal Gibbons, qui reprend des classification somme toute banales depuis l'antiquité, peut se traduire ainsi :

    De la nature du régime dans l'Église.

    Le régime peut être quant à son genre réparti en trois grandes formes  : la forme monarchique, dans laquelle le pouvoir de gouverner appartient à un seul ; la forme aristocratique dans laquelle ce pouvoir est concédé à un petit nombre d'éminents citoyens ; la forme démocratique, où il est distribué entre tous les citoyens et assumé en commun en vue d'être délégué à des magistrats librement élus. Ces trois formes peuvent s'interpénétrer et se tempérer mutuellement ; la monarchie peut, par exemple, être tempérée d'aristocratie ou de démocratie, ou encore des deux à la fois.

    Cela posé, la forme du régime dans l'Église catholique n'est pas démocratique, comme nous l'avons démontré plus haut, car le pouvoir d'enseigner et de gouverner n'a pas été donné aux membres singuliers de l'Église mais aux apôtres et à leurs successeurs. Elle n'est pas non plus aristocratique car si cette autorité fut concédée au collège des apôtres et des évêques, l'un d'entre eux a pourtant été institué comme le chef de ce collège de manière qu'un seul des apôtres ou des évêques ne puisse exercer son autorité sans dépendre de ce chef. C'est pourquoi la forme du régime dans l'Église est monarchique parce que la plénitude du pouvoir d'enseigner et de gouverner fut donné à Pierre et à ses successeurs les pontifes romains, comme nous l'avons démontré en parlant Du primat.

    (n.d.é.) [Retour]

  98. Cet ami s'est fait connaître : M. l'abbé Appert a professé avec éclat à l'Institut d'Action française. (Note de 1912.) [Retour]

  99. L'encyclique Vehementer nos. [Retour]

  100. Georges Deherme, 1870–1937, sculpteur sur bois, typographe, militant anarchiste vers 1890, il semble ensuite se modérer. Il fonda en 1898 ce qui allait devenir la première Université populaire, qui prit le nom de son journal fondé en 1895, La Coopération des idées. Le but était de former l'élite de la société nouvelle et les cadres des coopérations, que l'on croyait alors promises à devenir la forme la plus achevée d'organisation sociale. La Société des Universités populaires que Deherme avait voulu proudhonnienne devint marxiste-syndicaliste, Deherme rompit avec elle et créa une Fédération des Universités populaire concurrente. Voir supra dans Le Dilemme de Marc Sangnier la note 8 page 27. (n.d.é.) [Retour]

  101. Au printemps 1903 toutes les congrégations prédicantes et enseignantes d'hommes et les congrégations féminines enseignantes sont supprimées par l'État. Ferdinand Buisson — qui est quant à la religion un protestant professant un christianisme vague, romantique et anticlérical, sorte de religion de la conscience toute personnelle et sans aucun contenu défini —, fut l'un des concepteurs de cette loi. Il engagea à l'époque une polémique avec Ferdinand Brunetière, qui lui reprochait de mettre à l’index une catégorie de Français. Il faut répond Buisson distinguer les personnes privées et les buts associatifs ; c’est à l’État d’accorder ou de refuser aux congrégations l’existence légale et le droit d’exercer des activités d’enseignement. (n.d.é.) [Retour]

  102. Polémique fort confuse et qui ne s'est pas terminée avec précision. [Retour]

  103. Lettre au directeur du Temps, parue le 17 septembre 1902. M. Buisson a repris tous les termes de cet article dans ses discours à la Chambre. On ne lui a rien opposé. [Retour]

  104. Il est permis d'observer que ces prévisions ont paru plus de trois ans avant « l'humiliation sans précédent » (juin 1905) qui inaugura cette nouvelle série de malheurs. (Note de 1912.) [Allusion au coup de Tanger et à la démission forcée par l'Allemagne de Delcassé, événements longuement analysés par Maurras dans Kiel et Tanger. (n.d.é.)] [Retour]

