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Lettres des Jeux olympiques

Première lettre

Mon cher directeur 1,

Ne demandez pas de nouvelles des Jeux olympiques. Je vous écris au milieu de la mer Ionienne. Les officiers à qui je demande où nous sommes me promettent de me répondre exactement demain. Ce qui est certain, c'est que, hier, lundi, à pareille heure, c'est-à-dire à sept heures du soir, nous achevions de franchir le détroit de Messine. Les feux de Messine brillaient à notre main droite ; et, peu après, s'allumait sur la gauche l'illumination symétrique de Reggio. Il est probable que nous serons demain à Athènes. Le vent est fort, mais favorable. Il ne faut pas s'inquiéter du ciel qui est terriblement gris, ni de la danse que fait le bateau à chaque effort de la machine. Tout cela, loin d'y nuire, sert, paraît-il, notre voyage. Il faudrait qu'un dieu ennemi se mêlât de nos affaires pour que cette lettre ne fût pas jetée à la boîte dès Le Pirée, dans la nuit, la soirée ou peut-être l'après-midi de demain.

Je vous dirai dans une autre lettre en quoi auront consisté ces Jeux olympiques, qui ont sans doute commencé aujourd'hui, mardi 7 avril 2. Peut-être même tarderai-je un peu à faire avec exactitude ce beau métier d'informateur. C'est que je serai tout d'abord préoccupé de vous dire mes impressions d'arrivée à Athènes. Arriver à Athènes ! Je n'y veux pas penser. Il me semble que, d'ici là, il y a le temps de mourir et aussi de revivre pour une vie nouvelle. Quoi qu'il en soit, je serai certainement sobre de démonstrations, comme je me sens aujourd'hui sobre de pensées. Je ne pense point à Athènes, mais je savoure goutte à goutte tout le délice de la mer ; douce ou violente, elle est divine ; sombre ou claire, il nous faut presque l'adorer, tant il y a de force et de charme dans ses spectacles.

Puis, mon cher directeur, la belle vie qu'on mène à bord ! Si, comme c'est mon cas, vous avez un ami d'esprit inquiet, de cœur docile, enfin qui soit doué pour la vie monastique, dont il soit détourné par l'incrédulité, n'hésitez pas, je vous en prie : conseillez-lui la vie du bord. C'est un couvent laïque et flottant que le paquebot. Aisance, liberté, spiritualité, c'est toute la joie du couvent. Au milieu d'étrangers, en général peu sympathiques et à qui néanmoins l'on prodigue des témoignages de déférence, on est tout entier à soi-même. Non à ce « moi » un peu mesquin qui règle trop sur la vie quotidienne. Je pense à un moi supérieur, presque affranchi de la matière, seulement soucieux de se développer dans les hautes voies de l'esprit. Le son d'une cloche règle l'heure des deux repas que l'on prend en commun sous la présidence et, faut-il même dire, la surveillance des officiers. Ce dernier bruit du monde qui consiste à choisir un menu, à acquitter le prix d'un repas, s'est évanoui. L'on est aux mains du commandant, du commissaire, du maître d'hôtel. Avec le prix du passage, on s'est remis en eux de tout soin temporel. On n'a qu'à faire son salut, c'est-à-dire, je pense, à bien voir le paysage en concevant à ce propos les plus belles pensées.

J'ai pour cellule la terrasse supérieure du bateau, qu'on appelle, je crois, en terme de marine, la seconde passerelle. Le commandant de l'Ortégal a bien voulu me la concéder. C'est un lieu interdit, pour l'ordinaire, aux passagers ; le personnel du paquebot y monte rarement pour quelque besoin du service. De cette solitude, se découvre d'abord tout ce qui paraît sur la mer. On voit changer le temps, pointer la crête des flots, fumer la cheminée ou blanchir l'extrême voilure des vaisseaux éloignés. Ce que j'aime surtout d'y voir, c'est ce cercle parfait de l'eau, lorsque le ciel est pur et la mer sans aucun rivage.

Rien de moins monotone, quoi qu'on ait prétendu : cet azur ne cesse de varier d'un instant à un autre instant, presque comparable à l'azur profond d'une pierre bleue ; hier, en vue de la Sicile, tout s'était attendri, subtilisé, évaporé. L'eau semblait du nuage ; le nuage de la clarté ; et, la clarté elle-même nous devenait de l'esprit pur : les vagues et les côtes, tout perdait son relief, tout semblait peint ou dessiné, mais en lignes de feu, et ces lignes, il est vrai, d'une simplicité et d'une élégance divines.

Ce qui, en effet, me frappe tous les jours dans les aspects de cette mer, c'est la perfection de ses lignes. On dit qu'une mer sans rivages est un reflet de l'infini. Je comprends de moins en moins la comparaison. En vérité, rien n'est plus fini que la mer. La séparation d'un ciel pâle d'avec cette mer plus foncée donne, tout au contraire, la pensée de la plus exacte des figures géométriques, qui est, sans doute, le cercle. La circonférence de ce cercle m'enchante justement par sa parfaite pureté. Ce beau disque d'azur est tout à fait géométrique. Il est vrai que deux artistes supérieurs, le vent et le soleil, ne s'arrêtent jamais d'en peindre ni d'en modeler la face étincelante ; ils donnent une vie divine à cette beauté si humaine.

Pour sortir des généralités, toujours un peu vaines, laissez-moi, mon cher directeur, détacher le plus beau feuillet de mes souvenirs. Passé les bouches de Bonifacio, nous sommes entrés pleinement dans le cœur du monde classique, patrimoine du genre humain. J'ai senti là un de mes plus vrais battements de cœur. Cela m'a disposé l'imagination au merveilleux. C'est dans un tel état que l'on a chance de bien voir. J'ai vu ainsi, comme notre vaisseau le traversait, cet archipel admirable des Lipari. D'abord, sur la droite, deux îles, Alicudi et Filicudi, comme des cônes émergent, l'un après l'autre, de la mer, le dernier flanqué d'un îlot de rocher abrupt ; puis une troisième île, la plus belle de celles qui se montrent de ce côté, Salina, formée de deux mamelons si gracieusement accouplés que l'œil ne peut se détacher de la courbe souple et délicate qui joint leurs cimes ; un hameau, composé de quelques douzaines de petites maisons semées en un charmant désordre, descend des flancs de ces collines et semble glisser à la mer au milieu d'un bocage dont la verdure est toute sombre.

