Dispares ordines sane proprios bene constituae civitatis

Le lecteur de La Politique naturelle, préface de Mes idées politiques, remarquera, vers le milieu du troisième chapitre Hérédité et Volonté, le paragraphe suivant :

… L’étranger qui nous visitait sous l’ancien régime admirait le français délicat, pur et fin, que parlaient de simples artisans du peuple de Paris. Leur langage réfléchissait comme une surface polie un ordre de distinction naturelle inhérent aux sociétés bien construites : dispares ordines sane proprios bene constitutae civitatis, comme la sagesse catholique le constate si fortement…

On le trouve aux pages 38-39 (en chiffres romains) de l’édition originale de 1937, et à la page 201 du second tome des Œuvres capitales

Fait curieux, la citation latine n’y est ni située, ni traduite. Et il semble en être ainsi dans toutes les éditions et rééditions de cette préface qui est sans doute, de tous les textes de Maurras, celui qui a été le plus donné à lire et à méditer aux disciples et aux sympathisants du Maître.

Nous ignorons combien, parmi eux, ont d’évidence compris et remis dans leur contexte les sept mots latins cités en italique. Ils ont en tous cas peu cherché à communiquer leur savoir autour d’eux, car les divers commentateurs, annotateurs et rééditeurs dont nous avons connaissance ont choisi pudiquement de laisser entier le mystère. Et nous ignorons si, au cours des multiples échanges de brouillons, d’épreuves et de corrections entre Maurras, alors détenu à la Santé, et Rachel Stefani (alias Pierre Chardon) qui faisait la navette avec l’imprimeur, il a été question ou non de laisser ce passage tel quel, ou de lui apporter quelque explication.

Risquons-nous à une hypothèse.

Ces quelques mots, que l’on peut traduire par : la différenciation des classes sociales est assurément le propre des Cités bien organisées, représentaient pour Maurras bien plus que leur signification intrinsèque, laquelle était déjà en elle-même fondamentale de sa pensée. Ils lui rappelaient un temps de l’histoire des idées, un temps du combat intellectuel, où la Papauté se rangeait délibérément de son côté, contre le progressisme et le démocratisme du Sillon ou de ses précurseurs. Ces mots sonnent comme le symbole, le souvenir, le résumé d’une alliance qui eût pu emporter une victoire décisive. Aux lecteurs, dès lors, de le savoir ! ou de faire l’effort requis, de mémoire, de réflexion, de documentation ; pour Maurras, il n’y avait pas lieu d’en dire davantage.

Comme les devises gravées au burin dans la pierre d’un monument public offert à tous les visiteurs, initiés ou non, ces sept mots latins devaient se suffire à eux-mêmes, et présenter le même visage à tous les lecteurs, initiés ou non.

L’explication vaut-elle ? Quoi qu’il en soit, ce sont en fait deux temps de la Papauté, et non un seul, qui sont résumés par cette maxime qui participe de l’un et de l’autre.

Pie X, dans sa Lettre sur le Sillon du 25 août 1910, cite ce passage de l’encyclique Graves de communi re, promulguée par Léon XIII le 18 janvier 1901 :

… maintenir la diversité des classes qui est assurément le propre de la cité bien constituée, et vouloir pour la société humaine la forme et le caractère que Dieu, son auteur, lui a imprimés.

et en donne le texte original latin en note :

… dispares tueatur ordines, sane proprios bene constitutae civitatis ; eam demum humano convictui velit formam atque indolem esse, qualem Deus auctor indidit.

Tandis que la version française de Graves de communi re propose la version suivante :

Elle [la démocratie chrétienne] doit pourvoir aux intérêts des petits, sans cesser de conduire à la perfection qui leur convient les âmes créées pour les biens éternels. Pour elle, il ne doit y avoir rien de plus sacré que la justice ; il lui faut garder à l’abri de toute atteinte le droit de propriété et de possession, maintenir la distinction des classes qui, sans contredit, est le propre d’un État bien constitué ; enfin, il faut qu’elle accepte de donner à la communauté humaine une forme et un caractère en harmonie avec ceux qu’a établis le Dieu créateur.

On le voit, l’écart entre les variantes est considérable. Maurras aura donc préféré ne retenir que le texte latin, tellement plus concis, où ordo évoque l’Ordre, et les Ordres, au moins autant que les classes sociales, où civitas fait davantage penser à la Cité antique qu’à l’État moderne, et où constituta ne doit rien à aucun régime constitutionnel.

Séparés par une période de neuf ans et demi qui aura vu, en France, la rupture du concordat, les deux textes pontificaux présentent de nombreuses analogies, surtout vis à vis des catholiques et du clergé français. En 1901, Léon  XIII accepte le mot de démocratie chrétienne, mais c’est pour l’opposer frontalement au socialisme, à l’égalitarisme et à la lutte des classes. En 1910 Pie X accepte le mot de Sillon, mais c’est pour remettre celui-ci sur le chemin de l’orthodoxie romaine. Dans les deux cas, il s’agit de textes tardifs, précédant de peu la mort de leurs auteurs. Dans les deux cas, il s’agit de textes prescriptifs, qui donnent des instructions précises aux fidèles, qui organisent la reprise en mains des brebis égarées. Et dans les deux cas, ces prescriptions ne seront suivies d’aucun effet. Le parti chrétien progressiste sait en effet à merveille jouer du gallicanisme quand cela l’arrange, et se montrer d’un papisme sourcilleux lorsque le Vatican tourne en son sens.

Nous avions déjà publié la Lettre sur le Sillon, en annexe de la version PDF de La Démocratie religieuse. Compte tenu du rôle majeur que ce texte a joué dans la genèse de l’œuvre maurrassienne, nous pensons utile de le publier à part, en format usuel, de même que la version française de Graves de communi re. La précision, la rigueur et l’exhaustivité de ces deux documents expliquent peut-être aussi, en partie, pourquoi Maurras a pu attendre jusqu’en 1937 pour rédiger sa propre synthèse sur ces mêmes questions ; c’est qu’il s’y reconnaissait entièrement.