  105. L'analyse du principe l'homme naît libre, suffit à en établir la fausseté a priori. Mais, dans les pages qui suivent, nous l'examinons a posteriori. [Retour]

  106. M. Buisson disait dans l'article que je discute : « La Déclaration… ne parle que des individus, c'est-à-dire des êtres humains en chair et en os, les seuls que produise la nature et que rapproche la société. » La société les rapproche tout formés, n'est-ce pas ? Elle ne les fait pas, elle n'est pas leur première génératrice ? M. Buisson ne l'admet point, puisqu'il ajoute : « Quant à reconnaître à un groupement artificiel d'hommes, quels qu'ils soient, — à une caste, à une famille [la famille, un groupement artificiel !], à une corporation industrielle ou à une communauté religieuse, — des droits naturels analogues à ceux de l'individu, nos pères n'y ont pas songé, ou plutôt ils se sont révoltés à cette idée qui représentait pour eux l'ancien ordre de choses. » Pourtant ces grands ancêtres reconnaissaient des droits à la patrie, cet autre groupement artificiel. Il serait curieux de savoir si M. Ferdinand Buisson approuverait cette inconséquence. (Note de 1912.) [Retour]

  107. Le même qui a été ministre du Travail dans le ministère Monis. (Note de 1912.) [Retour]

  108. Est-il nécessaire de dire que ce vocabulaire ne préjuge absolument rien sur les origines de l'homme ? [Retour]

  109. Il a été question plus haut du cardinal Gibbons. Mgr John Ireland, autre grande figure du catholicisme américain, a lui été archevêque de Saint-Paul, Minnesota, de 1888 à 1918. (n.d.é.) [Retour]

  110. Rappelons que ce toast du cardinal Lavigerie fut la première manifestation de la politique dite de ralliement, par laquelle Léon XIII entendait réconcilier les catholiques français et la République. (n.d.é.) [Retour]

  111. Secrétaire d'État de Léon XIII, on a dit plus haut comment l'Autriche empêcha son élection après la mort de Léon XIII. Il faut rappeler en outre que le bruit tenace — mais faux — a longtemps couru dans la droite nationaliste et catholique française que l'exclusive autrichienne avait pour motif l'appartenance supposée et vraisemblable de Rampolla à la franc-maçonnerie. Les motifs étaient en fait politiques : l'Autriche s'inquiétait de la politique pro-républicaine et pro-française de Rampolla. (n.d.é.) [Retour]

  112. Léon XIII avait été légat pontifical à Pérouse. Il ne sera archevêque qu'avec le siège in partibus de Damiette, en 1843, avant d'être envoyé comme nonce apostolique en Belgique. (n.d.é.) [Retour]

  113. Il existe différentes versions de ce vers mnémotechnique qui vise à poser les questions sous lesquelles on peut aborder un sujet quelconque. La formule la plus habituelle est « Quis, Quid, Ubi, Quibus auxiliis, Cur, Quomodo, Quando », elle aurait été reprise par saint Augustin au rhéteur grec Hermagoras de Temnos. C'est Boèce qui la popularisa, l'introduisant en particulier dans la réflexion judiciaire ; son autorité en fera l'un des lieux communs de la pensée scolastique, dont Léon XIII était d'ailleurs un admirateur, ce qui explique sans doute que Maurras l'introduise ici. (n.d.é.) [Retour]

  114. Les légitimistes avaient pris une grande part à la Révolution de février. L'esprit monarchique domina l'Assemblée législative. [Retour]

  115. Le maréchal Patrice de Mac-Mahon. (n.d.é.) [Retour]

  116. Léon XIII était né Vincenzo Pecci. (n.d.é.) [Retour]

  117. Cela fut vrai. Le dépit et l'entêtement ont fini par changer les cœurs. La République baisse dans le monde républicain ; elle n'est plus aimée que de ces ralliés. (Note de 1912.) (n.d.é.) [Retour]