Comme nous cinglons au sud-est dans la direction de Messine, Alicudi, Filicudi et Salina sont laissées sur la droite ; mais, à gauche, le Stromboli fumeux est apparu depuis longtemps ; sa notoriété lui vaut un grand succès parmi mes compagnons de route. On nous vante l'effet de sa fumée rougeâtre et de sa flamme étincelante quand on passe ici dans la nuit ; on ajoute que, par les jours clairs, sur un ciel bleu, cette fumée opaque fait une tache singulière. Et je le crois puisque je ne le vois pas. Par malheur, il ne fait pas nuit, il fait même plein jour ; mais c'est un petit jour grisâtre, sous lequel le panache du Stromboli ne semble qu'un nuage de plus parmi les nuages qui tachent le ciel.

Pendant, donc, qu'on admire si vainement le Stromboli, je fais mes dévotions aux beautés secrètes et méconnues de Panaria. Panaria est un joyau. Nous en rasons de près deux faces successives. En effet, les flancs ouest et nord de cette petite île paraissent de loin fort sauvages et je crois qu'ils sont tels dans la réalité ; on s'en convainc dès qu'on avance. Mais on observe en même temps que la forme de l'île est d'une grâce extrême. C'est une espèce d'agrément auquel je ne puis me défendre d'être sensible plus qu'à tout. De plus, comment offrir aux vagues un rivage plus ingénieusement arrondi que ces bords de Panaria ? Enfin, cette île est toute verte du côté du nord. Ses pentes plus rudes se trouvent tapissées d'une molle verdure, sorte d'herbage plus touffu, et plus vivace que le gazon et moins pâle que la bruyère et c'est d'une fraîcheur qui doit plaire au toucher comme elle charme l'œil.

Je n'ai pu me tenir d'y concevoir en cet avril tardif la bienvenue et comme le salut lointain du printemps napolitain.

Grata vice Veris 3

À un brusque détour se découvre le bord méridional de Panaria. Là, le printemps semble passé. C'est l'été ou même l'automne. La jolie herbe a disparu. Des massifs d'arbres d'un gris pâle, des oliviers sans doute ; entre les oliviers, quelques maisons riantes. Le vaisseau qui s'éloigne d'elles semble fuir les emblèmes de la félicité.

Une ondée de pluie tiède tombe tout à coup sur le pont: nous nous retournons vers la droite, où paraît Lipari, puis Vulcano, à la suite de la charmante Salina, mais il est vrai, moins belles, sans ensemble, sans élévation.

La pluie cesse. Le vent fraîchit. Mais ce n'est plus le vent froid et dur de Marseille ou du littoral de la Corse. À la lettre, c'est le Zéphyr. Si des terres fleuries étaient proches de nous, il en porterait le parfum. La douce chose ! En voici de plus douces : l'air éclairci, de gros nuages couvrent pourtant le paquebot et tiennent le centre du ciel ; mais tout le bord circulaire de l'horizon céleste et marin semble fait d'une lame d'argent incandescent, baignée d'une brume dorée : sur ce beau cercle se profilent, comme des formes sans matière, comme d'angéliques substances, les coupes variées du Stromboli, de l'îlot de Baziluzzo qui touche Panaria, de Panaria elle-même, de Salina, de Lipari et de Vulcano, toutes pétries et dessinées dans la lumière. Les couchers de soleil de Claude le Lorrain, aux dégradations insensibles et infinies, aux vaporeuses poudres d'or levées de la mer dans le ciel, donnent seuls l'idée de ces lumières-là ; elles semblent spiritualiser les confins du monde.

Je ne finirai point de conter en détail cette journée d'hier.

Aujourd'hui fut moins beau. Le cap Spartivento, au sud-est italien, n'a pas volé son nom. Il a jeté sur nous le nuage et le vent. Mais cela devait être. Le vieil Homère, dont je ne me sépare jamais et qui est mon prophète, mio dottore, m'a prévenu depuis longtemps de la malice de ce passage. Ulysse en souffrit avant nous. Aussi ce grand homme a-t-il appelé ce point « une mer si difficile et si dangereuse que les meilleurs et les plus forts navires, accompagnés du vent le plus favorable, ne la passent qu'avec beaucoup de danger ». Pour les Anciens, la mer Ionienne ne cédait en furie qu'à l'Adriatique elle-même. Je vois qu'ils ne se trompaient guère. L'équipage m'assure que, pour le lieu et la saison, il fait délicieux. Pourtant le paquebot bondit comme un chevreau, sur l'onde. Je n'en suis que plus aise de me voir le cœur si dispos. Mais les trois quarts des passagers n'ont pas dîné. Les paysages pâlissent. La mer a la couleur du plomb. Le ciel est gris. Les étoiles se cachent ; or, nous ne sommes peut-être pas à cinq heures de la presqu'île de Pélops !… (À suivre.)

P.-S. : Mon cher directeur, laissez-moi ouvrir ma lettre. Beaucoup de choses s'accomplissent pendant la nuit. C'est encore une vieille maxime que je tiens d'Homère. Nous avons fait, pendant la nuit, presque tout le tour de la côte du Péloponnèse. On en voit maintenant les dernières montagnes. Aux nuages a succédé une lumière claire et douce. Mes chers amis de France, si vous saviez combien tout cela nous est fraternel.

Deuxième lettre

Mon cher directeur, abrégeons. Puisque me voici à Athènes, à l'occasion des Jeux olympiques, je vous dois tout d'abord une chronique de ces Jeux. Je ne vous dirai donc qu'un mot de tout le reste, de ce ciel et de cette terre, le plus profond, le plus vénérable du monde.

Il faisait presque froid, il faisait un temps aigre, mêlé de pluie, de vent et de soleil, quand nous sommes entrés dans les eaux de l'Attique. Vers Éleusis, vers Égine, vers Salamine, les sévères collines qui hérissent la côte occidentale étaient recouvertes de l'ombre de grosses nuées noires. Et le rocher de l'Acropole se dessinait à peine, tant le jour était faible dans cet après-midi d'avril. Mais l'accueil se fit agréable quand, du côté de l'orient, apparurent les anses de Phalère et de Munychie. D'ailleurs, ce caprice du temps ne peut être appelé une désillusion. Il était bon que l'Attique nous avertît dès son abord qu'elle n'avait rien de commun avec les vers de MM. Leconte de Lisle et de Heredia ni avec le golfe de Naples. Ce n'est pas de la pierre peinte que l'Attique ; c'est une personne vivante, si l'on veut une femme : belle, douce, nullement impassible ni marmoréenne. Aux flancs du Pentélique brillent des carrières de marbre que nous avons admirées de la haute mer ; mais sur cette blancheur divine flottait tantôt un blanc nuage et tantôt un nuage noir ou encore la claire lumière de l'azur.

