pdf

Deux témoins de la France

Il y eut autrefois, dans Nîmes romaine, une petite fille qui vendait des fleurs. Sa devise nous est restée, sur un fragment de marbre que l'on garde au musée de la Maison carrée. « Je ne vends mes fleurs qu'aux amoureux », disait-elle. NON. VENDO. NIS. AMANTIBVS. CORONAS. 1 Cela peut vouloir dire que les amoureux seuls achetaient ses bouquets. Et cela peut signifier aussi que, pour or ni pour argent, elle ne consentait à céder ses couronnes qu'à ceux qu'elle jugeait familiers de l'amour. La première interprétation doit être la vraie. Mais je retiendrai volontiers la seconde, comme la belle. Il n'est pas impossible d'en étendre le sens à tout. Il n'est pas un sujet au monde où la couronne n'appartienne, presque de droit, aux amoureux et ne soit refusée, également de droit, à ceux qui, n'étant pas visités de l'amour, se trouvent ainsi manquer d'âme. Qu'ils s'adressent à la petite marchande de Nîmes ou qu'ils demandent à la nature infinie un de ses secrets ; qu'au lieu d'être flâneurs et simples chalands, ils se soient faits géographes ou géomètres, historiens, philologues ou philosophes, tout leur échappe tristement malgré les sueurs et les veilles. Que dis-je ? ils n'ont jamais coupé un bon habit, ni creusé un sillon bien droit, car l'amour est indispensable même aux industries les plus humbles ; mais les ouvrages de l'esprit lui sont, je crois, subordonnés plus directement que les autres et, par exemple, en fait de livres il n'existe guère que des enfants de l'amour. Les autres ne sont presque pas.

Ces malheureux, succédanés du néant, nous attristent parfois en raison de la noblesse de leur matière. Un livre froid, sous un beau titre et sur un beau sujet, c'est peut-être la plus dure épreuve du genre. Quand M. Courtenay Bodley publia, voici quelques années, l'édition anglaise de son ouvrage sur la France, je ne pus me défendre de quelque tremblement. On m'avait dit cet étranger fort au courant de nos affaires ; on ajoutait qu'il était plein de sympathie pour notre pays. Mais la sympathie pour la France est peut-être une des monnaies les plus courantes en Europe. Je fis comprendre à un Anglais de mes amis que je me moquais de la sympathie de M. Bodley. « Est-il amoureux ? » demandai-je, « car tout est là ». L'insulaire n'ayant point balancé à répondre que son compatriote nous aimait de tout cœur, je me procurai cette France dont une lecture hâtive me fit comprendre l'importance et l'agrément. La traduction, exécutée peu de temps après par l'auteur, est venue, depuis une année environ, à l'appui de cette impression.

Parce qu'il était amoureux de la France, M. Bodley y a longuement séjourné ; il y a beaucoup vu, beaucoup réfléchi et, en homme pratique, beaucoup conclu. Les passions fortes ne laissent pas l'esprit en chemin, mais le poussent, le hâtent jusqu'à ce qu'il soit satisfait et qu'il puisse enfin prendre son repos dans une idée juste. Sans doute un sot se satisfait à bon marché. Mais si M. Courtenay Bodley n'a rien d'un sot, si sa culture est vaste, son information complète et profonde, les dons de son esprit ne l'auraient pas mené bien loin, sans l'amitié vivace que lui inspirait notre terre. Cet Anglais épris de la France semble écrire pour élever un monument à la dame de ses pensées. Il y a mis le plus possible de lui-même et de son objet. Comme on se lasse des meilleurs livres, il arrive bien que l'on ferme celui-ci ; mais on le met dans la réserve de sa librairie, sur la tablette des livres exceptionnels, témoins intéressants auxquels il faut consacrer plus d'une séance.

M. Courtenay Bodley, qui nous aime, déclare cependant qu'un Français est comme un loup pour tout autre Français. Gallus Gallo lupus. Il faut donc, pour le démentir, s'exprimer avec la douceur d'un agneau sur le compte de ce Français qui vient aussi de faire un livre sur la France, l'Énergie française, M. Gabriel Hanotaux. Rien au monde n'étant plus malaisé que de tels livres composés de fragments épars, je ne reprocherai même pas à l'ancien ministre une cinquantaine de pages dont le ton officieux ou même officiel jure avec la liberté d'esprit qui est une des beautés de l'ensemble. Il est vrai qu'elles gênent un peu la liberté de notre jugement. De M. Gabriel Hanotaux, ancien élève de l'École des Chartes et docteur ès lettres, la critique a le droit de demander sans embarras s'il est amoureux de la France. Le moyen de poser, sans injure mortelle, la même question sur un personnage public, qui a été plusieurs fois ministre des affaires étrangères ! car s'il fallait faire une réponse négative, le lecteur ne manquerait pas de déduire : « Quel scélérat ! » Je conclus que M. Hanotaux a bien fait de mettre en dernier lieu, et tout à la fin de son livre, les feuillets oratoires dont le fumet électoral et parlementaire est flagrant. Jusque-là, il nous a permis d'oublier sa carrière et sa profession.