  118. Pierre Récamier, 1876–1915 : il s'agit du frère du Récamier médecin personnel du duc d'Orléans, souvent mentionné par Maurras. Le procès dont il est question ici est consécutif aux inventaires et à la défense des églises. Sainte-Clotilde, mentionnée plus bas, a été l'un des haut-lieux de cette résistance catholique. Maurras avait lui-même participé à la défense de l'église du Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, à Paris. (n.d.é.) [Retour]

  119. Allusion aux moments critiques de l'affaire Dreyfus. (n.d.é.) [Retour]

  120. Stanislas Du Lac, 1835–1909, jésuite, directeur du lycée privé Sainte-Geneviève, était le confesseur du général de Boisdeffre et d'Albert de Mun. Il fut accusé par les partisans de Dreyfus et les milieux anticléricaux proches du Grand Orient de France d'être une sorte de représentant occulte des jésuites et du Vatican auprès de l'armée française. En 1904, dans son ouvrage Une campagne laïque, Combes le décrivait comme dormant avec l'annuaire militaire sur sa table de nuit. Même Anatole France, dont il va être question, répercuta ces rumeurs d'une tutelle cléricale sur l'armée dont le père Du Lac aurait été le grand inquisiteur ou peu s'en faut. En 1905, les mêmes rumeurs ont été attisées contre lui au moment de l'affaire des fiches. L'historien et juriste Adrien Dansette prit publiquement sa défense, comme Albert de Mun. On considère aujourd'hui qu'il fut le bouc émissaire de l'agitation anticléricale et qu'il ne jouissait d'aucune influence particulière sur les nominations dans l'armée. (n.d.é.) [Retour]

  121. Il n'a été réhabilité, depuis, que par un crime d'État qui a rendu sa condition plus misérable encore. (Note de 1912.) [Retour]

  122. « Il faut voir rayonner à l'horizon deux ministres allemands ! Le profil de M. de Radowitz témoigne d'une intime et profonde satisfaction goûtée avec lenteur, savourée avec force, comme à la nouvelle d'une grande victoire calculée et prévue, mais enfin qu'on avait attendue jusque là. Quant à M. de Tattenbach, sa béatitude intense s'épanouit très franchement dans un large sourire. » (Déclaration de la Ligue d'Action française, 14 février 1906.) [Retour]

  123. Cf. « Contre le schisme » dans la brochure : Une campagne royaliste au Figaro, et, plus haut, notre préface du Dilemme de Marc Sangnier. [Retour]

  124. Le chef chérusque, élevé à Rome où il était otage, et qui rentré chez lui livra bataille aux romains contre Varus à Teutobourg, provoquant l'un des plus grands désastres militaires de l'histoire romaine. Le dix-neuvième siècle romantique allemand en fit un héros national. (n.d.é.) [Retour]

  125. Anatole France, Sur la pierre blanche, 1905. (n.d.é.) [Retour]

  126. Le personnage d'Anatole France souvent cité par Maurras. Voir note suivante. (n.d.é.) [Retour]

  127. Voir L'Orme du mail, premier volume de l'Histoire contemporaine de M. Anatole France. [Retour]

  128. M. Fallières n'a pas eu à livrer de bataille. Sa présidence a été celle de tous ses prédécesseurs républicains. Un écrivain, Henri Leyret, les a ainsi caractérisés dans Le Temps du 3 septembre 1912 :

    Leurs messages à tous promettaient de remplir « tout leur devoir ». Mais, dit M. Leyret, ce devoir, comment l'entendaient-ils, quel sentiment en avaient-ils ? Toute la question est là. Or, il faut bien le dire, et déjà l'Histoire ne s'en défend pas, le sentiment du devoir qui les animait était trop particulier, trop localisé : c'était ce sentiment noble, mais étroit, qui soutient les chefs d'une armée en campagne. Lorsque dans leurs messages ils parlaient de leurs obligations, de leurs responsabilités, ils pensaient à leur parti, ils pensaient à la République (qui le leur reprocherait ?) et dans leur exaltation démocratique, à leurs yeux s'engager à garder la Constitution, ce devait être la défendre uniquement contre les ennemis du régime — sans plus.