Dans Le Pirée, une surprise. C'est le visage ami du consul de France, M. Arène. M. Jules Arène est le frère de l'auteur 4 de Jean des Figues et de Domnine. Il a bien voulu nous attendre. Grâce à lui, un grand nombre de maux nous sont épargnés, tant à la douane qu'à l'hôtel. Avec une amitié et une brusquerie également remarquables, il rend simple et aisé notre débarquement. Oserai-je le dire ? Eh bien, je l'oserai ! Je comptais sur la venue de M. Arène, mon Homère m'en avait fait la prédiction. Peu avant d'aborder, j'étais en train de lire, au second chant de l'Iliade, l'éloge de l'« aimable Arène ». Il est vrai que l'Arène homérique est une ville : mais si près du Pirée il m'était bien permis de prendre le nom d'une ville pour celui d'un homme 5.

Ce n'est pas aujourd'hui le temps des descriptions, ni même des impressions. Qu'il nous suffise de savoir que, embarqués sur le chemin de fer qui conduit à Athènes, je n'eus pas la patience d'attendre la fin du voyage. Au Thésèion, devant le temple de Thésée, et presque au pied de l'Acropole, je sautai au bas du wagon, commençai mon pèlerinage.

Il devait être près de six heures du soir. L'air s'était réchauffé, les nuages enfuis. Le Parthénon brillait sur la colline sainte, au milieu des autres débris. J'ai fait le tour de l'Acropole, mais je n'ai pas osé franchir la grille de la porte Beulè. Ceci se passait avant-hier. Et j'ai recommencé, hier, la même tentative, sans réussir à vaincre cette timidité. Mon courage se brise à l'approche de la merveille. J'y pense tout le jour, et il me semble que je n'y ai point assez pensé pour le goûter et le comprendre dignement. Je pressens un état de grâce, de ferveur, d'exaltation secrète, où je ne désespère pas d'atteindre, d'ici peu ; ce jour-là seulement, je passerai les Propylées.

En attendant, je contemple le rocher et le temple qu'il supporte sous leurs aspects les plus divers. Deux fois déjà j'ai vu le soleil se coucher, je l'ai vu deux fois se lever en avant ou en arrière de l'Acropole. Aujourd'hui, j'irai voir l'effet de ces marches en plein midi. Il fait une journée magnifique. Le ciel est à la fois très pur et divinement nuancé. On voit, on peut presque compter tous les flocons de l'air. De flocon en flocon, l'œil gravit l'Empyrée ; là, il se perd dans une sorte d'abîme heureux. Les Jeux qui auront lieu dans l'après-midi ne pourront manquer d'être infiniment agréables. Hier, la bise gâtait un peu le divertissement. Mes amis athéniens étaient fort en colère contre les nuées de leur ciel. Néanmoins, nous nous sommes fort divertis dans le spectacle. Le Stade est très majestueux. Vous devez savoir que c'est l'ancien Stade, revêtu de marbre par Hérode Atticus, puis ruiné et presque détruit, qui a été restauré grâce aux munificences d'un marchand grec d'Alexandrie, M. Averof. En pareille occasion, les Athéniens de la décadence eussent décerné à leur bienfaiteur quelque trois cents statues d'or massif ; on s'est contenté de lui en ériger une seule, en marbre fin. Elle s'élève sur un côté de l'entrée du Stade. Nos Athéniens ne perdent pas une occasion de crier Vive Averof ! Ce cri est devenu en peu de temps aussi populaire que Vive le Roi ! ou même Vive le diadoque ! (Le diadoque est l'héritier présomptif du trône, leur dauphin.)

Mais revenons aux Jeux. Je vous dirai qu'ils sont fort beaux. Mais j'ai eu hier la douleur d'assister à trois victoires de gymnastes allemands. Trois fois le drapeau blanc et noir a été hissé sur le Stade. La première, je dois le dire, cela n'a point été sans huées : le peuple entier était debout ; tout le monde criait adika ! adika ! (injustice, injustice !). Il paraît que les juges avaient mal jugé ; la palme décernée à l'équipe allemande aurait dû revenir à l'équipe hellénique. Pourtant le beau travail de deux ou trois de ces barbares germains a fini par conquérir l'admiration générale. C'est qu'ils n'avaient point de concurrents français devant eux. Cette réflexion faite, j'ai pu m'abandonner au sentiment commun.

Un Hellène, de qui je suis le voisin du Stade, et avec lequel je converse en mauvais anglais (car il ne sait pas le français, ce que j'ai de grec, prononcé à l'érasmienne, ne m'est d'aucun secours), un Hellène, dis-je, me fait entendre que, dans la course de cycles, la première de toutes, c'est un de mes compatriotes, M. Flamand, qui a obtenu le prix. Je vois sur son visage qu'il est certain de me causer un extrême plaisir. Je l'en remercie de mon mieux dans l'idiome de Shakespeare, que j'ai bien soin d'estropier. Hélas ! même écorché, qu'ont pu dire les Muses oyant ce jargon au pied de leur colline !

Comme Athènes ressemble assez bien à Capharnaüm en ce moment, on n'est pas étonné d'y trouver le Père Didon. Il a prêché le jour de Pâques. Il a été fort éloquent. Il a dit les louanges de l'internationalisme, de la force physique, de quantité d'autres belles choses sur lesquelles nous reviendrons. Le Père Didon n'a même pas oublié les gloires antiques d'Athènes ; et il a eu un rapprochement fort ingénieux d'Athènes et de Paris, unies par la naissance et l'apostolat de saint Denys l'Aréopagite.

Troisième lettre
Le Stade panathinaïque

Aujourd'hui encore, mon cher directeur, je continuerai mon office de chroniqueur. Athènes est allé au Stade ; je suis allé au Stade avec toute la ville. Et ce Stade est fort beau. Et la compagnie était belle. Figurez-vous, au flanc du mont Hymette, un monument de forme antique, dont la matière neuve, le marbre fraîchement coupé et poli, répond d'un éclat doux, point aveuglant, mais net au ciel varié de l'Attique. C'est à peine si la dixième partie des gradins est achevée. Ce qui manquait a été suppléé, non sans habileté, non sans art, non sans goût avec des planches employées à l'état brut ou couvertes d'un enduit blanc. Bref, l'œil n'est pas choqué. C'est, je pense, l'essentiel.

