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Comment je suis devenu royaliste 1

Bien qu'on l'ait beaucoup dit, je ne suis pas royaliste. Je ne suis même pas tout à fait un « Blanc » du Midi 2, comme Barrès aimait à l'écrire. Les amateurs de pittoresque se sont souvent servis de cette étonnante figure des Rois en exil 3, Élysée Méraut, pour expliquer mes idées sur la Monarchie ou pour illustrer mon culte des Princes. La vérité, plus complexe, est aussi plus simple.

Le cas de ma famille (paternelle ou maternelle) est celui de l'immense majorité de la petite bourgeoisie au XIXe siècle, très divisée sur la politique ; les ménages eux-mêmes s'y sont trouvés en désaccord sur bien autre chose que la forme du gouvernement ou les principes d'autorité et de liberté ! Leurs divergences ont été morales, religieuses, et ont paru gagner les suprêmes racines de la conception de la vie.

Souvent aussi était-ce d'apparence pure. J'en pourrais donner, pour les miens, des signes variés. Mon père et ses sept frères et sœurs avaient reçu de leur père une collection de prénoms tirés de Plutarque ou de Tite-Live, l'aîné appelé Romain, le second Aristide, un troisième Sabin, un autre Camille… tandis que leur bonne mère, déclarant ne rien entendre à tous ces faux dieux, n'appelait ses enfants que par les noms chrétiens de Jean-Baptiste, Joseph, Gustave, etc. Ce qui ne l'empêchait pas de s'appeler elle-même Apollonie et de me léguer l'extraordinaire prénom de Photius qui était héréditaire dans sa propre famille. Son arrière-petit-neveu, mon cousin au troisième degré le docteur Charles Poutet, qui s'appelle aussi Photius, ne sait pas plus que moi comment cet équivalent grec du « Lucien » latin nous est venu par le cours des générations.

Nous ne nous connaissons aucun aïeul phanariote ni hellène. Quelque Grec de Marseille aura-t-il servi de parrain à un ascendant éloigné ? L'explication est vraisemblable, mais ce n'est pas ainsi que l'avait entendu la malice villageoise, et l'on en avait fait un bon conte anticlérical.

L'un quelconque de nos grands-pères, déjà féru de costume antique, voulant baptiser son fils Phocion, l'alla dire à la sacristie. Le curé de Roquevaire, à moins que ce ne fût celui d'Auriol, jeta un cri d'horreur :

— Mais c'est un hérétique, mais c'est un schismatique ! Mais votre Phocion a séparé Byzance de Rome ! Il ne sera pas dit qu'un de mes paroissiens s'appelle jamais Phocion. Je le baptiserai Photius…

Notre aïeul, s'excusant d'en remontrer ainsi, soutint que Phocion ne pouvait être reconnu coupable d'aucun schisme : nullement théologien, mais orateur, général d'armée, quatre siècles avant que l'Évangile fût prêché dans Athènes, vraiment ce n'était pas sa faute s'il avait ignoré le vrai Dieu.

— C'est vous qui confondez, repartit le bon prêtre, c'est Phocion qui s'est placé hors de l'Église, votre enfant sera Photius, ou rien !

Ainsi fut fait et, malgré les protestations, le registre paroissial porta, garda, perpétua le malencontreux Photius, et les parents se rattrapèrent en daubant à l'envi sur l'ignorance de leur pasteur : ils ignoraient eux-mêmes les trois ou quatre Photius du Martyrologe, antérieurs au schisme et très légitimes patrons, un des saints Photius s'étant même honoré par la défense des arts plastiques contre les briseurs d'images 4 qui le mirent à mort sous Léon l'Isaurien.

Quoi qu'il en soit de la gravité de ces désaccords ou de ces fantaisies dans l'ordre des croyances, il ne faut pas beaucoup remonter dans le passé de la France pour atteindre une couche tout à fait unanime de bons sujets du Roi. Le grand-père paternel dont je viens de parler, était un abonné fidèle des Débats royalistes, pendant la Restauration. L'heure approchait sans doute où les folles rancunes du vicomte de Chateaubriand et les complaisances coupables de Bertin allaient débaucher bien au-delà de la brillante équipe littéraire, le malheureux public qui la lisait et la suivait. C'est avec de bons royalistes que l'artifice libéral fabriqua peu à peu des républicains.

Il dut en être de beaucoup de modestes familles ainsi que de la nôtre. Leur bibliothèque dit l'histoire de leurs idées. Lectrices ardentes de La Monarchie selon la Charte, puis du Consulat et l'Empire, elles finirent par les pamphlets de Lamartine et ceux de Proud'hon. Tel est le glissement du siècle. Une trentaine d'années plus tard, mon père était gagné à la duperie de l'Empire libéral. Mais, ulcéré par Sedan, et devenu le client du Bien Public, il mourut en 1874 plein d'espérance dans Monsieur Thiers. Son frère aîné était resté orléaniste intransigeant. Deux de ses cadets tournèrent à la République exaltée, un peu enragée, même communarde.

Extrêmement stricte en matière religieuse, ma mère avait été élevée dans l'horreur de la Révolution. Un bisaïeul arrêté et emprisonné avait échappé par miracle. Le président du tribunal révolutionnaire d'Orange, ancien garçon d'auberge, à qui il avait eu l'esprit de donner autrefois de larges pourboires, se porta fort de son civisme et le fit relâcher. Mais la détention avait dû être longue. Ma mère m'a souvent montré avec émotion le mince étui que l'on glissait dans la soupe du prisonnier et qui lui apportait l'écriture des siens. Je n'ai plus retrouvé cette petite épave, mais je conserve encore la clochette fêlée des messes clandestines célébrées pendant la Terreur. Là était, là durait le cœur des idées politiques léguées par ma grand-mère, morte à Martigues avant ma naissance.

En février 1848, on revenait en bande à la maison de ville par le chemin de Paradis, alors très passager ; ma mère et ses sœurs, toutes petites filles, qui marchaient en avant, apprirent les premières les journées de Paris et la Révolution. Elles se mirent à courir pour supplier les gens de ne rien en dire à leur mère. Quant elle fut bien assise au coin de son feu on lui apprit l'avènement de la deuxième République, elle s'évanouit.

Si forts que fussent ces exemples et ces impressions, l'esprit de ma mère inclinait aux idées libérales. Elle pensa très longtemps que 1789, bien différent de 1793, avait signifié un affranchissement, scellé une juste révolte, détruit de longues iniquités. Le mécanisme de l'ancienne organisation de la France ne lui apparut que beaucoup plus tard ; elle approchait de la cinquantaine, et j'étais plus que grand garçon, quand une lecture très complète de Mme de Sévigné la fit compatir aux soucis et aux tribulations que donnait à la pauvre marquise le régiment acheté à monsieur son fils ; ainsi distingua-t-elle l'ancien équilibre historique des services et des honneurs. En aucun temps, je dois le dire, elle n'avait manifesté la moindre foi dans une bonne République, et M. Thiers ne lui avait paru estimable qu'au titre de fourrier des princes d'Orléans.

— Mais ton père pensait le contraire, avait-elle soin d'ajouter, il ne croyait pas à la monarchie.

— Et ton père à toi, demandais-je, qu'est-ce qu'il était, en politique ?

Mon grand-père était né de légitimistes ardents. Le grand cri d'adoration de sa mère était : « Mon Duc de Berry », le prince à la mode. Demeuré carliste sous le gouvernement de Juillet, il finit par céder, comme le reste de la Marine française, aux beaux dons séducteurs, vaillance, grâce, esprit populaire, tour familier, du Prince de Joinville, sous les ordres de qui il avait navigué. Un jour, que j'ai lieu de placer après les années 40, ce Prince charmant lui fit l'honneur d'une visite dans sa propre maison. Qui fut bien attrapé ? Ce furent les petites filles, qui, attendant le fils du Roi, se figuraient la toque à plumes, le haut-de-chausses, le justaucorps collant des Contes de fées : il fallut faire la révérence à un bel officier de marine en petite tenue !

— La première déception de ma vie, disait souvent ma mère, en riant.

Elle n'en avait pas moins gardé un très grand faible pour la branche cadette ; la fusion, puis la reconnaissance régulière du Comte de Paris la comblèrent d'espoir.

Pour ma part, je subis d'autres influences et fus d'abord pour Henri V. Rien, n'est plus clair en moi que le souvenir de la haute vague de Légitimisme qui, au lendemain de la guerre, passa sur un grand nombre de familles françaises. Je ne parle point du tout des familles aristocratiques ou grand'bourgeoises, je parle du peuple et de ces éléments du peuple avec lesquels j'avais contact : ma bonne, les amies de ma bonne, dont beaucoup étaient aussi « blanches » et plus « blanches » que leurs maîtresses.

Ne raillez point et ne riez point. On écoutait venir sur les routes les chevaux blancs qui ramènent le Roi. Henri Dieudonné venait rétablir le principe d'autorité d'où sortent des deux forces sociales : le commandement et l'obéissance. Il venait rétablir l'ordre humain avec l'ordre divin… Je n'ai jamais pu lire les belles stances du discours de l'abbé Lantaigne dans L'Orme du mail 5 sans qu'une mémoire docile émût en moi, toute pareille, la vieille chanson d'une certaine « Miette ». « Miette du Château », disait-on, sur la prairie de Roquevaire, et au pèlerinage de Saint-Jean de Garguier. J'étais de la troupe d'enfants qu'il lui arrivait de garder pêle-mêle quand les autres domestiques s'en déchargeaient. Je revois ces bords du Riou et de l'Huveaune, ou ces pelouses du Château, qui appartenait, je crois, aux oncles de Mgr Castellan, aujourd'hui archevêque de Chambéry. Le moyen de rendre Miette éloquente était, je le savais, d'attacher à ma canne rouge mon petit mouchoir blanc. Alors, elle parlait, alors, elle chantait comme l'abbé Lantaigne : Il viendra, il viendra, il va revenir, notre Roi ! Il n'y a que les méchants (li marrias) pour le craindre. Il est si bon ! Il est si beau ! La voix était mouillée de larmes, et son fidèle cœur la faisait monter en tremblant.

C'est aux mêmes moments qu'en Languedoc courait la ronde ouvrière et paysanne :

S' Enri V deman venié !
A ! quinto festo !
A ! quinto festo !
S' Enri V deman venié !
A ! quinto festo acô sarié !

I' anarian tôuti !
I' anarian tôuti !
E menarian nostis enfant !
Nosti journado
Sarien pagado
Rén que de pèço de vint franc !

« Si Henri V demain venait
ah ! quelle fête !
Ah ! quelle fête !
si Henri V demain venait !
Ah ! quelle fête ce serait !

« Nous irions tous,
nous irions tous,
et nous mènerions nos, enfants,
Nos journées,
seraient payées
toutes en pièces de vingt francs ! »

L'imagination créatrice du peuple était entrée en jeu. On avait vu passer le Roi sur le pont d'Avignon. Il était avec la reine, ils allaient à Paris.

— Et elle était belle, la Reine, Louise ?…

Louise Espérandieu, en service à Aix chez nos voisins de la place des Prêcheurs, était native de Sénas, sur la Durance, elle avait servi à Avignon, elle y avait vu le carrosse. Très vivement Louise reprochait à ses maîtres de se faire une idée peu gracieuse de la Comtesse de Chambord :

— Mais non ! mais non ! Une grande, belle femme. Tenez ! voyez !

