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La Politique naturelle

À Madame la marquise de Maillé.

I. — L’inégalité protectrice

Le petit poussin brise sa coquille et se met à courir.

Peu de chose lui manque pour crier : « Je suis libre »… Mais le petit homme ?

Au petit homme, il manque tout. Bien avant de courir, il a besoin d’être tiré de sa mère, lavé, couvert, nourri. Avant que d’être instruit des premiers pas, des premiers mots, il doit être gardé de risques mortels. Le peu qu’il a d’instinct est impuissant à lui procurer les soins nécessaires, il faut qu’il les reçoive, tout ordonnés, d’autrui.

Il est né. Sa volonté n’est pas née, ni son action proprement dite. Il n’a pas dit Je ni Moi, et il en est fort loin, qu’un cercle de rapides actions prévenantes s’est dessiné autour de lui. Le petit homme presque inerte, qui périrait s’il affrontait la nature brute, est reçu dans l’enceinte d’une autre nature empressée, clémente et humaine ; il ne vit que parce qu’il en est le petit citoyen.

Son existence a commencé par cet afflux de services extérieurs gratuits. Son compte s’ouvre par des libéralités dont il a le profit sans avoir pu les mériter, ni même y aider par une prière, il n’en a rien pu demander ni désirer, ses besoins ne lui sont pas révélés encore. Des années passeront avant que la mémoire et la raison acquises viennent lui proposer aucun débit compensateur. Cependant, à la première minute du premier jour, quand toute vie personnelle est fort étrangère à son corps, qui ressemble à celui d’une petite bête, il attire et concentre les fatigues d’un groupe dont il dépend autant que de sa mère lorsqu’il était enfermé dans son sein.

Cette activité sociale a donc pour premier caractère de ne comporter aucun degré de réciprocité. Elle est de sens unique, elle provient d’un même terme. Quand au terme que l’enfant figure, il est muet, infans, et dénué de liberté comme de pouvoir. Le groupe auquel il participe est parfaitement pur de toute égalité ; aucun pacte possible, rien qui ressemble à un contrat. Ces accords moraux veulent que l’on soit deux. Le moral de l’un n’existe pas encore.

On n’en saurait prendre acte en termes trop formels, ni assez admirer ce spectacle d’autorité pure, ce paysage de hiérarchie absolument net.

Ainsi, et non pas autrement, se configure au premier trait le rudiment de la société des hommes.

La nature de ce début est si lumineusement définie qu’il en résulte tout de suite cette grave conséquence, irrésistible, que personne ne s’est trompé autant que la philosophie des « immortels principes », quand elle décrit les commencements de la société humaine comme le fruit de conventions entre des gaillards tout formés, pleins de vie consciente et libre, agissant sur le pied d’une espèce d’égalité, quasi pairs sinon pairs, et quasi contractants, pour conclure tel ou tel abandon d’une partie de leurs « droits » dans le dessein exprès de garantir le respect des autres.

Les faits mettent en pièces et en poudre ces rêveries. La Liberté en est imaginaire, l’Égalité, postiche. Les choses ne se passent pas ainsi, elles n’amorcent même rien qui y ressemble et, se présentant de tout autre manière, le type régulier de tout ce qui se développera par la suite est essentiellement contraire à ce type-là. Tout joue et va jouer, agit et agira, décide et décidera, procède et procédera par des actions d’autorité et d’inégalité, contredisant, à angle droit, la falote hypothèse libérale et démocratique.

Supposons qu’il n’en soit pas ainsi et que l’hypothèse égalitaire ait la moindre apparence. Imaginons, par impossible, le petit homme d’une heure ou d’un jour, accueilli, comme le voudrait la Doctrine, par le chœur de ses pairs, formé d’enfants d’une heure ou d’un jour. Que feront-ils autour de lui ? Quel service lui rendront-ils ? Il faut, il faut absolument, si l’on veut qu’il survive, que ce pygmée sans force soit environné de géants, dont la force soit employée pour lui, sans contrôle de lui, selon leur goût, selon leur cœur, en tout arbitraire, à la seule fin de l’empêcher de périr : Inégalité sans mesure et Nécessité sans réserve, ce sont les deux lois tutélaires dont il doit subir le génie, la puissance, pour son salut.

Ce n’est que moyennant cet Ordre (différencié comme tous les ordres) que le petit homme pourra réaliser ce type idéal du Progrès : la croissance de son corps et de son esprit.

Il grandira par la vertu de ces inégalités nécessaires.

Le mode d’arrivée du petit homme, les êtres qui l’attendent et l’accueil qu’ils lui font, situent l’avènement de la vie sociale fort en deçà de l’éclosion du moindre acte de volonté. Les racines du phénomène touchent des profondeurs de Physique mystérieuse.

Seulement, et ce nouveau point importe plus peut-être que le premier, cette Physique archique et hiérarchique n’a rien de farouche. Bien au rebours ! Bénigne et douce, charitable et généreuse, elle n’atteste aucun esprit d’antagonisme entre ceux qu’elle met en rapport. S’il n’y a pas eu l’ombre d’un traité de paix, c’est d’abord qu’il n’y a pas eu trace de guerre, de lutte pour la vie, entre l’arrivant et les recevants ; c’est une entr’aide pour la vie qu’offre la Nature au petit hôte nu, affamé, éploré, qui n’a même pas en bouche une obole qui lui paye sa bienvenue. La Nature ne s’occupe que de le secourir. Il est en larmes, elle le caresse et le berce, et elle s’efforce de le faire sourire.

Dans un monde où les multitudes dolentes élèvent à longs cris des revendications minima, que ceux qui les entendent ne manquent pas de qualifier de calamiteux maxima, — en ce monde où tout est supposé devoir surgir de la contradiction d’intérêts aveugles et la bataille d’égoïsmes irréductibles —, voici quelque chose de tout autre et qu’on ne peut considérer comme hasard d’une rencontre ni accident d’une aventure, voici la constance, la règle et la loi générale du premier jour : cette pluie de bienfaits sur le nouveau-né. Au mépris de tout équilibre juridique, on le fait manger sans qu’il ait travaillé ! On le force, oui, on le force à accepter sans qu’il ait donné ! Si les mères répondent qu’il faut bien faire vivre ce qu’on a fait naître, leur sentiment n’est point à classer entre les durs axiomes du Juste, il procède du souple décret d’une Grâce. Ou, si l’on tient absolument à parler justice, celle ci se confond certainement avec l’Amour. C’est ainsi ! Nulle vie humaine ne conduit son opération primordiale courante sans qu’on lui voie revêtir ces parures de la tendresse. Contrairement aux grandes plaintes du poète romantique 1, la lettre sociale, qui paraît sur l’épaule nue, n’est pas écrite avec le fer. On n’y voit que la marque des baisers et du lait : sa Fatalité se dévoile, il faut y reconnaître le visage d’une Faveur.

… Mais le petit homme grandit : il continue dans la même voie royale du même bénéfice indu, littéralement indu ; il ne cesse de recevoir. Outre qu’on lui a inculqué une langue, parfois riche et savante, avec le grave héritage spirituel qu’elle apporte, une nouvelle moisson qu’il n’a point semée est récoltée de jour en jour : l’instruction, l’initiation et l’apprentissage.

La pure réceptivité de l’état naissant diminue selon que s’atténue la disproportion des forces entre son entourage et lui. L’effort, devenu possible, lui est demandé ; la parole qu’on lui adresse, plus grave, peut se teinter de sévérité. Aux premières douceurs qui l’ont couvé, succède un mâle amour qui excite au labeur, le prescrit et le récompense. La contrainte est parfois employée contre lui, car le petit homme, plus docile, en un sens, l’est moins dans un autre ; il se voit capable de se défendre, pour résister même à son vrai bien. Il doit peiner, et la peine peut lui coûter. Mais ce qu’il met du sien est largement couvert et compensé par la somme et par la valeur de gains nouveaux, dont le compte approximatif ne peut être dressé ici qu’à moitié.

En effet, nous devons laisser de côté ce que le petit homme acquiert de plus précieux : l’éducation du caractère et le modelage du cœur. Ce chapitre, vaste et complexe, est infesté de sots, de fripons, d’effrontés, qui y gardent une certaine marge de chicane pour soutenir la basse thèse de l’enfant-roi et de l’enfant-dieu, de qui la sublime originalité serait violée par les parents, détournée par les maîtres, appauvrie ou enlaidie par l’éducation, alors qu’il est patent que ce dressage nécessaire limite l’égoïsme, adoucit une dureté et une cruauté animales, freine des passions folles et fait ainsi monter du « petit sauvage » le plus aimable, le plus frais et le plus charmant des êtres qui soient : l’adolescent, fille ou garçon, quand il est élevé est civilisé. La vérité se rit des sophismes les plus retors. Mais, parce que notre exposé de faits doit démontrer plutôt que décrire, il vaut mieux en négliger une belle part et couper aux longueurs d’un débat onéreux. Tenons-nous à l’indiscutable, au sans réplique : il nous suffit de la haute évidence des largesses unilatérales que le prédécesseur fait au successeur sur le plan de l’esprit. Là, l’enfant n’est pas suspect de pouvoir acheter d’une ligne ou compenser d’un point les immenses avoirs dont il a communication, tels qu’ils ont été capitalisés par son ascendance, et lourds de beaucoup plus de siècles qu’il n’a d’années. Son cercle nourricier étant ainsi devenu énergie et lumière est immensément élargi, et rien n’y apparaît qui puisse ressembler encore à aucun régime d’égalité contractuelle. Si l’on veut, un échange a lieu. Mais c’est celui de l’ignorance contre la Science, celui de l’inexpérience des sens, de la gaucherie des membres, de l’inculture des organes, contre l’enseignement des Arts et Métiers : véritable et pur don fait à l’enfant du prolétaire comme à l’enfant du propriétaire, don commun « au boursier » et à l’héritier, car le plus pauvre en a sa part ; en un sens, elle est infinie, ne comportant point de retour.

… Ainsi nourri, accru, enrichi et orné, le petit homme a bien raison, alors, de prendre conscience de ce qu’il vaut et, s’il « se voit le bout du nez », d’estimer à leur prix les nouveautés brillantes dont il aspire à prendre l’initiative à son jour. Mais, jusqu’à la preuve faite, jusqu’à l’œuvre mise sur pied, il ne peut guère qu’accéder à l’heureux contenu des cornes d’abondance inclinées devant lui. Comme il s’est donné la peine de naître, tout au plus s’il doit se donner la peine de cueillir, pour se l’ingérer, le fruit d’or de la palme que le dieu inconnu fait parfois tomber à ses pieds.

II. — Liberté « plus » Nécessité

La croissance achevée, voici la seconde naissance. Du petit homme sort l’adulte. La conscience, l’intelligence, la volonté apparues, exercées, il se possède. C’est à son tour de vivre, son moi est en mesure de rendre à d’autres moi tout ou partie, ou le plus ou le moins, de ce qui lui fut adjugé sans aucune enchère.

Son effort personnel ressemble à celui de ses pères, il tend aux mêmes fins de mélancolie éternelle et d’universel mécontentement qui pousse tout mortel à essayer de changer la face du monde. Cela ne va jamais sans vertige ni griserie. Les étourdissements de la chaude jeunesse ne peuvent pas beaucoup contribuer à lui ouvrir les yeux sur la vérité de sa vie. Commençons par feindre de faire à peu près de même, et suivons notre jeune adulte dans le tourbillon de cette activité que le désir, l’exemple et leurs entraînements nouent, dénouent, stimulent, traversent.

L’éternel ouvrier se met donc à l’œuvre ; il fait et il défait, arrache et ajoute, détruit et reconstruit, à moins que, voyageur et médiateur, il ne trafique, achète, vende. Ainsi peut-il entrer dans tous les tours et retours de commandement et d’obéissance qui le font s’éprouver et parfois se connaître : constant ou non avec lui-même, fidèle ou non envers autrui, il ne peut manquer de prendre la hauteur de ses frères, supérieurs ou inférieurs, les dépassant, dépassé d’eux, selon sa valeur ou sa chance, mais rencontrant fort peu d’égaux bien qu’il lui soit usuel, commode et courtois de faire et dire comme s’ils l’étaient tous.

Ce qu’il peut reconnaître de véritable égalité entre les hommes qui se révèlent à lui ressemblerait plutôt à une chose qui serait la même chez tous. Comment se représenter cette identité ?

C’est un composé de science et de conscience, quelque chose de même qui porte les uns et les autres à voir, sentir, retenir, en tout objet, ce qui est aussi le même, invariable, invarié, fixé ; une faculté d’adhérer spontanément aux axiomes universels des nombres et des figures, à se réfugier et à se reposer dans les perceptions ou les acquisitions immémoriales du bon sens et du sens moral ; la distinction du bien et du mal, l’aptitude à choisir ou à refuser l’un et l’autre. Enfin, d’un mot, ce qui, avec des formes ou des intensités diverses, constitue, en son essentiel, le Personnel.

Pour en rendre l’idée plus claire, supposons l’architecte de la Cité de l’Âme ou son géomètre et dessinateur-arpenteur, occupé à délimiter, avec la plume ou le crayon, les vastes espaces vagues occupés et disputés par les sentiments, les passions, les images, les souvenirs, tous éléments divers d’énergie comme de valeur, qui sont naturels à chaque homme ; la courbe irrégulière dont il les cerne peut tendre à former un cercle ou un ovale ou toute autre figure, mais flottante, mobile, extensible, étant douée des élasticités de la vie. Or, voici qui va obliger le même praticien à se servir de son compas, et d’une ouverture constante, pour le rayon qui décrira un petit cercle concentrique à circonférence rigide ; le cercle déterminera le réduit où tient, où s’accumule le trésor, le dépôt des biens spirituels et moraux dont la Raison et la Religion s’accordent à faire l’attribut de l’humanité. Tout homme, ayant cela, vaut tout autre homme, pour cela. Là siège donc l’impénétrable et l’inviolable, l’inaltérable, l’incoercible, le sacré. Les neuf dixièmes de l’Amour, qui sont physiques, reçoivent là leur mystérieux dernier dixième, demi-divin, étincelle qui l’éternise ou le tue. C’est le lieu réservé du plus haut point de nos natures. Et, comme il se répète tel quel en chacun des hommes les plus dissemblables, c’est leur mesure, enfin trouvée. Combien de fois ce mètre mental et moral pourra-t-il être reporté sur la stature et le volume des innombrables exemplaires réalisés de l’être humain ? L’intensité de leurs passions ! L’étendue de leurs besoins ! Leurs talents ! Leurs vigueur ! Leurs vices ! Celles de leurs vertus qui sont de source corporelle ou d’origine mixte ! Tout ce que la Personne associe et agrège de minéral, de végétal et d’animal, dans le socle vivant de son humanité !

De l’humaine expansion universelle émerge ce point de repère. Il ne faut pas penser que les modernes l’aient découvert. Sophocle et Térence l’ont bien connu. Les auditeurs de leur théâtre ne l’ignoraient point. Quelques abus que l’on fasse de certains de leurs textes, nos Anciens ne doutaient pas que la personnalité fût également présente dans l’esclave et dans le maître. Le petit serviteur platonicien portait en lui, comme Socrate, toute la géométrie. Ce qui ne veut point dire qu’il fût l’égal de Socrate ni considéré, ni à considérer comme tel ; autant eût valu soutenir que nous sommes tous égaux parce que nous avons tous un nez. Mais, que cette identité générale existe, qu’elle serve et puisse servir d’unité de rapport, il suffit ; toute l’activité rationnelle et morale des hommes s’en trouve soumise à une même législation. Il est autre par ailleurs. Il est le même là. Que l’action personnelle tienne à la vie privée, qu’elle tienne à la vie sociale et politique, tout ce qu’elle a de volontaire, engagé au cadre des droits et des devoirs, tombe sous le critère du Juste et de l’Injuste, du Bien et du Mal.

Tel est le petit cercle, et sa juridiction. Il ne saurait l’étendre à toute la vivante forêt des actions inconscientes et involontaires qui recouvre et qui peuple toute la grande figure diffuse dont il est entouré. La mesure des lois morales ne peut suffire à la police de cette aire immense.

Voici d’abord (ce qui n’est discuté de personne) la loi du corps ; se couvrir pour ne pas s’enrhumer, s’appuyer pour ne pas tomber, se nourrir pour ne pas périr. Mais il doit exister d’autres lois. Un chœur de bienfaits collectifs s’est déjà imposé au naissant animal humain en vue de sa croissance physique et morale. Si grandir et mûrir l’émancipe des liens originels, ne va-t-il pas être soumis à d’autres conditions qui auront aussi leur degré de nécessité ? Il n’est point promis à la solitude. Il ne la supporterait pas. L’homme adulte, quelque trouble agitation qui l’emporte, et souvent par l’effet de ce trouble, ne cesse de subir un premier mouvement qui est de rechercher son semblable, pour se l’adjoindre ou se joindre à lui.

Or, prenons garde que, d’abord, il ne va pas lui proposer ou imposer quelque condition définie d’entente délibérée. Son mouvement sera personnel tout à l’heure : il n’est encore qu’individuel.

Avant d’être électives, ses affinités ont été instinctives. Elles ont même commencé par être fortuites et confuses ; souvent dues au concours des seules circonstances. L’enfant a déjà beaucoup joué, avec bien des compagnons (et les premiers venus) avant d’aller articuler le gentil « voulez-vous jouer avec moi ? » des jardins publics de nos grandes villes. L’habitude d’être ensemble s’est nouée toute seule ; cette consuetudo 2 où la Morale antique vit un caractère de l’Amitié. Cela est resserré par les camaraderies de l’adolescence. Enfin, avec l’intelligence de la vie, les motifs d’ainsi faire apparaissent de plus en plus raisonnables et bons ; dès lors tout se passe, on peut le dire hardiment, comme si l’homme prenait conscience des avantages prodigieux que lui a valus sa fonction sociale innée et qu’il ait décidé de les accroître en imitant l’ouvrage de la Nature, non sans le renouveler par son art. Ainsi la créature de la Société veut à son tour inventer et créer l’Association.

Dans la réalité, cela est moins net. Un jet incompressible de confiance initiale lui fait désirer et solliciter de son semblable le secours, le concours, ou les deux ensemble. Mais là, un instinct, non moins fort, engendre un mouvement inverse, un jet de défiance, qui conduit à désirer et solliciter des précautions et garanties dans l’usage de ce secours ou de ce concours. Soit par quelque coup de génie, soit par tâtonnements, il cherche et trouve comment éliminer de l’association ce qu’il en redoute : le risque de variation, le danger de perversion. Il cherche, il trouve comment associer à la durée la sécurité. Les clauses d’un Contrat vont s’ajouter à tous les biens de l’association désirée ; qu’elles soient jurées ou non, orales ou non, écrites sur la brique ou sur la pierre, la peau de bête, le tronc d’arbre ou le papier, il y est fait mention de la foi des personnes qui décident enfin d’engager leur volontés libres selon leurs esprits conscients.