Les trois cents autres pages composent une œuvre satisfaisante. Elles établissent, non sans force, que l'écrivain a, lui aussi, le sens et la passion de son pays. Ses formules nous toucheront peut-être un peu moins que celles de M. Courtenay Bodley, précisément à cause de l'accent étranger qui relève et fait valoir ces dernières. Une aimable banalité sur la France, dite par un Français, n'a aucun prix. S'il a du goût, il évitera de l'écrire. Mais, venu du dehors, le mot le plus simple, s'il part du cœur, nous vient au cœur. Je n'ai point entendu sans un mouvement de plaisir un sujet britannique déclarer que notre territoire est « la partie de l'Europe la plus agréable et la plus riche » ni que nous parlons « une langue de grâce et de clarté » ; que l'on trouve « des traces » de « la civilisation française » « dans toutes les classes de la société » ; qu'elle est « un héritage des siècles » et que c'est ainsi que nos « ministres » et nos « hauts fonctionnaires, quoique très rarement recrutés dans les rangs élevés de la nation, arrivent à remplir leurs fonctions importantes sans la maladresse qui caractérise les hommes nouveaux dans d'autres pays ». Lorsque, enfin, nous contant qu'avant de parcourir la France, son imagination avait beaucoup travaillé et qu'il était dès lors en droit de s'attendre à « quelque déception » il déclare qu'il « n'en a éprouvé aucune », cet hommage si simple, mais si persuasif, nous le rend tout à fait ami. Nous l'approuvons de prendre place, non comme un hôte mais à peu près comme un naturel du pays, à la droite de nos foyers : sa phrase sur les Vosges et l'au-delà des Vosges et sur son « voyage émouvant dans le territoire perdu », aurait pu nous choquer, dite autrement ou dite trop tôt ; mais elle nous charme. M. Bodley apparaît plus qu'un ami, et comme un parent.

M. Gabriel Hanotaux ne peut rêver de nous charmer à si bon compte. Étant du cercle national, il doit bien davantage à la communauté. Il ne peut non plus invoquer, comme son confrère étranger, quelques noms de Français pour répondants. Le meilleur des métèques a besoin de patrons. M. Courtenay Bodley en cite beaucoup, et d'illustres : M. Renan, M. Taine, M. de Mun, Monseigneur Freppel, M. Clemenceau. Monseigneur Perraud, M. Henri Schneider, M. Jules Ferry, M. Buffet le père, le cardinal Lavigerie, M. Ludovic Halévy, M. Paul Leroy-Beaulieu et M. Janssen, l'astronome. Cette variété, ce choix, provoquent notre curiosité, éveillent notre confiance. Mais quand nous écoutons M. Gabriel Hanotaux, c'est lui qui a la parole. Ce sont des vues à lui qu'on exige de lui et, s'il se contentait de formules tribunitiennes, c'est la défiance qu'il éveillerait immédiatement.