Et Louise faisait la Reine, mélange de douceur et de majesté qu'on admirait en chœur. Cela était affirmé avec tant de feu que j'ai cru fort longtemps à une apparition mystérieuse du Comte et de la Comtesse de Chambord à Avignon, pour quelque voyage secret, entre 1871 et 1875. Les plus fortes autorités m'ont assuré de concert qu'il n'y avait rien de plus impossible. Mais en l'honneur de ce voyage très fabuleux, combien de V. H. V. (vive Henri V) aurai-je sculptés au canif sur ma table de collégien, pendant que mon voisin de salle d'études lui dédiait des vers dont j'ai retenu le premier :

Quelle bonté sur son visage est peinte !

Les Lettres vendéennes du Vicomte Walsh 6, lues et relues chaque année aux vacances, avaient sans doute stimulé et développé cet état d'esprit qui me paraissait devoir durer autant que la vie. II n'en fut rien. Vers ma douzième ou treizième année le vent, qui tournait, emporta toutes ces ferveurs royalistes. Un certain abbé Ricard, conférencier à la faculté de théologie, ayant pris La Mennais pour sujet de leçons qui faisaient courir tout Aix, j'eus la curiosité de lire les Paroles d'un Croyant 7. Ce fut un autre coup de foudre. Les tirades enflammées, les images bibliques, leurs cris saccadés, haletants, et leur suite d'hallucinations fantômales m'initièrent à la philosophie de la liberté, à la doctrine de l'affranchissement par l'insurrection. Le monde m'apparut divisé en oppresseurs et en opprimés, exploités et exploiteurs ; tous les riches, méchants ; les pauvres, divinement bons ; chacun des signes du pouvoir ou de la richesse correspondant à quelque corne de la Bête ; toute révolte populaire justifiée, arrosée de bénédictions : cette sorte de Spartacisme, nourri de sentiments pieux et d'une notion exaltée de justice divine ou d'humanité indomptable (mais l'âme se rit d'eux, elle est libre), ne permettait absolument qu'un type de régime, la théocratie révolutionnaire.

Je m'étais donc fait républicain théocrate, et sans bouder aux conséquences, communauté de biens, égalité absolue des parents et des enfants, des maîtres et des élèves : – N'appelez personne votre père, car vous n'avez qu'un père et il habite dans les Cieux. N'appelez personne votre maître, car vous n'avez qu'un maître et il habite dans les cieux ! Bref, le Sermon sur la montagne et le Magnificat, mais détournés du sens spirituel et céleste ; frénésie qui, doublée d'une fameuse crise de romantisme littéraire, dura quelque trois ou quatre ans.

C'était une assez folle impasse. Je sentais vaguement l'absurde. Une observation, une raison naissantes m'obligeaient de temps en temps à me dire moi-même ce que j'objectai plus tard à M. Marc Sangnier : – Voyons ! les époques de foi, le moyen âge de Saint Louis n'ont même pas conçu ce gouvernement direct de Dieu et du Pape. Qu'est-ce que cela peut signifier au temps présent, quand la foi au Maître des choses est rabattue dans le for intérieur d'une minorité ?…

Cependant nul régime que celui-là ne me semblait fondé en droit et c'est pourquoi, dans la période qui s'étend de ma seizième année aux approches de la vingtième, je dus entrer à pleines voiles dans un parti d'indifférence. J'étais las d'adhérer au sentiment ou à l'humeur, et les querelles politiques me paraissaient des fantaisies vouées aux contradictions éternelles. Ce scepticisme était de source religieuse et, lorsque j'eus perdu la foi, je persévérai dans l'état de sans-parti ou bientôt, mon vieux Schopenhauer aidant, de contemplateur à demi-bouddhiste.

Par une contradiction qui n'étonnera que ceux qui ont oublié leur jeunesse, je sentis, au même moment, s'éveiller en moi, extrêmement vif, un goût de curiosité désintéressée sur le rapport précis que peuvent soutenir les institutions ou les lois avec la faiblesse ou la force des États, l'heur ou le malheur des sociétés. Tout à fait insensible aux préférences personnelles (je n'en avais plus), aux préséances théoriques (toutes s'annulaient à mes yeux), ma réflexion tendait, avec une véritable passion, vers le problème latéral du rendement de chaque régime.

Légitimes ou non, fondés sur la liberté ou l'autorité, accrochés à un principe ou à un autre, que valaient au total, pour le salut et pour la prospérité des sociétés, le régime A, ou le régime B, ou le régime C ?…

J'avais lu, on s'en doute, avec un solide profit, Taine et Le Play. Leur manière de traiter la question s'était imposée toute seule. Je retrouvais Joseph de Maistre je le relisais mieux, ainsi que Bossuet, et j'approchais Comte et Renan. Comte, mettait en déroute la pernicieuse et factice opposition des intérêts du gouvernant et du gouverné, car celui-ci trouve son plus sérieux avantage à être dirigé et guidé quand, tout au fond, la charge du chef est bien faite pour décevoir les ambitieux et les cupides, beaucoup plus que pour les payer :

On va d'un pas plus ferme à suivre qu'à conduire…

Renan acheva de me rendre sensible le service que toute élite, sincèrement absorbée dans les soucis supérieurs, rend et doit rendre, même sans le vouloir, à toute multitude. Je dois quelque chose à l'école empirique et historique anglaise. Sumner Maine et Lyall, les Indianisants ajoutèrent aux leçons de l'enquête française une, information élargie : systématique et aventurée, mais pleine de sens.

Détaché de tous les systèmes, j'étais seulement tombé en arrêt, au chapitre. des idées-mères, devant trois curieux caractères de la vie de l'homme en société :

— d'abord sa passion de changer, de modifier, de transfigurer les produits bruts de la nature au moyen de son industrie comme pour y incorporer, avec ses sueurs, son esprit, comme pour humaniser ces matériaux, se les assimiler, les rapprocher de lui-même, avant que de les boire ou de les manger ;

— en second lieu, le caractère successif et non simultané de l'immense labeur de notre espèce : les hommes ne sont pas tous réunis en un même instant, sur une même ligne de départ, ainsi que le caprice d'un Démiurge aurait pu l'établir ; leur position est autre, car ils se suivent par larges équipes, leur succession se développe sur une série de centenaires et de millénaires dont on n'aperçoit ni le terme ni le début ; et cela ne peut qu'ajouter à leurs différences personnelles, qu'accentuer et redoubler la disparité de leurs moyens et de leur fortunes 8 ;

— troisième caractère : l'homme ainsi embarqué dans la suite du temps, son travail n'est pas arrêté, et n'est même pas limitable au plan de sa vie personnelle ; l'homme se plaît à constituer et à transmettre des réserves d'épargne matérielle, dites Capital, ou des réserves spirituelles, dites Mémoire ou Tradition, qui président à la politique et aux mœurs, aux sciences, à la poésie et aux arts.

Combien tout serait différent sans ces trois propriétés de la nature de l'homme !

Si l'on n'était industrieux, vivrait-on en société ? Si l'on ne se développait dans le temps, y aurait-il ni génération ni famille ? Et l'unité du genre humain pourrait-elle exister sans ce capital que les révolutionnaires de ma jeunesse surnommaient infâme et que j'appelais, moi, divin ?

Quelques circonstances exceptionnelles peuvent détendre de tels liens, sans les desserrer tout à fait, comme il est arrivé de la surabondance temporaire des ressources naturelles, en Amérique : on y a redoublé la production individuelle, on y a réduit l'épargne privée ; mais l'inégalité n'aura pas cessé d'y grandir. 9

Le socialisme communiste pourrait à la rigueur appliquer sa loi de l'égalité théorique à un genre humain qui naîtrait et mourrait tout entier dans le même jour : les besoins d'ordre et de justice seraient concentrés sur un même rang de coureurs, dans un espace immobile. Il suffirait de deux ou trois verges de fer, telles que la Faim et l'Amour, pour réduire au travail ce milliard d'éphémères ; l'égalité et l'autorité pourraient s'y combiner pour produire la prospérité d'un instant.

Mais, si tout est coulé dans le Temps, si les âges se succèdent, et les générations, aucune force humaine ne peut empêcher les plus aptes, les plus laborieux, les plus forts de prévoir des vicissitudes, d'envisager des risques, de prendre des garanties, d'élever des défenses, pour eux-mêmes d'abord et puis pour la chair de leur chair. Garanties inégales. Défenses mesurées à l'industrie et à l'ingéniosité de chacun. Ce régime de pure inégalité, surtout s'il est accumulé longtemps, est bien capable d'entraîner des injustices de répartition, soit en lésant presque à coup sûr les faibles dans le juste calcul de leur part de labeur, soit aussi en livrant les puissants à la démesure de leurs propres passions ; actifs, sobres, avides, cette dure faculté d'épargne et de travail peut tendre à ne leur laisser presque rien du fruit qu'elle procrée, et tout bien finit par aller s'entasser dans les sècheries des greniers ou des coffres-forts. Je n'exagère point la part ni la fréquence de ces beaux succès 10 : quand ils sont conscients de devoirs égaux à leurs droits, les patriciats peuvent se réduire à un degré disciplinaire de sacrifice et de privation que prendrait en horreur la plus misérable des plèbes.

Mais contre les abus de l'appropriation, le communisme se prévaudra en vain du nom de l'ordre et de la justice. Il n'y aurait bientôt plus rien à ordonner, au moral ni au matériel, si la loi communiste arrachait aux plus qualifiés des humains leur juste pouvoir de produire, de jouir du produit ou d'en réserver une part pour leurs descendants. Une grande partie des richesses, créées par et pour quelques-uns, se convertit, peu à peu, en bien-être et en bien-aise de tous.

Dès lors, la question était tout à fait simple : voulais-je ou ne voulais-je pas de l'existence, de la production de ces biens ? Si je la voulais, il fallait me résigner ; le profit en irait tout d'abord à ces créateurs privilégiés ! Je pouvais préférer que ces biens ne sortissent point du néant ; sous cette absurde condition, je pouvais préférer mon désir de l'égalité, l'élever au-dessus de tout comme l'obélisque de mon désert. Tel est le rendement du dogme démocratique essentiel, quand il veut que l'inégalité soit le mal. Mais le fait est qu'elle est un bien. Non le bien unique. Non le souverain bien : l'inégalité n'est pas Dieu. C'est un bien qu'il faut accorder avec les autres, spécialement avec ceux qui permettent à tout le monde de vivre. Un régime d'inégalité, limitée par l'action d'une autorité qui la freine, sauvegardera même les devoirs de justice et de charité qui veillent à la vie et au développement de ces moins doués, de ces moins pourvus qu'on appelle déshérités par un véritable abus de langage.

Il n'y a point de déshérités. L'homme est un héritier 11. Le mendiant qui dévore son pain noir au coin d'une borne bénéficie de l'œuvre de vingt siècles comme de l'épargne de milliers d'aïeux. La pitié, la pitié réelle due à ce malheureux et à ses semblables futurs, est justement la raison qui prescrit de ne pas oublier, autant que le fait notre siècle, la juste protection due à la semence des Forts. Car, outre l'Initiative et l'Invention qui leur appartiennent neuf fois sur dix, ce n'est que leur semence qui fait ce capital par qui tout avance. Il n'est point de progrès sans elle. Se protégerait-elle toute seule ? Quelquefois. Non toujours. Il serait imprudent de trop se fier aux ressources d'Un seul quand il est perpétuellement en danger d'être recouvert par la coalition de Tous ou de Beaucoup.

