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Le Goût de la vérité

C'est ce qui passe… Mais oui ! C'est un goût qui s'en va. Les gens se sont laissé tellement tympaniser 1 par la nécessité d'une « mystique » ou la beauté des « mythes » ! Ils en oublient que le mystère des « mystiques » ne sert pas à grand-chose s'il ne vient pas de la lumière et n'y retourne pas. Ils ne se disent pas que mythe veut dire fable, c'est-à-dire invention qui peut cacher la vérité, mais qui la contient en un fonds secret.

Dans le débordement d'imaginations gratuites et de rêveries arbitraires, on se redit, avec un plaisir toujours accru, que deux hommes ont existé, dont l'un survit, qui ont surveillé leur langue et leur plume au point de ne jamais se permettre l'erreur de fait ; l'un fut notre vieux maître, mort et enterré depuis longtemps, Sainte-Beuve, qui, quoique journaliste et ainsi plus exposé que personne à ce genre de péché, s'arrangea toujours pour ne rien écrire de contraire aux réalités contrôlées, et l'autre, le maréchal Pétain : relisez ses Messages, ses Actes, ses Discours, vous serez étonné de l'étonnante solidité de ses propos. Ce qu'il n'a cessé d'appeler à son secours est la vérité, la vérité connue et reconnue. Les hommes ennemis, les esprits infidèles peuvent se coaliser bassement, sa confiance suprême, son esprit de foi dans la France peuvent être déçus par d'indignes collaborateurs ; pour tout ce qui est, qui demeure, qui tient, jamais cette mémoire, jamais cet esprit n'a faibli. Le Maréchal y est aussi imbattable que Sainte-Beuve. Ce qu'il évoque, ce qu'il invoque, est toujours le vrai, et, comme disait précisément son précurseur imprévu, « le vrai seul ».

On n'a jamais autant prétendu raisonner qu'aujourd'hui. Surtout, l'on n'a jamais autant rêvé d'appeler les gens du passé au témoignage et à l'arbitrage des conflits du présent. Les citations, les citateurs croissent à l'envi. La presse nous met au courant d'un tas de réunions plus doctes les unes que les autres où tout ce qu'il y a de savants et de sages sont censés venir au secours du simple et de l'ignorant. De beaux résultats ont été marqués, pense-t-on ; dans les Alpes, disent les uns, et, disent les autres, au Plateau Central. Je serais bien surpris que nos belles Pyrénées en soient délaissées. Partout, partout, sont donnés des rendez-vous et organisés des colloques entre hommes de science ou de sagesse, ou, plus simplement, de ceux qui aiment ces deux disciplines et que l'antiquité appelait philosophes. Il est curieux de voir ce que l'on recueille des échos de ces réunions ; une orgie de mots ou, si l'on veut, leur ballottage au fond de quelque chapeau pointu ! Je dis : les mots les premiers venus, et les plus éloignés des choses.

Exemple : des discuteurs se mêlent de tirer une objection à je ne sais quel principe, du caractère individualiste de la littérature du XVIIe siècle. Diable ! Diable ! L'individualisme de l'auteur d'Horace, fanatique de la Patrie, ou de l'auteur de Bérénice, obsédé des majestés de l'Empire qu'il égale aux royautés de l'amour ! L'individualisme de l'auteur d'Iphigénie, la Jeanne d'Arc de l'hellénisme devant les murailles de Troie ! L'individualisme de Bossuet ! L'individualisme des plus sociaux et des plus communautaires (c'est le mot à la mode) de tous les moralistes connus !… Il y a mieux. Un pieux critique vient d'humilier la « poésie profane » ou « païenne » du même XVIIe siècle, et proprement de Racine, pour exalter je ne sais quel olibrius contemporain. Quelque chose me dit qu'il oublie quelque chose. Quoi ? Peuh ! Esther ! Peuh ! Athalie !… On a envie de se demander si les mots de la langue ont changé de sens ou si les gens font exprès de les employer à rebours. Et l'on se dit : voilà devant quelles rêveries on fait « sécher » de bons jeunes gens ! C'est là-dessus qu'on les embarque pour disserter sur les révolutions de l'histoire ou les principes « uniques » dont l'usage est prescrit aux nations, comme « vitaux » : excusez du peu !

Vous me direz que individualisme et anti-individualisme, « paganisme » ou « non-paganisme » sont affaire de jugement personnel.