Les traités d'archéologie ont une phrase assez exacte pour définir le Stade : c'est, disent-ils, une sorte de large avenue fermée, arrondie à une extrémité. Je dirai, à mon tour, que c'est un U couché au sol et renversé. Tapissez de gradins les branches parallèles et la boucle du fond de l'U. Appuyez cette boucle et ces branches à un amphithéâtre de collines violettes et grises, presque sans herbe, mais d'où viennent de légères brises parfumées de lavande. Enfin, faites couler devant l'ouverture de l'U un petit fleuve aux ondes lentes et timides entre des massifs de lauriers-roses encore défleuris, et que cette onde rare s'appelle l'lllisus. Vous avez le Stade d'Athènes.

C'est le Stade moderne. Les érudits affirment qu'il nous reproduit trait pour trait la figure du Stade ancien. S'il en est ainsi, que penser des écrivains qui ont accusé l'art antique de manquer de magnificence ou qui ont tenu que la grandeur, en architecture, fut le privilège de Rome !

Ce Stade athénien contenait aujourd'hui près de quatre-vingt mille spectateurs ; je dis près de quatre-vingt mille ! De la longue chaussée sur laquelle se font les exercices athlétiques jusqu'au faîte de l'édifice, j'ai compté soixante gradins, soixante étages ; ils règnent sur toute la longueur du Stade. Ils sont divisés en tribunes, traversés par des escaliers qui rendent fort aisée la circulation. Bien qu'on fût très serré, l'on pouvait cependant, grâce à la largeur des degrés, se mouvoir et même trépigner sans difficulté. Les nouveaux Athéniens sont des gens expansifs ; mais je n'ai point remarqué d'accident, ni qu'il y ait eu lieu d'en craindre. Hier comme aujourd'hui, l'on a seulement souffert de la bise lorsqu'elle soufflait du nord, du soleil quand il nous mordait. C'est l'inconvénient de tous les spectacles en plein air. Nous n'y sommes point endurcis. Joignez que la saison est fraîche. D'ailleurs, en août comme en avril, c'est l'immobilité au grand air qui est pénible. Je me souviens d'avoir tout ensemble sué et grelotté aux représentations du théâtre antique d'Orange ; et elles avaient lieu en pleine canicule.

De ces quatre-vingt mille spectateurs, un bon quart était fort heureux : c'étaient tous ceux — nous en étions — dont les places étaient marquées un peu haut, du côté de l'Orient. Nous avions sous les yeux un abrégé des plus grandes merveilles de l'Attique. Sans nous déranger et presque sans quitter du regard la suite des jeux célébrés, et pendant que la vue des autres spectateurs se bornait autour de la piste ou se brisait contre le rideau, d'ailleurs admirable, des grands pins et des beaux cyprès qui dérobent le Zappion, nous, privilégiés, c'était la porte d'Adrien, puis les hautes colonnes corinthiques de Jupiter olympien, ou, plus loin, les ruines charmantes du temple de Bacchus, ou encore et surtout, les champs libres, légers et célestes de la lumière, qui menaient nos pensées jusqu'aux pentes de l'Acropole suspendue dans l'air devant nous.

Pourtant, le roi des Grecs a pris sa place sur l'un des trônes taillés, au fond du Stade, au milieu du premier gradin ; sur l'autre, il vient de faire asseoir son hôte Alexandre, roi de Serbie.

À la gauche du roi Georges, la princesse royale, femme du diadoque (et sœur de l'empereur d'Allemagne). C'est une fort belle personne à cheveux blonds qui semblent naturellement ondulés, qui brillent d'un éclat singulier à l'air de la Grèce. Ses deux enfants, vêtus en matelots comme tous les petits garçons de l'univers, s'appuient languissamment aux genoux de leur gouvernante. On dirait deux myosotis. À la droite du jeune roi de Serbie, la princesse Marie, fille du roi de Grèce, une vraie petite Gretchen, dont les fiançailles ont été célébrées la semaine dernière avec le grand-duc Georges de Russie ; celui-ci est placé à la droite de sa fiancée. C'est un grand homme à fortes moustaches châtaines. Les Athéniennes sont unanimes à regretter qu'il se cache le front sous la visière d'une casquette horrible ; il en faudra tomber d'accord avec elles : nos amis russes gagneraient à sacrifier ce petit fromage rose et vert qu'ils s'enfoncent au sinciput.

Après le grand-duc, toujours sur la droite, se tiennent les derniers infants de Grèce, vêtus, eux aussi, en marins. Le teint transparent, les yeux d'un bleu pâle, tous deux font songer comme leur sœur aux gouffres de l'océan hyperboréen, au feuillage de la forêt hercynienne. Patience.

Je gage que tout ce monde sera vite hellénisé. Pour deux motifs : ce peuple hellène absorbe et digère tous les barbares qu'il lui plaît, et cette famille régnante semble absolument disposée à tout admettre, à tout permettre, à tout souffrir. Il n'est aucune fantaisie hellénique à laquelle le roi Georges, fort bonhomme de nature et d'aspect ne se prête de bonne grâce. Ses trois fils aînés, qui circulent dans le Stade, paraissent populaires.

L'héritier présomptif est président des Jeux. C'est un président effectif. Aucun détail ne lui échappe. Sanglé à la prussienne dans son uniforme d'officier général de l'infanterie, le diadoque Constantin veut tout surveiller de lui-même. Il est secondé de fort près par son frère le prince Georges, en capitaine de vaisseau. Ces deux princes doivent suggérer à la presse grecque des souvenirs délicieux. Elle doit les comparer amoureusement soit aux fils de Nestor dans la belle Pylos, soit encore au prince Polydamas, ordonnateur des Jeux dans l'île de Schérie, que son père, le sage Alcinoüs gouverne, selon l'ordre de Jupiter. Ils sont fort actifs et de chaque côté du trône, on les prendrait pour les deux colonnes de la dynastie. Mais j'aurai honte d'oublier leur frère, le prince Nicolas. C'est, je crois, le troisième. Il porte l'uniforme de capitaine d'artillerie. On le dirait moins empressé que ne le sont ses deux aînés à juger les graves querelles qui s'élèvent à tout propos entre les champions.

Mais achevons, puisque nous l'avons entreprise, la revue de la cour.