M. Gabriel Hanotaux s'est galamment tiré d'affaire. Son livre est bien imaginé. Il nous présente tout d'abord une sorte de panorama moral et physique, d'abord du territoire et ensuite de la nation. « L'Europe est un toit dont la crête va se dirigeant des Pyrénées jusqu'à l'Oural... Il n'y a en Europe que deux pays qui soient franchement à cheval sur le toit : c'est la France et la Russie. La France est située au carrefour des peuples. C'est un chemin... C'est une place... La capitale — Paris — c'est pour la France la tente du centurion, au milieu du camp, avec les enseignes des légions et les faisceaux des licteurs. » Cette nation se compose donc de deux peuples : le peuple parisien et le peuple de la province, « Paris vaut plus que la France, mais la France vaut mieux que Paris. » Ces distinctions préliminaires sont d'une généralité assez vaste pour ne pas venir d'un esprit froid. La bonne impression est confirmée par la suite de la lecture. L'amitié de M. Hanotaux pour sa Terre-Mère le ramène de la synthèse à la patiente et difficile analyse. Comme autrefois l'auteur du Roman de l'énergie nationale 2 s'élevait sur la tour Constance afin de prendre conscience d'un paysage digne de son cœur, l'auteur de l'Énergie française cherche le belvédère de la France physique. Il a découvert sur la carte le point « d'où les eaux coulent dans trois sens opposés », et gagnent qui la Manche, qui l'Océan, qui la mer Méditerranée : ce point central qui se trouve entre Autun, Beaune et Semur, il y fit un pèlerinage d'étude et de piété. Or, que rencontre-t-il, de village en village et jusque dans la solitude des Grands-Chaumes ? Un nom, un souvenir, une trace, la même trace, le même souvenir le même nom qui se rencontrent sur tous les autres points de la France, comme pour organiser et pour unifier nos diversités. M. Hanotaux rend hommage à ce grand vestige romain. Il y eut près des Grands-Chaumes le village de Saint-Romain. Non loin, une agréable statue de Cérès et, sur le même territoire, « isolée, élégante et fine, une colonne du galbe le plus pur, couronnée par un chapiteau corinthien ». Voilà, au cœur du territoire, le cœur de l'histoire de France, s'il est vrai que le cœur soit, pour une nation comme pour un être vivant, le premier des organes qui soient dégagés du chaos. De l'union violente de la Gaule avec Rome date, au sens organique du mot, notre conception. Avant ce grand événement, les traits du génie national ne sont ni assemblés, ni même tous présents : aussitôt après, la figure se dessine, embryonnaire, mais complète, il ne lui manque que son nom, quand l'invasion franque se fait.

Religion, langue, civilisation, administration, unité, tout jaillit comme un sang généreux du cœur romain de la France. M. Hanotaux a bien soin de dater de là le détail de son pèlerinage historique. Ce qu'il visite en premier lieu, dès sa descente des Grands-Chaumes, c'est un temple helléno-romain, la Maison carrée de Nîmes. Il examine ensuite un temple gothique, la cathédrale de Chartres, puis un cimetière, Saint-Maclou, à Rouen ; un village, Beaurieux, qui doit être rapproché de son lieu natal, si ce n'est ce lieu même 3 ; une ville moyenne, Laon, qui est dans sa province d'origine ; un atelier, Le Creusot ; une industrie, celle que meut, de plus en plus, la houille blanche descendue des glaciers éternels, dans les Alpes du Dauphiné ; une région, la Normandie ; un port, Le Havre ; une colonie, l'Algérie…

Ce plan tout seul a pour l'esprit quelque chose qui le contente. Grande variété, unité convenable. Un esprit sans amour aurait été assez vite rassasié de toujours retrouver sous des formes diverses cette immense réalité sous-jacente de la patrie. L'application, le zèle, l'ingéniosité parlent donc en faveur de M. Hanotaux : vraiment, la marchande de fleurs lui accordera des couronnes. Il faut ranger son livre avec celui de M. Bodley dans le petit nombre de ces témoignages de bonne foi qui renseignent bien sur la France.

I

J'ai laissé quelque temps les deux témoins non dos à dos, mais plat à plat sur le même rayon pour mieux confronter leur langage. Et leur langage est très pareil.

Bien qu'ils soient très contents de nous, ces deux amateurs de la France s'accordent à nous déclarer médiocrement satisfaits de nous-mêmes. Dans un vocabulaire que je ne saurais approuver, car il permet de grands calembours ou de détestables coq-à-l'âne, MM. Hanotaux et Bodley nous déclarent pessimistes. Le pessimisme, étant un système du monde, ne devrait pas servir à désigner un simple état de notre humeur. Il peut y avoir des pessimistes très gais et, à l'inverse, des optimistes chagrins et sombres. Le découragement peut s'allier à l'optimisme, comme au pessimisme l'enthousiasme de l'espérance et du désir.

Quoi qu'il on soit du mot, la France est depuis longtemps de mauvaise humeur. On disait autrefois « C'est une femme qui s'ennuie. » Voilà quatre ou cinq ans, que la France ne s'ennuie plus. Vous paraît-elle plus rassurée sur son avenir ou moins âpre contre elle-même ? L'Angleterre vaincue, on tout au moins humiliée, donne aux nations le plus magnanime spectacle de fermeté et de sang-froid. Rome fut à peine plus grande, après Cannes, quand le Sénat s'en vint aux portes féliciter Varron de n'avoir pas désespéré de la République. Nos difficultés extérieures sont beaucoup moindres, et notre cœur semble encore inférieur.

M. Gabriel Hanotaux n'insiste pas ; mais il avoue dans sa préface, et cela est sensible à chaque ligne de son livre, qu'il n'a pris la plume que pour combattre ces accès de misogallisme et nous rendre la confiance.