Je ne le crois pas. Admettons-le pour vous faire plaisir. Mais enfin, il y a le fait, le fait cru. Nu et cru. Et c'est contre les points de fait que l'on voit, tous les jours, éclater comme d'énormes pâtés d'encre noire ou violette, l'offensive la plus certaine et la plus directe. J'en prends à témoin quiconque a quelque souvenir de ce que l'on peut appeler la mémoire courante de l'esprit humain… Il n'est pas un propos historique qui, de mois en mois, ne soit repris, plus ou moins déformé, et attribué aux gens les plus différents. Je me suis amusé à compter à combien de « sages » ou de « sophistes » de la Grèce ancienne on a attribué couramment le joli mot de Bias 2 : Omnia mecum porto, je porte tout mon bien avec moi ! Peut-être n'ai-je moi-même si bien retenu le nom de Bias que parce que les maîtres provençaux qui me firent la classe s'étaient amusés à noter que ce Bias n'emportait même pas de biasso, c'est-à-dire la besace, à laquelle son nom, dans notre langue, semblait le prédestiner… La méprise n'a guère plus d'importance que n'en aurait l'attribution exacte. Ce qui en a, c'est l'insouciance absolue, la royale indifférence pratiquement proférée à cet égard. Pauvre, pauvre, ce journaliste que je connais bien et qui se mordit les doigts de longs jours pour avoir attribué à Eugène Lautier 3 le siège de la Guadeloupe quand son mandat législatif lui était venu de la Guyane dorée ! Le coupable est content de pouvoir en demander aujourd'hui pardon publiquement à ses victimes qui s'en moquent bien. Mais elles ne peuvent se moquer de savoir que la plus simple et la plus connue des histoires anecdotiques soit altérée à chaque instant sans scrupule ni pudeur.

Vous me direz que ça n'y fait rien. Ça n'y fait rien en effet. C'est une babiole. Voulez-vous du grave ? En voici.

Nous avons tous dénoncé et même détesté chez Kant le fondateur de la morale indépendante, c'est-à-dire d'une règle de mœurs tout à fait libérée de motifs supérieurs qu'inspirent les commandements de Dieu avec les récompenses et les châtiments qui en découlent. Ce stoïcien moderne que Musset appelait un « chrétien allemand » a, sans conteste, beaucoup contribué (en France du moins), par les soins de la brigade républicaine mobilisée par Jules Ferry (Ferdinand Buisson, Pécaut, Steeg père, Monod et autres déjà nommés) à la division des esprits et au relâchement consécutif des mœurs. Leur kantisme plus ou moins dilué a été le mauvais démon de notre école primaire. On n'en saurait penser trop de mal. Mais, enfin, il est ce qu'il est ! Et Kant n'est pas le contraire de Kant ! Or j'ai eu l'autre jour la surprise de voir (ou plutôt, hélas ! de revoir), sous des signatures qui n'étaient nullement de primaires, cette énormité que Kant avait inventé une morale « sans obligation ni sanction ». Kant, qui fait tout reposer sur l'obligation morale, Kant qui édifie ou réédifie sur le fondement de cette certitude (la seule qu'il admette), et sur ses corollaires, l'existence certaine de la vie, de l'âme, du monde extérieur et même de Dieu ! Bref, il reconstruit tout, mais tout, sur l'obligation et sur la sanction ! Que l'une et l'autre, chez lui, soient fragiles, c'est une autre question. Qu'elles ne tiennent pas, je serai le premier à le dire. Je ne nie même pas qu'il se soit trouvé un lointain disciple ou censeur, nommé Guyau 4, qui, en fait, parla comme on le fait parler, lui. Mais ce n'était pas lui ; Kant, tout de même, est Kant. Il existe. Il survit à l'auteur d'une Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction. Ce titre de livre est tout ce qu'on a retenu de ce Guyau, philosophe rhétorique et biologique dans le genre de Bergson, qui a, en somme, effacé sa trace.

Peut-être garde-t-on aussi de lui (faisons bonne mesure) quelques vers éloquents et une page non moins éloquente sur une plante, l'agave d'Amérique 5, qui meurt en donnant sa fleur… Ajoutons qu'il était le beau-fils d'un professeur nommé Fouillée 6. Rien de tout cela ne permet de le confondre avec Kant, qui l'a précédé de plus d'un siècle.

Mais laissons Kant. Voulez-vous en venir à sainte Jeanne d'Arc ? C'est encore plus fort.