La première confiance dans l’association initiale ne peut étonner ; elle jaillit du sentiment d’un même destin de faiblesse et d’effort, de besoin et de lutte, de défense et de labeur. À moi ! À l’aide ! Le coup d’épaule. Le coup de main. Rien de plus naturel à l’homme. Faible, il se trouve toujours trop seul ; fort, ne se sent jamais assez suivi ni servi. Aurait-il cherché si avidement le concours de ses semblables s’ils n’avaient été dissemblables, s’ils avaient tous été ses pairs, et si chacun lui eût ressemblé comme un nombre à un autre nombre ? Ce qu’il désirait en autrui était ce qu’il ne trouvait pas exactement de même en lui. L’inégalité des valeurs, la diversité des talents sont les complémentaires qui permirent et favorisèrent l’exercice de fonctions de plus en plus riches, de plus en plus puissantes. Cet ordre né de la différence des êtres engendra le succès et le progrès communs.

Quant à la méfiance entre associés, elle devait tenir, elle tient aux modes de collaboration : à l’embauche et à la débauche, à l’horaire, aux saisons, au plexus 3 des conditions favorables et hostiles. Elle tient surtout aux produits qui résultent du travail en commun. Ce sont des objets matériels, qu’il faut partager ; ils sont prédestinés aux réclamations continues que font naître tous les partages. L’associé se met en garde contre l’associé tout aussi spontanément qu’il peut l’être contre le pillard et le filou.

Si donc la nécessité impose la coopération, le risque de l’antagonisme ne sera jamais supprimé non plus ; la surabondance des produits issus du machinisme n’y fera rien. Dans l’abondance universelle, il y aura toujours du meilleur et du moins bon, les différences de qualité seront appréciées, désirées, disputées. Ce qui aura l’honneur et le bonheur d’apaiser les faims élémentaires, éveillera d’autres désirs, nombreux, ardents, entre lesquels renaîtra la contestation. L’histoire nous apprend que les guerres, étrangères ou intérieures, ne sont pas toutes nées de la pénurie. Les litiges civils ont aussi d’autres causes. Est-ce que les plus riches ne se disputent pas leur superflu ? On s’efforce de prévenir ce mal universel en le prévoyant ; on se règle, on se lie soi-même. Que le Contrat produise à son tour des difficultés, c’est la vie et son jeu d’intérêts passionnés. Les semences de guerre sont éternelles, comme les besoins et les volontés de la paix.

Il faut s’associer pour vivre. Pour bien vivre, il faut contracter. Comme si elle sortait d’un véritable élan physique, l’Association ressemble à un humble et pressant conseil de nos corps dont les misères s’entr’appellent. Le Contrat provient des spéculations délibérantes de l’esprit qui veut conférer la stabilité et l’identité de sa personne raisonnable aux changeantes humeurs de ce qui n’est pas lui. Pour illustrer la distinction, référons nous aux causes qui conjoignent le couple naturel — puissantes, profondes, mouvantes comme l’amour —, et comparons-les à la raison distincte du pacte nuptial qui les rassemble et les sublime pour un foyer qui veut durer.

Nouée, scellée par le Contrat, l’Association mérite d’être tenue pour la merveille des chimies synthétiques de la nature humaine. Cette merveille, bien introuvable à l’origine des connexions sociales, naît à leur centre florissant, dont elle est le fruit. L’Association contractuelle a été précédée et fondée — et peut donc être soutenue — par tout ce qui a part à « la constitution essentielle de l’humanité 4 » ; il faut lui souhaiter de poser avec force sur les conglomérats préexistants, mi-naturels, mi-volontaires, que lui offre l’héritage gratuit de millénaires d’histoire heureuse, foyers, villes, provinces, corporations, nations, religion.

Bref, le Contrat, instrument juridique du progrès social et politique, traduit les initiatives personnelles de l’homme qui veut créer à son tour des groupements nouveaux, qui soient au goût de sa pensée, à la mesure de ses besoins, pour la sauvegarde de ses intérêts : l’art, le métier, le jeu, la piété, la charité. Il suffit de songer à ces compagnies, à ces confréries, pour sentir combien la personne y peut multiplier la personne, l’humain passer l’humain, les promesses et les espoirs se féconder les unes les autres. Une action qui sait faire servir les constructions de la Nature à la volonté de l’Esprit confère à ses ouvrages une fermeté surhumaine.

Bien qu’on l’ait beaucoup dit, il ne faudrait point croire que l’Association volontaire ait fait un progrès particulier de nos jours.

Sa puissance s’est plutôt affaiblie, et la cause en est claire. Elle tient à la décadence de la personne et de la raison.

Le Moyen-Âge a vécu du contrat d’association étendu à l’édifice entier de la vie. La foi du serment échangé d’homme à homme a présidé aux enchaînements de la multitude des services bilatéraux dont la vaste et profonde efficacité s’est fait sentir durant de long siècles. Maître statut des volontés, l’engagement contractuel naissait à la charrue, s’imposait à l’épée et réglait le sceptre des rois. Mais cette noble mutualité juridique, vivifiée par la religion, était fortement enfoncée et comme entée sur le solide tronc des institutions naturelles : autorité, hiérarchie, propriété, communauté, liens personnels au sol, liens héréditaires du sang. Au lieu d’opposer l’Association à la Société, on les combinait l’une à l’autre. Sans quoi, le système eût rapidement dépéri, s’il fût jamais né.

Depuis, l’on s’efforce de faire croire à l’homme qu’il n’est vraiment tributaire ou bénéficiaire que d’engagements personnels : ainsi prétend-il tout régler d’un je veux ou je ne veux pas. Les créations impersonnelles de la Nature et de l’Histoire lui sont représentées comme très inférieures aux siennes. On lui fait réserver les caractères de la convenance, de l’utilité et de la bonté à ce qu’il a tiré lui-même de l’industrie individuelle de son cerveau, du choix plus ou moins personnel de son cœur. Cependant est-ce lui qui, en naissant, s’est soustrait à la mort certaine ? Il a été saisi et sauvé par un état de choses qui l’attendait. Est-ce lui qui a inventé la discipline des sciences et des métiers à laquelle il emprunte si largement ? Il a reçu tout faits ces capitaux du genre humain. S’il ne se plaint pas de ces biens, il y songe trop peu et distingue de moins en moins tout ce qu’il doit encore en recevoir et en tirer.

III. — Hérédité et Volonté

Car cette haute source surhumaine n’est point tarie. Nous n’avons pas épuisé non plus le risque des malheurs auxquels est sujette toute vie d’homme, qu’elle ait six mois, vingt ou cent ans ! Après le froid, la faim, le dénuement, l’ignorance, bien d’autres adversités la menacent qui peuvent la vaincre ou dont elle peut triompher selon son courage, son intelligence et son art.

Cela dépend assez de l’homme. Il peut dérégler sa conduite d’après tels ou tels des principes improvisés qui viennent flatter son désir. Mais il peut aussi accorder une attention sérieuse aux usages et aux mœurs établis avant lui. Ce Coutumier a ses raisons, cette Raison est vérifiée par l’expérience.

Parce qu’il y a une Barbarie, prête à détruire et à rançonner les sociétés, — parce qu’elles enferment une Anarchie toujours disposée à les violenter —, parce qu’il se fait un mélange de Barbarie et d’Anarchie fort apte à ruiner et à rompre tous les contrats du travail social, — parce que ces deux menaces sont toujours en suspens —, il est arrivé à nos ancêtres de s’établir soldats et bons soldats, citoyens et bons citoyens, pour préserver leur paix, maintenir leurs foyers, et le résultat doit compter, puisque, sans lui, nous ne serions pas où nous sommes. La loi civile et militaire n’est point née d’une volonté arbitraire de législateur ni du caprice d’une domination. On a subi des nécessités fort distinctes en fondant des piliers de l’ordre. Il est conseillé de ne pas les ébranler, en raison des maux qu’ils épargnent.

D’autres maux seraient épargnés, et de grands biens procurés, si l’orgueil individuel était moins rétif à concevoir les conditions normales de l’effort humain, les lois de son succès, l’ordre de son progrès, tout ce code approximatif de la bonne fortune dont la Nature semble avoir rédigé les articles dans un demi-jour un peu crépusculaire, mais où l’homme voit clair dès qu’il le veut bien. Ce qui l’a conservé est ce qui le conserve et qui le gardera. Ces procédures tutélaires devraient être un objet de son étude constante ; elles permettraient de faire par science, en sachant ce qu’on fait, ce que l’on conçoit trop comme pure routine. Et de longues écoles en seraient raccourcies.

Le poète-philosophe Maurice Maeterlinck a beaucoup intéressé nos jeunes années quand il nous traduisit d’Emerson 5 la fameuse parabole du charpentier qui se garde bien de placer au-dessus de sa tête la poutre qu’il veut équarrir ; il la met entre ses pieds, pour que chacun de ses efforts soit multiplié par le poids des mondes et la force réunie du chœur des étoiles. Mais le charpentier peut être ivre, ou fou ; il peut s’être fait une idée fausse de la gravitation ou n’en avoir aucune idée. S’il place en haut ce qu’il faut mettre en bas, la fatigue et l’épuisement lui viendront avant qu’il ait fait son travail, ou il y aura prodigué un temps excessif et un labeur sans mesure, en courant d’énormes risques de malfaçon. C’est ce qui arrive à l’homme qui néglige le concours bienfaisant des lois qui économiseraient son effort. Il veut tout tirer de son fond. Esprit borné, cœur vicié, il nie les vérités acquises pour suivre les chimères qu’il n’a même pas inventées.

Cependant, quelque chose de bon et de doux que nous n’avons pas nommé encore, la Famille, lui ayant ouvert les seules portes de sa vie, un conseil que fortifient son idée de l’honneur et le sens de sa dignité incline tout adulte civilisé à recommencer les établissements de cette providence terrestre. Mais c’est ce que beaucoup veulent contester aujourd’hui ! Tout récemment, nos Russes, abrutis ou pervertis par des Juifs allemands, avaient estimé que l’on pourrait trouver infiniment mieux que n’a fait la mère Nature en ce qui concerne la réception et l’éducation des enfants. L’épisode de leur naissance a toujours un peu humilié l’esprit novateur. Le libéralisme individualiste et le collectivisme démocratique sont également choqués, non sans logique, de voir que les enfants des travailleurs les plus conscients et les plus émancipés soient ainsi jetés dans la vie sans être consultés au préalable ni priés de se prononcer, par un vote, sur une aussi grave aventure ! Ils ne pouvaient rien à cela ; du moins nos Russes ont-ils voulu s’appliquer fermement à étatiser et à centraliser les foyers domestiques qui jusque-là, chez eux comme ailleurs, formaient de petites républiques assez libres vivant par elles-mêmes, suivant la loi des morts, plus ou moins modifiée par la fantaisie des vivants. À ce système irrationnel, ils ont substitué des administrations, services et offices d’État. Forts du sentiment de leurs pédologues, inventeurs d’une science supérieure à la Pédagogie (qui, d’après eux, était insuffisamment marxiste, même parfois anti-marxiste) ils décrétèrent que l’enfant arraché aux parents le plus tôt possible serait donné aux crèches, garderies et jardins publics. Ce qui était le pis aller d’autrefois devenait la règle nouvelle. L’enfant fut ensuite invité à se former lui même par l’élection de ses maîtres et moniteurs. Grand progrès, qui fut malheureux ! Les petits Russes ont mal poussé. On a vu croître, en hordes errantes, une jeunesse infirme, malade, criminelle. On a dû en tuer beaucoup, et revenir à l’ancienne mode, en vérifiant ce principe que l’Antiphysique est plus cher et moins sûr que le Physique. Qui peut utiliser la chute d’eau, la marée et le vent, se dispense d’aller chercher dans les entrailles de la terre un combustible artificiel. En politique, les forces utilisables sont à portée de la main. Et de quelle puissance ! Dès que l’homme se met à travailler avec la Nature, l’effort est allégé et comme partagé. Le mouvement reprend tout seul. Le fils trouve tout simple de devenir père, l’ancien nourrisson le nourricier ; l’héritier entreprend de garder et d’augmenter l’héritage afin de le léguer à son tour. Le vieil élève élèvera. L’ancien apprenti sera maître ; l’ancien initié, initiateur. Tous les devoirs dont on a bénéficié sont inversés et reversés à des bénéficiaires nouveaux, par un mélange d’automatisme et de conscience auquel ont part les habitudes, les imitations, les sympathies, les antipathies, et dont il faut même se garder d’exclure les agréments de l’égoïsme, car ils ne sont pas en conflit obligatoire avec le bien social…

Mais Mirabeau est le seul révolutionnaire qui ait compris quelque chose à cela. La plupart font le rêve contraire : ils ont la rage de reconstruire le monde sur la pointe d’une pyramide de volontés désintéressées. Que les choses aiment mieux reposer sur une base spacieuse et naturelle, ils n’en supportent pas l’importune évidence.

Cependant, que dit la Nature ? Dans son ample conseil où toutes les ressources de la vie sont conviées et mises en action, rien ne prévaut sur le maintien et la protection du toit domestique, car c’est de là, palais royal ou simple cabane, que tout est sorti : travaux et arts, nations et civilisations. On n’a pas assez remarqué que, dans le Décalogue, le seul motif qui soit invoqué à l’appui d’un commandement affecte le IV\ieme\,article, celui qui fonde la famille et que les Septante traduisent en ces termes frappants : « Tu honoreras ton père et ta mère afin de vivre longuement sur cette bonne terre que le Seigneur Dieu t’a donnée. » Une vie particulièrement longue est-elle accordée, en fait, aux mortels qui ont observé cette règle ? On ne sait, mais il est certain que la longévité politique appartient aux nations qui s’y sont conformées. Aucun gouvernement heureux ne s’en est affranchi. On a tout vu, hormis cela. L’histoire et la géographie des peuples, étant fort variées, produisent des régimes dont la forme extérieure varie aussi mais, que le Pouvoir nominatif y soit unitaire ou plural, coopté, hérité, élu ou tiré au sort, les seuls gouvernements qui vivent longuement, les seuls qui soient prospères, sont, toujours et partout, publiquement fondés sur la forte prépondérance déférée à l’institution parentale. Pour les Dynasties cela va de soi. Mais les grandes Républiques, toutes celles qui ont surmonté et vaincu les âges, ont été des patriciats avoués : Rome, Venise, Carthage. Celles qui désavouent ces principes de la Nature ne tardent pas à se désavouer elles-mêmes par la pratique d’un népotisme effréné, comme le fait notre République des Camarades qui est d’abord une République de fils à papa, de gendres et de neveux, de beaux-frères et de cousins.

Comme les familles sont inégales de forces et de biens, un préjugé peut accuser leur règne d’établir d’injustes inégalités de début entre les membres d’une même génération. Avant d’aborder ce reproche, regardons aux visages ceux qui le font. Ou ce sont des Juifs qui, depuis un siècle, doivent tout à la primauté de leur race, ou ce sont des suppôts de la Noblesse républicaine. Leur impudent oligarchisme secret, les bas profits qui en sont prélevés établissent quels mensonges enveloppe leur formule d’égalité. Mais ces mensonges montrent aussi qu’on ne détruit pas la Nature ; avec des sangs inégaux, la Nature procrée des enfants sains ou infirmes, beaux ou laids, faibles ou puissants, et elle interdit aux parents de se désintéresser de leurs créatures en les laissant jouer, toutes seules, leur sort entier sur le tapis vert du concours ou de l’examen. Que le concours soit surveillé, que les épreuves de l’examen soient loyales, que tricherie et fraude soient sévèrement réprimées, ainsi l’exige la justice, et il faut le crier, car rien n’est plus certain. Mais il n’est pas certain du tout que la justice exige en toute chose le concours, ni que tout soit concours dans la vie. Rien ne prouve, non plus, que certaines faiblesses, avérées sur le champ de course, ne puissent être compensées ailleurs et que, enfin, le brevet du champion, le diplôme du fort en thème et de la bête à concours, soient les seuls titres sur lesquels il faille classer les humains.

Le tournoi et la joute sont de belles épreuves ; la vie en contient d’autres, qui ne sont pas des jeux, et d’où la convention est absente. La valeur personnelle que l’on ne saurait trop cultiver a droit aux grandes places, on ne saurait trop l’y porter ; mais, en raison même de ce qu’est le mérite, il ne lui est ni très difficile ni même désagréable, au fond, de rattraper ou de dépasser, sur un terrain ou sur un autre, les titulaires d’autres valeurs non personnelles. En fait, le mérite personnel aura toujours le dernier mot. L’homme qui s’est fait lui-même en a reçu, avec un tempérament solide, une fierté robuste, un original quant-à-soi. L’homme qui tient de ses aïeux en garde aussi le juste orgueil. Quand ces puissances variées s’additionnent en un même sujet, c’est tant mieux pour lui et, plus encore, pour la collectivité. Quand elles rivalisent, cela est encore excellent. Quand elles luttent haineusement, c’est tant pis. Mais la haine est-elle fatale ?

La compétition, même la plus modérée, serait désastreuse s’il n’existait qu’un but au monde et si la vie n’offrait qu’un objectif aux désirs et aux ambitions ; si, surtout, la première place dans la société ou l’État devait être nécessairement dévolue au gagnant des gagnants, au lauréat des lauréats, l’épreuve des épreuves devant comporter la publique et suprême désignation du Meilleur ainsi appelé à régner en vertu de son numéro Un. Mais il n’en est rien. D’une part, les sociétés bien portantes et les États bien constitués ne mettent leur couronne ni à l’encan ni au concours et, pour le reste, dans l’extrême variété des emplois de la vie et des talents de l’homme, les conciliations, les équivalences, les accommodements possibles abondent. On dira que les conflits abondent aussi. Mais croit-on, en vérité, que la sélection artificielle des mérites personnels soit aussi dépourvue de frottements douloureux ? En laissant son empire « au plus digne » Alexandre le livrait aussi aux batailles de ses lieutenants qui le déchirèrent, comme de juste, au nom du sentiment de la dignité et de la supériorité de chacun. De pareils mots d’ordre étendus à toute la vie civile l’agitent et l’attristent. Cela finit par établir, parmi le peuple des coureurs, un degré d’émulation passionnée qui secrète une affreuse envie. La santé publique n’y gagne rien, le niveau général ne tarde pas à en subir des affaissements graduels ; même dans les races les mieux douées, Démocratie finit en Médiocratie.

Tous les déclamateurs insisteront sur le dommage des dénivellements excessifs. En effet, trop perpétuées, les inégalités outrées peuvent tendre à capter une somme de biens qui seraient ainsi rendus inutiles et stériles. Cependant, rien n’est plus rare ni plus difficile que la durée des très grandes fortunes et, parvient-elle à se produire, elle implique souvent sa justification ; surtout dans un pays actif et nerveux comme le nôtre, cette durée exige d’exceptionnelles vertus. À l’ordinaire, les vastes biens sont plus aisément réunis que conservés, conservés que transmis. Des puissances de dépossession et de transfert constant semblent attachées aux domaines très étendus dont l’apparence est la plus stable. La paresse et la dissipation sont filles de l’abondance excessive. Mais, de son côté, la pauvreté contient un aiguillon énergique et salubre, qui n’a qu’à poindre l’homme pour la faire disparaître elle-même assez rapidement. Ces compensations et oscillations naturelles ont-elles pour objet final de faire régner un sage équilibre ? Toujours est-il que leur effet de modération et de tempérance n’est pas douteux. En quelque sens que tourne la roue de la fortune, elle tourne ; les jalousies et les envies ne sont pas éternellement offusquées des mêmes objets.