« Regardez-vous, dit-il à la France comme on dirait à une jeune fille qui boude. Que vous êtes jolie ! Que vous nous semblez belle ! » Il lui parle de ses campagnes et de ses cités, de ses forêts et de ses fleurs, de ses mers et de son beau ciel. Il lui rappelle aussi fortement que possible son activité, son histoire, son industrie, son art. Il affirme la force, la santé, le courage. Ainsi prétend-il en créer. « Tu seras énergique, lui dit-il, si tu prends conscience de l'énergie qui vit en toi. » Il faut bien avouer que ce ne sont point là de mauvais révulsifs. Leur seul risque, c'est, à tout instant, de dégénérer en des morceaux d'une éloquence un peu grossière. De ces tirades d'encouragement amical aux parades publiques, il n'y a peut-être qu'un pas. Il faut de la sagesse pour échapper à ce péril. Tout ce que je peux dire est que l'auteur de l'Énergie française ne nous choque presque jamais ; sur plus d'un point, il réussit même à nous rassurer.

La médecine de M. Courtenay Bodley est un peu différente. Le mal étant flagrant, et les pareils de M. Gabriel Hanotaux n'hésitant pas à l'avouer, le voyageur anglais tient à en dégager la cause. Sa recherche est analytique. Tout d'abord il visite pendant huit années entières, non seulement Paris, mais les provinces, la Corse, l'Algérie elle-même. Il fait de longs séjours dans les lieux les plus différents. Il interroge même le passé et se fait une idée précise des changements qui ont été apportés depuis un siècle à l'état du pays.

Ce n'est pas tout. Si le milieu physique est la première source des sentiments d'un peuple, si les successions de l'histoire en sont la deuxième origine, un troisième principe doit être interrogé, car c'est de lui que dérive toujours le principal caractère des mœurs : quelles sont nos institutions ? M. Bodley examine les idées maîtresses de notre système politique, Liberté, Égalité, Fraternité, Patriotisme, il lit (chose admirable ! entreprise que peu de Français ont tentée), il lit les quatre lois constitutionnelles de 1876, sans oublier les amendements qu'on leur a votés par la suite. Qu'est-ce que le Président de la République ? Qu'ont été les hommes qui ont rempli depuis vingt-cinq ans cette magistrature? Qu'est-ce que le Sénat ? Qu'est-ce que la Chambre ? Qu'est-ce que les ministres ? Mais, puisque tout cela dépend du jeu des partis, qu'est-ce que les partis en France ? Royalistes, bonapartistes, ralliés, centre-gauches, opportunistes, radicaux et socialistes sont ramenés à leurs composants. De retour de ce long périple, accompli avec le scrupule particulier à la méthode anglaise, mais aussi avec le désordre naturel à l'esprit anglais, M. Bodley se voit tout d'abord confirmé dans sa double impression.

Il est, pour son compte, ravi. Les inconvénients qu'il a relevés chemin faisant lui ont semblé compensés par des avantages. Ainsi nous sommes dévorés par le fonctionnarisme. Mais les Anglais le sont bien par les gens de loi. Nous sommes accablés par l'impôt, mais, « à part les octrois », « c'est un bonheur de l'acquitter si l'on songe aux tracasseries auxquelles sont exposés les contribuables anglais pour le paiement de leurs taxes impériales ou locales ». Il ajoute que peut-être même il y a un léger avantage au compte de la vie française. Qu'importe, s'il n'est pas senti ! L'Anglais porte son mal d'un cœur allègre. Il ne cesse de célébrer sa joyeuse et vieille Angleterre. Mais le Français dit : « Pauvre France ! » à tout venant.

« Pessimisme aigu et contagieux », écrit M. Bodley. « Les publicistes les plus éminents et les maîtres de la pensée contemporaine inspirent encore le découragement par leurs critiques âpres et ironiques. » C'est M. Jules Roche qui écrit que « nous sommes le pays le plus mal gouverné qu'on puisse voir dans le monde, ou l'un des plus mal gouvernés, pour n'humilier personne. » C'est M. Jules Lemaître : « Voilà vingt-sept ans 4 qu'il n'y a plus guère de plaisir à être Français. » C'est M. Anatole France : « Ce peuple, autrefois ardent et généreux est devenu tout d'un coup incapable de haine et d'amour, d'admiration et de mépris.

Voilà les signes de l'humeur. Mais d'où vient-elle ? Les tâtonnements de M. Bodley aboutissent à une solution bien curieuse et l'on est assuré de produire un effet de comique assez net si on la transcrit sans préparation. Le pessimisme des Français leur vient, assure M. Bodley, de la combinaison du gouvernement parlementaire et de la centralisation.