Du Nietzsche, alors ? Erreur. Malgré son « méditerranisons la musique », dont mon incompétence appréciait confusément la portée, l'auteur de Zarathoustra me fit, au début, une espèce d'horreur que j'ai exprimée plusieurs fois. Le « soyons dur » me paraissait un contresens. Fermeté, bienveillance, rigueur sur soi, libéralité pour autrui, tels me semblaient être les signes distinctifs de toute vraie supériorité chez les hommes. Si, donc, il me fallait nommer, après Aristote et Platon, Pascal et Bossuet, Comte et Renan, un écrivain qui m'ait désigné, du droit fil de son rayon, les convenances naturelles de l'homme et de la société, je ne devrais pas écrire le nom de Nietzsche, mais celui d'un philosophe belge assez oublié qui professa à l'Université de Liège, M. Delbœuf : non qu'il m'ait enseigné, à vrai dire, grand'chose, mais pour l'excitation et pour l'allégresse que me donna son originale façon d'utiliser certaines figures de la chimie pour la position de nos problèmes sociaux. Son démon de l'analogie le conduisait à d'agréables comparaisons entre le jeu du peuple gras avec le peuple maigre et les alternances de produits stables avec les composés volatils, le produit inférieur ou démocratique de telle réaction étant appelé « sulfate de soude », et « acide chlorhydrique » le fier composé patricien. On m'excusera de ces amusettes.

Elles eurent leur utilité pour l'ensemble des libres opérations de l'esprit que je menai sur mes ruines de théocratisme lamennaisien et de premier royalisme sentimental. Le germe déposé par les miens avait aussi semé une préférence énergique donnée au bien sur le mal, au salut et à la conservation sur la dégradation et la chute. Mais comment conserver ? Une chose était laissée en blanc : le concret, le pratique. Je n'imaginais pas quel régime serait à désirer pour la France, je ne me le demandais même pas, mais j'étais sur la voie que m'avait découverte le tranquille exercice de la pensée. La Démocratie bien exclue, la République m'imposant une méfiance croissante, je n'étais pas encore royaliste.

C'est peu de dire que la politique active ne m'attirait pas. Je la tenais plus qu'en horreur ; presque en mépris. Patriote et même assez bon citoyen, j'avais fait ma première émeute à l'âge de dix-neuf ans, le 2 décembre 1887, place de la Concorde, avec deux cent mille autres Parisiens, à l'unanime cri d'À bas les voleurs, pour renverser M. Jules Grévy dont le propre gendre, Daniel Wilson, avait été convaincu du sordide trafic de la Légion d'honneur ; mais j'étais comme tant d'autres, qui voient la liaison entre la gestion politique et le cas physique ou moral du pays, et veulent y fermer les yeux. Si ma propre doctrine m'en faisait un reproche, je l'endormais en considérant que le mal démocratique était définitif et insurmontable. Osais-je en consentir à la mort de la France ? Pour cela non. Mais j'y pensais le moins possible 12.

Le premier Boulangisme m'avait répugné par son aspect de démagogie. Je me rendis peu à peu à ses allures de réveil national, et l'évolution conservatrice du Général me décida même à avaler, pour l'amour de lui, un assez dur crapaud ; majeur en 1889, et vivant rue Cujas, au cinquième arrondissement, je donnai mon premier bulletin de vote au juif Naquet, bien que je fusse antisémite de cœur 13 !

La vérité profonde est que l'indiscipline des partis de droite avait été si souvent blâmée devant moi que j'avais voulu débuter par la plus méritoire des obéissances. Il ne me déplaisait pas non plus de voir un prince comme le Comte de Paris, qui passait pour ? « parlementaire », s'allier de la sorte au peuple et à l'armée. Néanmoins, j'étais sans foi dans sa Restauration, je croyais la monarchie morte, en me demandant quelquefois si, tout au contraire, l'avenir n'était pas à quelque « cinquième dynastie » !

En 1890, malgré la secousse donnée à l'opinion par l'arrivée du jeune duc d'Orléans réclamant sa gamelle de conscrit dans l'armée française, j'estimais Léon XIII un fameux politique pour s'être éloigné du « cadavre des anciens partis ». Mais, bien que j'eusse écrit pas mal d'articles, surtout littéraires, dans son Observateur français, premier organe du ralliement à la République, les partis nouveaux ne m'attiraient que par intermittences très faibles, car les droites républicaines ne me semblaient pas beaucoup plus fraîches que leurs voisines de bancs, et c'est à la Gazette de France que l'esprit politique et social me semblait tout au fond le plus satisfaisant et le mieux lié. De toute façon, la Monarchie parlementaire, comme la République parlementaire, me semblait tourner le dos aux postulats essentiels de toutes mes études.

Un historien de grand talent, polémiste de premier rang, M. Thureau-Dangin, avec qui j'eus l'honneur de deux entretiens, me fit l'effet d'un homme d'un autre âge : comment son goût éminent de l'Ordre s'attachait-il à un régime de verbiage et de compétition sans limite ? Comment ne discernait-il pas que le règne du Parlement stimulait et favorisait tous les défauts de l'esprit gaulois, mais ne pouvait en tempérer ni en corriger un seul ? Sans que je fisse aucun effort pour la propager ou même la communiquer, la clarté croissante de cette pensée solitaire redoublait l'activité de ma recherche, et j'en tirais les nouvelles et flagrantes joies de la certitude 14.

Cela n'allait pas sans écrire beaucoup de choses que je ne gardais pas pour moi 15. Intéressée à bien trop d'objets à la fois, mon activité se divisait entre de petites bibliographies de philosophie qui me passionnaient, des commentaires sur les poètes, des essais d'économie politique et sociale. Verlaine autant que Taine, Bonald autant que Moréas furent mes dieux. Le même jour, Barrés trouva deux articles de moi, l'un dans la très jeune Revue Indépendante, l'autre dans la vénérable Réforme sociale. Comme il plaisantait cette dispersion : « je ne sais où je vais » , lui dis-je, en toute vérité.

Je conserve de lui un curieux feuillet de diagnostic sur ma vie littéraire future où, sous le signe d'un vagabondage intellectuel à la Diderot, j'étais justement comparé à une mer de lait pleine de germes divergents, en voie d'éclosion successive, sans que le rapport en fût visible encore. Cependant tel vieil article de journal ou de revue, remontant à la vingtième année, ou, un peu plus tard, telles pages de mon Chemin de Paradis (la Préface, le conte des Serviteurs) trahirent, au-delà de ces fermentations incertaines, une vague communauté de direction et de sens. Je peux dire qu'à cette époque la Politique commençait à m'apparaître justiciable des critères du vrai et du faux. Une science ? Non, le mot me semblait ambitieux et prématuré pour un ensemble encore peu lié. Mais, à défaut d'un corps de notions interdépendantes, j'entrevoyais une suite de connaissances établies avec solidité et susceptibles d'être graduellement ordonnées.

Sous la longue chute des ans, il ne m'est pas possible de penser à ces heures de méditation et de découverte sans en ressentir encore la commotion, l'enthousiasme, la lumineuse et chaude satisfaction. L'effort que j'appliquais aux analyses de la vie des peuples anciens et modernes me semblait riche en résultats fructueux ; chaque fois qu'une cause de la maladie ou de la santé sociale, de la perte publique ou du salut commun devenait quelque peu sensible et palpable, une ambition presque satisfaite frémissait en moi. J'ai perdu ou brûlé presque tous mes mémoriaux 16, mais j'en ai retrouvé le reflet fidèle dans une page plus récente qui en garde comme la vibration.

Un mot utile m'ayant sauté aux yeux dans un volume que je lisais, j'avais cru, en le méditant, boire d'un trait toutes les poésies de la Connaissance. Le meilleur moyen d'en donner une idée sera de transcrire, tout simplement, ce monologue, dont je prie d'excuser l'emphase en faveur de sa sincérité et même de sa vérité 17.

Méditation sur Hécatée de Milet
Philosophe ionien

A. — Un gros livre que je désirais depuis trois saisons vient de m'être apporté ce soir, le grand traité des Formes littéraires de la pensée grecque (Alcan) par M. Henri Ouvré. Henri Ouvré est connu depuis quelque temps de quiconque fréquente la belle antiquité.

Il a conté la vie et commenté les discours de Démosthène (Oudin). Il a mis en nouvelles, en contes, en récits chaque stade du rêve et de l'imagination hellénique dans son petit volume de mythes sacrés, composés, comme il dit Sur les marches du Temple (Perrin). Mais ce n'est pas de lui, ni même de son livre que je veux parler. 18

J'ai ouvert le livre, et bien au hasard. Mais béni soit le livre, j'y trouve aussitôt à songer. Tout au bas de la page 160, l'auteur parle des derniers annalistes grecs, ceux-là qui précédèrent les historiens et les géographes. « Ces logographes, dit-il, méritent le nom de savants. Ils connurent par occasion l'allégresse que nous donne la vérité, la possession du renseignement petit, mais indestructible, atome qui restera identique dans toutes les synthèses ultérieures. » Et M. Ouvré rappelle le commencement d'un ouvrage d'Hécatée, en faisant remarquer le ton d'enthousiasme scientifique (et de mépris pour les ignorants) qui éclate dans cette phrase :

«  Moi, Hécatée, Milésien, je dis ces choses et j'écris comme elles me paraissent, car, à mon avis, les propos des Hellènes sont nombreux et ridicules. »

M. Ouvré constate que, en effet, s'il y a bien des fables chez Hécatée, il y a aussi des détails concrets et authentiques sur les peuples, les villes, leurs sites et leurs fleuves. Par son désir de posséder la vérité, de la dégager des on dit et de l'isoler des contradictions humaines, ce gauche critique, cet humble et maladroit collectionneur de faits participe de la majesté du savoir humain. Il y a fourni sa contribution : « Je dis ces choses… » Et les choses que disait le vieil Hécatée sont vérifiées aujourd'hui. « À mon avis, les propos des Hellènes sont nombreux et ridicules… » Et, de longs âges après sa mort, des hommes inconnus, menant leur vie aux mêmes bords que le vieil Hécatée, reconnaissent qu'il est impossible de ne pas être de son avis.

Avoir raison, c'est encore une des manières dont l'homme s'éternise : avoir raison et changer les propos « nombreux et ridicules » de ses concitoyens. Hellènes ou Français, en un petit nombre de propositions cohérentes et raisonnables, c'est, quand on y réussit seulement sur un point, le chef-d'œuvre de l'énergie.

B. — « Les propos des Hellènes sont nombreux et ridicules. » Excusez-moi si les paroles du vieil Hécatée me poursuivent. Elles me semblent de la nouveauté la plus fraîche par leur application.

Dans le temps d'Hécatée, l'histoire et la géographie étaient au premier rudiment. Jusque-là certaines histoires s'étaient transmises, et l'on s'était toujours enquis et pourvu de quelques indications topographiques, plus ou moins éclaircies de figures, avant de mettre en route soit une flotte, soit une armée. Mais, parce que les expéditions lointaines étaient rares, on ne s'occupait guère de démêler le véritable du fabuleux : peut-être même qu'un récit moins chargé de mensonge ou de fiction eût été moins couru et moins applaudi qu'une hâblerie pure. Tout le monde ayant un intérêt à mentir comme à entendre des mensonges, le fabricant des contes ne se gênait aucunement avec le public qu'il ne gênait point.

Mais peu à peu, quand les rapports des peuples s'étendirent et s'accrurent, tant par le progrès des besoins que par celui des industries destinées à les satisfaire, quand il y eut des matelots qui s'embarquaient pour une lointaine contrée, des armateurs qui y lançaient leurs bâtiments et des négociants qui les remplissaient de leurs richesses, la nécessité du contrôle éveilla naturellement l'esprit critique. Il y eut des récits exacts quand on sentit l'intérêt de l'exactitude, et, l'intérêt croissant, le progrès fut constant. Si l'on compare le vieil Hécatée, né avant Hérodote, à Strabon qui vécut du temps d'Auguste et de Tibère, ce progrès continu, poursuivi au sein du même monde et en exécution de la même cause maîtresse, fait l'enchantement du regard. Les « propos nombreux et ridicules » se sont tantôt évanouis, tantôt rangés à la limite de la connaissance comme de simples motifs d'ornementation ; ces fables qui, jadis, servaient d'explication et de support à tout sont devenues à peine sensibles.