L’erreur est de parler justice, qui est vertu ou discipline des volontés, à propos de ces arrangements qui sont supérieurs (ou inférieurs) à toute convention volontaire des hommes. Quand le portefaix de la chanson marseillaise 6 se plaint de n’être pas sorti « des braies d’un négociant ou d’un baron », sur qui va peser son reproche ? À qui peut aller son grief ? Dieu est trop haut, et la Nature indifférente.

Le même garçon aurait raison de se plaindre de n’avoir pas reçu le dû de son travail ou de subir quelque loi qui l’en dépouille ou qui l’empêche de le gagner. Telle est la zone où ce grand nom de justice a un sens.

Les iniquités à poursuivre, à châtier, à réprimer, sont fabriquées par la main de l’homme, et c’est sur elles que s’exerce le rôle normal d’un État politique 7 dans une société qu’il veut juste. Et, bien qu’il ait, certes, lui, État, à observer les devoirs de la justice dans l’exercice de chacune de ses fonctions, ce n’est point par justice, mais en raison d’autres obligations qu’il doit viser, dans la faible mesure de ses pouvoirs, à modérer et à régler le jeu des forces individuelles ou collectives qui lui sont confiées.

Mais il ne peut gérer l’intérêt public qu’à la condition d’utiliser avec une passion lucide les ressorts variés de la nature sociale, tels qu’ils sont, tels qu’ils jouent, tels qu’ils rendent service. L’État doit se garder de prétendre à la tâche impossible de les réviser et de les changer. C’est un mauvais prétexte que la « justice sociale » : elle est le petit nom de l’égalité. L’État politique 8 doit éviter de s’attaquer aux infrastructures de l’état social qu’il ne peut pas atteindre et qu’il n’atteindra pas, mais contre lesquelles ses entreprises imbéciles peuvent causer de généreuses blessures à ses sujets et à lui même.

Les griefs imaginaires élevés, au nom de l’Égalité, contre une Nature des choses parfaitement irresponsable ont l’effet régulier de faire perdre de vue les torts, réels ceux-là, de responsables criminels, pillards, escrocs et flibustiers, qui sont les profiteurs de toutes les révolutions. Les spéculateurs qui écument l’épargne publique ne font jamais leur sale métier avec une impunité plus tranquille que lorsque les jalousies populaires sont artistement détournées contre la « richesse acquise » ou mobilisées contre les « deux cents familles ». La Finance coupable excelle alors à faire payer en son lieu et place une Agriculture, une Industrie, un Commerce fort innocents de conditions qui tiennent à leur état naturel.

Quant aux biens imaginaires attendus de l’Égalité, ils feront souffrir tout le monde. La démocratie, en les promettant, ne parvient qu’à priver injustement le corps social des biens réels qui sortiraient, je ne dis pas du libre jeu, mais du bon usage des inégalités naturelles pour le profit et pour le progrès de chacun.

Celui qui, pour l’égalité, supprime toute concentration de richesses, supprime aussi les réserves indispensables que doit requérir et mobiliser toute entreprise passant un peu l’ordinaire ; il ne sert de rien de remplacer ces trésors privés par ceux de l’État, la décadence assurée et rapide de tous les États grevés d’une telle charge accuse l’insuffisance de ce moyen de remplacement.

Celui qui, pour l’égalité, supprime la transmission normale des biens qui n’ont pas été dévorés en une génération supprime aussi l’une des sources de cette concentration précieuse. Il supprime en outre tout ce qui compose et prolonge des capitaux moraux qui sont encore plus précieux. Des moyens d’éducation disparaissent : la tenue des mœurs, leur élégance, leur perfection, leur affinement. Barbare et triste système où tout est réduit aux mesures d’une vie d’homme ou de femme ! On rêve de n’atteindre que d’injustes privilèges personnels ? On se figure n’appauvrir que certaines classes comblées ? On dépouille la collectivité tout entière. Une heureuse succession de nappes d’influence superposées déversait un bienfait auquel les plus déshérités avaient part, surélevait l’état général du pays, y établissait une haute moyenne de culture et de politesse ; et l’on fait sombrer tout cela dans la même grossièreté.

L’étranger qui nous visitait sous l’ancien régime admirait le français délicat, pur et fin, que parlaient de simples artisans du peuple de Paris. Leur langage réfléchissait comme une surface polie un ordre de distinction naturelle inhérent aux sociétés bien construites : dispares ordines sane proprios bene constitutae civitatis, comme la sagesse catholique 9 le constate si fortement…

Il n’est pas de bien social qui ne soit récolté dans le champ presque illimité des différences humaines. Mettons-y le niveau, et tout dépérit. On déshonore la Justice et l’on trahit ses intérêts en imposant son nom à la fumée qui sort de ces ruines.

La haineuse envie des grandeurs fait-elle préférer ces ruines ? Sachons du moins qu’elles ne seront pas évitées. La médiocrité ne dure pas parce qu’elle ne conserve et ne renouvelle rien, faute de générosité, de dévouement, de cœur. Les violences internationales toujours menaçantes, les érosions intérieures dues à la complaisance pour de basses erreurs viennent très vite à bout d’un pareil régime ; elles le détruisent ou plutôt il s’y détruit. L’avenir humain veut pour défenseurs un certain héroïsme, une certaine chevalerie qui ne peut être l’égal partage de tous. Les exceptions humaines sont indispensables à l’humanité. Si on les brime, elles déclinent, puis disparaissent, mais en emportant toute vie. Il faut des seigneuries fortes pour qu’il y ait des bourgeoisies prospères, des bourgeoisies prospères pour des métiers actifs et des arts florissants. Les têtes puissantes et généreuses font plus que la beauté et l’honneur du monde, elles en sont d’abord l’énergie et le salut.

Il ne faut pas laisser opprimer cette vérité. Il faut oser la dire, et le plus haut possible, et sans replier sur soi-même d’inutiles regards, mais en ne contemplant qu’elle, sa clarté, son bienfait. L’homme pauvre s’honorera en rendant justice à la richesse, d’abord en ce qu’elle est, puis si elle est bien employée. L’homme sans aïeux ne fait que son devoir dans le juste éloge des capitalisations séculaires et du service historique et moral de l’hérédité. Cela n’ôtera rien de sa dignité ni de sa fierté, mais justifiera son mépris pour l’aboiement de chiens dont le métier est de penser en chiens. Ces polémistes de l’anarchie expriment une idée digne d’eux quand ils prétendent que les relations humaines sont nécessairement tendues et aigries par l’expérience des inégalités ; elles le sont bien plus par la proclamation d’égalités qui n’existent point. On connaît des enfants qui ne souffrent point de ne pas égaler la stature de leurs parents. On connaît des serviteurs et des maîtres entre lesquels la claire différence des fonctions établit la plus simple des familiarités, une sorte de parenté. Si la désirable fraternité des hommes voulait qu’ils fussent égaux, cette vertu ne pourrait unir les frères de chair puisqu’il existe des aînés et des cadets. Mais de supérieur à inférieur, comme d’inférieur à supérieur, la déférence, le respect, l’intérêt, l’affection, la gratitude sont des sentiments qui montent et descendent facilement les degrés de l’échelle immémoriale ; la Nature n’y met aucun obstacle réel. Elle y invite même, par la diversité des services offerts, sollicités, rendus. Tel est le dialogue du vieillard et du jeune homme. Telle est la conversation du maître et du disciple. Rien n’est plus cordial que le rapport des hommes et des chefs dans une bonne armée. Au surplus, la juste fierté de certains, l’arrogance insupportable de certains autres auraient-elles sujet de souffrir ou de faire souffrir ? Ces erreurs, ces passions et ces amertumes seront, malgré tout, moins cruelles que les effets constants du mythe forcené d’un égalitarisme impossible, quand il aiguise, consolide et perpétue ces antagonismes fortuits que la vie, en vivant, le vent des choses, en soufflant, allégerait, dissiperait, modifierait ou guérirait.

Le mal du monde est aussi naturel que le bien, mais le mal naturel est multiplié par le rêve, par le système, par les artificieux excitants de la démocratie. Au fond, si enviables que soient les grandeurs sociales, le sentiment des infériorités personnelles reste le plus cuisant de tous, pour qui interroge la vérité des cœurs. Batte, opprobre de la montagne sacrée, souffre incomparablement plus de n’être ni Moréas 10 ni Racine que le pire égalitaire de n’être pas né Rothschild ou Montmorency. Se savoir idiot près de Mistral, de Barrès ou d’Anatole France est autrement dur que de vivre en petits bourgeois dans le même quartier que M. de Villars.

Au surplus, rien n’oblige de subir la moindre injustice. Il ne s’agit point de plier sous aucun tyran. L’obsession de l’abus possible fait oublier que sa répression est possible aussi. Quelles que soient les Puissances, il y a d’autres Puissances près d’elles. Il y a un Pouvoir. Ce Pouvoir souverain a pour fonction première de frapper les Grands quand ils sont fautifs.

On n’admettra point cette vue, on la rejettera même a priori 11 si l’on garde sa confiance au lieu commun révolutionnaire qui suppose une inimitié essentielle entre les gouvernants et les gouvernés. Cependant leurs intérêts sont communs. Et le plus fort de tous est l’intérêt de la justice que l’un « rend », que l’autre réclame. La justice contre les Grands est peut-être la plus fréquente, sinon la plus facile, quand le Souverain, constitué sainement, ne repose ni sur l’élection ni sur l’Argent, mais fonde, lui aussi, sur l’Hérédité. Sans un tel pouvoir, l’impunité est assurée, comme la prépondérance, aux mauvais acquéreurs, possesseurs, successeurs des biens de fortune. Avec le pouvoir héréditaire, les abus sociaux sont jugés et corrigés par le bon exercice du principe dont ils se prévalent indûment ; le châtiment qu’ils en reçoivent est le plus légitime, le plus sensible, le plus courant et le plus efficace. Toute 1a pratique de la Monarchie française le montre.

Le gouvernement des familles, si mal compris, est le plus progressif de tous. Au milieu du xixe siècle, un révolutionnaire français de passage à Londres, s’indignait du spectacle que donnait et que donne encore, dans cette prétendue democracy, l’institution d’une pairie héréditaire très richement dotée. Un marchand de la Cité lui répondit : « Vous auriez raison peut-être, Monsieur pour tel ou tel membre de la Chambre Haute car Sa Grâce une Telle est connue pour son étroitesse d’esprit. Telle autre pour son ignorance crasse. Une troisième ou quatrième pour son ivrognerie. Et cela vaut certaines pertes sèches à notre communauté. Mais que la cinquième ou la dixième soit un sujet distingué et digne de son rang (ce qui se voit aussi) sa position native va le mettre en mesure de nous rembourser au centuple, ce que tous les autres auront pu nous coûter. »

Il n’est rien de plus pratiquement vrai.

Une communauté ainsi organisée possède, en effet, sans révolution, ni désordre, ni passe-droit, dans l’ordre et dans le droit, des cadres assurés d’être renouvelés et rafraîchis par un personnel brillant, supérieurement instruit et préparé aux grands emplois qu’il peut exercer dans la première vigueur de l’âge. Parce qu’il était fils de Philippe, Alexandre avait conquis le monde avant que le démagogue Jules César y eût même pensé, bien qu’il fût né dans le haut patriciat de sa République. Par le système de la vieille France, le génie vainqueur de Rocroy 12 put se révéler à vingt ans. Un pays de droit héréditaire est toujours approvisionné de « jeunes ministres » et non pas une fois tous les demi siècles à la faveur d’indignes aventures telles que notre Panama en 1892, ou notre Front populaire en 1937 ; sauf de tels accidents, notre démocratie a mérité son sobriquet de Règne des Vieux.

Le rendement des dynasties n’est donc pas fait pour un parti ni pour un monde. C’est le bien de tous évident. Et l’intérêt du petit peuple y est le plus engagé. D’abord, même à supposer que les élites commencent toujours par se servir égoïstement elles-mêmes, l’élite viagère a les dents plus longues que l’autre, elle est forte consommatrice et accapareuse ; il lui manque, disait Renan, cette habitude de certains avantages et de certains plaisirs sur lesquels est « blasé » « l’homme de qualité ». Cette avide prélibation de parvenus sans mœurs peut réduire d’autant la maigre part du populaire. En outre, la mauvaise gestion démocratique, son organisation défectueuse, son personnel inférieur doivent ramener périodiquement, à intervalles de plus en plus brefs, les calamités qui retombent le plus lourdement sur les têtes des moins favorisés. Les Français ont été envahis six fois depuis l’aurore de ce beau régime ; cela représente bien des maisons détruites, des pendules et des machines volées, des femmes enlevées et des filles violées. Plus sont fortes les crises de révolution et de guerre, plus les « petits » en souffrent, alors que les « gros » se débrouillent. S’il existe un souverain intérêt pour la classe la plus modeste de la nation, c’est bien la paix de l’ordre, la transmission régulière de ses pauvres avoirs, à proportion même de leur faible volume ; cette classe éprouve un besoin particulier de ne pas se trouver sans ressources à l’heure solennelle, mais critique par excellence, qui est celle des grands et terribles frais que l’arrivée du petit homme doit lui coûter.

Là, en effet, se montre et va briller la vertu magnifique du capital, et du plus humble. Tout ce qui peut diminuer cette première mise autour du berceau est en horreur à la Nature de la société. Mais tout ce qui en conserve et accroît la réserve scelle les accords de l’humain et du surhumain. On pleure sur la dénatalité, sur la dépopulation. A-t-on assez songé à l’importance de ce petit capital domestique, dûment décentralisé, établi à courte distance des berceaux ? Toute la vie nouvelle dépend de là pourtant !

— Mais vous parlez de capital près du berceau du petit homme ? De tous les petits hommes alors ?

— Bien sûr.

— Et de tous les berceaux ?

— De tous !… À condition que vous n’alliez pas chercher équerre, mètre et fil à plomb pour me chanter : « de tous également ».

— Bah ! Pourquoi pas ?

— L’avez-vous déjà oublié ? l’égalité ferait tout fondre, et personne n’aurait plus rien.

IV. — De la volonté politique pure

On est donc menacé de n’avoir bientôt plus rien dans les tristes pays où les fondements naturels de la politique sont durablement remplacés par ces absurdes inventions d’Étatisme égalitaire et de prétendu Volontarisme populaire, qui, pour être un peu moins folles qu’en Russie, ne peuvent résister longtemps à l’aggravation naturelle du poids de leur insanité.

Nos aïeux, même les moins sages, ne s’étaient rien figuré de tel. Nos neveux, s’ils en réchappent, n’y voudront pas croire. C’était déjà l’avis d’Edgar Poe, il y a cent ans, lorsqu’il écrivait l’admirable « Parabole des chiens de prairie ». Eh ! quoi, fait-il dire à la postérité ahurie, les vieux Américains se gouvernaient eux-mêmes ? Pas possible ! Ils avaient donc en tête cette idée, la plus drôle du monde, que tous les hommes pouvaient naître libres et égaux 13.

Mais cela ne dura que « jusqu’au jour où un individu nommé Mob (ou Popu) établit un despotisme auprès duquel celui d’Élagabal était un paradis 14. Ce Popu (un étranger soit dit en passant) était, dit-on, le plus odieux de tous les hommes qui aient jamais encombré la terre. Il était insolent, rapace, corrompu. Il avait la stature d’un géant, il avait le cou d’un chameau avec le cœur d’une hyène et la cervelle d’un paon. Il finit par mourir d’un excès de sa propre fureur, qui l’épuisa. »

Rendus contemporains de ces incroyables sottises, gouvernés par ces insolences, ces rapacités, cette corruption, nous sommes même un peu happés par l’animal géant, ce Mob ou ce Popu, sans cœur ni cervelle, appelé à crever de ses colères de dindon… Mais nous sommes aussi dédommagés de cette honte par le spectacle merveilleux de son absurdité, élevée à la perfection.

Des gens qui ont souscrit et fait souscrire un programme dont ils ne peuvent dénier les difficultés profondes, ni les complications inouïes, ont la chance de s’accorder sur la façon de le réaliser.

— Des milliers, et des milliers de voix, auront à dire : je veux. Et ce qu’elles auront ainsi voulu sera. Il suffira que ces majorités désignent des exécuteurs : cela sera exécuté.

— Même l’impossible ?

— Surtout l’impossible.

La lune ! On n’a qu’à demander la lune. Des mains dociles iront la cueillir dans le ciel. On en fera descendre, tout semblablement, la Justice et l’Égalité en calligraphiant leurs noms à l’encre rouge sur un papier à tranches d’or.

À peine désignés, les pauvres exécuteurs de ces volontés mirifiques sentent pleuvoir tout le contraire des promesses qu’ils ont jurées. Leurs mandants s’en doutent à peine. Mais, peu à peu, les évidences se font jour. Ce qui ne peut pas être refuse d’être. Ce qui doit être, ce que produit l’antécédent qu’on a posé, suit le cours de sa conséquence. On voulait la paix, mais en désarmant ; de tous côtés éclatent les fatalités de la guerre, on doit se mettre à réarmer. On annonçait l’abondance ; il faut rogner la monnaie. Les salaires ont monté, mais les prix aussi ; il faut que les salaires montent encore. Comment monteront-ils si l’on n’a plus d’argent pour les payer ?

Là 15, il est vrai, la pensée de Popu et de Mob est celle d’un humble sauvage. Elle attribue les résistances et les oppositions qu’elle rencontre de la part de choses, non à l’absurdité de ses « volontés majoritaires », mais aux forces secrètes de mystérieuses petites âmes cachées sous les choses, et que des volontés hostiles animent. Ainsi, voyez ! L’or de la France devait affluer dans les caisses aux premières incantations de M. Auriol. Croyez-vous que ce méchant or ne l’ait point fait et qu’il ait eu la sotte peur d’y fondre ? Est-ce naturel ? Et la Lune ! Cette planète aurait dû se laisser tomber, toute nue, dans le lit de M. Paul Faure. Et cela n’est pas arrivé ! La malveillance ! La méchanceté ! Le fascisme dont la mauvais esprit rôde dans la nuit… Malheureusement pour ces idiots que leur disgrâce peut rendre mauvais, on ne peut accuser ici qu’une volonté. C’est la leur. On aurait pu arrêter la hausse des prix en empêchant le coût de la production de monter, ils ne l’ont pas voulu, ils ont voulu tout le contraire. On aurait pu avoir de l’argent, ils ont fait tout ce qu’il fallait pour ne pas en avoir et même pour détruire tout moyen d’en avoir, en ralentissant la production, en augmentant le nombre des bras croisés et en suscitant toutes les querelles possibles entre ceux qui ont besoin d’être en paix pour bien travailler.

Leur échec régulier est donc prévisible. Ce n’est pas leur optimisme de Canaques qui peut rendre douteux le résultat de la prévision. Mais, bêtise ou duplicité, souvent les deux, la prévision est repoussée. D’office ! De dogme ! Et de passion ! Et d’intérêt ! Un régime qui vit des « volontés du peuple » est le paradis de crétins, mais aussi de ces coquins-là.