II

Ne nous hâtons pas de sourire, car la formule est très sérieuse et vaut la peine d'être examinée de près. Sans décider encore si M. Bodley dit vrai ou s'il se trompe, les esprits réfléchis l'approuveront d'avoir bien marqué le lieu du débat. Oui, c'est ici qu'il faut discuter. On ne comprendra rien à aucun état de l'esprit et des mœurs de la France contemporaine si on ne le rapporte aux institutions de l'an VIII 5. Pour ma part, je les crois funestes. En tout cas, leur puissance ne saurait faire un doute. Elles sont l'élément constant et invariable de nos pires variations. Tout ce qui nous arrive de bon ou de mauvais est nécessairement conditionné par elles. Bien on mal, il est impossible qu'elles n'aient pas agi sans cesse, puisqu'elles ont duré sans cesse. J'admire que M. Bodley, arrivé du dehors, ait si bien observé cela.

Son originale formule est, d'ailleurs, méritoire à un autre point de vue. Un bon Anglais ne l'a point conçue sans effort. Car faites attention, d'une part, que M. Bodley ne nous blâme pas d'avoir combiné la centralisation au régime parlementaire, mais bien d'avoir associé le régime parlementaire à la centralisation. Il admet la centralisation. Il rejette le parlementarisme. Ce régime du Parlement et des partis, qui forme l'arche sainte de son droit national, il nous en reproche l'usage. Cette centralisation, qui serait honnie chez les siens, il nous reproche de ne pas la maintenir à l'état pur, car elle seule, à son sentiment, nous convient. Oh ! comme pour venir à une pareille formule il a dû lui falloir corriger et modifier ce qu'il appelle « ses préjugés anglais » ! Il en était déjà, nous dit-il, un peu libre avant d'aborder notre sol gaulois. La pratique administrative, ses anciennes fonctions de chef de cabinet au ministère du Local Government lui avaient appris dans sa jeunesse « combien peut être salutaire un contrôle exercé par des fonctionnaires impartiaux sur les autorités élues ». Mais cette « centralisation bénigne » était sans rapport avec ce qu'il devait voir en France : à cette vue, le « préjugé anglais » dut se réveiller.

Le « préjugé anglais » considère la centralisation non seulement comme une œuvre absurde et mauvaise, mais comme une œuvre nulle ou destinée à annuler. La centralisation, pour un bon Anglais, ne tue pas un peuple ; elle est elle-même signe de mort. Rien d'actif ne peut sortir d'un pareil principe. Se trouvant à Lyon chez M. Jules Cambon, alors préfet du Rhône, M. Bodley s'étonne beaucoup de voir ce fonctionnaire « entouré de l'élite des citoyens lyonnais ». « Ces hommes distingués, qui consacrent leur vie aux institutions locales de la seconde ville de France et qui se font gloire de leur esprit indépendant », n'avaient point l'idée de considérer le commissaire du gouvernement comme un ennemi : bien au contraire, ils acceptaient « complaisamment » cette « direction d'une autorité imposée ». M. Bodley ne pouvait tenir sa surprise, et il se disait en lui-même : « Si un fonctionnaire anglais, ayant la haute valeur du préfet du Rhône, était envoyé à Manchester pour l'administrer en qualité d'agent politique de la Reine, cette ville loyale serait en insurrection au bout d'une semaine. » Mais le bon sens natif l'obligea tout de suite à s'incliner (un peu vite) devant le fait : mauvaise en Angleterre, la centralisation doit être bonne en France puisqu'elle « concorde avec les sentiments de la communauté ». Quant « aux pamphlets » publiés depuis un siècle contre ce système, ils ne signifient que des mots.

Il y a toujours quelque péril à s'affranchir absolument des préjugés. M. Bodley ressemble à ces excellents gentilshommes qui, ayant échappé à quelqu'une des habitudes d'esprit de leur classe, en arrivent à se savoir trop de gré de cet effort émancipateur : ils ne pensent plus que pour contrarier les imaginations de leurs pairs. Souvent ce n'est pas notre France que M. Bodley a en vue ; c'est, plus simplement, le contraire de son Angleterre 6. La prudence devrait lui commander au moins l'examen de quelques-unes de ses assertions.