On me montre toujours sur le premier gradin, et toujours sur la droite du roi de Serbie, immédiatement après les petits princes, avant le corps diplomatique, assis nonchalamment et occupé à tordre ses longues moustaches, le colonel Pappadiamantopoulos, aide de camp du roi de Grèce, et qui est, si je ne me trompe, le cousin germain d'un poète français, né athénien, dont l'œuvre et la personne me sont chères, Monsieur Jean Moréas. Au-delà, sur le même rang, plusieurs ambassadeurs et de belles ambassadrices. Les membres du cabinet grec sont placés avec leur famille, du côté opposé, sur la gauche du roi, à la suite de la princesse royale et des enfants de celle-ci. Tel est ce premier gradin de la tribune centrale, rempli d'un bout à l'autre par des personnages de sang royal ou revêtus des premières charges de l'État. Je ne parlerai pas des autres. Qu'il suffise de savoir que les gradins secondaires de la même tribune se trouvent occupés par messieurs les députés, par mesdames les députées et mesdemoiselles leurs filles.

Plusieurs de ces dernières sont d'une vraie beauté ; il en est beaucoup de jolies. Les anciens historiens comme les voyageurs modernes s'accordent à médire des Athéniennes ; on leur concède de l'esprit et de la vertu. Je ne sais pas trop pourquoi on leur refuse si généralement la beauté. Celles que j'ai aperçues avaient, au moins, beaucoup de grâce ! Et les beaux yeux ! Vifs et mouillés, aigus et tendres. On ne nous parle pas assez des beaux yeux de l'Athénienne.

Ces beaux yeux m'ont mis en retard. Le courrier va partir. Souffrez, mon cher directeur, que j'ajourne la suite de ma chronique du Stade. J'ai dit jusqu'ici l'aspect et la physionomie du monument. Les Jeux eux-mêmes vous seront exposés dans le prochain courrier. Qu'il me suffise de compléter l'impression d'ensemble. Le Stade est plein. Les collines environnantes sont couvertes de peuple. Il y a bien en tout cent mille spectateurs réunis en ce point du monde. Le froid ni le chaud n'y font rien. On crie, on se tait, on gesticule.

Il me faut ajourner la suite de mes tableaux du Stade. Çà et là un cosmétôr place les gens ; un époptès, coiffé d'un casque grand panama rouge, affublé d'un justaucorps rouge, fait sa ronde ; un médecin, sous le poteau indicateur, (iatros), attend qu'on réclame ses soins. Et la foule hurle et trépigne. Une remarque: cette foule est trop noire. Il faudrait désormais aller au Stade en vêtements clairs. Tous ces chapeaux noirs sont horribles.

Quatrième lettre
Le Stade panathinaïque

Nous avons fait la revue des spectateurs ; venons au spectacle lui-même. Venons à ces Jeux olympiques restaurés qui sont célébrés pour la première fois à Athènes (ils avaient été abolis par Théodose à Olympie en 394) et qui désormais auront lieu de quatre ans en quatre ans dans une des capitales de l'Europe.

Quand la première idée en fut publiée, j'avoue que je l'ai blâmée de toutes mes forces. Cette internationale nouvelle, l'internationale du sport me déplaisait. J'y voyais la profanation d'un beau nom. J'y voyais de plus un anachronisme ; des olympiades grecques étaient possibles quand il existait une Grèce. Il n'y a pas, du moins il n'y a plus d'Europe : comment verrions-nous des olympiades européennes ? Enfin, ce mélange de peuples risquait, à mon sens, d'aboutir non point à un intelligent et raisonnable classement des nations modernes, mais aux pires désordres du cosmopolitisme.

Or, je vous prie, à qui reviennent tous les bénéfices du cosmopolitisme ? Au moins cosmopolite des peuples, à la plus nationaliste des races. Je dis aux Anglo-Saxons. L'ère qui va s'ouvrir à Athènes ne fera qu'apporter un nouvel élément de vitalité et de prospérité à nos ennemis éternels. Le vocabulaire du sport contribuera à propager une langue dont la planète entière est déjà infestée.

Ainsi, raisonnais-je, et non point, je crois, sans vraisemblance; je reçus là-dessus les vives remontrances de M. Pierre de Coubertin, le zélateur de l'entreprise. Elles glissèrent sur mon esprit sans y faire de l'impression. Pourtant, la réflexion à laquelle je pus me livrer pendant deux années (juin 1894-mars 1896) ne laissa pas de nuancer ce premier sentiment. Le choix d'Athènes inclinait à plus de bienveillance. Il me semblait que sous l'Acropole, certaines barbaries ne pourraient se donner carrière, et que la suite des représentations athlétiques garderait l'influence de ce point de départ. Enfin, quand je bouclai ma valise, la bienveillance l'emportait. Puisque j'allais juger l'affaire de mes yeux, ne fallait-il pas qu'elle bénéficiât de mes doutes ?

L'expérience à laquelle j'ai assisté a consommé une conversion.

Mes premières raisons ne manquaient point de fondement, mais elles étaient incomplètes. J'avais négligé deux grands traits.

Pour ce qui est du cosmopolitisme, je ne voyais pas qu'il n'y aurait rien à craindre de ce côté, pour la bonne raison que, quand plusieurs races distinctes sont mises en présence, obligées à se fréquenter, bien loin de s'unir par la sympathie, elles se détestent et se combattent au fur et à mesure qu'elles croient se connaître mieux. Paul Bourget a fait avant moi cette observation ; mais j'en donnerai des images.

Pour ce qu'est la prépondérance anglo-saxonne, j'avais oublié de noter qu'elle n'est si forte que parce qu'elle a procédé avec une lenteur savante, un mystère, un silence profondément gardé : les progrès n'ont pas été, comme ceux des Prussiens, d'une brusquerie foudroyante. Même aujourd'hui, quand les Anglo-Saxons sont les maîtres partout, on ne sait pas assez, on ne mesure pas quelle est leur vraie puissance. Elle est fondée en partie sur notre peu de savoir. Ces terribles envahisseurs bénéficient, dans une mesure fort large, de ce que nous ne savons au juste ni ce qu'ils sont, ni ce qu'ils font, ni ce qu'ils rêvent de faire. Les modernes olympiades auront l'avantage de montrer aux peuples latins le nombre, la puissance, l'influence, les prétentions insolentes, les ridicules de ces hardis prétendants à l'empire du monde. Il est possible que cela nous puisse procurer un quart d'heure d'angoisse. Nous serions le dernier des peuples si nous avions peur d'avoir peur. Voyant à nu ce grand péril, nous aurons une chance de moins d'y succomber.