Le droit légal de la Démocratie, presque son devoir, est de se passer de bonnes têtes et de bons cœurs ; si elle ne s’en passait point, est-ce qu’elle serait vraiment le Souverain-roi, le Souverain-dieu ? Il y aurait alors quelque chose au-dessus de ces royales, impériales et pontificales Majorités qui, vraiment, ne sauraient partager leur couronne avec la Vertu, ni avec le Savoir, ni avec la Raison. Nos mémorables élections du 3 mai 1936 ont juché au Ministère de la Justice quelqu’un qui n’a même pas de licence en droit, il est simple capacitaire, faute de bachot ; or son portefeuille, étant technique, confère à ce soufflé d’ignorance et de prétention 16 de hautes fonctions juridiques. Le voilà Grand Juge de France, Président-né du Conseil d’État, Président-né du Tribunal des Conflits, promu l’arbitre des plus savants, des plus difficiles litiges ! Naturellement, à peine nanti, ce nommé Rucart a élevé la voix pour se décerner la science infuse, telle qu’elle appartient à chaque produit de la volonté nationale, expression directe et pure du Droit du Nombre ; ce Droit élit ses officiers, il les sacre et il les renvoie comme cela lui chante, sans un regard donné à leur valeur ou non valeur. Ce Droit se rit du bien ou du mal qu’ils pourront tirer de leur charge. Seul de tous les Droits connus, il peut mettre hors de sa loi la Compétence, la Qualité, la Réussite même ! Et ainsi, ô bonheur ! ce Droit démocratique s’exclut de la durée comme du succès.

La Démocratie accourt donc 17, les yeux bandés, au cimetière.

Mais elle y mène, et c’est moins gai.

Comment s’en est-on si peu douté ! On laisse trop dire et écrire qu’elle est trahie par l’expérience de ses erreurs. Elle est trahie par elle-même. N’eût-elle jamais été mise à l’essai, tout esprit net dut lui refuser tout avenir, comme toute raison, du moment qu’elle s’offrit et se définit. Jeune et distrait, un André Chénier put avoir besoin de voir à l’œuvre les hideux scélérats, les bourreaux barbouilleurs de lois 18 ; les Rivarol ont vu tout de suite ce que ce serait. Il était idiot de croire qu’un grand peuple pût marcher la tête en bas. Idiot, qu’il fût gouverné par ce qu’il y avait de vain et de vil en lui. Idiot, que les moins directement intéressés à son bien y eussent légalement le plus d’influence par leur nombre, leurs factions, leurs passions.

Toute bonne cervelle de 1789 pouvait voir briller aux purs flambeaux des Droits de l’Homme l’embrasement qu’ils annonçaient et déduire de là, effet proche ou lointain, quelque chose qui devait ressembler au Régicide, aux longues guerres, à Trafalgar, à Leipzig, à Waterloo, à Sedan, à la dépopulation, à la décadence, à tous nos reculs généraux, non sans y distinguer, claire et nette, leur qualité essentielle de produits naturels de la démocratie politique.

De même, les bonnes cervelles de 1848 et 1871 n’avaient pas besoin de vieillir d’un demi-siècle ni d’un siècle ; de la démocratie sociale, elles virent sortir, comme le fruit de la fleur, la commune destruction des Capitaux et du Travail qui les engendre ou les reproduit.

La démocratie dans l’État ne pouvait que ruiner l’État.

La démocratie dans l’Atelier et dans l’Usine devait ruiner l’Usine et l’Atelier.

Cela était d’autant plus sûr que la démocratie se donnait carrière en une heure de la vie du monde qui lui apportait un moyen facile d’exploiter une tragique confusion.

V. — La question ouvrière et la démocratie sociale

À peu près du même âge que notre Révolution, la grande industrie avait apporté, en naissant, un énorme contingent de biens nouveaux, mais aussi un déséquilibre qui n’a pas été vu tout de suite.

Les capitaines d’industrie qui présidèrent à l’essor sans précédent de toute l’immense machinerie que renouvelait la vapeur, étaient de bons esprits, hardis et pratiques ; le fait est qu’ils n’ont pas senti quel renouvellement moral devait accompagner le changement matériel obtenu. On dit qu’ils étaient sans entrailles. Ils avaient des entrailles comme vous et moi. L’explication doit être ailleurs.

La grande nouveauté de l’usine moderne, ce vaste rouage inhumain, comportait un ouvrier sans attaches, véritable nomade garé dans un désert d’hommes, avec un salaire qui, même élevé, variait trop, ne lui assurait aucune défense économique sérieuse, son sort « ne dépendant plus de son effort et de sa prévoyance, mais d’accidents dont il n’était pas maître 19 » ; sa faculté de débattre les conditions de travail, limitée par les conditions de sa vie, le refus du travail, qu’il vînt de lui ou de l’employeur, pouvait le réduire à la mort sans phrase. Ni propriété, ni statut professionnel, point de garantie d’avenir. Aucune liberté réelle. Dès lors, quel que fût, à l’origine, son sentiment patriotique, ou son sentiment social, comment empêcher l’ouvrier de devenir agent et jouet des révolutions ?

Son premier réflexe de défense a été normal : il a eu recours à la procédure éternelle de l’homme. C’est en se serrant à ses semblables, en leur promettant de les soutenir s’ils le soutenaient, qu’il s’est appliqué à changer sa faiblesse en force ; il s’est associé. Par là, il s’est efforcé de débattre avec les Puissants dont il avait besoin, mais qui avaient besoin de lui, les clauses d’un contrat plus libre et moins onéreux. Ce qu’il nomme d’un mot affreux la « solidarité de classe », dans son expression absolue, ne traduit pas la réalité, les mêmes classes pouvant avoir des intérêts très différents. Une certaine communauté était nécessaire à sa vie ; ce n’était pas la classe, mais la classe a paru correspondre à cette nécessité.

On ne revoit pas sans horreur ni pitié ce qui a été dit et fait contre les plus légitimes des associations, depuis ce décret Le Chapelier, rendu en 1791, qui nie en propres termes les « prétendus intérêts communs » du travail 20, au nom de la démocratie politique et de son individualisme contractuel !

Les conséquences furent amères.

Elles le furent d’autant plus que 21 le législateur du xixe siècle a mis plus de temps à reconnaître le besoin élémentaire du monde ouvrier. Le préjugé juridique a soutenu et couvert tout ce qu’il a pu y avoir d’inintelligence, d’esprit de lucre ou d’autoritarisme injustifié dans la résistance de certains employeurs.

Au fond, le mal a été accru et il a duré, parce que l’employeur, le législateur et l’ouvrier vivaient tous trois dans la même erreur politique ; tous trois estimaient être (ou devoir être) une Liberté et une Égalité ambulantes. Leurs droits se formulaient de manière identique. Naturellement, chacun les entendait à sa façon. Si le plus faible dénonçait quelque énorme inégalité réelle, le plus fort répondait que l’égalité serait au contraire satisfaite et parfaite, si chacun s’appliquait à faire exactement ce à quoi il s’engageait. Jamais les termes d’une question, à ce point viciés, ne l’ont plus éloignée de tout espoir de solution. Il ne pouvait sortir de là qu’une anarchie barbare, car ses causes venaient également d’en haut, d’en bas et du milieu, milieu constitué par les Palais officiels de la législature démocratique.

De ces Palais ont ruisselé les lois qui accentuèrent l’antagonisme et poussèrent à l’extrême une guerre plus que civile. Leur Gouvernement de Partis trouvait un auxiliaire à souhait dans la lutte des classes, ses factions, ses intrigues, ses trafics et ses sursauts toujours renaissants ; sur des points de France où n’existait aucune grande industrie, mais où il y avait des classes comme partout, on a vu le socialisme confectionné de pied en cap, dans un bureau de préfecture, pour le plaisir d’un candidat. Sur d’autres points, la démocratie sociale n’avait pas besoin de propulseurs officiels ; elle trouvait toutes ses facilités dans les lois et dans les absences de lois pour envahir et agiter les malheureux milieux ouvriers. M. de Roux a raconté comment la législation du travail a été entreprise à reculons par le Second Empire et continuée de même par la République 22. La manière dont fut réprouvée en 1884 l’idée de syndicats mixtes de patrons et d’ouvriers nous renseigne sur la pensée et l’arrière-pensée du législateur ! Ces unions nécessaires étaient encore reléguées « dans l’avenir » par M. Millerand en 1904, quand l’idée juste de la coopération générale commençait à se faire jour…

Il est légitime de dire que, dans la même période disgraciée, les chefs, les maîtres, les patrons tentaient souvent avec succès de beaux ouvrages de philanthropie et de charité. La série de leurs fondations généreuses a été couronnée, assez récemment, par ces caisses de sursalaire familial qui leur font le même honneur que les belles œuvres des jardins ouvriers à la collaboration bénévole de certains groupes religieux. Néanmoins, les grands patrons n’abordaient guère que l’accessoire de la vie ouvrière. Ils furent vainement adjurés, par La Tour du Pin et son école, de considérer l’essentiel.

Hélas ! Le pouvaient-ils ? 23

Ils avaient dans la tête tout ce qu’il fallait pour n’y rien comprendre. Le mouvement révolutionnaire du xviiie siècle n’avait pu établir en France aucun ordre viable par la faute de ses idées directrices. Ces idées lui ont survécu. Elles sont purement négatives. Qu’elles soient ingérées à dose massive ou infinitésimale 24, elles ont la seule vertu de critiquer et d’insurger, non de composer, non d’organiser. Il y eut un ancien régime, il n’y a pas de régime nouveau, il n’y a qu’un état d’esprit tendant à empêcher ce régime de naître 25. La Tour du Pin avait affaire à un obstacle mental et moral plus fort que la passion et même que l’intérêt.

Pauvre bourgeoisie française ! Sans être toute radicale, comme son législateur orthodoxe, ni socialiste, comme l’ouvrier syndiqué, cette bourgeoisie professe et pratique une dilution du démocratisme révolutionnaire. S’ils en avaient la tête libre, les employeurs ne se tiendraient pas à des œuvres de bienfaisance.

Ils auraient certes engagé et poursuivi, dans de meilleures conditions, leur propre organisation syndicale, mais ces groupes de défense une fois établis, leur situation était assez claire pour leur révéler qu’il n’y avait là que des formations de combat ; pour la paix sociale, il fallait 26 les compléter par une initiative puissante qui rompît avec les étroitesses de l’individualisme, en surmontât les timidités et rénovât les hiérarchies de l’accord.

Était-il difficile de comprendre la nécessité d’une association générale qui réunît tous les facteurs humains de la production ? Non certes pour nier telles puissantes divergences d’intérêt, traduites en querelles farouches ! Mais pour prendre, de haut, une vue nette et claire de convergences non moins fortes créées par l’immense intérêt commun — l’objet de leur travail —, le principe de leur vie à tous !

Car, de l’humble, fût-il très humble, au plus puissant, fût-il très puissant, cette communauté des intérêts peut et doit modérer les contradictions et remettre les oppositions à leur place, qui est subordonnée. L’ouvrier du Fer croit avoir un intérêt absolu à imposer le plus haut salaire possible et le patron du Fer à le refouler aussi bas que possible, mais tous deux ont le même intérêt, et plus fort, bien plus fort, à ce que leur partie commune, le travail du Fer, subsiste et qu’il soit florissant.

D’autant plus que l’économie industrielle ne joue point dans le vaste cadre de la planète ! La planète n’est pas « un » atelier, comme l’ont prétendu les Say. Le cadre réel de l’économie, c’est la Nation. Si telle grève ouvrière a fait annuler les commandes étrangères reçues par les patrons français, ces commandes sont transférées à des industries d’outre-Manche ou d’outre-Rhin, et nos patrons ne sont pas seuls à en souffrir ; le travail qu’ils ont ainsi perdu l’a été aussi pour nos ouvriers. Les uns sont privés de bénéfices, les autres de salaires. Si la grève de nos mines oblige à importer du charbon, salaires et bénéfices, perdus chez nous, sont regagnés à l’Étranger sur nous. Bref, ouvriers français, patrons français, nous perdons, et gagnons ensemble ; toute guerre des syndicats patronaux et ouvriers rencontre sa limite nécessaire dans l’intelligence de leur sort commun, soumis au commun dénominateur national. Que la discipline en soit méconnue ou masquée, cela peut être l’effet accidentel des événements, des systèmes et de leurs conflits ; il n’en est pas moins prodigieux que, ni du premier étage patronal, ni du rez-de-chaussée ouvrier, personne n’ait élevé, avec le ton et l’éclat de voix qu’il fallait, un cri naturel de pitié, de salut et de paix.

Comment l’un ou l’autre des intéressés ou chacun d’eux n’a-t-il point dit, redit :

— Si nous devons lutter entre nous, ne luttons que jusqu’au point où la lutte deviendrait mortelle, où il devient vital de suspendre les hostilités pour nous aider et nous réunir. En admettant que nos unions de classe aient eu ou gardent leur raison d’être, complétons-les par des unions de métier. À ces vastes classements horizontaux des patrons, des techniciens, des employés et des ouvriers, comparables aux bandes de la latitude terrestre, ajoutons des classements verticaux pour communiquer entre nous, pour organiser nos contacts continus, pour régler ces échanges de vues normales que réclament la nature et l’objet de nos industries ; fuseaux de longitude sociale trouant et traversant les épaisses couches stratifiées de l’antipathie et de l’ignorance mutuelle pour les communs labeurs de l’économie du pays. Nos divisions conduisent à la ruine totale de la Maison française. Il faut associer ses forces qui convergent. Associons sans exception depuis les plus simples manœuvres, les suprêmes grands chefs, leurs collaborateurs de tous rangs, et, dans la vérité de la vie nationale, assurons-nous les occasions et les moyens de débattre l’ensemble et le détail de nos intérêts ! Cet organisme latéral doit devenir, soit aisément, soit difficilement, mais très sûrement, fraternel. Pourquoi pas ? L’Union du Syndicat est étroite et directe, elle le restera. Il peut y avoir une autre union large et durable aussi, comparable à ces unions territoriales qui rassemblent pauvres et riches, dirigeants et dirigés, dans le corps et le cœur d’une même patrie. Ce sera la Corporation.

« Cette perspective vaut bien un armistice intérieur. Admettons qu’il n’y ait d’abord qu’une trêve, et courte. Soit ! Après avoir traité une fois, on traiterait deux et trois fois. Puis on viendrait à causer de bonne amitié et la guerre impie cesserait d’être endémique, systématique. Les conditions de paix sociale seraient discernables. Entre membres du même corps, rien ne prouve que les guerres seules soient naturelles. Les entraides le sont aussi. Pourquoi ceux qui peuvent travailler ensemble pour extraire la houille ou souffler des bouteilles ne pourraient-ils pas s’appliquer ensemble à régler leurs difficultés ?

« Le grand mal de l’ouvrier moderne tient au manque de sécurité ? Il n’a rien qui lui soit propre, qui assure son avenir ? Des types spéciaux de propriétés peuvent être réalisés pour lui. La propriété morale de sa profession, analogue à celle du grade pour l’officier ; la propriété patrimoniale commune déjà existante (trop peu) dans le Syndicat, et qui peut être étendue à la Corporation, où, par efforts bilatéraux conjugués, elle servira de symbole et de lien au concours permanent de tous les facteurs moraux de la même industrie. Auprès du bien syndical et du bien corporatif devront encore naître des propriétés de famille, afin d’ajouter plus de fixité et de durée à un ordre consolidé. Ainsi disparaîtra le prolétariat. Ainsi, le travailleur cessera de flotter dans un milieu étranger. Il sera le citoyen, le bourgeois d’une Cité. Une bourgeoisie ouvrière peut et doit continuer le développement des vieilles bourgeoisies paysannes, industrielles, commerciales et incorporer l’ouvrier à la société, selon le vœu d’Auguste Comte. Encore une fois, pourquoi pas ?… Tout cela s’est vu. Nous ne faisons pas d’hypothèses dans les espaces. Les hommes ont souvent tenté de vivre ainsi, non sans réussites, aussi fameuses que variées. Leur Histoire exprime leur Nature ; elle n’est point défavorable à ce concordat empirique et, dans le cas nouveau, la science et la puissance de l’homme moderne remettent dans ses mains des instruments d’une efficacité nouvelle, pour créer des états de bien-être et de vie facile plus complets, plus étendus et meilleurs qu’autrefois. Pourquoi ne pas reprendre en le renouvelant ce qui a réussi ? Cela ne peut pas échouer, si l’on s’y donne, encore une fois, tête et cœur ! »

Pourquoi ? Et pourquoi et comment cet appel n’a-t-il pas été lancé ? Ou, quand il l’a été, comment n’a-t-il pas été entendu et n’a-t-il pu franchir les limites de la petite province occupée par le groupe avancé des pionniers de La Tour du Pin ? Qu’est-ce qui empêcha patrons et ouvriers de recueillir ces voix perdues et de leur faire un juste écho ?

Personne, semble-t-il, ne pouvait refuser son attention aux départs de cette espérance ; comment ou pourquoi y répugnait-on ? S’il y avait des négociations délicates à conduire, qui pouvait hésiter à les ouvrir ?

Qui pouvait en rejeter, en principe, l’examen ?

Qui ?

La Démocratie.

Elle seule, mais son action est présente partout 27.

La démocratie occupe l’État législateur par son gouvernement divisé et diviseur.

La démocratie travaille, menace, obsède et paralyse son patronat.

La démocratie excite et agite son prolétariat.

Face au programme de réformes qu’on vient de lire et qui tend à la paix, la démocratie a rédigé le sien, qui tend à la guerre. Maîtresse d’une vaste portion du monde ouvrier, elle y a pour ainsi dire soumissionné une entreprise du type guerrier, tel que le postule sa pensée la plus générale : soumettre toute chose à l’établissement de l’égalité, et pour égaliser, désorganiser.

Le Nombre démocratique vise à construire une société formée d’unités égales, qui ne peuvent pas exister. Le Nombre démocratique vise ainsi à détruire la société fondée sur des groupes inégaux seuls capables de vie et qui existent seuls.

La démocratie est guerrière. Elle fait battre les partis politiques, en émettant la paradoxale promesse de tirer un état stable et paisible de la bataille indéfinie, que prescrivent sa Constitution et sa Loi ; elle prétend ordonner et organiser le travail en allumant entre les divers facteurs du travail un système régulier d’inextinguibles inimitiés 28.

Mais, un jour ou l’autre, la démocratie sociale fait comme la démocratie politique ; elle finit par avouer qu’il ne s’agit ni de paix ni de traité. Elle fera la guerre jusqu’à ce que la guerre cesse faute de combattants, le combattant non prolétaire étant éliminé par une dictature du prolétariat qui ravisse à tout ce qui n’est pas prolétaire le pouvoir politique, la puissance économique et, sans doute, comme en Russie, la vie elle-même, tous les biens du défunt étant alors destinés à une répartition présumée égale par la mise en commun des moyens de leur production.

Cette mise en commun vaudra ce qu’elle vaudra, car ou bien l’outil tombera des mains de l’ouvrier, ou, comme en Russie encore, il produira des biens variables et inégaux, selon sa force, son application, son habileté, son savoir. Le « droit » égal ne tiendra pas longtemps devant le « fait » de l’extrême, de l’infinie inégalité physique et morale des coopérants-copartageants 29. On peut parler avec le sourire de la très improbable durée des effets de cette improbable répartition égalitaire. Hors de Russie, où l’épreuve est faite, ce n’est qu’un avenir posé sur les genoux des Dieux ! Dans la démocratie sociale, l’actuel, le vivant, n’est pas là. Sa vie consiste essentiellement dans sa passion 30, qui n’a rien de social ni d’économique, passion toute politique et morale, ou, si l’on préfère, impolitique et immorale car elle pousse violemment nation et civilisation à leur chute finale, par une « lutte finale » sans merci, — sa passion de l’égalité.