Le dernier progrès de l'analyse et du savoir les résoudra en cendres et en fumée, quand les nécessités nouvelles auront poussé les hommes à des aventures nouvelles.

C. — « Les propos des Hellènes sont nombreux et ridicules », les miens ne paraîtraient ni moins nombreux ni plus sérieux au vieil annaliste ionien, si, revenu au milieu de nous, il pouvait penser que mon propos se borne au cercle de la science historique ou géographique.

— Eh ! dirait-il, voilà un peu trop d'apparat pour en arriver a conclure que les Européens du XXe siècle de l'ère chrétienne sont plus avancés dans la connaissance de la terre et des peuples que nous l'étions vingt-cinq siècles en deçà.

— Vieil Hécatée, lui répondrais-je, vous auriez bien raison si j'arrêtais là mon dessein. Mais, Père vénérable, il est un peu plus étendu. Votre géographie et votre ethnographie ne m'étaient qu'un chemin détourné pour y parvenir. Tout ce que j'en disais servait d'acheminement à la Politique. C'est à la Politique que votre phrase de ce soir m'a rendu attentif.

D. — En politique, vieil Hécatée, nous ne sommes pas beaucoup plus avancés aujourd'hui que vous ne pouviez l'être, cinq ou six siècles avant Jésus-Christ, pour la description de la terre et l'histoire des hommes. La politique balbutie, et ses bégaiements mis à la suite les uns des autres font une interminable théorie de « propos nombreux et ridicules » comme ceux que vous reprochiez aux Hellènes de votre temps. De quel effroyable chaos d'absurdités sans nombre cette politique moderne est issue, je ne sais pas si vous pouvez vous en faire idée suffisante.

Vous êtes né, vous avez vécu en un monde où la sagesse politique était presque aussi nécessaire que de nos jours de bons renseignements commerciaux. Vos villes, vos États qui avaient leurs révolutions, leurs tyrannies, leurs catastrophes reconnaissaient pourtant certaines grandes lois contre lesquelles il n'y a pas d'exemple (mais je dis d'exemple certain) qu'ils aient osé s'insurger. Par exemple, vieil Hécatée, de tous temps vos foyers furent les premières pierres de vos cités : quelque dévergondage que dût se permettre plus tard, en des temps moins durs, l'imagination presque sémite d'un Platon, on n'essaya jamais de les mettre en pratique. Croiriez-vous, homme des vieux temps, qu'il y a, de nos jours, une grande peine à faire recevoir d'un cercle de gens raisonnables ces deux positions, cependant évidentes et qui se complètent :

Voilà ce qui n'est accueilli, de notre temps, vieil Hécatée, que par des discussions sans fin.

Dites que les intelligences un peu affaiblies n'entendent plus très bien le sens des vocables. Dites que, remarquablement épaissies ou ramollies, les cervelles ne possèdent peut-être plus la force d'attention qui est indispensable à l'appréhension de ces vérités. Dites que, occupés d'autres travaux, la plupart de nos sages ont beaucoup délaissé ce genre d'études ou s'y sont parfois égarés. Ces excuses, qui ont leur valeur, sont d'une insuffisance qu'il convient de sentir. Il y a de nos jours des esprits distingués qui connaissent le sens des mots. Il y a des cervelles assez souples et fortes pour soutenir avec constance et promptitude les mâles assauts de Pallas. Enfin, sur ce sujet lui-même, ces esprits fermes ont pensé. Ils ont même pensé le vrai.

Nous avons un philosophe mathématique, né au Midi, qui, par la voie mathématique, a trouvé et prouvé que, en effet, l'individu n'est pas une unité sociale et que la première unité sociale, c'est la famille. Nous avons aussi la même proposition découverte et démontrée par un philosophe physicien, né dans le Nord, et qui n'usa dans sa découverte et les preuves de celle-ci que de la voie des sciences d'expérience. Le premier de ces philosophes ne crut ni à Dieu ni à diable. L'autre, cher Milésien, fut un chrétien pieux. Si les preuves de l'un ou de l'autre, si les preuves des deux ensemble n'avaient pas été jugées assez fortes, il me semble que leur rencontre et leur accord présentaient un phénomène assez merveilleux pour impressionner le public ou, du moins, à défaut du public, les principaux et les plus sages…

(Il n'a pas échappé à nos lecteurs que j'essaye ici d'attirer l'attention d'Hécatée philosophe ionien, mort il y a vingt-cinq siècles, sur le théorème fondamental de la Politique, tel que l'ont formulé de nos jours Le Play, chrétien, normand, praticien de l'induction, et Comte positiviste, languedocien, praticien de la déduction. Hécatée de Millet ne me donnant aucun signe d'improbation, je continuai de converser avec lui.)

Le public, Hécatée, vaut aujourd'hui ce qu'il valait de votre temps. Comme il est plus nombreux, ses propos sont aussi, comme vous disiez bien, plus nombreux et plus ridicules. Mais il est moins bien encadré. Il n'est plus encadré du tout. Vous aviez un corps des principaux et des sages. Il n'y a rien de tel chez nous. Comme il suffit pour être qualifié sage de passer quelques examens ou de moduler sous prétexte de discours quelques cris confus, la profession de chef, de magistrat et de prince, appartient au premier venu qu'il convienne à la multitude de regarder. Vous n'avez aucune idée de cela.

Le croiriez-vous, mon Hécatée ? Les dignes délégués de cette multitude vaine se sont assemblés hier dans l'édifice destiné en apparence aux plus saintes délibérations. Il y avait quelques semaines qu'ils ne s'y étaient rencontrés. Savez-vous quel a été leur premier travail ? Ils ont voté presque à l'unanimité (moins huit voix) l'affichage aux deniers publics d'un ramas de calembredaines et d'inepties, composé, voici un peu plus d'un siècle, par la réunion des plus pauvres têtes que notre France ait jamais portées.

L'article premier de ce factum plus qu'indigent déclare que les hommes naissent libres. Hélas ! vieil Hécatée, devant nos principaux et parmi les meilleurs de ces principaux, parmi ceux qui siègent à droite et qui ont mérité le beau titre de Cornichons, vous seriez obligé de parler fort longtemps avant de faire entendre que, de toutes les créatures, l'homme est peut-être ici la moins libre à sa naissance, étant incapable de marcher comme fait le poussin nouveau-né, de discerner et de prendre sa nourriture autour de lui, ni même de s'assimiler le moindre élément du dehors. Quand, le cordon coupé, il a cessé de dépendre de sa mère, il dépend de sa nourrice, puis de son pédagogue, puis de son père, et de son chef, tout cela pour son plus grand bien : il ne s'accroît qu'à cette condition. Si l'homme dont nous parlons n'est pas un sauvage, s'il est d'une civilisation opulente, à proportion que cette civilisation est plus avancée cet homme dépendra davantage, il sera engagé dans un plus grand nombre de liens. La liberté n'est pas au commencement, mais à la fin. Elle n'est pas à la racine, mais aux fleurs et aux fruits de la nature humaine ou pour dire mieux de la vertu humaine. On est plus libre à proportion qu'on est meilleur. Il faut le devenir. Vieil Hécatée, que vous ririez ! Nos hommes ont cru s'attribuer le prix de l'effort en affichant partout dans leurs mairies et leurs écoles, dans leurs ministères et leurs églises, que ce prix s'acquiert sans effort. Mais afficher partout que chacun naît millionnaire vaudrait-il à chacun l'ombre même du million ?

Le même factum, Hécatée, prétend en outre que le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Nous savions que le but de toute cité, c'est la vie, non seulement la vie humaine, mais la vie animale, la vie individuelle de chacun, aucun de nous n'étant viable sans « l'association politique ! » L'affiche votée par quatre cent six voix contre huit ajoute que le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation : votre temps n'avait pas encore oublié de noter que tous les pouvoirs viennent des dieux maîtres du monde, autrement dit de profondes lois naturelles que l'homme n'a point faites et auxquelles il faut bien que l'homme se conforme s'il ne veut point périr ! L'affiche dit : la loi est l'expression de la volonté générale. Vous sentiez qu'elle est l'expression des nécessités et des convenances du salut ou de la prospérité du public ; auriez-vous sans cela nourri des prêtres aux frais de l'État ou écouté les sages qui furent vos législateurs ?

E. — Hécatée, ô vieux mort et enseveli bienheureux, je ne troublerai pas ta cendre d'une analyse plus complète des sottises qu'on affichera par toute la France. Tu en as idée maintenant et tu peux mesurer l'égale sottise de nos nobles et de nos gueux. Ils se valent parfaitement. Tous les propos nombreux et tous les propos ridicules que tu as pu recueillir sur la source des fleuves, sur leurs cours, sur la langue et les mœurs des populations, tous les amas de fables qu'il t'a diverti de détruire sur ces objets ne sont rien auprès des imaginations qui se débitent parmi nous sur la politique.

Comme tu leur parlais d'une voix ferme, vieil Hécatée, pour les choses que tu savais : « Moi, Hécatée le Milésien, je dis ces choses, et j'écris comme elles me paraissent !… » Quant aux propos nombreux et ridicules des Hellènes, ton enthousiasme du vrai en faisait justice, et tu savais que l'avenir en ferait justice après toi.

Puissions-nous t'imiter, et parler aussi bien sur les choses que nous savons !…

Mais c'est ici que change le ton de mon monologue. Il s'oriente vers la pratique. Si tout ce qui précède est conforme à mes sentiments de spéculateur isolé, tels qu'ils pouvaient être éprouvés de 1892 à 1895, ce qui suit porte une autre date : 1901… En 1901, j'avais bien cessé d'hésiter devant l'action politique proprement dite. Me trouvant déjà entouré de compagnons, d'amis, qui pensaient comme moi, et je pouvais écrire :

Quelles que soient nos origines et quelles que soient nos méthodes, même quelles que soient nos philosophies divergentes, il est en Politique des vérités que tout établit, que rien ne dément, et contre lesquelles le verbiage de l'orateur ou la manœuvre de l'intrigant ne feront que pitié. Elles triompheront ainsi que triomphèrent les renseignements d'Hécatée, au fur et à mesure que le monde sentira le besoin de les vérifier.

F. — Mais le monde en aura besoin. Le monde aura besoin de la vérité politique comme il a eu besoin de la vérité géographique et ethnographique, par un jeu naturel des nécessités qui l'animent.

La brusque augmentation de valeur donnée à la planète depuis cinquante ans a sans doute développé un peu partout le nationalisme, c'est-à-dire le sentiment et la conscience de chaque groupe ou territoire donné ; il y a un nationalisme dans les moindres sous-groupes du monde slave, il y en a un au Japon, un en Chine, un aux Philippines et tous les germes nationaux ne sont pas encore sortis. Le Nationalisme est le grand fait du monde moderne. Mais le nationalisme, partout où il le peut, exhale comme un souffle de conquête et d'absorption tantôt pacifique et tantôt guerrière : un puissant impérialisme. De sorte que ceux qui naguère parlaient de réduire toutes les questions politiques, soit, en un sens, à des questions morales, soit, en un autre sens, à des questions économiques, seront bientôt forcés de nous avouer que toutes, présentement, se ramènent à un grand problème de Mécanique ou, pour mieux dire, de Physique politique. À la meilleure organisation politique, des faits manifestes, viendront décerner le pouvoir de régner sur les autres faits et de leur mesurer ainsi la vie ou la mort ; l'état présent du monde où l'ancienne Europe est dissoute, après avoir dissous l'ancienne chrétienté, n'autorise ni d'autres prévisions, ni même d'autres rêves.