Les deux ordres de réflexion que je viens de noter m'ont été suggérés, je dois le redire, par mes journées passées au Stade. Je vous ai raconté comment l'ombre d'un avantage fait aux gymnastes allemands aux dépens des gymnastes grecs, souleva l'autre jour une véritable tempête. En revanche, la course de Marathon, dont les sept premiers arrivants étaient Hellènes (le huitième était un Français) a excité, hier, par tout le peuple de Cécrops, une ivresse de joie, une force d'enthousiasme que je ne saurais peindre. Nénikikamen ! Nous avons vaincu ! Lorsque le maillot blanc et bleu de M. Spiro Louys a été signalé, toutes les cigales attiques firent monter au ciel leur sèche et perçante chanson. — Ô nikitos ! Ô nikitos !   Zitô ! (Le vainqueur ! Le vainqueur ! Vive !… ). Il n'était pas un bon Hellène qui ne fût en l'air, en criant : Ô marathonomachos ! Ô marathonomachos ! (Le marathonomaque). Le drapeau national frémissait dans toutes les mains. Puis, le vainqueur rendu au terme, quels baisers et quelles étreintes de compagnons, d'amis, d'inconnus. On lui fait boire du café. On lui jette mille présents. On se cotise pour lui acheter quelques arpents de terre dans son village. Une dame de Smyrne lui offre, séance tenante, une chaîne d'or. Je connais bien ce peuple-là ; je l'ai vu aux arènes d'Arles et aux Naumachies de Martigues… Notez que rien n'était plus légitime ni plus sensé que le triomphe de cet Hellène aux pieds légers. M. Louys distançait de beaucoup ses autres concurrents : il a franchi, en un temps fort court, la distance fort longue d'Athènes à Marathon. Je ne songe point à sourire de cette grande joie populaire, ni à m'en étonner ; j'en note simplement le caractère très national. On s'attriste si l'Hellène, sautant à la perche, manque la barre ou s'il risque d'exécuter moins parfaitement le rétablissement aux anneaux ; on fronce le sourcil si l'Allemand ou l'Américain ont plus d'adresse et de bonheur. De tels sentiments ne nuisent en rien à la justice. On admire ce qu'il est équitable d'admirer, toutefois on le fait de plus ou moins bon cœur suivant les honneurs engagés.

À la lutte (Pôli), deux incidents tout à fait caractéristiques. Un Grec et un Danois sont aux prises : M. Jensen, du Rowing-club de Copenhague, et M. Christopoulos de la Société gymnastique de Patras. Celui-ci, souple, et de beaucoup inférieur pour la force musculaire à son concurrent. Pour M. Jensen, il est juste de dire qu'il n'a rien du « géant du » ; c'est un athlète de la taille la plus moyenne, si trapu, il est vrai, qu'il en paraît presque bref… Il a tout l'air d'une vraie brute, brute savante et méthodique autant que vigoureuse. Pendant un grand quart d'heure il est loisible d'admirer ses biceps, qui sont énormes, ses reins, ses jarrets inflexibles, ses poignets tendus comme deux branches de métal : et tout cet étalage ne peut venir à bout de la ruse, de la souplesse et de l'agilité de M. Christopoulos. C'est même celui-ci qui, un moment, a le dessus. Pourtant, le Scandinave ne touche pas le sol. On est forcé de séparer les adversaires. Mais toute la Grèce sourit. De quel cœur on embrasse M. Christopoulos ! Le champion de Patras peut rêver, cette nuit, qu'il est devenu le subtil et prudent Ulysse de l'athlétisme… Au fond, n'est-ce pas vrai ? N'est-ce pas par la résistance que le civilisé diffère du barbare ?

On met ensuite aux prises un Allemand et un Anglais. En un clin d'œil M. Schumann a fait mordre la poussière à M. Eliott ; mais voici qu'avec une mauvaise foi toute britannique, celui-ci se démène, se roule, se débat, comme s'il n'avait pas touché terre des deux épaules. Le bon Germain est tout émerveillé de tant d'audace. Ce qu'Athènes s'amuse. On siffle, on chante. Il faut que le diadoque et le prince Georges prennent sur eux de renvoyer M. Eliott à son club. À ce moment les organisateurs ont la mauvaise idée d'engager un combat entre M. Christopoulos et un autre Grec… Ah ! le magnifique tumulte. Non, non ! Oki, Oki, Oki ! J'ai beaucoup admiré ce soulèvement national. Il s'en produit ainsi, du même ordre, à tous les instants. Bien loin d'étouffer les passions patriotiques, tout ce faux cosmopolitisme du Stade ne fait que les exaspérer. Je suis loin de m'en plaindre.

Ne pensez pas d'ailleurs que les vieux peuples aient le monopole de cette passion. Les plus violents, les plus bruyants nationalistes du Stade, savez-vous qui ils sont ? Ce ne sont pas les Grecs peut-être. Ce sont gens de l'Amérique. Venus en nombre, ces Yankees paraissent encore plus nombreux qu'ils ne sont en réalité : toutes les fois qu'une victoire américaine est proclamée, les drapeaux de l'Union claquent au vent ; les chapeaux, les bérets s'envolent ; des bans secouent les gradins de bois. Ces braves gens ignorent profondément ce que le monde hellénisé connaît de plus précieux, et c'est la mesure. Ainsi quels beaux sourires sur les lèvres des Athéniens ! Quel large rire sur la face des Attiques, à toutes les fautes de goût de ces pauvres Américains. Les journaux grecs parlent avec une indulgence ironique des « manifestations exubérantes des gais et excentriques Yankees ». Ces étrangers se rendent parfaitement insupportables. On dit que M. Connolly, vainqueur pour le saut triple, a noblement télégraphié à ses nationaux : « Les Hellènes ont vaincu l'Europe ; moi, j'ai vaincu le monde entier. » Ce bulletin de victoire fait le tour des cafés d'Athènes.

On le voit, les patries ne sont pas encore détruites. La guerre, non plus, n'est pas morte. Jadis les peuples se fréquentaient par ambassadeurs. C'étaient des gens solennels, pondérés, mesurés, lents et pleins de prudence. Il fallait toute la perfidie et tout le génie d'un Bismarck pour créer des situations analogues à celles que détermina la dépêche d'Ems. Maintenant les peuples se vont fréquenter directement, s'injurier de bouche à bouche et s'en...ler 6 cœur à cœur. La vapeur qui les a rapprochés ne fera que rendre plus faciles les incidents internationaux. Les Bismarck à venir ont encore de la carrière.