Pour entretenir cette lutte, les politiciens de la démocratie sociale, habillés en docteurs, se sont appliqués à la justifier. Le temps 31 a beaucoup dégradé leurs premiers arguments. Il n’est plus possible de soutenir, comme il y a soixante-dix ans, que les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres. Le cours des choses nous a valu d’autres malheurs ; non celui-là. Dans l’enrichissement du monde, une épargne généralisée, les diffusions de la richesse mobilière, la fiscalité au service des non possédants et au détriment des autres, la division et la spoliation des héritages, l’avilissement de la propriété rurale, ont dessiné une ou plusieurs évolutions toutes différentes de celle qu’annonçait la fausse « loi d’airain ». Sauf des crises de chômage dues à des accidents locaux et temporaires, presque tous politiques, on vit en travaillant, et nul n’est réduit à l’extrémité quarante-huiteuse de mourir en combattant.

On a vu décliner et faiblir de même un autre illustre moyen de justifier de sanglantes prédications. Nulle loi de l’histoire universelle ne dévoue les classes à se combattre incessamment. Cela s’est vu. Parfois. Souvent. À certaines époques. En certains lieux comptés, déterminés. Le combat des riches et des pauvres est un épisode final des régimes démocratiques. Mais ce régime n’est ni perpétuel, ni universel, le conflit des classes n’est pas assez étendu, ni assez important pour expliquer au présent, au passé, au futur, toute la marche du genre humain, ni même pour donner la clef de ses principales démarches. Cette loi est imaginaire. Elle est fausse. Et elle a empêché de distinguer la vraie. Car, tout autrement grave et étendu a été l’autre antagonisme tout différent, qui se produit de façon immanente, non pas de classe à classe, mais à l’intérieur d’une classe — toujours la même —, celle qui dirige ou domine ; aristocratie ou bourgeoisie.

Ici ou là, peuple maigre, peuple gras peuvent se chamailler un temps. Partout le peuple gras s’est fait la guerre à lui-même. Partout et dans tous les temps, il suffit que s’élèvent de grandes maisons, les voilà aux prises ; l’univers des oligarchies est une Vérone éternelle que ses Montaigus et ses Capulets se disputent avec une constante fureur. On n’y voit de paix que par la force, et qui vient du dehors, sauf dans les circonstances extrêmement rares qui ont permis la naissance des Patriciats impériaux de l’histoire. Qu’elles soient de l’Or, du Sang ou de l’Intelligence, les élites ont cette propriété de se déchirer jusqu’à ce que mort s’ensuive. La lutte des classes ne saurait expliquer la continuelle bataille intestine que se livre cette classe. C’est au contraire sa propre bataille, la bataille interne des patriciats, qui suscite l’action des plèbes contre elle-même 32 ; ces soulèvements sont presque toujours conduits par des patriciens déserteurs de leur classe et animés contre leurs pairs des rancunes féroces que leur guerre de frères a déjà semées ou stimulées. Les Gracques étaient la fleur du patriciat de Rome. Le dernier dictateur populaire, Jules César, descendait d’Iule, d’Énée, de Vénus. Cela s’était montré dans Clisthène et dans Périclès. Cela se retrouve dans tous nos Rois des Halles 33, dans tous nos Mirabeau. Cela se continue sous nos yeux dans tout ce mauvais petit peuple de ploutocrates démagogues, d’avocaillons radicaux, socialistes et communistes, nés de bourgeois et de bourgeoises que leurs convoitises et leurs jalousies de bourgeois ont mobilisés contre leur bourgeoisie. Ainsi considérées, les luttes des classes paraissent beaucoup moins spontanées qu’elles n’en ont l’air ; l’initiative leur vient d’ailleurs et elle accuse un fréquent caractère d’artifice politique très pur…

Et puis, les classes ! Les classes ! La très petite chose en comparaison du grand fait de nature et d’histoire qui ne fût jamais né sans un accord supérieur entre les classes ; général, total, consistant, résistant : les Nations !

Et c’est au nom du pauvre mythe de la lutte des classes qu’on rêve de démembrer cette organisation verticale des Nations au profit d’une alliance horizontale et internationale des Classes ! Ne disons pas : pot de terre contre pot de fer. Disons : simple pot de rêve ! On n’a réussi à créer aucune Internationale. Celle qui existait avant la guerre de 1914 s’y est brisée ! Après la guerre, on en a fondé deux, trois, quatre, autant dire : point. Au seul endroit où l’on en ait vu l’ombre, en Russie, ce qui s’est fondé l’a été d’abord par la nation juive dans le cadre d’une autre nation organisée, dans les frontières d’un empire préexistant, et ce monstre n’a pas cessé d’évoluer vers la restauration du National, du Militaire, et, ce qui est encore plus significatif, il s’est mis à décimer les initiateurs de sa Révolution, à emprisonner et massacrer tant qu’il a pu ses Juifs, seul et unique ciment de l’Internation. Puis est venu le Panslavisme. Puis le Panrussisme 34. Regardons chez nous, même histoire. À peine installé au gouvernement, un petit ramas de Juifs, socialistes et communistes, impose les dépenses militaires auxquelles leurs journaux n’avaient cessé de s’opposer depuis cinquante ans et pour lesquelles leurs députés n’avaient jamais voté un centime ; quand il s’est agi d’expliquer la palinodie, leurs rhéteurs s’intitulent un « Gouvernement national » — « dans le sens élevé du mot » !

Les antinationaux confessent ainsi que les Nations correspondent à des nécessités de nature qui sont autrement fortes que tous leurs bavardages, puisqu’elles les emportent et les roulent, eux qui refusaient de les accepter.

Il n’y a rien qui soit plus sérieux dans les autres formules par lesquelles la démocratie sociale tente d’excuser sa pernicieuse bataille. Ces formules, qui n’ont d’abord rien de social, sont les monotones mots d’ordre de politiciens révolutionnaires en faveur de l’utopie de l’égalité 35. On y condamne, pour immoralité, le profit ; dès lors la pure obéissance au Devoir ou le pur Amour seront-ils les anges du travailleur ? C’est qu’on espère qu’ainsi il travaillera peu, ne s’appliquera pas, ne fera point d’épargne, ne se perfectionnera pas, bref ne sortira pas de sa classe et restera rivé, solidement rivé, au sentiment de l’éternité de son mal ; les bonnes aigreurs, les utiles colères, les profitables envies continueront de fermenter pour les politiciens qui en tirent leur gagne-pain. Lassalle voulait apprendre à l’ouvrier qu’il était malheureux. Ses successeurs tiennent à le rendre tel 36.

Par les mêmes mots d’ordre, le travail de l’ouvrier ne doit pas être rémunéré aux pièces qu’il produit, mais soumis à la mesure du temps qu’il y donne. C’est absurde ? C’est absurde pour l’homme, qui en est la victime, pour l’industrie qui y perd liberté et qualité, pour la nation, dont c’est la ruine. Mais la raison démocratique est satisfaite d’élever une difficulté de plus contre l’ouvrier qui voudrait mettre le pied sur l’échelon supérieur du métier ou de l’art. On neutralise ainsi ou l’on atténue ses qualités personnelles, son habileté spéciale, tout ce qui peut lui valoir quelque promotion à l’autorité et à la fortune. Ces évasions lui sont moralement interdites. Le seul exutoire permis est donc la politique. Par le syndicat, la tribune, le journal, des camarades pourront devenir conseillers municipaux ou généraux, députés, sénateurs, ministres, présidents mais patrons, non, jamais. On leur enseigne que c’est impossible. On a soin d’ajouter que ce serait suspect. Lorsque, par hasard, ce qui ne doit pas arriver arrive, quand l’ouvrier passé maître devient directeur et capitaliste, il est étiqueté transfuge ; il se voit inculpé d’une sorte de trahison. Ce qui n’empêche point, comme cela s’est vu dans le Nord, qu’un grief bizarre sera fait à ses enfants et petits-enfants de ce qu’ils ne sont pas sortis de la cuisse de Jupiter : — Vos grands-parents ont été vus dans la mine ou près du métier… Ils eurent donc moyen de quitter leur rang de damnés de la terre ? de grimper au mât social ? d’y décrocher une timbale ? La loi des choses est donc un peu moins inhumaine que vous ne le disiez ?

Sur ces observations cent fois faites, notre folle jeunesse aimait à répéter que le socialisme n’est pas socialiste. Non. Mais il est bien démocratique 37. Car ce qu’il est et ce qu’il fait ne peut tendre qu’à multiplier ou compliquer les obstacles matériels au règlement social de la question ouvrière. Telle est la fonction de la démocratie sociale 38. Tel est son métier. Il lui faut maintenir la guerre sociale : sa guerre. Elle exclut par définition tout régime corporatif, car c’est un régime de paix. L’ouvrier qui en est tenté est un renégat ; le patron qui y incline, un hâbleur. Pourquoi ? Parce que la différence des valeurs, des étages et des conditions n’est pas contestée en régime corporatif. La corporation viole le principe essentiel, non d’un socialisme logique et honnête, mais de l’égalité 39.

Pour la même raison, devra être proscrite la maxime de coopération sociale articulée par Auguste Comte, que jadis admirèrent et pratiquèrent les « nobles prolétaires » de son obédience : « Protection des forts aux faibles, dévouement des faibles aux forts. » Les anciens corporatistes du Livre passaient pour avouer ce principe. Ils semblaient même penser avec un pape « qu’il n’est pas d’homme si riche qui n’ait besoin d’un autre ; qu’il n’est pas d’homme si pauvre qui ne puisse en quelque chose être utile à autrui 40 ». En ces temps pastoraux le Socialisme revêtait une forme humaine, que la démocratie ne dénaturait pas.

— Il se faut entraider, c’est la loi de nature 41.

— Non, pas d’entr’aide !

Et, surtout, pas de loi de nature !

La démocratie sociale prêche un égalitarisme contre nature d’après lequel le fort doit insulter au faible, et le faible haïr le fort.

La même volonté de nourrir cette haine, pour perpétuer ce combat frappera de la même diffamation tout don gratuit qu’inspirerait au patronat sa religion ou sa bonté. L’ouvrier a le devoir de refuser ces dons, c’est affaire de dignité. Comme s’il pouvait être indigne de recevoir de bon cœur ce qui est offert de bonne grâce ! Mais le donateur éventuel doit toujours être considéré en voleur. Voleur double et triple : il vole la Société (dans ses plus-values), il vole le travailleur (dans son profit), il vole la démocratie (dans l’arrêt de la lutte) 42. Et ce voleur de choix n’a même pas le droit de se repentir, ni de restituer, sinon au percepteur, au gendarme et à l’émeutier ! Toutes les œuvres dues à la bonne volonté patronale sont qualifiées « paternalistes » ; flétrissure qui marque une hostilité radicale à toute extension et à tout développement de la magistrature du père de famille dans la vie sociale. Ne trouvez-vous pas que ce vocabulaire d’inimitié va loin ? Il trahit bien l’opposition logique des docteurs de la démocratie au premier arrangement social qui entoure de générosités mouvantes le petit homme-roi dès la minute et la seconde de son avènement.

Leur école entière doit se mettre en bataille contre tout ce que le Système de la Nature peut comporter de propice et de bienveillant. Au dogme roussien de la bonté originelle du cœur de l’homme, s’ajoute ici la conviction frénétique d’une méchanceté foncière du Monde et de la Vie ; l’un et l’autre doivent être tenus pour dressés et hérissés contre le genre humain. Le fond de leur doctrine équivaudra au dénigrement régulier, à la calomnie générale de l’Être. Ces maîtres nomment loi des choses ce que bâcle et décrète leur artifice hostile, intéressé 43 ; ne leur faut-il pas que le plus fort paraisse nécessairement conduit à s’arroger, partout et toujours, tout profit ? ne faut-il pas que le plus faible semble perdre, partout et toujours, au jeu de la vie ? Mais si cela est vrai, comment le petit homme nouveau-né obtient-il, gratis pro Deo, l’accès immédiat à ce qui lui est nécessaire dans le capital ambiant ?

Les démocrates libéraux radotent. Ils prétendent ou sous-entendent qu’il suffit de laisser faire les éléments aux prises pour en voir jaillir la solution excellente, ou la moins mauvaise possible. Les lois du monde ne sont pas si douces ! Toutes nous administrent des effets aussi souvent rigoureux que délicieux. Mais leur ordre constant n’est pas ennemi de l’homme, et l’homme a la vertu d’extraire le bien de ce qui peut d’abord lui faire du mal. Cette noble industrie de nos courages et de nos esprits vaut mieux que les diatribes ou les jérémiades et surtout que le dogme de fatales plaintes perpétuelles sur d’inguérissables malheurs. L’effort humain est dur. Sa peine méritoire doit être fermement constatée, comme son succès, face à l’arrogante satisfaction qui gonfle un optimisme aveugle, borné, cruel, toujours vaincu. Ni les démocrates libéraux, ni les démocrates sociaux, ceux ci pleurant, ceux là riant, ne parviennent à légitimer leur monisme simpliste qui leur fait oublier une moitié des choses. Les uns ni les autres n’entendent rien à la dualité profonde qui semble le rythme ordinaire et extraordinaire de l’univers.

Ainsi, quand on se laisse aller au cours des idées-mères, est-on entraîné à des généralités presque extérieures à la Physique des sociétés. Mais les faits prochains concordent très suffisamment à révéler la cause politique lumineuse, essentielle, des conflits sociaux auxquels nous assistons : démocratie ! démocratie !

Quiconque perd de vue cette lumière est voué aux pires méprises 44. On entend tous les jours blâmer le Communisme et il est fort à blâmer. On s’en prend au Socialisme, et le Socialisme est, à juste titre, répréhensible. Mais ce qui est essentiellement à reprendre en eux est un point qui leur est commun, et le même point induit un troisième parti, le parti radical libéral 45, à son Étatisme, animé du même esprit de répartition égalitaire et non moins ennemi de l’homme que les deux autres systèmes ; dans les trois cas la même aspiration au nivellement fait nier ou fait combattre, en les faisant haïr, tous les apaisements naturels et positifs, donc inégaux de forme et de matière, qui peuvent être proposés, étudiés et obtenus.

Dans les trois cas, à des degrés de crédulités variées, éclate cette foi que nulle vie ne puisse être heureusement ni honorablement vécue que par l’égalité. Mais, tôt ou tard, éclate l’évidence du fond unique de la triple erreur générale qui jette dupes et victimes au fanatique préjugé d’une bataille sans issue46.

C’est que le grand mal ne vient pas du Communisme, ni du Socialisme, ni de l’Étatisme prétendu radical, mais de la démocratie. Ôtez la démocratie, un communisme non égalitaire peut prendre des développements utiles, à la lueur d’expériences passées ; les biens communaux ont été plus fréquents dans la vieille France que dans la nouvelle. De même, les communautés possédantes ; le cénobitisme des congrégations religieuses a poussé à l’extrême divers modes de possessions non appropriées, mais que dominait le détachement des biens matériels et non la fureur de l’égalité dans la répartition ou la jouissance. Pour la même raison, un Socialisme non égalitaire conformerait son système de propriétés syndicales et corporatives à la nature des choses, non à des utopismes artificieux. Un Étatisme non égalitaire peut avoir les mêmes vertus… Quoi ! l’État ! — Oui, l’État ! Mais quel État ? Non l’État de la démocratie, simple pillage universel, où chacun se rue et dont personne ne retire que des débris. L’État du bien public peut concevoir telle ou telle entreprise déterminée que l’intérêt national justifie. Quand Louis XIV fondait les Gobelins, nulle maxime ne l’astreignait à généraliser le système, ni à le prolonger s’il eût été trop onéreux. Il usait de la puissance de l’État, sans s’astreindre à nul étatisme 47.

Dans toute tentative de régler la question sociale, l’ablation préalable de la démocratie s’impose exactement comme les précautions de l’asepsie dans le traitement d’une plaie.

Avec le morbus democraticus disparaîtra le scandale régulier du patronage et du stimulant 48 que donne l’État à tous les moindres cas d’antagonisme social, aux plus superficiels, aux plus artificiels que sa loi veut étendre et envenimer à plaisir. Délivrées des idées, des sentiments, des factions de la démocratie, les bonnes volontés existantes recouvreront la liberté de leur mouvement, les esprits cesseront de subir de systématiques tensions ; les animosités artificielles, nées à l’instigation des politiciens, pourront tomber, s’atténuer et composer. Les arrangements désirables ont licence de se conclure ou de s’élaborer. Ce qui n’est point fatal mais possible, le bien, s’essaiera et se poursuivra ; parfois, il se fera 49.

Ce bien renaît le long des frontières françaises. Les politiciens des démocraties vaincues ont dû réfugier chez nous leur désespoir. On comprend la fureur des Sturzo, des Nitti, des Labriola 50 ! Qu’est-ce en effet que le fascisme ? Un socialisme affranchi de la démocratie. Un syndicalisme libéré des entraves auxquelles la lutte des classes avait soumis le travail italien. Une volonté méthodique et heureuse de serrer en un même « faisceau » tous les facteurs humains de la production nationale : patrons, employés, techniciens, ouvriers. Un parti pris d’aborder, de traiter, de résoudre la question ouvrière en elle-même, toute chimère mise à part, et d’unir les syndicats en corporations, de les coordonner, d’incorporer le prolétaire aux activités héréditaires et traditionnelles de l’État historique de la Patrie, de détruire ainsi le scandale du prolétariat. Ce fascisme unit les hommes pour l’accord ; il fait jouer les forces naturelles ensemble, assure les fonctions sociales les plus variées avec l’aide des grands et l’aide des petits, tous les ouvriers de la même production étant classés par rapport à son objet commun et non par rapport à l’état, à la condition et à la place personnelle du sujet, quel qu’il soit. Il redevient possible de se parler entre citoyens, et, en effet, ils se parlent au lieu de s’injurier. L’État national invite à l’amitié et à l’union au lieu d’exciter à la haine et à la division comme le fait et doit le faire l’État démocratique électif. Rien ne défend d’espérer que les bonnes habitudes s’ensuivent et que la cordialité revienne se couler dans les rapports sociaux jusque-là dominés par un antagonisme envieux. Car tout est là ! Ou presque tout. Un des initiateurs du syndicalisme agricole en France, Gailhard-Bancel, disait que la principale condition de ses succès a toujours tenu à un esprit de bienveillance et d’amitié, dû le plus souvent, dans sa catholique Ardèche, au sentiment religieux. D’autres sentiments peuvent jouer de même : le patriotisme, le civisme, l’esprit de bon voisinage, que sais-je ? Mais pour que de telles impulsions prennent le dessus, il faut que le virus sécrété par les luttes de classe et de parti soit éliminé radicalement : l’État démocratique, la Démocratie sociale doivent périr. Cela ne va pas sans des « opérations de police un peu rudes » contre les agitateurs de métier. Tout régime électif et parlementaire, par ses convulsions révolutionnaires légalisées, crée une tribu d’ardélions active et vorace : on ne peut lui arracher sa pâtée que de force. Il a fallu en Italie une dictature. Le génie de la dictature et du dictateur a calmé, pacifié, ranimé un pays qui hésitait entre les fièvres et les langueurs. Il a rendu à son destin une race ardente, intelligente, patiente, courageuse. Il a réussi plus d’une fois à retourner, en l’adaptant au bien commun, ce qui eût pu le desservir. Quelques profondes différences qu’il faille faire entre la centralisation adoptée par l’Italie, dont l’unité date de 1870, et les libertés locales dues à un pays aussi anciennement unifié que le nôtre, nous devons voir cette évidence : par le fascisme, le grand dégât communiste et les déceptions renaissantes du socialisme ont été épargnées à la péninsule, et il est absurde de soutenir que c’est au prix de l’écrasement du peuple. Le peuple ouvrier italien jouit depuis longtemps d’un statut que n’a point le nôtre. Une grande part y est faite, comme de juste, aux défiances humaines toujours en éveil, et qui ont raison de l’être ; le régime s’attache à établir et à consolider la garantie des foyers modestes au moyen de Contrats solides. Mais les mêmes Contrats pourraient gagner ou perdre beaucoup de leur efficacité matérielle suivant l’esprit qui les détermine et le moral qui les anime. Or, l’élan naturel de l’amitié des hommes est ici reconnu, encouragé, primé, la Politique va d’accord avec la Religion pour prêcher l’amour du prochain, c’est-à-dire du plus proche de nos semblables, dans la rue, dans la ville, dans la province, dans l’État, le genre humain ne pouvant venir qu’en cinquième lieu.