    Là gît leur erreur. En s'obstinant à ne surveiller dans leur garde présidentielle que les survivants des « anciens partis », comme disaient nos pères, ils ont laissé grandir et dominer les pires ennemis de la Constitution — les tyrans parlementaires.

    Mais, on le demande à M. Leyret, comment s'y seraient-ils pris autrement puisqu'ils en dépendaient, ces tyrans étant les générateurs de leur élection, ces tyrans pouvant les réélire ou les écarter, ces tyrans pouvant les briser au moyen d'une opposition un peu continue ? Ces créatures des partis devaient fatalement mettre au premier rang des devoirs les devoirs envers leur parti, et c'est le contraire qui eût été incompréhensible. [Retour]

  129. La question se pose davantage aujourd'hui. Mais elle a pour effet de provoquer des ralliements à la monarchie. (Note de 1919.) [Retour]

  130. Saint Pie X, Giuseppe Sarto, pape de 1903 à 1914, était né en 1835 à Riese, en Vénétie alors occupée par les austro-hongrois. (n.d.é.) [Retour]

  131. Mgr Latty est aujourd'hui archevêque d'Avignon. (n.d.é.) [Retour]

  132. Wellesley College est une université privée féminine en sciences humaines située à Wellesley, près de Boston, aux États-Unis. Elle a été fondée en 1870 par Pauline et Henry Fowle Durant, avec pour mission de « donner une excellente éducation en sciences humaines aux femmes qui joueront un rôle dans le monde ». Elle est aujourd'hui associée au tout proche M.I.T. (n.d.é.) [Retour]

  133. Mgr Andrieu, depuis cardinal-archevêque de Bordeaux. [Retour]

  134. Charles Benjamin Ullmo, jeune officier de marine juif, qui pour entretenir sa maîtresse et se procurer de la drogue en quantité avait entrepris de voler en 1907 des documents confidentiels de la Marine pour les revendre à l'Allemagne. La transaction ayant échoué, il eut l'idée de demander au ministère de la Marine de payer pour les restitution des documents. Il fut arrêté, reconnut les faits mais fonda sa défense sur une altération de sa personnalité due à la drogue. Envoyé au bagne en 1908, il occupa la case de Dreyfus à l'île du Diable, où il se convertit au catholicisme. Gracié en 1933, il revint en France et fut suffisamment déçu par ce qu'il y constatait pour retourner finir sa vie à Cayenne, où il meurt en 1957. (n.d.é.) [Retour]

  135. Épithète adressée à Bernard de Vesins par le juge juif Worms, de Versailles, après l'assaut de l'église Saint-Symphorien. (n.d.é.) [Retour]

  136. Les cloches de la souscription du Gaulois ont été bénites et installées dans l'été de 1911 : M. Arthur Meyer était, je crois, parrain, et en tout cas. Mme Meyer était la marraine.

    Attendons. [Retour]

  137. Du nom de la société des Mines de Courrières, la catastrophe minière de Courrières eut lieu entre Courrières et Lens le 10 mars 1906. Elle fit officiellement 1 099 morts et déboucha sur une importante agitation sociale qui fit entre autres accepter par le gouvernement l'instauration du repos hebdomadaire obligatoire. (n.d.é.) [Retour]

  138. Ces lignes étaient écrites plus de trois mois avant la réhabilitation de ce traître, que rien ne permettait de prévoir à ce moment-là : ce furent les élections radicales et radicales-socialistes de mai qui déterminèrent le cabinet Sarrien-Clemenceau à réveiller, dès le mois de juin, cette cause qui sommeillait dans les cartons de la cour de Cassation depuis novembre 1904, c'est-à-dire depuis l'effondrement de l'accusation lancée contre les quatre officiers Rollin, Dautriche, Mareschal et François. (Note de 1912.) [Retour]