Cinquième lettre

On m'a promis des déceptions. Je n'en ai pas encore senti une seule. Au risque d'être montré du doigt de tous nos modernes comme un écrivain dépourvu d'imagination, j'en fais l'aveu d'un cœur allègre. Non, notre antique Athènes, notre Athènes éternelle ne m'a pas semblé inférieure à tout ce que l'on nous fait rêver sur ce nom divin. Mais il se trouve simplement que la parole manque un peu (Ô, quanto è corto il dire ! 7) pour exprimer et ordonner des impressions si fortes. Je ne désespère pas tout à fait de pouvoir vous conduire un de ces jours après réflexion au pied du Parthénon, ou parmi les stèles dorées du Céramique. Mais, en attendant, descendons à des objets plus simples, ce que rend le langage avec plus de facilité.

Les fêtes ont un peu chômé depuis vendredi. Le roi doit présider aujourd'hui mardi la cérémonie de la clôture. Je vous écris une heure avant le départ du courrier. Quelques lignes vous apprendront bientôt ce qui se sera fait dans le Stade. Tous ces jours-ci les concours se donnaient ailleurs, au vélodrome du nouveau Phalère, au champ de tir établi non loin du vieux Phalère. Il est fort agréable d'aller prendre l'air de la mer en ces divers endroits. Je dois convenir qu'ils me plaisent médiocrement. Il m'indigne d'apercevoir les Propylées et la colonnade de Parthénon dessinés dans le ciel entre deux pavillons chinois.

Soyons juste, pourtant. Ces petits bourgs modernes, bâtis en avant des grandes villes de la Méditerranée, ces « escales » comme disent les matelots, ont leur charme particulier. On y goûte, pour ainsi dire, la senteur âcre et douce des voyages lointains. Ces mâts, prêts à partir, qui oscillent dans l'air plus pâle ; ces cheminées fumantes ; ces vaisseaux haletants ; ces portefaix, ces crieurs, ces changeurs, dont les pièces d'or et d'argent miroitent à la lumière ; enfin ces cordages roulés en cercles ; ces ancres couchées sur le sable et dont l'épais goudron pleure lentement au soleil ; ces sacs, ces caisses, ces ballots, tout cela me compose un paysage amical, un accord de parfums, de lignes, de rumeurs dont je fus touché dès l'enfance : c'est Marseille, c'est même Port-de-Bouc et Saint-Louis du Rhône — à peine plus orientaux —, que ce Phalère et ce Pirée m'ont fait revoir.

Un homme, en ce moment, est la coqueluche d'Athènes ; c'est M. Spiro Louys ; c'est ce petit garçon du Péloponnèse qui a vaincu la Grèce, l'Europe et l'Amérique à la course de Marathon. On n'entend que son nom, et on ne voit que ses images. Il était chez le roi, dimanche soir, en blanche fustanelle, au milieu des habits et des uniformes brodés. On va lui acheter un champ au village natal. Tout lui rit, cependant il a causé un gros chagrin, cet heureux marathonomaque, à une jeune et jolie fille, la plus jolie, dit-on, de la bourgeoisie athénienne.

Mademoiselle Y… est aussi patriote que belle ; mais elle entend le patriotisme à l'antique. La veille de la course, elle promit publiquement de donner son cœur et sa main au vainqueur, si c'était un Hellène. Mademoiselle Y… pouvait se permettre, sans de trop grands risques, un engagement de ce genre: on savait que le plus grand nombre des champions, tous beaux garçons de bonne mine, appartenait à d'excellentes familles : on citait des étudiants, des militaires… Et c'est un mauvais petit paysan qui a gagné.

La jeune dame grecque qui me contait ce trait en faisait les plus grands éclats. Elle m'a avoué pourtant, au milieu des larmes que lui donnait le rire, que personne à Athènes ne savait comment se dénouerait l'aventure. Mademoiselle Y… paraît assez embarrassée de son lauréat, et toutefois elle a horreur de violer un serment deux fois sacré puisqu'il fut juré sur l'autel de la Patrie.

Samedi, comme je rentrai au milieu de la nuit, le garçon de l'hôtel affichait une feuille télégraphique dans le vestibule : elle portait ces simples mots : M. Tricoupis est mort à Cannes, à six heures du soir. Le lendemain, tous les journaux athéniens ont rendu hommage à l'orgueilleux, énergique et imprudent patriote grec. On n'a pas oublié que M. Charilaüs Tricoupis 8 est le principal auteur, sinon le seul, et en tout cas le plus directement responsable des maux qui ont précipité la Grèce dans les plus grandes difficultés financières. Il fut l'homme de la banqueroute, il faillit être l'homme de l'insurrection. Sans se détacher de souvenirs qui sont des exemples, les anciens amis comme les anciens adversaires de M. Tricoupis ont tenu à l'ensevelir avec honneur. Dithyrambe et apothéose, c'est aujourd'hui, sur ce sujet, le ton de toute la presse athénienne ; on dirait un deuil national.

Sixième lettre
Clôture des Jeux olympiques

Mon cher directeur,

Ceux qui sont venus à Athènes pour goûter Athènes et son ciel doivent être fort satisfaits. Les Jeux olympiques sont clos. Ils devaient l'être mardi soir. Une légère onde a tout fait renvoyer. Et c'est seulement ce matin que le Roi, entouré de ses fils et de ses petits-fils, a pu distribuer les prix. Il faisait un air délicieux, le ciel rafraîchi souriait, tout semblait plus fin et plus clair. J'ai beaucoup admiré de grands cyprès plantés au milieu de jardins ; à travers leur feuillage (moins opaque, il me semble, que celui de nos noirs cyprès occidentaux) et par les grandes déchirures que l'âge, le vent, la poussière, le soleil ont pratiquées dans la masse de ces beaux arbres, il était plus charmant que je ne peux le dire de regarder transparaître l'azur nouveau. Tout ce que ces mots de matinée de printemps ont gardé d'agrément, rêvez-le ; et vous rêverez notre matinée d'aujourd'hui.

Tels sont les lendemains de pluie dans ce pays. On se plaint seulement qu'ils soient rares. Je crois vous avoir dit que, même proportionnellement à sa latitude, Athènes est un des lieux du monde où il tombe le moins de pluie. C'est aussi, du reste, le cas de Paris. Mais, comme à Paris, le ciel d'Athènes est d'une variété extrême. Je n'ouvre jamais ma croisée sans quelque angoisse. Ce matin, il faisait très beau ; et néanmoins de légères flottilles de nuages, entraînées par le vent, couvraient quelquefois le soleil. Cela n'a rien ôté à la solennité de la cérémonie. L'enthousiasme populaire s'est montré comme vendredi. On poussait des zitô. On lâchait des colombes. On agitait dans l'air les petits drapeaux bleu de ciel.