Le romantisme et l'esprit révolutionnaire ont beaucoup « accommodé » Jeanne d'Arc, et je ne suis pas certain que la coiffure de tous ces Figaros lui aille très bien, ni lui eût convenu si elle avait été consultée. Car, à force de la faire naître du « peuple », on finissait par lui enlever toute éducation nationale et morale. L'arbre des fées et les voix suffisaient à tout. Je veux bien. Mais Jeanne avait en elle plus que le suffisant. Elle surabondait de qualités, de vertus, de mérites et de ces traits de haute dignité qui ne s'accordent pas avec le petit esprit de plèbe dont on la gratifiait sans raison. Qu'est-ce que cette « enfant de rien » que l'on veut nous montrer ? Sa grand-mère avait fait le pèlerinage à Rome et y avait probablement rencontré sainte Catherine de Sienne. Il y avait des traditions assises à son foyer.

Nous sortons peu à peu de cette convention, aussi dangereuse que fausse. La Libératrice du territoire n'était même pas la pastoure de profession que représente une imagerie fausse. Quand les juges de Rouen lui demandèrent si elle conduisait des troupeaux : « Oui, répliqua-t-elle, ceux de mon père. » C'est que Jacques Darc n'avait rien de commun avec un prolétaire. Il était le doyen et le chef des hommes du village. À leur tête, il avait défendu Domremy contre les Anglais. Un « mistère » joué à Orléans, peu après le bûcher de Rouen, lui donnait même du gentilhomme. Sans être noble, Jeanne était de bonne maison.

Siméon Luce 7, le grand érudit, a compté l'avoir, terre et cheptel, de la famille Darc. Elle n'était pas pauvre. Écrivant à la fin du XIXe siècle, l'historien, qui mourut en 1892, fixait les revenus des Darc à 5 000 francs d'alors, des francs Germinal. Combien cela aurait-il fait de francs Poincaré ? et de francs Auriol ? et de nos tristes francs à nous ? Je ne voudrais pas habiller sainte Jeanne d'Arc en ploutocrate capitaliste, mais il faut avouer que les additions et les multiplications nous conduisent à passer de beaucoup la centaine de milliers de francs annuels. Le rang social extrêmement humble auquel on dépose la Pucelle inspirée n'a donc rien d'historique. Elle ne savait pas écrire ? Soit. Mais lire ? On en discute. Cela est au moins très probable. Et l'éducation des filles d'alors comportait autre chose que le b-a ba. Toujours devant ses juges de Rouen, elle défiait filles ou femmes de filer aussi bien que le lui avait appris sa mère ! Il faut nous résigner à la classer dans un Tiers État rural que surélevaient alors la religion, l'honneur, les vertus de fidélité, les dons de sagesse traditionnelle, tout ce qui donna tant de pointe et de mordant à ses réparties, soit au Conseil du roi, soit à Reims, soit dans les affreuses perspectives de son supplice. Une fille de France, dans son vrai naturel hérité, inné et affiné par tous nos vieux génies de Champagne et de Lorraine ! Ne la comparons pas à ces fades et ridicules figurations de bergerette presque sans famille et sans nom, car Jeanne avait un nom : Darc était un nom de fanion, de bannière. Et prenons en pitié les complaisances d'une misérable littérature.

Sur quoi l'on objecte : « Et le Ciel ? Et Dieu ? Et les Voix ? » Mais il ne semble pas que le Ciel ni Dieu aient exclusivement communiqué avec les prolétariats et les plèbes. Quand il s'est agi d'une incarnation divine, l'élection de la royale fille de David a peut-être préfiguré le choix de Jeanne d'Arc, que motivaient ses vertus et les vertus des siens.

Il est vrai, les inventeurs d'une Jeanne démagogique le faisaient exprès. Ils ne se trompaient ni par mégarde, ni pour le plaisir de se tromper. On aperçoit au net et au vif le désir de dénaturer le passé pour en décorer un présent assez vilain ; il s'est agi de flatter la démocratie.

Mais les fabrications intentionnelles, les mensonges voulus, auraient été moins faciles si l'on avait moins répudié l'habitude d'un certain goût de la vérité désintéressée. Tout a été perdu, tout a été livré du jour où l'on s'est mis à tout avaler, bouche bée, de ce qui peut être dit et écrit. Personne n'a plus réfléchi, ni vérifié, ni protesté. Il n'y eut presque plus de critique littéraire, mais des éreintements et des panégyriques, les uns et les autres commandés par quelques intérêts, quelque rivalité ou affaire de clans. On a laissé courir tous les propos en l'air.