Devant les résultats de cette politique de la main tendue, il est normal que les démocraties, ayant adopté la formule du poing tendu, se soient donné pour mot d’ordre commun « l’antifascisme » : leur plus grand intérêt vital est d’empêcher tout faisceau national de se former pour éteindre ou réduire les compétitions dont elles vivent. C’est pourquoi je conclus que nul ordre social ne naîtra ni ne pourra naître si l’on ne commence pas par arracher le monde ouvrier à la démocratie, après s’y être arraché soi-même, j’entends le bourgeois, beau premier.

Ce pronostic n’est pas nouveau. On savait ce que l’on disait voilà déjà quarante ans quand on ramassait l’expérience de ses aînés et ses réflexions personnelles 51 dans la double maxime que la démocratie est le mal, la démocratie est la mort. Seulement cette mort devient tragique, ses prodromes s’annoncent cruels. Partout où le travailleur est induit à désorganiser et à briser ce dont il devrait vivre, l’absurdité du procédé, plus ou moins connue et sentie, crée des mélancolies, des amertumes ou des colères. Le sens, l’esprit de ce régime contre nature ont fini par faire surgir, chez nous, tout comme en Russie et en Espagne, des états de passion fanatique assez nouveaux, définis par un goût poignant du carnage pour le carnage, souvent suivi de désirs d’anéantissement qui ne s’accordent point mal avec les tendances au suicide et à la stérilité. La race et les êtres s’abandonnent du même élan que les cœurs irrités.

La Nature de l’Être social et vivant, que le Niveau défie, est ainsi détestée. Elle est haïe et poursuivie jusque dans les merveilles par lesquelles l’homme éphémère tente de se survivre. Les hordes qui psalmodient « du passé faisons table rase », après avoir vidé les armoires et brûlé les greniers, mettent à sac tout ce dont le génie, les arts et la science ont voulu décorer l’avenir vu en rêve ; statues, tableaux et monuments tombent sous la hache et sous le marteau.

Ces frénésies peuvent surprendre, en ce qu’elles marquent un âge de subversions exceptionnelles, mais aussi en ce que leur épidémie a quelque chose d’étranger à notre Occident. Ce dernier point est le plus grave. Toutes les fortes crises modernes ont un caractère oriental ; bibliques par leur esprit ou juives par leur personnel au xvie siècle, la Réforme allemande, la Réforme anglaise, la Réforme française, puis, aux xviiie et xixe siècles, les trois révolutions de la France, entre la Terreur et la Commune, enfin, au xx\ieme, les convulsions de Moscou, de Bude 52, de Madrid et de Barcelone montrent ce même trait, plus ou moins vif, mais foncier, elles expriment soit un hébraïsme intellectuel, soit les actes d’Hébreux de chair et d’os. Cela n’est douteux ni pour Luther, ni pour Knox, ni pour Calvin, ni pour Jean-Jacques, ni pour Marx, ni pour Trotsky, ni pour leurs disciples russes, hongrois ou ibériens. Un spectateur désintéressé, M. Henri Béraud, écrit à un ami juif : « Peut-on se rappeler sans frémir que le premier chambardeur de la Russie s’appelle Kerensky ; que la chambardeuse de l’Allemagne s’appelle Rosa Luxembourg ; que le chambardeur de la Bavière s’appelle Kurt Eisner ; que le chambardeur de l’Autriche s’appelle Otto Bauer ; que le chambardeur de la Hongrie s’appelle Bela Kun ; que le chambardeur de l’Italie s’appelle Claudio Trèves et que le chambardeur de la Catalogne s’appelle Moïse Rosenberg » et que tous « ont un maître unique, Marx ? » Agitateurs ou idéologues, ou les uns et les autres, attestent la même pression violente de l’Orient sémite sur un Occident qu’elle dénationalise avant de le démoraliser. Ce messianisme de Juifs charnels, porté au paroxysme par sa démence égalitaire, prescrivant de véritables sacrifices humains, a tout osé pour imposer une foi absurde et, quand vient l’heure du désespoir inéluctable, l’énergumène juif casse tout.

Mais il ne faut pas oublier qu’en avant du brutal éclat juif, une patiente politique, non moins juive, avait agi en profondeur par voie d’érosion. Les deux travaux s’expliquent l’un par l’autre, se complètent l’un l’autre, l’Évolution a savamment préparé la Révolution, et cela fait comprendre le mot-limite de Joseph de Maistre : Satan.

VI. — Où vont les Français ?

Cependant, les Démocraties dépérissent sur bien des points ; presque partout, la Révolution est vaincue, vaincue avec l’amour du mal et de la mort, par ces ardentes faims de vivre qui animent l’Être réel. Le Marxisme russe lui-même paraît fléchir, il compose avec la même sorte de nationalisme russe 53. Les Français ont quelque peine à comprendre que leur pays puisse rester exposé à tant de menaces !

La France a été la première des nations à subir aveuglément un mal qu’elle appela son bien, mais la première aussi à l’analyser, pour lui rendre tous ses tristes noms véritables. La Renaissance française des idées de salut a rayonné sur le monde ; comment n’a-t-elle pas donné, pratiquement, son effet politique et social par toute l’étendue de notre pays ?

Ne minimisons pas ses effets. Dès la fin du xviiie siècle, les plus hautes leçons de politique naturelle ayant été émises chez nous, les progrès de leur influence n’ont pas cessé. Elle est allée en s’étendant et en s’approfondissant. « Tout ce qui pense dans la mesure où il pense » en terre française, s’est naturellement mis à penser contre la mort de la Société et contre la mort de l’État.

Encore eût-il fallu que cette pensée pût se diffuser. Dans un pays où les idées eussent circulé sans contrôle, l’afflux de la lumière aurait été irrésistible. Catholiques et positivistes de la Restauration, historiens du Second Empire et de la Troisième République, avaient achevé d’élaborer un corps de doctrines sans réplique. On n’y a jamais répliqué. Mais l’intérêt hostile a réussi à fabriquer de bons écrans ou de fermes barrages pour en arrêter la marche ou la ralentir. « Moyens matériels », dont Auguste Comte, mort en 1857, pouvait déjà se plaindre avec justice 54. La vérité se heurte à la consigne d’un État électif ; à la merci des votes, il ne peut négliger de se défendre dans la tête et le cœur des votants.

Par là, un curieux divorce s’est produit et accru, depuis une trentaine d’années, entre les groupes populaires les plus assujettis à l’État et toute la partie de l’intelligence de la Nation qui, plus libre, a pu et su examiner les idées reçues en matière d’histoire, de morale et de philosophie politique. Cette réaction est même claire et forte dans l’Enseignement d’État aux degrés secondaire et supérieur ; les professeurs de lycée ou de faculté y prennent une large part en raison de l’indépendance naturelle de leurs fonctions. Mais l’école primaire y est restée presque complètement étrangère, et l’on peut même dire qu’elle y demeure soustraite ; elle ne connaît à peu près rien de ce vaste mouvement critique. Son personnel, formé dans une espèce de bercail, ou de séminaire laïque, intitulé École Normale d’instituteurs, est dressé pour une sorte de sacerdoce et d’apostolat en faveur de l’héritage idéal de la Révolution. Ses livres du maître, ses manuels d’étude y retardent d’un demi-siècle. Toutes les corrections déterminées par des esprits aussi laïques et aussi libres que Renan ou Fustel ou Taine ou Bainville en sont écartées avec soin. La Contre-Révolution spontanée qui a rayonné de France dans l’Europe et le monde s’est arrêtée au seuil des quatre-vingt-dix maisons chargées de maintenir, département par département, une Dogmatique ignorantine, alimentaire, officielle. Par ces nouveaux lévites, la « masse » du peuple conserve, malgré tout, un vague conformisme aux Nuées 55. Des idées méprisables et périmées, des institutions criminelles continuent d’être étiquetées le pain et le vin d’un progrès continu. L’instituteur le dit, le petit élève le croit. Sans doute, bien souvent, un généreux oubli postscolaire fait justice de ces faux biens. Souvent ! Bien heureusement ! Non toujours.

Après la petite école, la petite presse est pareillement aux ordres du même Dogme intéressé. Cette presse a pour fonction d’exploiter, en faveur de la démocratie, un curieux lot de quiproquos, nés de plats calembours. Notre vieux peuple a les mœurs de l’indépendance. Il se tournait jadis vers le Roi par horreur de l’oppression, qu’elle fût cléricale, seigneuriale ou bourgeoise. Pas plus aujourd’hui qu’hier, l’oppression politicienne ne peut l’enchanter. Il réagit contre elle partout où il la sent. C’est pourquoi l’on s’applique à l’empêcher de la sentir. Et le succès du narcotique n’est pas nul. Mais, là encore, non toujours, il arrive que la vertu des mots ne pare pas à tout. Elle s’épuise même. La Liberté ? Soit, mais de qui ? Celle des escroqueurs de l’épargne publique ? La Liberté de quoi ? Celle d’escroquer ? On réplique bien que la liberté générale est toujours défendue tant que les élus du vote sont députés au gouvernement. Cela est cru, jusqu’à un certain point, mais pour une raison qu’il faut démêler ; notre député d’arrondissement est l’agent d’une protection devenue nécessaire contre la centralisation administrative et l’uniformité de ces règlements napoléoniens dont la France n’a pas fini de souffrir. Un régime absurde requiert l’absurde remède électoral, qui le fraude ; la France éclaterait si le paysan, le commerçant, l’entrepreneur, le petit rentier, n’avaient des espèces de commissionnaires parisiens qui, nommés en apparence pour faire des Lois, ont pour office de courir, au compte de leur clientèle, les antichambres des ministres et les directions des grands services publics. C’est ainsi que respirent nos prétendus citoyens sous le poids d’une Bureaucratie oppressive. Néanmoins, quand, par la même occasion, le député a fait sa loi, en général tout de travers, son électeur comprend qu’il y doit obéir exactement comme à la loi d’un Roi ou d’un Empereur ; celle-ci ne serait pas plus impérieuse. Le mot de liberté écrit sur le mur n’y fait rien. Le mot d’égalité n’empêche pas non plus que le grand électeur local ne soit un personnage supérieur et redoutable. Tout ce verbiage est impuissant à masquer la mauvaise qualité du gouvernement constitué par les incapables qui, en moins de soixante-dix ans, ont produit plus de cent ministères successifs, dont chacun comportait une vingtaine d’hommes entre lesquels la responsabilité divisée à l’infini était pratiquement dissoute. Mais justement, ces successions rapides associées à cette irresponsabilité ont créé l’habitude de fausses sanctions, grosses de scepticisme et d’indifférence. La comédie des changements a fait qu’on se résigne avec un fatalisme facile aux pires malfaçons ! On les sent. On en souffre. S’en souvient-on ? Les rattache-t-on à leur cause ? L’intelligence peut habiter les individus, mais un peuple a besoin de faire un grand effort de son Collectif cérébral, toujours faible, pour que, s’il a démêlé les origines de telle guerre longue et sanglante, ou même de telle grosse perte d’argent, cette cause lui reste présente et le retourne entièrement contre un régime politique déterminé. Les politiciens ne manquent ni d’adresse ni d’activité pour donner le change au passant.

Ils ont longtemps réussi à faire sonner haut la gloriole d’appartenir à un État sans chef ! Mais on commence aussi à se dire : pas de chef, pas de direction, quel dommage !

Un sentiment de doute et d’insatisfaction a fini par naître et gagner peu à peu. Un nombre important de Français s’en est ému. Beaucoup de gens comprennent que le prétexte de sauver les libertés publiques établit le despotisme d’un parti et assure l’immunité des camarades prévaricateurs et concussionnaires. Cette clairvoyance est devenue forte sur certains points. Ailleurs, elle cherche encore son expression directe ou sa vertu brisante. En dépit du mol optimisme prêché par les journaux du régime et qui compose une rare puissance d’abrutissement, le mécontentement qui grandit doit en venir à rejoindre l’intelligence contre-révolutionnaire dont les développements, jamais arrêtés, sont même en plein essor.

L’opinion officielle le nie, en se fondant sur un état d’indécision et d’apathie qu’elle condamne à ne jamais cesser. Mais les apathies sont secouées par l’inquiétude des intérêts ; les indécisions cèdent à la terreur des grandes crises.

Il reste vrai que la sécurité du Parti régnant est moins menacée qu’elle ne le serait si la réaction de l’esprit français avait trouvé le concours puissant auquel elle avait droit dans les milieux qui auraient dû en sentir la grave importance et la haute nécessité. Après des créations comme le Cercle Fustel de Coulanges, qui réunit l’élite des trois degrés de l’enseignement, après les avertissements répétés d’un Corps médical nombreux et lucide, l’immense classe moyenne française aurait pu mettre le pays en un état de garde et de défense plus avancé.

Elle ne l’a pas fait.

Pourquoi ? Cela est dû à des causes et à des raisons.

Les raisons sont les mêmes qui ont déterminé la faute cardinale à la naissance de la question ouvrière ; elles tiennent à la vieille erreur de la démocratie libérale, devenue une habitude de langage et de « pensée », à laquelle se cramponne plus d’un esprit peu cultivé, de capitaliste, de patron, de grand possédant.

Les causes tiennent à la crainte pitoyable que répand et généralise un appareil fiscal, judiciaire et administratif, dont les tracasseries sont arbitraires, faciles et fréquentes. Là, les gros se font tout petits. À supposer que les « congrégations économiques » asservissent les politiciens, les congréganistes politiciens 56 le leur ont bien rendu ! Quant aux véritables petits ou moyens, ceux dont la politique n’est pas le métier, ils n’osent parler qu’à voix basse de politique. Les Français qui plaignent les Espagnols de la tyrannie policière 57 n’ont pas regardé un peu attentivement ni profondément autour d’eux. L’araignée de l’État a tissé parmi nous une toile immense. Mais ce degré d’étatisation nous échappe. Nous sommes insensibilisés quant à lui. Il n’en est pas moins monstrueux. La politique met en suspens de façon indirecte le pain des foyers français, directement l’établissement des enfants, leur carrière trop souvent administrative, les protecteurs qu’il faut ménager, les subventions, faveurs, exonérations qu’il faut obtenir et sans lesquelles on ne vit plus.

Les Comités électoraux, les Sociétés secrètes, les fonctionnaires, le monde juif contraignent l’immense classe moyenne à de très honteuses prudences 58.

Certains bavardages de café et de presse restent libres ou du moins le restaient avant le Front populaire, mais des couches entières de ce peuple ombrageux et fier sont pis que terrorisées : intimidées. Elles s’en doutent à peine. La persécution directe et formelle susciterait une irritation salubre ; la menace reste obscure et vague. Elle ne saurait entreprendre sur la liberté de penser, mais elle en limite incroyablement l’expression dans le privé, comme dans le public. Comme on se repent vite de s’être « montré » ! Comme, sur les instances de parents et d’amis, on se promet et l’on promet aisément aux autres de ne plus se « remontrer » ! Ce césarisme sans César parvient à déviriliser certains secteurs du pays réel, ceux qui sont le plus voisins du pays légal. On ne dira jamais assez quel mal moral nous ont fait là les institutions de l’an VIII ! Leur despotisme anonyme est indolore, mais nullement inoffensif.

Ces habitudes ont entraîné une singulière évolution de la langue ; autrefois net et dru, le français devient flasque, oblique, imprécis, tout en reculs, détours et lâches antiphrases. On semble vouloir se mettre du coton dans la bouche et bourrer d’étoupe la pointe de sa plume. Les partis politiques, dont il semblait que l’intérêt fût d’être nets, ont fini eux-mêmes par perdre l’orgueil du drapeau, la sonorité du programme. Tous leurs noms sont truqués. Les défenseurs de l’autorité et de la tradition se font qualifier indépendants ou libéraux. Les réactionnaires sont des « républicains de gauche ». Il n’y a plus d’opportunistes ; tous radicaux, depuis que ce beau mot ne signifie plus rien ! Le grand point est d’esquiver l’idée nette, celle qui comporte des obligations de logique, ou des corvées d’esprit critique. Tels grands organes, y ayant intérêt, publient de dignes défenses de la famille et de l’héritage, mais ces bons devoirs d’écolier sont couronnés par l’éloge bien senti de la « vraie démocratie »… Encore quelques saisons de cette complaisante et systématique trahison du vocabulaire , on aura la tour de Babel, avec toutes ses conséquences de malentendu et de dispersion. Sans doute les rhéteurs n’en auront que plus de mérite à se faire comprendre, et les flibustiers qui les paient en feront de plus beaux profits. Mais quand l’historien-philosophe est réduit à gémir son Vera rerum amisimus vocabula 59, beaucoup de choses sont compromises, sinon perdues. Ceux qui en sourient de bonne foi font preuve d’une périlleuse légèreté ; on ne doit pas laisser frauder sur les étiquettes, ou bien il faut s’attendre à la dépréciation des produits. Comment espère-t-on en finir avec le moindre de tous nos maux, si l’on perd le courage de le nommer ?

… Et nous ne sommes pas au bout du compte des misères ! Il faut aussi mentionner l’accident douloureux, qui, plus que tout, a affecté les profondeurs de la France vraie, parce qu’il lui a caché le franc diagnostic qui pouvait la guérir.

Malgré l’État et son Étatisme, malgré son École, malgré sa Presse, le malfaisant esprit de la survivance révolutionnaire aurait subi des échecs plus rapides, il aurait même été sans doute éliminé, si l’ignorance ou l’erreur des autorités sociales n’avaient reçu un solide renfort d’un côté où, justement, on était en droit de ne pas trop le craindre ! Il est vrai que c’était aussi le côté d’où il n’eût pas été absurde de prévoir le pire, ce monde-là étant toujours, comme la vieille Autriche, en retard d’une armée, d’une année, d’une idée 60.