Le roi, sur son estrade, placée à cette extrémité du Stade que je vous ai décrite, celle-là même que les Anciens appelaient la Fronde, parce qu'elle est assez brusquement arrondie, le roi, dis-je, gardait fort bien son sérieux. Il était grave et solennel. On eût dit un bon colonel procédant à une distribution des prix. Les lauréats montaient les gradins et s'inclinaient profondément ; le roi répondait par le salut militaire, donnait une poignée de main ; nouveau salut de notre athlète qui recevait en sus du prix et du diplôme une petite branche de ce même olivier sauvage dont on couronnait autrefois les olympionices.

Ces oliviers attiques m'enchantent ; ils ressemblent à ceux de la Provence occidentale, aux environs d'Arles et d'Aix ; un peu plus élancés peut-être, ils montrent le même feuillage clairsemé et ténu qui fait que la lumière se mêle plus subtilement à leur ombre grise. J'ai vu des oliviers plus touffus que ceux-là. Ils sont, à mon avis, moins dignes de Minerve.

J'ai fort aimé aussi les lauriers que le roi mêlait judicieusement aux rameaux d'olivier. Il faut que le laurier ait de grandes feuilles vigoureuses et fermes, d'un beau vert sombre et reluisant. Il exprime la victoire enlevée de vive force et par un brusque élan. Et toutefois, cette énergie est gracieuse encore. Il y a une nymphe, une femme, jeune et charmante, emprisonnée dans le laurier, surtout dans les lauriers d'Athènes.

Daphné que poursuivait Apollon Loxias
Aux diadèmes d'or

Ce mystique laurier ou le grave olivier au poing, les vainqueurs ont dû faire le tour du Stade immense. Je crois bien qu'ils l'ont fait deux fois. Ils passaient au milieu des acclamations. Le petit paysan de Maroussi, vainqueur de Marathon, Spiro Louys, toujours vêtu de sa chère fustanelle, marchait en tête de la théorie internationale, serrant contre son cœur son diplôme avec son rameau, jetant d'une main à la foule de grands baisers et de l'autre agitant un petit drapeau grec. Il était fort joyeux, fort glorieux et un peu ivre de triomphe. Peut-être nous le laissait-il voir à l'excès.

Depuis hier, Athènes commence à murmurer contre le nouveau Miltiade. Il manque de goût, songe-t-elle. Louys devrait prendre garde à cette accusation car elle est terrible à Athènes. (C'est elle qui perdit Aristide et Socrate : l'un avait cultivé l'ironie, l'autre la justice, mais tous deux sans mesure.)

Toutefois, ce matin, Spiro Louys n'a pas laissé que de bénéficier de la comparaison qui lui fut très avantageuse, avec ses collègues les athlètes barbares. Les sottes gens ! Anglais, Germains, surtout Yankees, on n'a point idée du farouche ramage que faisait leur voix, rauque ou perçante, poussant des hoch ou des hourras. Sans doute on les supporte, on leur fait fête, il le faut bien. Mais tous les spectateurs désintéressés en ont le cœur levé. Il faut bien convenir que de pareilles langues s'accordent mal avec un air si facile et si doux. Dans l'ancienne Athènes, tous ces Scythes n'eussent servi qu'à faire des sergents de ville.

Plusieurs Américains ont tenu la conduite la plus étrange. On ne voyait que leur drapeau. On n'entendait que leur patois. Beaucoup songeaient, au Stade panathénaïque, qu'il est vrai que le nationalisme est une belle passion. Encore faut-il la nuancer de civilité ! Les Athéniens ont du reste la bonne grâce de ne s'apercevoir de rien. Ces hôtes si gracieux sont encore d'habiles gens. En ce moment, ce qu'ils demandent, c'est avoir de fréquentes occasions d'exercer une tolérance semblable. Pour une foule de motifs assez divers, mais dont plusieurs ont de la noblesse, nos Athéniens voudraient que les olympiades, au lieu de rouler (comme on l'annonce) de capitale en capitale, ne fussent désormais célébrées qu'à Athènes. Il y aurait des avantages. Je crois à ce peuple nouveau assez de génie et du goût pour sauvegarder, en ce cas, la majesté, la dignité et la beauté de son passé. Cette Athènes moderne, ainsi devenue le centre de l'athlétisme, aurait enfin trouvé un rôle, vivant et actif, en Europe. Son nom sortirait de l'oubli.

En ce moment, Athènes a partout la réputation d'une belle morte.

— On dit qu'elle est morte,
Mais je sais, moi, qu'elle est vivante.

Ce propos d'un poète, les Athéniens se l'approprient à chaque instant. Ils souhaitent qu'il leur soit possible de faire la démonstration régulière, périodique, de leur existence et de leur développement. Ce vœu est sur toutes les lèvres. Le roi y a fait allusion dans un toast public. Je ne sais ce qu'en pourront dire les directeurs des sociétés athlétiques de qui dépend l'affaire. Je ne sais même pas si M. Pierre de Coubertin, notre représentant dans les conseils de l'athlétisme, est favorable au vœu d'Athènes. Mais ce que je sais, ce que je veux et dois dire, c'est que les laideurs que je redoutais ici du mélange de l'antique avec le moderne, je ne les ai point vues ; c'est encore que cette solennité d'origine cosmopolite est devenue, en dépit des protestations officielles et des creuses oraisons de nos philanthropes, le champ de bataille de nos nationalités, des races et des langues ; c'est enfin que j'ai regretté d'y voir figurer en si petit nombre mes compatriotes français.

Charles Maurras
  1. Gustave Janicot (1830-1910), directeur de La Gazette de France. (Comme celle-ci les notes suivantes sont des notes des éditeurs.) [Retour]

  2. Ils ont en fait commencé le 6 avril 1896. [Retour]

  3. « Au doux retour du printemps » ; Horace, Odes, I, 4. [Retour]

  4. Paul Arène, poète, membre du Félibrige, 1843-1896. [Retour]

  5. Allusion à la Fable bien connue d'Ésope Le Singe et le Dauphin, reprise par La Fontaine, Fables, IV, 7. [Retour]

  6. « S'engueuler » très probablement. La version de la même lettre pour Anthinéa dira : « s'accabler ». [Retour]

  7. Dante, Paradis, XXIII, 121. [Retour]

  8. Hariloas Tricoupis, 1832-1896, homme politique grec qui a été plusieurs fois Premier ministre. Son ambitieux programme de grands travaux et de réforme financière fut démantelé par l'accroissement des crédits militaires alors qu'il n'était provisoirement plus au pouvoir (1885-86). Il démissionna en 1895. [Retour]

Textes paru dans La Gazette de France du 15 au 22 avril 1896.

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