  139. « Finis est prior in intentione, sed est posterior in executione. » Saint Thomas d'Aquin : Summa theologica, prima secunda, q. XX, art. i, ad 2um. [« La fin est première dans l'intention, mais vient après dans l'exécution. » (n.d.é.)] [Retour]

  140. En 1901. M. de Lur-Saluces remarquait avec beaucoup de finesse que, dans un volume de 500 pages, La Crise sociale, de M. Fonsegrive. il était à chaque instant fait mention de « la société », mais que la France, la nation française, l'État politique français ne paraissait pour ainsi dire jamais. Pas un mot de ce qui devait nous faire vivre comme nation. Des services appropriés, aucun souci. Mais depuis, les événements ont imposé à ce monde-là la préoccupation de la patrie. Et Marc Sangnier même agite un drapeau tricolore, l'ancien contempteur du patriotisme territorial, l'ancien admirateur du général André, et qui bafouait l'idée de Revanche sur le théâtre du Sillon ! [Retour]

  141. Dans La Gazette du 11 mars précédent, nous avions écrit après le succès de la campagne qui avait abouti le 9 février à la chute du Cabinet Rouvier et à la suspension des inventaires :

    « Ainsi Cabinet, Chambre, Conseil d'État, administrations, tout a cédé en fin de compte à la résistance effective, à la légitime offensive des catholiques français. Heureusement pour nous, plus heureusement pour la France, les royalistes n'ont pas été étrangers à ce mouvement. Dès la première heure, ils s'y sont associés de tout cœur et au premier rang. S'il est ridicule de dire qu'ils l'aient organisé (ce qui eût été de leur part la pire maladresse et le meilleur moyen de le faire échouer, contre leurs intérêts les plus immédiats, les plus sensibles, les plus généraux et les plus profonds), s'il est absurde de parler de complot politique ou d'exploitation politique, un fait concret subsiste, ce fait que rien ne détruira : quand il s'est agi de l'avenir de la religion catholique en France, quand le sentiment catholique s'est insurgé, quand on a eu besoin de courage, de dévouement, entre les plus courageux et les plus dévoués s'est montrée une forte majorité d'hommes et de femmes qui n'a même pas besoin de crier Vive le Roi pour être classée royaliste. Entre les auteurs de la résistance, entre les vainqueurs de janvier-février-mars 1906, les royalistes tiennent la tête, tant pour avoir occupé les postes les plus dangereux que pour le sang versé, les blessures acquises, les jours, les mois, les ans de prison et les francs d'amendes subis. En confessant ainsi leur foi, ils ont rendu à la cause de la patrie, qui est la cause du Roi, un incomparable service : en se faisant frapper, ils se sont désignés ; ils ont conquis un titre à l'amitié de la patrie.

    « Je ne l'écris pas pour m'en étonner. Rendez service est le vieux mot d'ordre royal. C'est en rendant service au pays que les descendants de ceux qui avaient fait la France ont continué de régner sur nous. C'est en rendant service que la Monarchie restaurée de 1814 et 1815 s'est imposée à l'acceptation des contemporains, puis à la gratitude éternelle de l'avenir. C'est en souvenir et en imitation de leurs princes que les fidèles de la monarchie, notamment à la dernière guerre et, depuis, dans l'armée métropolitaine et coloniale, se sont distingués et signalés en toute occasion. Toute la « manœuvre » politique des royalistes a toujours tenu dans cette formule. Elle a été explicitement enseignée par le duc d'Orléans dès son avènement sur la terre d'exil. » [Retour]