Lorsque, en janvier 1901, dans l’encyclique Graves de communi, le pape Léon XIII permit aux catholiques de se parer de l’étiquette de « démocrates », il leur recommanda expressément de n’employer jamais ce mot que dans un sens qu’il précisait avec force : il voulait, disait-il, que « la démocratie chrétienne » n’eut rien de commun avec la « démocratie sociale », car elle en diffère « autant que du système socialiste la foi chrétienne ». Et, Docteur, plus encore que Chef, il ajoutait que l’on devait « tenir pour condamné de détourner ce mot en un sens politique ». Assurément, écrivait le pape, « la démocratie, d’après l’étymologie même du terme et l’usage qu’en ont fait les philosophes, indique le régime populaire, mais, dans les circonstances actuelles, il ne faut l’employer (sic usurpanda est) qu’en lui ôtant tout sens politique et en ne lui attribuant aucune autre signification que cette bienfaisante action chrétienne parmi le peuple (beneficiam in populum actionem christianam) ». En bref, dirions-nous : une démophilie religieuse. Au nom de la « justice », avec instance, il était encore recommandé aux démocrates chrétiens de s’épargner, entre tous les égarements de la démocratie sociale, ceux qui tendent expressément au nivellement des conditions civiles (aequatis civibus) et risquent d’acheminer à l’égalité des biens (ad bonorum etiam inter eos aequalitatem sit gressus). Et le pape observait que la réforme sociale ne pouvait réussir qu’avec le concours de toutes les classes. D’utiles, de très utiles services devaient être attendus de la classe supérieure, de « ceux à qui leur situation (locus), leur fortune (cesus), leur culture d’esprit, leur culture morale donnent dans la cité le plus d’influence. À défaut de leur concours », ajoutait-il, « à peine est-il possible de faire quelque chose de vraiment efficace (quod vere valeat) pour améliorer comme on le voudrait la vie du peuple. » Bref, l’encyclique excluait et condamnait (nefas sit) une démocratie chrétienne qui s’inspirerait de l’égalitarisme, tendrait à la lutte des classes, au décri jaloux de la fortune et de la naissance ; toutes erreurs jugées incompatibles avec le principe de la conservation et de l’amélioration de l’État (conservationem perfectionemque civitatis).

Tel est, dans ses termes et dans son esprit, l’Acte de naissance de la démocratie chrétienne.

— Bah ! répondit-on, dans un groupe influent de catholiques français, le pape a avalé le mot, il avalera bien la chose.

On se mit en devoir de la lui faire avaler… La situation y prêtait un peu. Car, d’abord, on était en France ; le gouvernement populaire y existait déjà et, dix ans auparavant, le même pontificat avait conseillé de s’accommoder de la République. La « démocratie politique » s’y trouvait naturellement à l’abri des censures.

En second lieu, les principes de la démocratie sociale étaient inscrits en tête de tous les actes du régime et de ses monuments. Il pouvait être délicat d’en faire la critique, ou même de les tenir pour suspects ; c’était s’exposer à la défiance, adopter une attitude de tacite rébellion, que devait interdire le respect des institutions prêché et reprêché.

Troisième point, essentiel. Si l’on mettait le doigt dans l’engrenage électoral et parlementaire, l’emploi du « mot » jouait forcément en faveur de la « chose », qu’on voulait faire « avaler » au pape et aussi à la masse catholique française, qui n’en avait pourtant pas le goût. Il est vrai qu’on lui promettait de gagner, par ce moyen, d’épatantes majorités. Les jeunes avocats, les jeunes prêtres de grand zèle qui s’appliquaient à la besogne méritoire des conférences, des visites, des cercles de propagande, des secrétariats du peuple en vue d’exercer « l’action populaire chrétienne » si hautement recommandée, n’eurent qu’à traverser la rue pour rencontrer toutes les tentations de la démocratie politique et toutes les séductions de la démocratie sociale dans ses réunions, ses conférences et ses débats contradictoires. À plus forte raison, s’ils se portaient candidats ? Le seraient-ils ? Ne le seraient-ils pas ? Ce n’était pas l’envie qui manquait. Et dès lors, comment n’être pas saisis par la nécessité d’enchérir sur la politique de la gauche et la sociologie de l’extrême-gauche ? Aucun d’entre eux n’y a coupé ! Mais on ne saurait dire qu’ils y aient glissé avec innocence ; en fait, ils se sont rués, soit à la querelle des classes, où ils introduisirent un âpre accent de moralistes et de sermonnaires, soit aux revendications directes de la démocratie sociale, soit aux suprêmes déductions du principe du gouvernement populaire. Il en résulta, entre autres choses, principalement dans l’Ouest, que les châteaux et les presbytères se trouvèrent vite à couteaux tirés : le vaisseau catholique cinglait donc assez loin du Graves de communi !

Les raisons que ceux-ci alléguaient étaient indiscutables; il fallut les subir. Ce ne fut pas gai. Moins gai encore, plus insupportable que tout, était l’éclatant démenti de fait donné au préjugé qui avait mis en train tout ce monde, déterminé toute cette erreur ; préjugé sans fondement, comme sans valeur, en vertu duquel l’esprit moderne devait aller toujours à gauche, les territoires de l’avenir devant appartenir de fondation ou revenir de droit aux vues absurdes que développaient de pieux rhéteurs sans cervelle, on ne sait quel ressort d’horlogerie mystique ayant la fonction de résonner, dans l’espace et sur les abîmes, de manière à taxer d’archaïsme définitif tout ce qui, jusque là, avait créé la force et la vie, l’ordre et la joie de l’univers !

Mais les acquisitions éternelles de l’intelligence et de l’expérience reprenaient le dessus. On démontrait sans peine l’extrême frivolité de ce recours trop facile à l’antinomie de l’hier et du demain, du présent et de l’avenir.

L’événement montrait qu’il n’y avait rien de fatal ni d’inéluctable dans le progrès des idées révolutionnaires. Elles n’étaient pas invincibles. Elles étaient vaincues. Et, ce qui était bien le pire, avec leur gloire, s’évanouissait la mauvaise raison de fausse force majeure, dont on avait couvert la révolte sournoise contre les précautions dictées par Léon XIII !

Ce que le pape n’avait point avalé du tout, la nature des choses le vomissait. L’avenue de l’histoire fermée à ces pauvres esprits s’ouvrait à leurs censeurs, dont l’âge, la foi, le nombre, le succès, la raison s’emparèrent gaiement d’un « siècle » que les autres avaient escompté un peu vite. Quelle déconvenue ! À force d’en gémir, il se forma des plaies cuisantes qui saignèrent longtemps, ne guérirent jamais. On voit encore suinter du cerveau de quelques vieillards les précieuses gouttelettes de cette rage cuite, recuite, inoubliée. Car c’était bien la peine d’avoir sacrifié les plus saintes fidélités personnelles et domestiques, attristé des amis, rudoyé et chagriné des maîtres, au nom d’une inexcusable métaphysique du Temps, pour se voir ainsi contredits, humiliés, refoulés au banc des vétérans et des burgraves, par le Temps réel, par le Vieillard divin, qui n’épargne rien que le Vrai !

Condamnation qui n’eut rien de définitif. Les jeux étaient faits, les positions prises, les organisations électorales et sociales fondées, toutes les vanités aiguisées se défendaient, la griffe en l’air. Pouvait-on rebrousser chemin ? Sinon, humainement, que faire ?

Il n’y avait pas à garder le moindre espoir d’échapper à la critique nouvelle ni de rafraîchir les vieux poncifs ; on était battu d’avance dans ces débats du sens historique et de la raison. La discussion exposait même aux reproches pontificaux. On finit par se réfugier, d’un pas grave et hautain, sur les cimes supérieures de l’esprit pratique, en affectant un grand mépris des spéculations doctrinales. On convint d’adopter le vocabulaire, les idées et les principes en vigueur dans les « masses populaires », afin de correspondre à leurs « aspirations ». Non sans souci de révérence verbale envers l’orthodoxie, l’indifférence au vrai et au faux fut conduite si loin que, moyennant quelques réserves de forme contre la démagogie et la « fausse » démocratie, on s’arrangea pour continuer à ne tenir aucun compte des puissantes raisons de Morale ou de Politique naturelle dont brillait toute l’encyclique Graves de communi : réciprocité des services entre les classes et les conditions, bienfait de leurs inégalités, privilèges de la nature ou de l’histoire. On rengaina pareillement les meilleurs des travaux de l’École sociale catholique. On laissa les royalistes à peu près seuls s’occuper de doctrine corporative ; à ces hautes époques, la corporation présentait le défaut sérieux de contrarier le syndicalisme électoral.

Comment, dès lors, un monde que cet échec récent avait laissé tout meurtri aurait-il pris le moindre intérêt au mouvement intellectuel contre-révolutionnaire qui avait été, précisément, entre 1900 et 1910, à la source de tous ses maux ! Bien au contraire, la rancune, jointe au très chimérique espoir d’une revanche, a rendu ce monde beaucoup plus qu’indulgent aux pires outrances de nos « rouges chrétiens » pendant ces dix dernières années ; car tantôt il a donné le scandale d’approuver les explosions du communisme religieux ou de l’antipatriotisme sacerdotal, tantôt, les désapprouvant, il a donné l’autre scandale, peut-être pire, de n’en rien laisser voir.

Il s’en est suivi, sur une grande échelle, des dégâts douloureux.

Le public composé d’une vaste région morale du meilleur pays réel de la France fut ainsi livré sans défense aux tromperies du verbiage officiel ; il ne reçut point les lumières auxquelles il avait droit sur le fond des principes qui règlent les intérêts majeurs de l’existence sociale et civile.

Le pavillon d’une cruelle charité vint couvrir les mêmes erreurs qui allaient, en Espagne, dégoutter d’un sang beau et pur 61.

L’amour du peuple parut devoir permettre de couvrir ou même d’exploiter ces erreurs. On traita par un mépris que l’on crut habile et prudent ces nœuds courts et puissants par lesquels — comme le châtiment à certaines fautes — la catastrophe matérielle adhère, tient et pend à l’erreur politique. Une étonnante virtuosité vocale fut mise au service de ce coupable silence de l’esprit.

Et cependant, depuis de longues années, un dialogue était fameux :

— Votre démocratie empoisonne, disait Le Play à Tocqueville.

— Mais, répondait à peu près Tocqueville, si je désespère d’administrer l’antidote ?

— Je n’administrerai pas le poison, répliquait le ferme Le Play.

Une rhétorique funeste allait donc remplacer toute philosophie ; la classe dirigeante, ou qui aurait dû diriger, pratiqua ou subit en politique ou en sociologie une sorte d’anesthésie obligatoire devant le Faux. Cependant, des yeux clairs discernaient, à faible distance, de quelles dures sanctions la réalité négligée allait frapper ce règne insolent et absolu du Faux. En vain ! Le Faux était laissé tranquille, ou ménagé, servi, propulsé ou même acclamé et, pendant de longs jours, il a pu voguer, prospère et heureux,

Vaisseau favorisé par un grand Aquilon 62

il n’en courait pas moins dans la direction de certains brisants qu’aujourd’hui l’on voit sans jumelles.

Comment en eût-il été autrement ? Et comment n’y avait-on pas réfléchi ? Au-delà des mots sont les choses. Tôt ou tard vient leur tour de se faire sentir. Alors il ne sert de rien d’avoir cédé au plus « grand dérèglement de l’esprit » qui est de les faire apparaître telles qu’on les veut, non telles qu’elles sont. Vouloir faire croire à la paix au lieu de consentir à voir une guerre qui vient, cela mène au « désarmement » qui rendra cette guerre plus désastreuse. Vouloir faire penser qu’on a des millions en poche, quand il n’y reste pas un liard, combine l’escroquerie et le dénuement. Vouloir faire croire à la bienfaisance possible de la lutte de classes et de l’envie démocratique, mère de tous nos maux, n’en diminue point la malice, mais la couvre et la recommande, la protège et la facilite, l’envenime, l’aggrave et la multiplie.

Que ces maux aient crû de la sorte, c’est une évidence qui contracte de mâles cœurs ; elle ne fait pas encore réfléchir toutes les têtes qui le pourraient, qui le devraient. C’est là surtout que règne, de nos jours, cette erreur des honnêtes gens pressentie par le grand Le Play. Et rien n’est plus affreux.

Que, devant un risque aussi grave, le meilleur du pays ne se lève pas avec la décision qu’on attendrait de lui ; que le profond des plus belles âmes, la pure cime de la piété civique et du dévouement social ne soient pas même baignés des lumières suffisantes, et que ces lumières ne viennent pas d’où elles devraient venir, cela augmente horriblement tous nos périls immédiats.

Car enfin la nation qu’on laisse ainsi sans direction est la même de qui plusieurs voisines ont sollicité, appris, reçu les Lois de leur Renaissance ! Comme on l’a fort bien dit, « la France en garde l’honneur, d’autres pays en gardent le profit 63 ». Lui sera-t-il permis de croupir encore longtemps dans une infériorité mentale pleine de honte ?

Sa rénovation intellectuelle peut tarder encore, mais de nouveaux retards mettraient en jeu plus que sa paix : sa vie.

Conclusion — La Nature et l’Homme

C’est pourquoi nous ne cédons pas à l’appel d’abstractions vaines lorsque nous supplions ici les esprits sincères de remonter aux principes pour réviser leurs vues d’ensemble ; il est particulièrement indispensable qu’ils jettent un ferme regard sur ce point essentiel du rapport qui existe entre le volontaire et le naturel, le moral et le physique, dans la trame sociale de l’être humain.

En se trompant et en laissant tromper, en remplaçant la connaissance par une « foi », démocratique ou libérale, que rien n’autorise et que tout dément, on fait plus que de s’exposer à des épreuves sanguinaires ; on se précipite au-devant d’elles ; dans certains cas on aide à les précipiter.

Il faut connaître les vérités de la nature ou il faut périr sous leurs coups. Ne nous laissons pas reprocher l’humble degré auquel s’est tenue ici l’investigation.

Ne laissons pas dire que nous nous attardons à la matière de l’homme.

Nous ne nous y attardons point du tout.

Nous ne sommes aucunement d’avis de négliger ni la structure humaine, ni ce que structure et matière comportent de mouvements, d’élans, d’essors supérieurs. Mais, pour examiner à fond un objet, l’on commence par le mettre à part de ce qui n’est pas lui. Matière soit ! Pour la connaître, il faut approcher et palper cette précieuse étoffe de la vie de société. Une telle matière n’est pas plus négligeable que celle de n’importe quel hôte de l’univers. Certain prédicateur 64 romantique a tonné, dans la chaire de Notre-Dame, contre saint Thomas d’Aquin, coupable d’avoir dérivé de la Matière son Principe de l’Individuation. Ce coup de cymbale sonore n’empêchera personne d’aborder sans fausse honte, avec une simplicité sereine, l’étude des premiers éléments naturels du composé humain. Mieux sera pénétré ce dont il est fait, mieux on pourra se délivrer des idées fausses dont les applications coûtent cher.

Mieux la nature sera vue dans sa vérité, mieux l’on saura loger les droits et les devoirs là où ils sont, au lieu d’en bourrer un espace où l’on ne peut les pratiquer parce qu’ils n’y sont pas et n’y peuvent pas être ; on n’y trouve que des liaisons de nécessités auxquelles on ne peut rien que de les reconnaître et, pour les vaincre, commencer par leur obéir.

La nature des hommes, celle qui précède leur volonté, est un sujet dont la seule mention suffit à offusquer le panjurisme contractuel, d’où procèdent, suivant un volontarisme sans frein, ces divagations de démocratie libérale qui supposent que nous pouvons tout ce qu’il nous vient à la fantaisie de vouloir ! Leurs ambitions sont folles, leur folie juge le principe d’où elles sortent. Tout ce que l’on bombycine en leur honneur ne fera jamais qu’il soit au pouvoir du petit homme d’élire son papa et sa maman, ni que sa liberté, si souveraine soit-elle, puisse choisir l’emplacement de son berceau. Ce point-là règle tout. Ni Kant ni Platon n’y font rien. Leurs inventions de vie antérieure sont sans valeur ici. Bon gré, mal gré, il faut admettre ces territoires naturels, ni voulus, ni élus, ni éligibles, en reconnaître la bienfaisance éventuelle, ou se résigner à des aveuglements de système qui sont la mort de la pensée et le suicide de l’action.

Le voyage aux demi-ténèbres de la Physique sociale ne peut d’ailleurs se faire sans éveiller, dans leur pénombre, diverses transparences qui éclairent, comme par-dessous, tel et tel plan où nos éléments purement matériels rejoignent nos éléments personnels et moraux, et peuvent même aspirer à atteindre telles parties divines de l’ordonnance de la vie. Devant la table de la Loi qui porte obligation de faire vivre et d’élever les enfants, la description exacte du petit homme nouveau-né, son état d’extrême détresse, qui lui confère la qualité du nécessiteux naturel avec le rang de riche légataire et de haut bénéficier social, semble venir, pour ainsi dire, à la belle et juste rencontre du gracieux instinct paternel et maternel, dont la conscience profonde honore les personnes dignes du nom et du visage humain.

La conclusion pourrait dépasser la Physique. Elle fait entrevoir que l’Être brut ne peut pas ne pas renfermer une essence formelle et certaine de Bien. On pourrait donc y déterminer les possibilités d’un bonheur endormi, mystérieusement propice à tels destins de l’homme, qu’une analyse circonspecte et rigoureuse peut dégager.

Évitons de pousser le trait plus avant, pour nous en tenir à son expression la plus simple ; l’humble intellection du sensible élève le filet d’une lumière, qu’on n’attendait peut-être point vers la méditation des lois supérieures, dont elle vérifie et renforce les termes. Loin, par conséquent, de se nuire, comme le croient les imbéciles, ces vérités qui se rapprochent et convergent, tirent une valeur et une influence nouvelle de la diversité de leurs points de départ.

Dans les lieux un peu reculés où le temps ne m’a point manqué pour regarder derrière moi, et pour me souvenir de chemins parcourus, perdus ou retrouvés, j’ai voulu rassembler les idées essentielles qui éclairent ma réflexion et mon action. La menue Somme qui en est faite me paraîtrait articuler moins nettement ce qu’elle dit si je ne la rattachais point à ce qu’une philosophie appellerait causes secondes et une autre philosophie premières lois naturelles. De quelque nom qu’on l’appelle, ce qui est, est.

Distinguer n’est point mettre en conflit, n’est même point diviser, ni séparer. La Morale est la règle de l’action volontaire. La Politique naturelle a pour objet d’approfondir un ordre impersonnel. Sans doute, Anciens et Modernes, y compris ici les plus grands, ont pu confondre ces objets avec d’autres, assez voisins. Cela n’est pas une raison de rendre la confusion éternelle. Pour ma part, tout m’incite à conduire, aussi profondément que je le peux, cette étude des fondements sociaux de la vie humaine qui a fait mon souci constant.

Voilà le sûr.

Causes ou Lois, ces principes sont trop clairs, et leur clarté fait trop de bien pour consentir à les laisser s’embrouiller, s’obscurcir ou se défigurer.

Il ne faudrait pas croire que la machine politique et sociale tourne à vide. Quand elle fait pleuvoir du feu et du sang, les pauvres hommes sont dessous ! Tout au rebours de la chienne de Malebranche, le sentiment ne leur manque pas pour souffrir. Une pensée juste peut les secourir, parfois les sauver. C’est avoir pitié d’eux que de dire la vérité.