On aura besoin de la Politique, l'empirisme d'autrefois ne suffira plus, on prendra en horreur les fables et leurs fabulistes, la blagologie et ses blagologues, parce que l'on sera dans la nécessité absolue de savoir ce qui fait les peuples prospères, les civilisations florissantes, les citoyens riches, paisibles et heureux. On l'étudiera probablement sur beaucoup de ruines. Heureux qui, averti par les ruines d'autrui, se mettra le premier à ce salutaire examen !

G. — Aujourd'hui, nous ne voyons pas l'avantage matériel de notre parole. Nous étant donné la peine d'étudier et de réfléchir, nous savons ; et le savoir ne nous sert de rien. Je veux dire qu'il ne sert de rien à notre patrie. Ceux que nous avions convaincus ont encore dans l'oreille le poids de nos discours ; ce plat rhéteur qui passe, ce chiffon de papier qu'on lit, n'importe quelle distraction le leur fera oublier. Quoi d'étonnant ? Deux cent mille cadavres ont jonché nos campagnes, voilà trente ans : mais ils n'ont pas encore persuadé nos concitoyens de la vérité qu'ils montrèrent à Renan que la démocratie est le grand dissolvant de l'institution militaire. Ce sont des patriotes qui flattent la démocratie ! 19 Il n'y a pas encore d'intérêt assez vif pour faire préférer aux fables politiques une vérité politique. Comme pour la géographie du temps d'Hécatée, c'est de fictions que le public a faim et soif, c'est de fictions que les fournisseurs de ce public se sont approvisionnés le plus largement : oui, le meilleur de ce public, les meilleurs de ses fournisseurs, je dis les royalistes et je dis les nationalistes !

H. — On pourrait imposer la vérité de force. Les dégâts que pourrait entraîner cette imposition seraient de peu, en comparaison de tant de dégâts futurs qu'elle épargnerait. Je ne crains pas de dire que, pour un esprit libre et un bon esprit, voilà l'espoir le plus sacré.

Mais cet espoir peut être trompé. L'énergie organisatrice peut ne point faire son coup d'éclat au temps nécessaire. Elle peut le faire et le manquer. Elle peut ne point le manquer et son entreprise, bien commencée, finir mal.

Car tout est possible.

Ce qui est impossible, c'est que l'art, c'est que la science de la Politique, plus nécessaires chaque jour, se composent sur d'autres bases que celles que nous ont déterminées nos maîtres et que nous essayons d'affermir après eux : de nos petits faits bien notés, de nos lois prudemment et solidement établies, de nos vérités, incomplètes, mais en elles-mêmes indestructibles, de là et non d'ailleurs, la science politique s'élèvera. Nous sommes – à trois ? – à quatre ? – à cinq ? – à dix ? nous sommes Hécatée le Milésien. Placés aux commencements de notre science, nous avons néanmoins le droit de répéter la fière et dédaigneuse profession du savoir : « Moi, Hécatée le Milésien, je dis ces choses et j'écris comme elles me paraissent, car à mon avis les propos des Hellènes sont nombreux et ridicules. »

Répétons cela fermement.

Ces dernières paroles sonnent bien un départ, enseignes déployées, pour aller, pour voler à la conquête des intelligences sur le programme d'une action. 20

Il reste à exposer comment j'en arrivai là : que s'était-il passé entre ce mouvement décidé et la contemplation immobile qui m'avait d'abord retenu ?

Immobile… Immobile… C'est, il faut l'avouer, beaucoup dire, et, si je fais une révision attentive de tous mes premiers souvenirs, il convient de rabattre un peu du fakirisme dans lequel je croyais m'être retranché. Une autre Politique m'avait, pour ainsi dire, ressaisi par dessous et plus profondément.

La politique que j'avais méprisée était celle des partis, à la conquête de leur aliment dans l'État ; c'étaient les aboiements pour ou contre les constitutions, ou les rivalités entre l'opportunisme, le radicalisme et le socialisme naissant. Mais, de bonne heure, de façon à peine consciente, j'avais été gagné par trois sentiments alors nouveaux et qui auront tenu, depuis, une place croissante dans la vie civique française.

Dès les tous premiers pas que je fis dans Paris, dans la matinée du 2 décembre 1885, j'avais été frappé, ému, presque blessé du spectacle matériel de ces belles rues et de ces grands boulevards que pavoisait, du rez-de-chaussée jusqu'au faîte, une multitude d'enseignes étrangères, chargées de ces noms en K en W, en Z que nos ouvriers d'imprimerie appellent spirituellement les lettres juives 21. Les Français étaient-ils encore chez eux en France ? Quiconque tendait à poser cette question éveillait en moi des mouvements confus d'approbation ou d'adhésion.

Mais, d'autre part, aux jours qui suivirent, comme je visitais avec une ardeur d'admiration que je n'oserais exprimer, les Musées où reposent tant de grandes forces amies : Poussin, Lorrain, Vinci, Titien et Raphaël, les immenses dépôts de livres, les collections de signes matériels de la valeur et de la noblesse du genre humain, j'étais également saisi de la qualité périssable de ces trésors et du risque dont ils sont grevés à toute minute : soit l'usure du temps, soit la rage des éléments, soit surtout la folie iconoclaste et incendiaire des hommes, et la pensée du moindre coup que porterait, par exemple, à une Galerie du Louvre, à un salon de l'Arsenal ou de la Mazarine, le boulet ennemi comme en 1870, ou le jet de pétrole comme en 1871, m'inspirait les passions d'une crainte et d'une pitié plus qu'humaines. Mon droit à la garde et au maintien de tant de trésors m'apparut le premier des droits.

D'un troisième côté, ma Provence m'était devenue beaucoup plus chère, de loin. Je relisais, même je découvrais quelques-uns des grands poètes de l'étonnante Renaissance qui achevait de donner là-bas sa plus haute flamme avec Aubanel, qui allait mourir en 1886, avec Roumanille, qui disparut en 1891, avec Mistral heureusement éloigné encore des magnificences de son couchant de 1914. Leurs vers nous possédaient, mon frère et moi : ils nous poursuivaient. Le petit logement parisien en bourdonnait de jour et de nuit. Ma mère assurait en riant que j'avais appris le provençal à Paris. Taquinerie à part, c'était bien Paris qui m'avait rempli de ce grand amour pour la langue de notre peuple, pour ses légendes pleines de sagesse et de poésie, ses coutumes fidèles, ses jeux, ses proverbes spirituels, ses mœurs si variées, que, seule, unifiait l'égale beauté de son ciel. Il m'avait paru ingénieux. d'entreprendre une sorte de géographie poétique du pays, replaçant chaque poète et aussi chaque poème dans le paysage qui l'avait nourri ou qu'il reflétait. Ce désir d'inventorier le génie de nos moindres lieux me conduisit naturellement à l'étude de notre histoire, belle, sinon heureuse, et à me rendre un compte exact du mal vraiment mortel que nous faisait, depuis 1789, le nivellement et le conformisme nés de la centralisation 22 : la renaissance mistralienne n'aura été, au fond, que la réaction d'une élite devant l'uniformité imposée par le jacobinisme à une population qui en souffrait à son insu.

Quand les vacances me ramenaient à Martigues, je m'enfermais dans nos Archives pour en tirer une suite d'étonnements que rien n'épuisait : les libertés de la vie locale étaient donc à situer en avant de la nuit du 4 août ? notre force, notre politesse, notre éducation, notre véritable civilisation avaient donc précédé la prise de la Bastille ? il eût fallu pouvoir aller dire cela à Victor Hugo, qui venait malheureusement de mourir.

Un Éloge d'Aubanel couronné par la société des félibres de Paris m'introduisit dans le milieu de poètes et d'artistes que dominaient un certain nombre de députés et de sénateurs méridionaux, démocrates traditionnels possédés du génie électoral, rompus aux méthodes parlementaires. Leurs conversations, fort libres, qui ne cachaient que fort peu de chose, m'aidèrent beaucoup par la suite à pénétrer soit le mécanisme, soit l'esprit de la République. Je dois témoigner que c'étaient de fort braves gens, quelques-uns légèrement débraillés à la Gambetta, mais bons camarades et meilleurs vivants, amis des livres et des idées. Ils firent grand accueil à mon discours de bienvenue sur les Trente beautés de Martigues 23, puis me bombardèrent secrétaire général de leur revue mensuelle le Viro-Souléu (le Tournesol) et m'accueillirent même dans une espèce de saint-des-saints que présidait chaque soir au Café Voltaire le plus fin et le plus lettré, la tête la plus chantante, mais le plus mauvais caractère qu'il m'ait été donné de connaître jamais c'était Paul Arène. Là aussi je connus M. Pierre Laffitte, le successeur d'Auguste Comte à la direction du Positivisme, et Baptiste Bonnet, l'auteur un jour fameux des Mémoires d'un valet de ferme, que lui avait généreusement traduits Alphonse Daudet.

Il faut avouer que tout ce monde y avait vécu tranquille jusqu'au jour où notre jeunesse le troubla je dis la mienne et celle de Frédéric Amouretti. Mon aîné de cinq ans, historien et géographe de carrière, préparant l'agrégation, né à Toulon, mais originaire de Cannes, tout frais arrivé d'Aix où il avait connu mes condisciples, maîtres et amis, Frédéric Amouretti était rapidement devenu mon frère de pensée et d'âme. Le rêve de l'action, l'imagination de l'action, qui m'occupait à mon insu, le possédait à son escient. Si bien qu'à nous deux,

D'animaux malfaisants fîmes un très bon plat. 24

Ni la littérature du Café Voltaire, ni l'agréable cour d'amour que l'on allait faire une fois l'an à Sceaux ne remplissaient vraiment le dessein mistralien, ni la mission du Félibrige : nous nous en aperçûmes, et résolûmes d'y ajouter un effort en faveur de la renaissance des provinces historiques, et même de leur fédération, disions-nous en souvenir de la constitution fédérative de l'ancienne France dont parlent tous nos vieux auteurs.

Comme les félibres de Paris entreprenaient chaque année un voyage dans quelque région du pays d'Oc, nous en profitâmes pour affirmer cette pensée et l'accréditer parmi les jeunes gens que nous visitions. En 1890, j'avais eu l'honneur et le plaisir de persuader, en traversant Agen, le poète Jean Carrère qui a fortement marqué, depuis, en d'autres domaines. L'année suivante, 11 août 1891, la parole enflammée de Xavier de Magallon fit un splendide accueil à la félibrée de Martigues que Mistral en personne avait présidée. Puis, l'hiver venu, quand le président du félibrige, Félix Gras, rendit leur visite aux pèlerins du Café Voltaire, nous lui lûmes une déclaration 25 qui précisait la volonté de mener une campagne en règle pour la régénération de pouvoirs locaux amortis ou domestiqués.

Le programme apparut gros d'ambitions et de dangers. Le Gouvernement s'en émut, paraît-il : des représentations furent faites par le préfet de la Seine au vénérable M. Sextius Michel qui cumulait les fonctions de président du félibrige de Paris, de franc-maçon fervent et de maire du XVe arrondissement. Entre lui et, nous, une procédure commença, qui fut vive et ne fut point courte. L'accusation était fermement soutenue par M. Laffitte. Comme j'alléguais contre celui-ci les vues fédéralistes du Système de politique positive et le poussais dans ses derniers retranchements, « Eh bien », prononça d'une voix mourante le directeur du Positivisme, « dans cette affaire-la, Auguste Comte s'est trompé ». Le plafond ne s'écroula point, ni les lustres ne s'éteignirent.

Après deux années de débats mon exclusion fut prononcée : douze « jeunes félibres » donnèrent leur démission et, sur-le-champ, nous allâmes fonder de l'autre côté de la Seine, une « École parisienne du Félibrige » qui vécut quelque temps au Café du Centre, près des Arts et Métiers, puis revint se fixer aux Cadrans place Saint-Michel et finalement au café Procope, où elle, brilla durant plusieurs belles années, jusqu'au premier éclat de l'affaire Dreyfus qui brouilla tout le monde et qui nous dispersa.