Ainsi M. Bodley justifie le régime centralisateur par le consentement implicite de ceux auxquels il est superposé. Ni révolution, ni guerre, dit-il, n'ont rien changé en fait à l'œuvre napoléonienne. Les théories de décentralisation n'y touchent pas sérieusement. (M. Bodley est-il bien certain de ceci ?) De plus, la population de la France ne prend aucun intérêt aux délibérations de ses conseils locaux. Un conseil général délibère dans le désert. Enfin ni le Peuple ne se mutine contre la centralisation ; ni l'élite, l'élite étrangère à la politique, n'y fait d'objection sérieuse. (Ceci est-il encore très sûr ?) Il faut donc qu'il existe en somme un certain accord entre ce système administratif et « le tempérament national ». M. Bodley aurait dû se contenter de dire :

— Donc la centralisation ne froisse jusqu'ici, sensiblement, aucun intérêt très immédiat.

Cette conclusion serait vraie. Mais elle obligerait un philosophe et un observateur comme lui à rechercher d'autres conclusions plus profondes. Quand on cherche jusque dans les institutions la racine d'un état d'esprit, on ne peut juger de ces institutions sur le plus ou moins de contentement immédiat qu'elles procurent.

N'y a-t-il que des biens ou que des maux immédiats ? Et, pour être réels, faut-il qu'un bien, un mal soient directement ressentis ? M. Bodley, qui a été constamment abreuvé de la Bible en son jeune temps, me pardonnera de lui rappeler une bonne image biblique. Le voyant de l'Apocalypse parle d'un livre qui est « fort doux à la bouche », mais « qui est amer au ventre ». La centralisation plaît-elle aux Français ? Voilà une question, et M. Bodley la résout par l'affirmative. La centralisation rend-elle aux Français de bons services et ne leur est-elle pas « amère » plus profondément ? c'est une seconde question : M. Bodley ne la pose pas. Enfin, les Français sont-ils capables de décentralisation ? Troisième et dernière question que l'auteur de la France résout assez légèrement, sur les seules données de son premier problème.

Que la centralisation favorise aujourd'hui la paresse des Français, qu'elle leur représente un certain nombre de loisirs et même de commodités d'apparence et de premier abord, cela ne se conteste plus. L'administration et la bureaucratie jouent à l'égard de notre peuple le même rôle que les intendants auprès des jeunes dissipateurs : ils abrègent les comptes, aplanissent les embarras, servent de tuteurs et de guides, au besoin même d'argentiers. Les écrivains et les philosophes français qui ont signalé le péril n'ont rien méconnu du charme propre à cette substitution constante de l'État aux communes, aux régions, aux compagnies, aux corps autonomes. Mais, répétaient-ils, prenez garde. Un pareil charme est plein de pièges. Ce régime sépare de la vie publique les meilleurs citoyens. Les plus directement intéressés au bien de tous. C'est en vain que vous leur accordez un bulletin de vote pour décider des relations avec le Saint-Siège ou avec la maison d'Autriche, s'il leur est à peu près interdit en pratique d'agir sur les affaires qui les touchent le plus. Leur bon sens naturel les préviendra que, s'il est vrai qu'ils sont de piètres administrateurs communaux, il est encore plus vrai qu'ils seront de mauvais administrateurs nationaux. Ils se sépareront. Ils se réfugieront dans l'inertie et l'abstention, bien convaincus de la vanité de leurs meilleurs efforts. Utiles dans leur petit monde où vous les annulez, ils se sentiront noyés dans l'énorme masse votante. De leurs qualités professionnelles et locales, vous ne tirez rien qu'un nombre insignifiant. Au moment même où vous les constituez en souverain, vous les dépouillez de toutes les réalités qui font un citoyen.

Le peuple anglais s'est élevé du gouvernement local au gouvernement national. M. Bodley nous est témoin des sentiments autonomistes de la plus « loyale » des villes de son pays. Mais c'est, dit-il, que le « tempérament » de la nation anglaise lui permet cette autonomie locale au lieu que le « tempérament » de la nation française ne l'a jamais permis. Et voilà comment un mot, d'ailleurs significatif et utile, peut égarer une intelligence, d'ailleurs critique ! Écartons ce mot de « tempérament », qui boucherait toute avenue à la réflexion, et voyons les faits. Les faits diront si les Français sont incapables de gouvernement local, jusqu'à quel point, et depuis quand.