  142. Ceux qui disent « politique d'abord » ne le disent pas seulement en politique religieuse, ils le disent aussi en politique nationale. Croit-on pourtant que cela les doive empêcher de remplir leur devoir militaire, de prendre part aux manifestations patriotiques, de propager toutes les œuvres françaises à leur portée ? Croit-on que, la guerre venue, ils ne courront pas à la frontière pour repousser l'envahisseur, remettant à d'autres circonstances et à d'autres moments la destruction de la République ? Il n'en serait pas moins enfantin de crier à la contradiction. Remplir un devoir immédiat exigé de leur dévouement à la patrie, cause idéale de leur royalisme, ne les empêche pas de savoir (et de bien savoir, de savoir en sachant pourquoi) la nécessité essentielle de la monarchie pour la réorganisation et pour le salut du pays. Ce devoir immédiat par lequel ils seront liés n'empêchera pas non plus que. sachant combien l'État démocratique est l'ennemi profond de la France, leur premier acte libre, le premier acte qui ne leur sera pas commandé par la nécessité pressante, sera de mettre fin au régime ennemi. [Retour]

  143. Il y avait alors un an, il y en a sept aujourd'hui que la Ligue d'Action française délibérait (le jour même où elle se fondait) cette déclaration. (Note de 1912.) [Retour]

  144. De larges extraits de ce paragraphe et du précédent ont eu l'honneur d'être cités par S. Ém. le Cardinal Billot, qui a été appelé « le premier théologien du monde », pages 36 et 37 du tome II de son Tractatus de Ecclesia Christi : « De habitudine Ecclesiae ad civilem societatem ». [Retour]

  145. « Verum, quale tandem aenigma quod systema sociale super libertatem, ad libertatem et pro libertate constructum tam evidenter ad despotismum et substractionem omnis realis libertatis ducat ? Cujus novi generis mirum istud est, quod doctrina politica in pura, ut volut, philosophia fundata, dictaturium numeri, qua nihil, magis antiphilosophium cogitatur, pro summa habeat auctoritate. Cardinal Billot : Tractatus de Ecclesia Christi, II. [Retour]

  146. Il faut ajouter « la moins philosophique », comme dit le Cardinal Billot, et l'on peut dire aussi : la plus folle. [Retour]

  147. Cité par S. Em. le Cardinal Billot (Tractatus, p. 37). [Retour]

  148. Je destine cette remarque à ceux qui promettent de baptiser la démocratie. Ce baptême n'est pas plus impossible qu'autre chose. Mais l'effet du sacrement sera de déplacer le siège et l'axe du gouvernement d'une manière aussi radicale qu'un coup d'État ou qu'une Restauration. Ce ne sera plus la démocratie qui gouvernera : ce sera la loi catholique. Les vertus de ce gouvernement et ses bienfaits seront ceux du catholicisme, non ceux de la démocratie, dont la nature sera plutôt de les contrarier et de les retarder. Et, toutes choses supposées égales d'ailleurs, on pourra se demander encore si le règne du catholicisme n'aurait pas été obtenu plus vite, à meilleur compte, dans des conditions plus durables, au moyen de la monarchie ou de l'aristocratie.

    « Mais la monarchie n'existe plus ! L'aristocratie n'est qu'un nom !

    — Vraiment ? Et votre République théocratique, existe-t-elle ? Le catholicisme des masses, leur conversion, leur disposition à recevoir une loi religieuse, ne sont-ce pas des choses à créer et des simples possibles, tout comme l'aristocratie ou la monarchie ? » [Retour]

  149. Cité par S. Ém. le Cardinal Billot (Tractatus, p. 37). [Retour]

  150. Voir l'Enquête sur la monarchie. [Retour]

  151. Cité par S. Ém. le Cardinal Billot (Tractatus, p. 37). [Retour]

  152. Poe, Colloque entre Monos et Una. (n.d.é.) [Retour]

  153. « Maladie démocratique ». Henry James Sumner Maine, 1822–1888, juriste et anthropologue britannique qui a été professeur à université d'Oxford après avoir été le grand homme de la codification du droit en Inde. (n.d.é.) [Retour]

Texte de 1921 ; première version : 1912.

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