Cependant, les Anciens du Café Voltaire nous traitaient de réactionnaires. Il y avait bien des réactionnaires chez nous, mais aussi des républicains sang de bœuf, Auguste Marin, Jules Ronjat, Adrien Frissant, bien d'autres. Étais-je tellement réactionnaire moi-même ? On a vu quelles doctrines je mûrissais. Mais je n'étais pas royaliste et il m'arrivait aussi d'éprouver, en plus d'un cas, l'obscur regret de me trouver classé à droite soit par mes tendances d'esprit, soit par la couleur des journaux auxquels je donnais ma collaboration : cette étiquette n'allait-elle pas opposer des difficultés de surcroît à la renaissance de nos groupes provinciaux ? L'excellent Baptiste Bonnet nous entendant parler de fédéralisme avait tranquillement compris féodalisme, et s'imaginait que nous voulions lui faire battre les étangs pour assurer le sommeil de son seigneur ! J'étais résolu à saisir toute occasion de nous montrer étrangers aux catégories politiques et (très sainte simplicité !) d'entretenir de bonnes relations avec toutes.

Ma première visite au marquis de La Tour du Pin, rue de Solférino, à son journal La Corporation, est de cette époque : comme je lui parlais de nos amis républicains décentralisateurs, l'auteur des Aphorismes de politique sociale exquissa le plus beau, le plus sceptique des sourires. Nous invitions à nos soirées des littérateurs politiques tels que Lintilhac, déjà sénateur, et même, il m'en souvient, M. Gaston Doumergue, alors jeune député. Je conserve sa lettre d'acceptation. Il vint. Nous le reconduisîmes du boulevard de Strasbourg au pont des Saints-Pères en faisant de louables efforts pour le convertir ! Mais, ignorant sa confession, il m'échappa de lui parler du calvinisme sans amitié…

Très encouragés, très soutenus par Mistral, nous entretenions des intelligences et des correspondances avec beaucoup de localités des trente-trois départements de langue d'Oc, « jusqu'au Velay, jusqu'au Médoc 26 », partout où l'on nous signalait quelques chances de jeunes recrues. Nous les visitions, ou les faisions visiter. Nous nous efforcions de fonder des groupes, surtout en Provence, et vers Nîmes, Montpellier, Toulouse, où étaient nos relations nombreuses, nos vives amitiés. La Fédération régionaliste française a dû sortir un peu de là.

Entre temps, Barrés faisait de sa « Cocarde » le plus amusant des journaux. Sur la formule : nous sommes individualistes et décentralisateurs, les esprits les plus différents, les partis les plus opposés (du collectivisme des députés Gabriel et Eugène Fournière à l'anarchisme de Pierre Denis, ancien secrétaire du général Boulanger), juifs pratiquants, bons catholiques, libres-penseurs intolérants se supportaient ou se déchiraient là-dedans. N'étant pas du tout individualiste, mais, par compensation, trois ou quatre fois décentralisateur, je pouvais seconder Barrés au rez-de-chaussée du journal, intitulé la « Vie intellectuelle », où furent publiés mes premiers « Criton ». J'y faisais aussi campagne contre les étrangers domiciliés auxquels je donnai le nom des Métèques Athéniens auxquels Michel Clerc venait de consacrer une thèse de doctorat, et que reprit un peu plus tard le roman de Binet-Valmer 27. Je protestai contre la hideuse démolition des murailles d'Antibes et défendis le droit de nos populations aux courses de taureaux, ce qui ne me valait aucun sourire de madame Séverine 28. Au bout de six mois, Barrés s'aperçut que son administrateur, Juif marchand de papier, abusait indignement de la position. Comme il le secouait, l'autre mit la main sur son cœur et répondit d'un mot épique : « Moi, monsieur Barrès, je n'ai pas de délicatesse. » Il voulait gagner de l'argent. Ce n'était pas pour cela que Barrés avait pris « La Cocarde ». Il la quitta. Nous la quittâmes à sa suite, tous, René Boylesve emportant la fin de son premier roman, Le Médecin des Dames de Néans qui était en cours de publication et qu'il offrait en sacrifice à la solidarité barrésienne !

Cette campagne de six mois avait remué des idées, ému des sympathies, fait lever des haines. Mais je restais frappé du peu d'écho éveillé par nos déclarations provinciales. Cependant, nous avions débordé les frontières des pays d'oc ; nous avions essayé de galvaniser Bretagne, Flandre, Vendée, Lorraine. En écoutant les plus adroits des politiciens du régime, j'avais fini par prendre garde qu'ils ne gouvernaient que par la centralisation, de laquelle dépendait leur réélection ; ils n'y toucheraient pas, ils ne pourraient pas y toucher. Mais, ce public, dont on défendait l'intérêt vital, d'où venait son indifférence ? Tant de villes, petites et grandes, refusaient l'avenir en se montrant insensibles à notre effort pour réveiller la vie locale : quelle indifférence, quelle apathie !

Mais ces exclamations revenaient à résoudre la question par la question. On ne nous eût fait de réponse enthousiaste que si le mal profond avait été moins général. Il fallut du temps pour compter le nombre et l'épaisseur des masses de poussière obscure que l'Administration avait superposées à la personnalité de tous nos pays. La difficulté principale tenait à l'ingratitude des avantages attachés à toute réforme d'une qualité un peu noble. Celle-ci ne signifiait ni les besoins immédiats des agitateurs, ni la convoitise spontanée des foules. Elle revenait tout entière, au cas supérieur et privilégié, et en quelque sorte royal, des améliorations qui sont urgentes, mais d'une urgence qui ne prend pas les gens à la gorge ; besoin vital, mais ignoré. Ces réformes indispensables peuvent et doivent se faire par en haut, moyennant le savant mélange de diplomatie et d'autorité qui suppose un Pouvoir énergique et sage. Notre chimère était de vouloir l'opérer d'en bas par la libre réaction du public. Même dans l'hypothèse improbable où quelque circonstance soudaine l'eût doublée de passions vivaces, la chimère n'était pas exempte du grand risque de déchirer, non pas, on l'a trop dit, l'unité nationale, mais la cohésion de l'État : un certain courant d'anarchie sous-jacente serait aussitôt devenu sensible à fleur de sol. La seule vue du félibrige mistralien agité de rivalités violentes, malgré la majesté de l'œuvre et le haut ascendant du chef, fortifiait ces appréhensions : que serait-ce quand il ne s'agirait plus de langue ou d'orthographe mais des compétitions d'intérêt urbain et rural, qui joueraient à plein, sans le contrepoids d'aucun pouvoir fort !

Un moment, je m'étais arrêté aux remèdes héroïques.

— Soit ! pensai-je, l'expérience prononcera ! Le débridement complet des libertés locales fera carnage des mauvais et des faibles, sélection des bons et des forts…

Je fus vite obligé de me dire que la vie du pays ne pouvait être comparée à l'expérimentation d'un sérum. La France n'est pas un cobaye ! La cause du fédéralisme étant juste et sainte, il fallait entreprendre de la servir par un autre biais.

Que vouloir alors ? Il me souvient d'une promenade sur les hauteurs de la Californie de Cannes, en compagnie de Frédéric Amouretti et de son ami Joseph Béranger, le même « bourgeois de Cannes » qui l'avait accompagné chez Fustel de Coulanges quelques années auparavant 29. L'air embaumé, le ciel ardent nous soufflaient les désirs de notre espérance. Comment douter de rien, au bel endroit où tout était en fleur ? Oui, alors, que vouloir ?

C'était bien simple : un nouveau journal et dans des conditions meilleures ! Mes deux hôtes en avaient fait un dans leur ville natale en 1888 et 1889 avec notre, ami commun Xavier de Magallon : pourquoi ne pas reprendre l'aventure de ce Réveil de la Provence mais sur le même théâtre que La Cocarde, à Paris ? On la pousserait à fond avec les mêmes idées. On s'efforcerait seulement d'élargir à la mesure des grands maîtres du XIXe siècle l'idée de réforme conservatrice que la presse de droite tendait à laisser décliner. Ce serait par la tête, par le gouvernement, que l'œuvre de décentralisation serait abordée !

Quel gouvernement ?

Mes amis étaient, l'un et l'autre, royalistes militants. Moi, je me demandais toujours si leur drapeau dynastique ne nuirait pas au juste essor du mouvement rêvé. Vieille objection que se sont faites tant d'autres recrues de l'Action française ! Je l'ai roulée longtemps, très longtemps pour mon compte. Avant d'en éloigner les autres, j'ai dû la chasser de moi-même. Ces scrupules étaient absurdes. Du seul point de vue du succès brut, il y avait avantage à produire un programme complet de l'État central et des États périphériques. Si affaibli que parût alors le parti royaliste, après le Boulangisme, après le Ralliement de Léon XIII, il restait fort sage d'en utiliser et d'en intégrer toutes les valeurs. Mais le royalisme mis à part, j'avais plaisir à abonder dans tous les autres chapitres du juvénile programme.

Que de fois j'aurai repensé à cette libre et lointaine conversation, soit en rédigeant la revue d'Action française, soit en dirigeant le journal ! Alors, comme dix ou vingt ans plus tard, nous voulions tenir la truelle et l'épée, faire construction et bataille, polémique et doctrine ; puis recruter des orateurs, enfin grouper du monde, ajouter à l'écrit et à la parole l'organisation, l'action dans la rue. Volontaires du Pape, Croix de Feu, Jeunes patriotes, fils légitimes ou bâtards des Camelots du Roi et des Étudiants d'Action française, vous flottiez dans les rêves de ce crépuscule si beau ! Une sorte de pré-Action française se répandait ainsi du ciel sur la terre. Mais le réel devait étrangement dépasser ces images confuses, dont la suite immédiate fut d'ailleurs égale à zéro.

Seul, le cours de mes idées en fut un peu infléchi. Nous redescendions vers la belle ville par ses coteaux fleuris, vers les plantations de tubéreuses, où de jeunes paysannes achevaient leur cueillette de la mi-été. Je ne sais comment ce doux et calme paysage qui pendait sur la mer me rappela ce que mes père et mère m'avaient conté de leur premier voyage dans ce paradis quand ils eurent dépassé Toulon, qui leur était familier, les honneurs du pays leur furent faits par un ministre du Saint Évangile de nationalité anglaise, qui parlait trop bien le français, et qui savait mieux qu'eux, fils et fille de Provençaux, le nom et le passé des villages et des rivages ! Cela remonte à 1865. Je n'étais pas né.

Les compatriotes de lord Brougham, et nos autres envahisseurs d'Europe et d'Amérique n'avaient pas eu le temps d'y commettre tous leurs dégâts : le pays conservait alors presque tout son charme sauvage. J'avais, maintenant devant moi les effets du trentenaire qui avait suivi : pêle-mêle de villas mauresques, de castels gothiques et de casernes allemandes entrechoquant ses toitures disgraciées. Nous qui rêvions de Provence, étions-nous assez bien servis ! C'était Cosmopolis. Toute cette laideur ne durant que pour s'aggraver, que pourrait-il en être dans trente nouvelles années ?