Pour voir les faits, je prierai volontiers M. Bodley de se reporter aux études de M. Hanotaux. L'historien de Richelieu n'appartient nullement au monde des Français décentralisateurs. Cependant, il lui est impossible de ne pas mentionner certains traits caractéristiques. En faisant la revue de nos provinces depuis la Provence et la Bretagne jusqu'à la Bourgogne et l'Aquitaine, M. Hanotaux n'oublie pas d'observer que « partout, sur tous les points du vieux sol gaulois, il y a eu une vie locale intense et comme une formation spontanée de civilisation » ; que « partout ç'a été comme une poussée féconde qui a donné à l'histoire du pays cette physionomie touffue et ombreuse qui caractérise si vivement l'aspect de ses plaines, de ses vallons et de ses coteaux ». S'occupant des Français de Normandie dont il énumère les institutions locales, le Parlement, la Charte, le Coutumier, les Us et Coutumes de mer, les Établissements, les États longtemps conservés, M. Hanotaux écrit une page où l'on note un accent de vraie sympathie en même temps que de résignation un peu trop facile aux accidents de l'histoire :

Ainsi, ils y tenaient (les Normands) à leurs lois, à leurs usages et à leurs coutumes ! Le chancelier d'Aguesseau disait de la province qu'il serait plus facile de la faire changer de religion que de jurisprudence. Et quand à la fin il fallut céder devant le grand courant qui rapprochait dans une pensée commune tous les Français, ce fut l'un de ses représentants, Achard de Bonvouloir, député à l'Assemblée constituante, qui fit entendre la dernière protestation et la dernière plainte au moment où l'on arrachait la racine des traditions particulières. Dans la séance du 31 mars 1791, il s'éleva avec énergie contre le projet du Comité qui instituait l'unité de législation ; il déclara que la majorité des ci-devant Normands entendait conserver sa coutume et il se prononça pour une variété de lois et de règlements en rapport avec les mœurs et les habitudes particulières de chaque province.

Ce que note M. Hanotaux pour une région de l'Ouest qui confinait à la banlieue de Paris s'était reproduit aussi bien à l'autre extrémité du territoire, dans ma Provence. Il n'est point malaisé de voir, en compulsant quelque document de l'époque, que, là aussi, on se prononçait énergiquement pour l'unité nationale dans la variété des provinces. Quand les privilèges des communautés furent abolis dans cette étrange nuit du 4 août, plus d'une communauté provençale, en approuvant cet acte, demanda qu'il fût pourtant soumis à la ratification des États locaux et suivi de l'établissement d'un « régime provincial ». Contradiction touchante ! Et vivace témoin des véritables dispositions du pays !

Par la Révolution tout fit défaut en même temps : gouvernement local et gouvernement national. Quand donc, en restaurant le centre, on confisqua le pouvoir local, les bienfaits de l'ordre moral et matériel rétablis, plus tard le vertige guerrier, plus tard les luttes de la politique toute pure, enfin le développement industriel et les conflits économiques qui en résultaient eurent pour effet d'insensibiliser le pays sur l'extinction, d'ailleurs graduelle, de sa vie locale. M. Courtenay Bodley n'a peut-être pas vu, au reste, quel obstacle physique avait été opposé à tout effort de groupement particulier entre Français. Les anciens cadres naturels, provinces, pays, étaient disloqués ; bien pis, ils étaient remplacés par le cadre nouveau de l'arrondissement 7 et du département. Se figure-t-on à quel point l'action locale est embarrassée quand elle groupe des intérêts divergents et quand elle exclut des intérêts qui convergent ! Pour prendre l'exempte du Havre, dont M. Hanotaux a précisément admiré les grands efforts d'initiative municipale, sa lutte avec Rouen ne devient parfois si aigu‘ qu'en raison de l'étroitesse du cadre administratif commun aux deux cités : on a souvent parlé de couper en deux le département de la Seine-Inférieure pour faire honneur de chacune de ses moitiés à l'une des cités rivales. Je ne sais ce que vaut ce remède de l'ablation. On ne peut s'empêcher d'y préférer la réunion des deux villes en un tout plus vaste que le malheureux cercle départemental. Ni Rouen n'eût gêné Le Havre, ni Le Havre n'eût gêné Rouen dans l'enceinte de la Normandie historique si toutefois les liens établis entre les deux villes eussent été suffisamment lâches et flottants. Aix était la tête de l'ancienne Provence ; Marseille, sorte de ville libre, « terre adjacente », comme on disait, en avait des coudées plus franches sur la mer et sur l'Orient.