Janvier-février 1937.

Charles Maurras
  1. Maurras reprend ici des éléments de la fin de la seconde strophe de la Maison du Berger, poème d’Alfred de Vigny recueilli dans Les Destinées, qui débute par l’expression d’un désespoir absolu :

    Si ton cœur, gémissant du poids de notre vie,
    Se traîne et se débat comme un aigle blessé,
    Portant comme le mien, sur son aile asservie,
    Tout un monde fatal, écrasant et glacé ;
    S’il ne bat qu’en saignant par sa plaie immortelle,
    S’il ne voit plus l’amour, son étoile fidèle,
    Éclairer pour lui seul l’horizon effacé ;

    Si ton âme enchaînée, ainsi que l’est mon âme,
    Lasse de son boulet et de son pain amer,
    Sur sa galère en deuil laisse tomber la rame,
    Penche sa tête pâle et pleure sur la mer,
    Et, cherchant dans les flots une route inconnue,
    Y voit, en frissonnant, sur son épaule nue
    La lettre sociale écrite avec le fer (…)

    Toutes les notes sont des éditeurs. [Retour]

  2. Habitude, coutume, usage. [Retour]

  3. « Nœud » ou « réseau », en latin. [Retour]

  4. Titre d’un ouvrage de Frédéric Le Play. [Retour]

  5. Ralph Waldo Emerson (1803-1882), penseur et écrivain américain, fut l’un des fondateurs de l’école « transcendentaliste », sorte de syncrétisme post-romantique mêlant des influences kantiennes et des apports des religions orientales, dans lequel on a vu un ancêtre du New Age. Maurice Maeterlinck lui a consacré un essai dans son recueil Le Trésor des humbles (1896), et a écrit la préface d’une traduction de sept essais d’Emerson publiée à Bruxelles en 1899. [Retour]

  6. Citation tirée d’une des Chansons marseillaises de Victor Gélu (1806-1885), « Fénian é Grouman » (« Fainéant et Gourmand »). C’est le début du quatrième couplet :

    A luego dé neisse canaïo,
    L’enfan d’un paoure ouvrié massoun,
    Perqué sieou pas sorti dei braïo
    D’un negoucian vo d’un baroun !

    Soit :

    Au lieu de naître canaille,
    L’enfant d’un pauvre ouvrier maçon,
    Pourquoi ne suis-je pas sorti des braies
    D’un négociant ou d’un baron !

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  7. Dans le texte de 1937, on lit : État policier.

    Si le texte date en effet de 1937, notre texte de référence est le texte du deuxième tome des Œuvres capitales, Flammarion 1954. Il apparaît à la page 181, dans le second chapitre intitule « Principes » qui s’ouvre sur une courte présentation :

    Principes a été publié en tirage limité à 1065 exemplaires, à la Cité des Livres, Paris, 1951. Charles Maurras n’a retenu ici que deux chapitres qui ont paru aussi dans Mes idées politiques, Fayard, 1937 et il a considérablement remanié le premier. Il a ajouté sous ce même titre général, La Politique naturelle, provenant aussi de Mes idées politiques, et Politique naturelle et politique sacrée, extrait du Bienheureux Pie X, Sauveur de la France.

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  8. Ici le texte de 1937 utilise bien le mot politique. [Retour]

  9. Le 7 août 2010, sur le blog de Maurras.net, nous commentions cette citation :

    Fait curieux, la citation latine n’est ni située, ni traduite. Et il semble en être ainsi dans toutes les éditions et rééditions de cette préface qui est sans doute, de tous les textes de Maurras, celui qui a été le plus donné à lire et à méditer aux disciples et aux sympathisants du Maître.

    Nous ignorons combien, parmi eux, ont d’évidence compris et remis dans leur contexte les sept mots latins cités en italique. Ils ont en tous cas peu cherché à communiquer leur savoir autour d’eux, car les divers commentateurs, annotateurs et rééditeurs dont nous avons connaissance ont choisi pudiquement de laisser entier le mystère. Et nous ignorons si, au cours des multiples échanges de brouillons, d’épreuves et de corrections entre Maurras, alors détenu à la Santé, et Rachel Stefani (alias Pierre Chardon) qui faisait la navette avec l’imprimeur, il a été question ou non de laisser ce passage tel quel, ou de lui apporter quelque explication.

    Risquons-nous à une hypothèse.

    Ces quelques mots, que l’on peut traduire par : « la différenciation des classes sociales est assurément le propre des Cités bien organisées », représentaient pour Maurras bien plus que leur signification intrinsèque, laquelle était déjà en elle-même fondamentale de sa pensée. Ils lui rappelaient un temps de l’histoire des idées, un temps du combat intellectuel, où la Papauté se rangeait délibérément de son côté, contre le progressisme et le démocratisme du Sillon ou de ses précurseurs. Ces mots sonnent comme le symbole, le souvenir, le résumé d’une alliance qui eût pu emporter une victoire décisive. Aux lecteurs, dès lors, de le savoir ! ou de faire l’effort requis, de mémoire, de réflexion, de documentation ; pour Maurras, il n’y avait pas lieu d’en dire davantage.

    Comme les devises gravées au burin dans la pierre d’un monument public offert à tous les visiteurs, initiés ou non, ces sept mots latins devaient se suffire à eux-mêmes, et présenter le même visage à tous les lecteurs, initiés ou non.

    L’explication vaut-elle ? Quoi qu’il en soit, ce sont en fait deux temps de la Papauté, et non un seul, qui sont résumés par cette maxime qui participe de l’un et de l’autre.

    Pie X, dans sa Lettre sur le Sillon du 25 août 1910, cite ce passage de l’encyclique Graves de communi re, promulguée par Léon XIII le 18 janvier 1901 : « … maintenir la diversité des classes qui est assurément le propre de la cité bien constituée, et vouloir pour la société humaine la forme et le caractère que Dieu, son auteur, lui a imprimés. » et en donne le texte original latin en note :

    « … dispares tueatur ordines, sane proprios bene constitutae civitatis ; eam demum humano convictui velit formam atque indolem esse, qualem Deus auctor indidit. »

    Tandis que la version française de Graves de communi re propose la version suivante :

    « Elle [la démocratie chrétienne] doit pourvoir aux intérêts des petits, sans cesser de conduire à la perfection qui leur convient les âmes créées pour les biens éternels. Pour elle, il ne doit y avoir rien de plus sacré que la justice ; il lui faut garder à l’abri de toute atteinte le droit de propriété et de possession, maintenir la distinction des classes qui, sans contredit, est le propre d’un État bien constitué ; enfin, il faut qu’elle accepte de donner à la communauté humaine une forme et un caractère en harmonie avec ceux qu’a établis le Dieu créateur. »

    On le voit, l’écart entre les variantes est considérable. Maurras aura donc préféré ne retenir que le texte latin, tellement plus concis, où ordo évoque l’Ordre, et les Ordres, au moins autant que les classes sociales, où civitas fait davantage penser à la Cité antique qu’à l’État moderne, et où constituta ne doit rien à aucun régime constitutionnel. [Retour]

  10. Citation extraite de la troisième strophe de l’« Églogue à Paul Verlaine », dernière pièce des « Allégories pastorales » du Pèlerin passionné de Jean Moréas. Le poète roman s’inspire d’un texte de Virgile (Bucoliques, églogue III) dans lequel les participants à un concours de poésie se disputent, en guise de prix, une paire de coupes en bois de hêtre sculptées par l’orfèvre Alcimédon :

    Thyrsis se rengorge d’une coupe ouvrée
    Des mains du noble Alcimédon ;
    Batte, opprobre de la montagne sacrée,
    D’un laurier de brigue eut guerdon.

      [Retour]

  11. Curieusement, tant l’édition de 1937 que celle des Œuvres capitales écrivent « à priori ». Ce qui montre que ni les relecteurs, ni les typographes ne furent infaillibles… [Retour]

  12. Louis de Bourbon, duc d’Enghien, devenu plus tard le Grand Condé. [Retour]

  13. Ces extraits de deux nouvelles d’Edgar Poe, Colloque entre Monos et Una et Mellonta Tauta, sont repris ou évoqués dans de nombreux passages de l’œuvre de Maurras. [Retour]

  14. Mob veut dire « populace » (dégénérescence de la démocratie en ochlocratie). Elagabal était le nom d’un dieu du Soleil vénéré en Orient, notamment dans la ville ou naquit le futur empereur Marc Aurèle Antonin, neveu de Caracalla. Cet empereur, dont le court règne devint ensuite dans la littérature, et sans doute abusivement, le symbole de la corruption, du vice et de la cruauté, tenta d’imposer à Rome le culte d’Elagabal et fut, par confusion phonétique avec le dieu grec du Soleil, Hélios, surnommé Héliogabale. Il fut assassiné en 222, à l’âge de 19 ans, laissant la place à son cousin Alexandre Sévère. [Retour]

  15. Les trois paragraphes qui viennent sont tirés de l’édition de 1937 mais ne sont pas repris dans les Œuvres capitales. Cela se comprend dans la mesure où il s’agit d’une attaque directe et circonstancielle contre le gouvernement du Front populaire, qui n’est plus guère d’actualité en 1952. Pour plus de clarté, nous composons ces trois paragraphes dans un caractère différent. [Retour]

  16. Il s’agit de Marc Rucart (1893-1964), député des Vosges et personnage très actif dans la franc-maçonnerie, devenu après la guerre Sénateur de la Haute-Volta. [Retour]

  17. Le mot donc disparaît de l’édition des Œuvres capitales, conséquence de la suppression du texte qui précède. À la place, un blanc plus important donne l’impression du début d’un nouveau sous-chapitre. [Retour]

  18. Fragments extraits du dernier, le dixième, des Iambes d’André Chénier, composés à la prison Saint-Lazare, juste avant que le poète ne monte à l’échafaud :

    (…) Si mes pensers les plus secrets
    Ne froncèrent jamais votre sourcil sévère,
    Et si les infâmes progrès,
    Si la risée atroce ou (plus atroce injure !)
    L’encens de hideux scélérats
    Ont pénétré vos cœurs d’une longue blessure,
    Sauvez-moi ; conservez un bras
    Qui lance votre foudre, un amant qui vous venge.
    Mourir sans vider mon carquois !
    Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
    Ces bourreaux barbouilleurs de lois,
    Ces tyrans effrontés de la France asservie,
    Égorgée !… Ô mon cher trésor,
    Ô ma plume ! Fiel, bile, horreur, dieux de ma vie !
    Par vous seuls je respire encor. (…)

     [Retour]

  19. Cette phrase est de René de Planhol (1889-1940), auteur d’une étude sur l’œuvre de Charles Maurras publiée en 1929, en exergue de son ouvrage Le bibliophile Barthou. La référence se trouve en note dans l’édition de 1937 ; elle n’est pas reprise dans les Œuvres capitales. [Retour]

  20. La loi Le Chapelier date du 14 juin 1791 ; elle suit les décrets d’Allarde des 2 et 17 mars 1791. [Retour]

  21. Texte de 1937 : « D’autant plus amères que… » [Retour]

  22. Marie de Roux, compagnon d’armes de Charles Maurras : La Législation civile et sociale de l’Empire. La structure générale de la société. L’organisation du travail, Paris, Nouvelle librairie nationale, 1912. [Retour]

  23. Cette phrase n’existe que dans l’édition de 1937. [Retour]

  24. Dans l’édition de 1937 : « infinitésime ». [Retour]

  25. Maurras fait ici référence, en note, à ses Trois Idées Politiques, Chateaubriand, Michelet, Sainte Beuve. [Retour]

  26. Dans l’édition de 1937 : « (…) des formations de combat et que, pour la paix, il fallait (…) ». [Retour]

  27. Dans l’édition de 1937 : « (…) dont l’action est visible partout. » [Retour]

  28. Dans l’édition de 1937 : « Elle qui fait battre (…) » puis : « elle prétend aussi ordonner (…) » [Retour]

  29. Le mot coopérants ne figure pas dans l’édition de 1937. [Retour]

  30. Dans l’édition de 1937 : « sa passion guerrière ». [Retour]

  31. Dans l’édition de 1937 : « Mais le temps (…) » [Retour]

  32. Dans l’édition de 1937 : « C’est au contraire sa propre bataille qui suscite le genre de luttes caractérisé par les actions des plèbes contre les patriciats (…) » [Retour]

  33. Roi des Halles : surnom donné pendant la Fronde à François de Bourbon-Vendôme, duc de Beaufort. [Retour]

  34. Ces deux petites phrases n’existent pas dans l’édition de 1937. [Retour]

  35. Dans l’édition de 1937, le mot monotone fait l’objet d’une répétition : « (…) en faveur de la monotone utopie de l’égalité. » [Retour]

  36. Ces deux phrases n’existent pas dans l’édition de 1937. [Retour]

  37. Dans l’édition de 1937 : « Il n’est que démocratique. » [Retour]

  38. Dans l’édition de 1937 : « Telle est la fonction du socialisme. » En conséquence, un peu plus loin, on ne lira pas « Elle exclut » mais « Il exclut ». [Retour]

  39. Dans l’édition de 1937 : « (…) non d’un socialisme logique et honnête, mais de la politique démocratique : l’égalité. » [Retour]

  40. Les deux éditions de La Politique naturelle indiquent que cette phrase est de Léon XIII, sans préciser davantage. On la trouvera dans l’encyclique Graves de communi re. [Retour]

  41. Premier vers de la fable de La Fontaine L’Âne et le Chien, qui se termine par « Je conclus qu’il faut qu’on s’entraide. » [Retour]

  42. Dans l’édition de 1937, le voleur n’est que double, et seules ses deux premières victimes, la Société et le travailleur, sont mentionnées. [Retour]

  43. Le mot hostile ne figure pas dans l’édition de 1937. [Retour]

  44. Dans l’édition de 1937 : « (…) est voué à la confusion de pires méprises ». [Retour]

  45. Le mot libéral, accolé pour la circonstance au parti radical, ne figure pas dans l’édition de 1937. [Retour]

  46. La refonte de ce paragraphe, par rapport à l’édition de 1937, a conduit à déplacer le concept de fanatisme du début à la fin. Maurras avait d’abord écrit : « Dans les trois cas, à des degrés de fanatisme variés, (…) qui jette dupes et victimes au sentiment d’une bataille sans issue. » [Retour]

  47. Cette phrase conclusive n’existe pas dans l’édition de 1937. [Retour]

  48. Dans l’édition de 1937, l’épithète régulier s’applique au stimulant, et non au scandale. [Retour]

  49. Dans l’édition de 1937, cette fin de phrase n’est pas au futur, mais au présent. Elle ouvre en effet, autour de la notion de Bien (sous-entendu, commun) les deux paragraphes suivants qui font l’éloge du régime social instauré en Italie par Mussolini. À l’époque, Maurras jugeait primordial de maintenir de bonnes relations avec l’Italie de façon à éviter que celle-ci ne fasse alliance avec Hitler. Lorsqu’il reprend son texte après la guerre, il préfère supprimer totalement ces passages plutôt que d’en faire le tri et de contextualiser ses positions d’alors. Au lecteur d’aujourd’hui de savoir faire la part des choses ! Nous donnons les deux paragraphes retranchés dans un caractère différent. [Retour]

  50. Luigi Sturzo (1871-1959), né en Sicile, ordonné prêtre en 1894, fut en janvier 1919 l’un des fondateurs du Parti populaire italien, précurseur de la Démocratie chrétienne. Opposant au fascisme, il choisit l’exil en 1924. Dans de nombreux articles, il assimila sans vergogne la doctrine de Mussolini à celle de Maurras, vouant l’une et l’autre aux gémonies. Pourtant, son attachement au régionalisme aurait pu l’inciter à davantage de nuance. — Francesco Saverio Nitti (1868-1953), originaire de la Basilicate, fut plusieurs fois ministre avant de devenir président du Conseil au lendemain de la Grande Guerre. Il déploie en exil une intense activité contre le fascisme, s’inscrivant dans une tendance de centre-gauche laïque. — Arturo Labriola (1873-1959), économiste napolitain de tendance socialiste-révolutionnaire, fut brièvement ministre du Travail en 1920. Grand maître de la franc-maçonnerie, il connut lui aussi une période d’exil, mais put rentrer en Italie en 1935, à la faveur de son soutien à la conquête de l’Éthiopie. Les trois personnages énumérés par Maurras appartiennent à des tendances différentes et n’ont, semble-t-il, jamais fait front commun. Ils sont par ailleurs tous les trois originaires du Sud. [Retour]

  51. Maurras fait ici allusion aux premières publications de son Enquête sur la Monarchie. Les quarante ans n’y sont pas tout à fait : le premier fascicule a été annoncé par la Gazette de France en septembre 1900, et la première édition complète date de 1909. [Retour]

  52. Budapest. [Retour]

  53. La seconde partie de cette phrase n’existe pas dans l’édition de 1937. [Retour]

  54. Note ajoutée par Maurras en 1952 : « Ces moyens matériels sont devenus, en 1944-1945, les massacres, les vols, l’emprisonnement. » [Retour]

  55. Dans l’édition de 1937 : « les Nuées de 1789. » [Retour]

  56. Dans l’édition de 1937, politiciens se suffit à lui-même et se passe de congréganistes. [Retour]

  57. Curieux transfert : dans l’édition de 1937, il s’agit des Italiens. [Retour]

  58. Dans l’édition de 1937 : « aux plus honteuses prudences. » [Retour]

  59. Littéralement : « Nous avons oublié le vrai nom des choses. » Ces mots sont tirés de la Conjuration de Catilina de Salluste (LII). Caton y prononce un discours devant le Sénat ; Remacle traduit l’extrait par « [depuis longtemps], nous ne donnons plus aux mots leur sens exact ». Il y a une correspondance saisissante entre les propos de Caton tels que relatés par Salluste et le texte de Maurras. Cependant ce n’est pas une citation directe ; la source de Maurras est Ferdinand Brunetière qui reprend ces mots dans son discours de réception à l’Académie française, le 15 février 1894. Et c’est lui qui est désigné comme « historien-philosophe ». [Retour]

  60. Citation attribuée à Rivarol, sans doute à propos des Émigrés. [Retour]

  61. Dans l’édition de 1937, les événements d’Espagne sont contemporains et la phrase est au présent : « Le pavillon d’une cruelle charité vint couvrir les mêmes erreurs qui, déjà en Espagne, dégouttent d’un sang beau et pur. » [Retour]

  62. In « Je te donne ces vers », 39e pièce des Fleurs du mal dans l’édition de 1861. [Retour]

  63. René Gillouin (1881-1971), à qui Maurras attribue cette déclaration, eut une longue carrière littéraire et politique. Fils de pasteur, normalien, il prit souvent des positions très proches de l’Action française, mais s’y opposa également à de nombreuses reprises ; en fait il apportait sa contribution, voire son soutien, à quantité de mouvements et de cénacles souvent opposés entre eux. Il s’affirmait républicain, mais non démocrate, et ses diatribes contre la démocratie ressemblent fort à du copié-collé de Maurras. [Retour]

  64. Il est possible qu'il s'agisse du père Sanson, qui prêcha les Conférences de Carême de Notre-Dame-de-Paris de 1925, 1926, 1927 à partir de textes écrits par le père Laberthonnière. [Retour]

Ce texte a paru en 1937.

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