Vraiment, est-ce qu'une autre France, une France moins envahie, et plus maîtresse d'elle-même, n'aurait pas mieux tenu et mieux gardé cette incomparable Corniche ? Une politique générale, une politique de vue d'ensemble, voilà ce qui avait manqué, disais-je. Amouretti, ni Béranger n'y contredisaient. À quoi leur avait-il servi d'essayer d'enseigner à leur petite ville que « les étrangers » qui l'enrichissaient apportaient un genre d'exploitation plus nuisible qu'utile au bien véritable de tous ? Tout le monde voyait que, si la terre avait enchéri, le prix de la vie avait monté d'autant, mais quelque chose d'inappréciable avait disparu : le plaisir d'être chez soi et de vivre entre soi. Hélas ! combien le sentaient ? Pour avoir comparé ces hôtes productifs au charbon de Saint-Étienne ou aux troupeaux de porcs de la vieille Serbie, Le Réveil de la Provence avait failli sombrer sous l'émeute. Là comme ailleurs les intérêts particuliers canonisés, divinisés, dévoraient l'intérêt général des provinces et de la patrie. L'important était donc de rendre un centre fort, une âme vivante, un clair esprit, à ce bien public déchiré.

D'autres plaies demeurées ouvertes nous donnaient la même leçon. Strasbourg, Metz tenaient à nos plus anciennes pensées. Né si loin du théâtre de la dernière guerre, je me rappelais qu'elle avait occupé le premier horizon de ma petite enfance ; dès avant le milieu de ma troisième année, j'avais vu mon père et ma mère, front contre front, et les yeux pleins de larmes, suivre sur un grand atlas le cours irrésistible de l'invasion. Je me rappelais tels Messins qui, ayant opté pour la France et réfugiés à Aix, y habitaient la même maison que nous : famille admirable, vieux père, vieille mère, une fille célibataire, deux fils officiers sur trois, tous unis par l'affection et la religion du Pays perdu. À certains jours ils retiraient d'une cassette, enveloppés de chiffons de soie, les pauvres morceaux d'un pain noir, le pain du Siège, le prenaient, le tenaient, pieusement entre leurs mains et se le passaient comme une relique.

Je revoyais d'autres Lorrains, mon professeur de huitième, un abbé Jeannin qui se trouvait être le parent ou l'allié de l'abbé Wetterlé, et M. Wetterlé lui-même, qui avait été notre surveillant au collège pendant quelques mois : leur sérieux, leur gaieté, leur courage m'émerveillaient. À Paris dès mon arrivée j'avais recherché par prédilection ces hommes de l'Est : Barrès, René Marc Ferry et d'autres, puis le général Mercier, et leur ambiance morale liait étroitement la reprise de leurs Provinces, les libertés de ma Provence et la commune reconstruction française. Mais je voyais, de plus en plus, combien cette reconstruction, toujours nommée dans les programmes, avançait péniblement dans le faits. Mes deux Cannois en profitaient pour me vanter la propriété et la force de l'outil monarchique. Même alors, cela est certain, je ne me sentais pas royaliste.

Je le suis devenu : beaucoup de mes amis ont jugé que ce fut par le péril soudain où la République impuissante jeta la nation en cédant tout aux Juifs dans l'affaire Dreyfus. J'ai dû le dire et le penser : rien n'est plus exact, sans l'être absolument. La conversion de mon esprit est antérieure d'un an à l'Affaire, elle date des premières semaines que j'ai vécues hors de France, mon voyage de Grèce au printemps de 1896.

Sorti de mon pays je le vis enfin tel qu'il est. Que je fus effrayé de le voir si petit ! Comme il apparaissait isolé et flottant dans le vaste monde, différent de l'idée, que je m'en faisais ! Jusque-là j'étais vaguement fier de certains actes de relèvement, tels que l'alliance russe : dans Athènes, le cœur me saigna pour le genre et le nombre des difficultés que cette espèce de protectorat tsariste imposait par tout l'Orient, pour les menaces et les dangers qui en résultaient ! Ailleurs on se heurtait au monstrueux développement scientifique, économique, financier, politique, militaire de l'Allemagne, et je ne pouvais m'empêcher de décrire à la Gazette de France, qui m'avait envoyé là-bas 30, la silhouette ultra-prussienne 31 de l'aîné des princes grecs, cependant fils de la plus française des races royales étrangères !

Le nationalisme universel, étendu jusqu'en l'Amérique, s'imposant à mes yeux, tout le bien qu'il arrivait à des étrangers amis de dire de mon pays était d'une qualité tout à fait extérieure à mes nécessités essentielles : son avenir et sa grandeur. Un jour que mon confrère M. Gabrielidis, directeur de l'Acropolis, me menait à la découverte du joli monument chorégique de Lysicrate et semait notre promenade de beaux vers indolents et doux de Verlaine, je ne pus m'empêcher de le remercier et l'interrogeai avec brusquerie sur notre influence dans le Levant. Sans hésiter il répondit par allusion au sort tragique Athènes : « Graecia capta ferum victorem… » 32 Je demandai, en vive réplique, ce qu'Athènes avait pu valoir sans la liberté !

— Nous étions donc si bas ? Était-ce possible ? Le traité de Francfort ? Nos provinces prisonnières ? Cela remontait à un quart de siècle : comment n'était-ce pas en partie réparé, en partie oublié ? C'est que, avant 1870, il y avait 1815 et Waterloo, 1805 et Trafalgar. Je savais l'histoire de la Marine : je ne l'avais jamais bien imaginée ni sentie. De l'Acropole et du Pirée, des hauteurs de l'Hymette et du littoral d'Éleusis, quand les ressouvenirs attiques faisaient trêve, mes yeux couraient la face de la Mer qui fut notre Mer et, de Constantinople à Chypre ou d'Alexandrie à Ceuta, je ne voyais que notre ruine et le progrès des anciens rivaux triomphants. Malte, fille de Rhodes, née de l'hospice de Saint-Jean de Jérusalem, cet hospice fondé par un pèlerin de Provence, lui-même issu de ma vieille petite ville, cette île de Malte était occupée depuis cent ans par l'Angleterre : qu'y faisait-elle à notre place ?

— Et, me disais-je aussi quelle est la date du dernier assaut donné à Gibraltar par une armée française ? Redescendu en ville, je compulsai les dictionnaires et vis que, de 1792 à 1815, vingt-trois ans de guerre à l'Angleterre n'avaient pas touché, ni tenté de toucher à cet orgueilleux avant-poste du garnisaire britannique en Méditerranée : nous l'avions assiégé pour la dernière fois pendant la guerre d'Amérique, sous le tyran Louis XVI !

Cependant bien des guerres (et lesquelles !) avaient eu lieu au siècle écoulé : de toutes ces morts violentes de milliers de Français, combien d'utiles ? Nos guerres démocratiques n'avaient servi de rien. Je me récitais à voix haute le rapport du Comité de Salut Public du 14 octobre 1794 : sous les tyrans « forts de l'industrie nationale », « dans toute guerre une province nouvelle était la récompense de notre politique et de l'usage de nos forces ». Alors le Pacte de Famille tendait à nous mieux établir au midi de l'Europe par Naples et par Madrid. Alors l'acquisition de la Corse préludait à deux autres opérations de nos rois : prise d'Alger et conquête de l'Algérie. Ces lumières brutales bouleversaient, autant que ma carte du monde, ma projection de l'histoire de France et accusaient le point à partir duquel notre plan s'était incliné pour déterminer nos glissades : les Mers perdues avec la première République et le premier Empire, le Continent avec le second Empire et la troisième République ! La cause était commune : du tréfonds de ma conscience le nom du seul topique utile commençait d'émerger.

Dans la traversée du retour, un incident presque ridicule servit de couronne à ces réflexions.

Nous étions sur un paquebot marseillais. Compagnie, capitaine, équipage, tout le monde était du pays, hormis les passagers : quel petit nombre de Français ! Était-ce donc pour le compte des autres races que nous labourions cette mer de Thésée et d'Ulysse, de Pythéas et de Duilius ? Heureusement, le cuisinier, qui avait dû naître au quartier Saint Jean, avait rédigé le menu dans un anglo-français si consolant que le rumpsteack y était figuré en « ronstec ». Je m'abandonnais en silence à la joie d'une transcription libre et belle, quand, de l'autre côté de la table, une dame aux joues colorées, aux dents fortes, saisit le crayon d'or qui parait son maigre corsage et, farouche figure d'une Grande-Bretagne vraiment reine des flots, effaça d'un trait vif notre pauvre provençalisme pour rétablir la forme insulaire offensée. Il ne serait pas dit que j'aurais pu battre une dame… Mais, par-dessus les verreries, les plats et les fleurs, je lui assénai le regard de l'homme ruiné, dépouillé, et qu'on met hors de sa maison. Vit-elle ? Comprit-elle ? Ou reproduisait-elle l'invariable définition virgilienne que donne Paul Bourget des Anglais en voyage :

Et penitus toto divisos orbe Britannos 33 ?

À moins qu'elle n'ait ri de ma faible rage impuissante ! Un peuple menacé d'éviction n'a qu'un droit : méditer en silence, décider avec fermeté.

Le fait est que, de ce moment, la destinée de la France a commencé de m'être claire ; je me représentais cette nation parée de tant de qualités sérieuses, qui n'ont point faibli, et de tant de charmes toujours brillants, réduite aux conditions d'une véritable orpheline. 34

Qu'est-ce donc que ces fiers Anglais ont ou avaient de plus que nous ? La fidélité à leur ordre, au sens de leur salut. Cette fidélité, je ne l'avais pas reniée, mais je l'avais perdue de vue. On l'avait perdue pour moi, avant moi. Si l'esprit national avait dérivé sur le plan inférieur, ce n'était ma faute. Était-ce celle des Français contemporains ? Je ne songeais d'abord qu'à eux. J'oubliais mes pères et les pères de mes pères. Quand on veut juger du bien ou du mal, du progrès ou de la décadence d'une personne, on prend pour mesure la durée moyenne de l'existence. Mais, pour former le même jugement sur un État, il faut regarder, à l'échelle des siècles et voir, non les hommes, mais la durée de la nation. Il était parfaitement injuste de reprocher aux Français qui vivaient en 1896 de n'être ni aussi actifs, ni aussi puissants, ni aussi influents que les Anglais du même millésime : ces derniers profitaient, comme ceux-là souffraient d'une accumulation de circonstances antérieures. Mais, cette part faite aux conditions, il n'était que plus nécessaire d'examiner à quoi tenait leur bon ou leur mauvais enchaînement.

Qu'est-ce qui a relié, uni, dans le Temps les générations et les actions de nos voisins, rivaux, amis et ennemis ? Et qu'est-ce qui nous a déliés, divisés et séparés nous-mêmes ? Pour une part éminente, la succession des actes d'un peuple manifeste la succession des pouvoirs qui l'ont gouverné. À Londres et à Berlin, dans la période où florirent Berlin et Londres, le gouvernement a été dynastique ; il l'était à Paris quand Paris florissait. La suite, dynastique crée la cohérence des pouvoirs d'un empire. L'étymologie, le dirait à défaut de l'histoire, et non pas seulement parce qu'elle écarte le jeu épuisant des compétitions, électives et parlementaires, mais parce qu'il est beau et bon que l'autorité du chef, du Souverain, ne soit pas 35 un pouvoir fabriqué de main d'homme, qu'il soit fils de l'Histoire et de ses poésies, qu'il nous vienne du fond des âges et que les siècles nous l'apportent, nous le nomment, nous l'imposent tout fait, tout auréolé de son droit, le droit des chefs que légitime la part qu'ils ont su prendre à la fabrication du pays.

Quel était notre chef légitime à ce moment-là ? Quinze ans auparavant, un vieillard enthousiaste et mystique, prêtre ou pape de la royauté plus que roi, diadémé des épreuves et des majestés du malheur, Henri V. Jusqu'aux trois ou quatre plus récentes années, il avait eu pour successeur un prince administrateur et soldat, dans, la force de l'âge, réfléchi et savant, dont les familiers savaient la sagesse hardie, Philippe VII.

« Mon cher ami », me disait certain connaisseur, « s'il ne fût pas né sur les marches du trône, il est impossible de dire à quelle haute situation son mérite personnel n'aurait pas élevé monsieur le Comte de Paris ».