Il s'en est ensuivi que deux maux se sont aggravés l'un par l'autre. Le mal du gouvernement parlementaire s'est enflé de toutes les inepties menteuses que l'on débitait obligatoirement sous son vocable et en son honneur. Au mal de l'indifférence sur le vrai ou le faux s'ajoutaient les mauvaises mœurs engendrées de la « maladie démocratique », le morbus democraticus de Sumner Maine 8 et que cette maladie tutélaire couvait et encourageait.

Sommes-nous au bas de la pente ? Sera-t-il possible de rouler plus bas ? C'est une question sans doute. Mieux vaudrait ne pas la poser ainsi.

Mieux vaudrait que tous les Français dignes de ce nom prissent une résolution solennelle, celle de ne plus laisser passer de fictions, innocentes ou criminelles, intéressées ou non, et qu'ils jurassent de leur donner, tous les jours de leur vie, une chasse hardie, directe et violente. Cette chasse aux erreurs, aux mensonges, aux nuées, pourrait gêner la commodité de quelques publicistes féconds. Cela les obligerait à se surveiller et à se tenir. Peut-être cela les améliorerait-il ! Et ils auraient plus tard à s'en féliciter.

Quand on traverse quelque défilé buissonneux, l'ancienne sagesse disait qu'il ne faut pas laisser flotter au vent sa tunique, mais bien plutôt donner à sa ceinture un double ou triple cran. La France ne roule pas sur une grande route unie et spacieuse. Beaucoup de choses y menacent d'accrocher, tout comme dans le classique défilé. Ne nous laissons pas déchirer par ces piqûres empoisonnantes, le faux ne vaut plus rien dans notre cas. Suivons le vrai, le vrai seul !

Charles Maurras
  1. Ce verbe a habituellement en français le sens de ridiculiser, de harceler de moqueries. Maurras l'emploie ici d'une manière plus proche de l'étymologie grecque, tambouriner, au sens d'une inlassable répétition qui finit par produire un effet de conviction.

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  2. Bias de Priène, philosophe et légiste grec du VIe siècle. Le mot célèbre dont il est question ici aurait été prononcé lors de l'invasion de la province de Priène par les Perses du roi Cyrus. Alors que chacun s'était enfui en emportant la plus grande quantité possible de ses biens, Bias n'avait rien pris avec lui, son plus grand bien étant sa pensée. [Retour]

  3. Eugène Lautier (1867–1935), journaliste (au Temps, puis au Figaro) et homme politique (libéral et anti-clérical). Il fut député de Guyane de 1924 à 1932. [Retour]

  4. Jean-Marie Guyau (1854–1888). Son Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, parue en 1885, aurait influencé Nietsche. Il mourut précocement de la tuberculose. [Retour]

  5. L'évocation de cette plante et de « sa fleur qui la tuera » est fréquente chez Maurras. Voir en particulier l'explication donnée dans L'Étang de Berre en note 8 des Trente Beautés de Martigues. [Retour]

  6. Alfred Fouillée (1838–1912) épousa en secondes noces Augustine Tuillerie, mère de Jean-Marie Guyau et par ailleurs auteur du Tour de France de deux enfants sous le pseudonyme de G. Bruno. [Retour]

  7. Siméon Luce (1833–1892), professeur à l'École des Chartes et spécialiste du Moyen-Âge. Maurras s'est plusieurs fois référé à ses travaux sur Jeanne d'Arc ; il en développe en particulier les arguments dans Pour un réveil français, dont l'écriture est contemporaine de cet article. Il apparaît déjà dans Trois Idées politiques, qui date de 1898 ; à la huitième note en annexe, Maurras évoque l'œuvre de Siméon Luce, expliquée par Funck-Brentano, pour démolir l'image que Michelet donne de Jeanne d'Arc. [Retour]

  8. Henry Sumner Maine (1822–1888), philosophe et historien du droit. Ses travaux et notamment sa critique de la démocratie ont fortement influencé le jeune Maurras, comme il s'en explique dans son texte en forme de confession Comment je suis devenu royaliste. [Retour]

Article paru dans Candide du 26 mai 1943, repris dans le recueil Inscriptions sur nos ruines.

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