Enfin un tout jeune homme, dans le beau de sa fleur, mais qui déjà donnait de hautes marques de mérite, Philippe VIII : symbole antique, toujours frais, des constants renouveaux d'un même pouvoir par un même sang, tableau vivant de la symétrie et du parallélisme du sort des chefs-nés et de leur nation, le même hasard de naissance créant les nationaux dans un pays, les rois dans une dynastie… Ce hasard secondé par l'éducation n'avait pas fait si mal les choses !

Je ne cessais donc de m'imaginer ce qu'eût été, ce qu'eût pu être notre France si, aux lieux et places de tant de secousses interruptives, séparatrices, énervantes, ces trois continuités se fussent succédé, depuis 1830 ou 1848 jusqu'à ce jour de mai 1896 !

L'évidence m'en arrachait enfin l'aveu : il nous fallait rétablir enfin ce régime si nous ne voulions être les derniers des Français. 36 La décision de mon royalisme intellectuel était prise. Elle ne devint effective qu'au bout d'un an.

Charles Maurras
  1. Ce texte est paru pour la première fois sous le titre Confession politique dans La Revue de Paris (livraison de juillet-août 1930, pages 5 à 42). Il a été ensuite repris l'année suivante en ouverture de l'ouvrage de souvenirs politiques Au signe de Flore, puis dans les Œuvres capitales (parues en 1954), en introduction au tome II (Essais politiques), sous le titre raccourci Confession.
    La version originale se compose d'un premier développement structuré en quatre sous-parties notées I à IV, suivi de la reprise d'un texte de jeunesse sur Hécatée de Milet, lui-même articulé en huit sous-parties notées A à H, puis d'un second développement qui comprend deux sous-parties notées V et VI. La version d'Au signe de Flore est peu différente, mais les parties I et II sont fusionnées, si bien que les numérotations deviennent I à III, A à H, IV et V.
    Dans les Œuvres capitales, ces deux dernières sous-parties ne sont pas reprises ; le texte est ainsi amputé d'un tiers.
    Nous avons repris ici, pour les deux premières parties, le texte des Œuvres capitales, et pour la troisième, celui d'Au signe de Flore en précisant à chaque fois que nous l'avons jugé intéressant les modifications apportées par rapport à la version originale de 1930.
    Les numérotations A à H ont été gardés. Les numérotations IV et V ont été supprimées par souci d'unité avec le texte repris des Œuvres capitales et bien qu'elles figurent dans Au signe de Flore. [Retour]

  2. Dans le texte de 1930, l'ensemble de l'expression Blanc du Midi est placée entre guillemets. Dans la version de 1931, seul le mot Blanc est distingué. Est-ce plus qu'une simple nuance ? (n.d.é.) [Retour]

  3. Œuvre d'Alphonse Daudet, 1879. (n.d.é.) [Retour]

  4. Dans le texte de La Revue de Paris en 1930, Maurras écrit « Iconoclastes ». (n.d.é.) [Retour]

  5. Œuvre d'Anatole France (1897), premier volume de la série Histoire contemporaine. L'abbé Lantaigne y tient un long discours favorable à la monarchie, mais surtout hostile à la république – discours au demeurant plein de force, de cohérence et de conviction. Mais l'homme qui le prononce ne tient pas le meilleur rôle dans le roman ; intriguant pour devenir évêque de Tourcoing, cet austère supérieur du grand séminaire ne témoigne d'aucune indulgence pour personne, vitupère et condamne tout ce qui l'entoure au nom de la rectitude de la Foi, voit la main du Diable partout, ce qui transforme ses élèves séminaristes en anticléricaux virulents bien plus sûrement que ne l'aurait fait la propagande athée. Nul d'ailleurs n'est épargné dans ce roman féroce. Aragon prendra, entre autres, prétexte des passages à consonance antisémite de L'Orme du Mail pour proclamer de façon ordurière sa détestation d'Anatole France, juste après la mort de celui-ci. [Retour]

  6. Joseph-Alexis, vicomte Walsh (1782-1860), écrivain légitimiste, auteur entre autres des Lettres vendéennes, ou correspondance de trois amis en 1823, ouvrage paru en 1825. (n.d.é.) [Retour]

  7. Cet ouvrage paru en 1834 marque la rupture de Lamennais avec l'Église. Le Pape Grégoire XVI condamnera les erreurs de Lamennais quelques semaines plus tard, dans l'encyclique Singulari Nos du 25 juin 1834. (n.d.é.) [Retour]

  8. Cette dernière phrase est absente du texte de 1930. (n.d.é.) [Retour]

  9. Ce paragraphe était rédigé ainsi dans le texte de La Revue de Paris : « Le capital préexistant dote et honore les hommes, les pare et les polit dès leur venue au monde, sans que ces animaux heureux aient rien fait pour cela. Même l'attrait en est si fort qu'il les provoque au travail, à l'intelligence et à l'invention. Ce qui rassemble ce capital bienfaiteur est donc très bonne chose ; ce qui le dissipe est moins bon. Bon, le travail ; bonne l'épargne. Et, comme l'énergie de l'homme perd en puissance ce qu'on peut désirer lui gagner en extension, c'est bien au siège étroit et stable du foyer des familles que la production, l'acquisition, la conservation ont le plus de chances de réussir, les goûts trop personnels y étant modérés et réglés par des amours toutes prochaines, la générosité y étant soutenue par le souffle robuste d'un égoïsme sain. Ainsi se tiennent et se lient la puissance, la durée et l'hérédité ; ainsi, la constitution des grandes familles, la réunion de vastes biens, la possibilité d'éducation et de culture. Quelques circonstances exceptionnelles peuvent détendre de tels liens, sans les desserrer tout à fait, comme il est arrivé de la surabondance temporaire des ressources naturelles, en Amérique : on y a redoublé la production personnelle, on y a réduit l'épargne privée, sans cesser d'accuser des inégalités grandissantes. » (n.d.é.) [Retour]

  10. Dans le texte de 1930, Maurras utilise le mot « excès ». (n.d.é.) [Retour]

  11. Dans le texte de 1930 : « l'homme est un héritier, sa nature est aristocrate. » (n.d.é.) [Retour]

  12. Cette dernière phrase est absente du texte de La Revue de Paris en 1930. (n.d.é.) [Retour]

  13. Alfred Naquet (1834-1916), médecin et chimiste, ce député d'extrême gauche sera en 1884 à l'origine de la loi sur le rétablissement du divorce. Il se ralliera corps et âme au général Boulanger et sera quelques années plus tard impliqué dans le scandale de Panama. Maurras a conservé ce passage dans le texte des Œuvres capitales, bien que de telles paroles fussent rapidement devenues imprononçables après la Libération. Il ne semble pas que dans sa fameuse distinction entre l'antisémitisme d'État, qu'il revendiquait, et l'antisémitisme de peau, qu'il condamnait avec force, il y ait eût une place pour un antisémitisme « de cœur » ou de sentiment. (n.d.é.) [Retour]

  14. Texte de 1930 : « les joies nouvelles et les flagrantes voluptés de la certitude évidente ».(n.d.é.) [Retour]

  15. Dans La Revue de Paris en 1930, Maurras ajoute ici en forme d'aveu : « J'ai trop écrit, trop tôt, et un peu partout. » (n.d.é.) [Retour]

  16. Dans les textes de 1930 et 1931, Maurras précise : « mémoriaux de ce temps », pour continuer ainsi : « mais j'en ai retrouvé le reflet très fidèle dans une page de sept à huit années plus récente qui me garde la vibration des allégresses d'alors ». La datation « sept à huit années » disparaît dans les Œuvres capitales ; faut-il y chercher une signification ? (n.d.é.) [Retour]

  17. Une phrase supplémentaire conclut ce paragraphe dans les textes de 1930 et 1931 : « Ce qui excède, vers la fin, la limite de l'expression personnelle et fait allusion aux sentiments d'une collectivité y sera expliqué à temps. » (n.d.é.) [Retour]

  18. Ce paragraphe a été supprimé de l'édition des Œuvres capitales et y a été remplacé par une ligne de points. (n.d.é.) [Retour]

  19. Dans La Revue de Paris et Au signe de Flore, on lit à cet endroit la phrase suivante, relative à l'actualité d'alors, que Maurras a retirée du texte des Œuvres capitales : « Vainement M. de Vogüé, dans La Liberté, l'autre soir, à propos des notes de Villebois-Mareuil au Transvaal, invoquait-il ce beau témoignage taché de sang. » (n.d.é.) [Retour]

  20. Ici se termine la méditation sur Hécatée le Milésien et le texte publié dans les Œuvres capitales. (n.d.é.) [Retour]

  21. Rien d'étonnant à ce que Maurras ait préféré faire passer ce texte à la trappe pour l'édition définitive ! Sans doute jugeait-il que le récit passionnant qui suit ayant déjà été repris en maints endroits, il n'était plus nécessaire de poursuivre après le « dialogue » avec le vieil Hécatée. (n.d.é.) [Retour]

  22. Ces deux mots en remplacent deux autres utilisés dans le texte de La Revue de Paris en 1930 : « un dessèchement et un abrutissement. » (n.d.é.) [Retour]

  23. On en trouvera le texte dans mon livre L'Étang de Berre. [Retour]

  24. D'après la fable de La Fontaine Le singe et le chat. (n.d.é.) [Retour]

  25. C'est la fameuse Déclaration des jeunes Félibres fédéralistes (que l'on trouvera, également, dans L'Étang de Berre). (n.d.é.) [Retour]

  26. Mistral, Lis Isclo d'or : « Jusqu’au Velai, fin-qu’au Medò ». (n.d.é.) [Retour]

  27. Jean-Gustave Binet, dit Binet-Valmer, écrivain maurrassien, ancien président de la Ligue des chefs de section et des anciens combattants, qui employa pendant quelques temps comme secrétaire le jeune Georges Simenon. (n.d.é.) [Retour]

  28. Pseudonyme de Caroline Rémy (1855-1929), écrivain et journaliste. (n.d.é.) [Retour]

  29. Voir également le récit de cette visite dans L'Étang de Berre. [Retour]

  30. Allusion aux Lettres des Jeux olympiques, parues dans la Gazette de France en 1896, puis reprises dans Anthinéa. (n.d.é.) [Retour]

  31. Voir Anthinéa, page 244. [Retour]

  32. Graecia capta ferum victorem cepit, et artes intulit agresti Latio. Horace, Ep. II, 1, 156 : « La Grèce conquise conquit son farouche vainqueur et porta les arts au sein du Latium rustique. » (n.d.é.) [Retour]

  33. Virgile, Ecl. I, 67 : « Ou bien chez les Bretons tout isolés du monde. » On trouve une mention très proche dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire, à l'article « orthographe », dont Maurras se souvient peut-être ici : « Les Anglais sont bien plus inconséquents : ils ont perverti toutes les voyelles ; ils les prononcent autrement que toutes les autres nations. C’est en orthographe qu’on peut dire d’eux avec Virgile (égl. I, vers 67) : Et penitus toto divisos orbe Britannos. » (n.d.é.) [Retour]

  34. Dans le texte de La Revue de Paris figure ici un court paragraphe : « Nation sans chef, père, ni roi. » (n.d.é.) [Retour]

  35. Le texte de 1930 porte : « n'apparaisse pas. » (n.d.é.) [Retour]

  36. Une phrase supplémentaire de conclusion figure ici dans la première rédaction : « Pour que vécût la France, il fallait que revînt le Roi. » (n.d.é.) [Retour]

Texte paru dans La Revue de Paris, livraison de juillet-août 1930, p. 5-42, repris ensuite dans Au signe de Flore et dans les Œuvres capitales.

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