Cette organisation que je tiens à nommer naturelle pour ne point la confondre avec un décalque de l'ancienne organisation, supposez-la restituée avec sagesse : les bons éléments, les éléments excellents feraient-ils défaut à ces assemblées ? Telles qu'elles sont aujourd'hui, M. Hanotaux, qui les connaît, tient à leur faire rendre justice, du moins en ce qui touche à son département de l'Aisne. Elles ne sont pas mal composées. L'élément politicien semble y faire la loi moins tyranniquement que dans nos assemblées centrales : sur trente-sept membres, dix industriels, trois cultivateurs, un entrepreneur, un architecte, sept rentiers forment une majorité qui doit être parfois capable d'assurer la prédominance des intérêts sur les opinions, ce qui, en fait de gouvernement local, est d'un avantage infini. De plus, le ton de ces conseils est celui qui convient. Si bienveillantes que paraissent les impressions de M. Hanotaux, les éléments que je possède m'en font admettre la justesse :

Les délibérations sont graves, mesurées, sur le ton d'une conversation soutenue et digne : peu d'éloquence, peu de longueur, du bon sens, une argumentation utile, de la compétence. La bourgeoisie, qui a gardé jusqu'ici, comme une sorte de monopole, la représentation dans les conseils généraux, se montre digne de cette faveur que lui fait le suffrage universel. Elle apporte dans ces assemblées son esprit appliqué et méticuleux, son bon sens un peu froid et court, sa finesse avisée…

Les hommes qui font partie du conseil général, quel que soit le parti auquel ils appartiennent, sont certainement par l'intelligence, par l'instruction, par le mérite à la tête de l'étroite circonscription qui les a nommés. La plupart d'entre eux conservent leur mandat durant de longues années et acquièrent ainsi une précieuse expérience…

Quoi qu'il en soit, il ne me semble pas qu'il y ait dans notre organisation constitutionnelle d'assemblées où l'on puisse acquérir une connaissance plus complète et plus exacte des affaires publiques. C'est là qu'apparaissent les aptitudes de la race à se gouverner elle-même. Les louanges que recueillent souvent chez nous certaines institutions étrangères pourraient, en partie du moins, être accordées à ces assemblées locales, sages et modestes, qui, dans un rôle quelque peu effacé, sont véritablement l'ornement de nos mœurs politiques et de notre système constitutionnel.

Admettons que ce Conseil général modèle ait parfois tenu ses séances à Salente 8 plutôt qu'à Laon. Il reste vrai qu'une « aptitude » se dessine ou plutôt qu'elle reparaît. Elle s'accuserait sans doute davantage si, d'une part, les attributions des Conseils généraux n'avaient rien de proprement politique, si elles ne comportaient pas l'électorat au Sénat, si elles ne supposaient pas, en certains cas, un double du mandat parlementaire, et si, d'autre part, la circonscription à laquelle président ces Conseils était moins fictive. Le développement de l'association en France depuis quelques années, syndicat chez le paysan et chez l'ouvrier, cercle, club, union de touristes chez l'aristocrate et chez le bourgeois, vient au secours des appréciations de M. Hanotaux, et confirme les protestations qu'il élèverait peut-être avec nous contre les conclusions extrêmes de M. Bodley. Loin de s'accommoder des bureaux, la France tend par maint effort à les remplacer, ce qui est la manière la plus radicale de les détruire : n'est-ce pas une preuve que ces bureaux lui ont causé, tout au moins obscurément et secrètement, un peu d'amertume et de gène, partant qu'un peu de la mélancolie nationale venait de là ?

III

Oh ! je ne prétends point que la coexistence du système parlementaire et de la politique des partis ne contribue également à cette humeur noire. Mais, en vérité quel mérite y a-t-il à le constater ? M. Bodley, qui a du goût, n'y appuie que le nécessaire. Nous qui avons de la piété et que les polémiques mêlent matin et soir à ce commun malheur, évitons de lui donner trop raison à cet égard. Il a d'ailleurs bien tort d'imputer à Louis XVIII l'importation du régime parlementaire ; ce fléau date de plus loin que 1814. Avant la Constituante, avant Mirabeau, nous avons eu Voltaire : avant Voltaire, Montesquieu. La grande erreur du XVIIIe siècle français a été de ne pas sentir que l'Angleterre continuait son histoire ; chez nous, l'anglomanie n'a fait que contredire notre mouvement naturel. La base du parlementarisme manque aux Français, nous n'avons pas de partis au sens anglais, et nos partis, au sens français, ne sont que des pillards qui vivent de l'État. En temps ordinaire, la politique ne séduit que les gens qu'elle peut nourrir, c'est-à-dire les classes les moins recommandables de la nation. Quand il a traversé quelques groupes de ces politiciens sportulaires, M. Bodley ne manque jamais de dessiner un geste de dégoût, comme le jeune stoïcien dont on a souillé la tunique. Il a besoin de reporter ses yeux et de les rafraîchir sur des tableaux d'un autre monde. Il cherche les Français étrangers à la politique. Ils sont nombreux, observe-t-il. Ils forment, ajoute-t-il, la vraie force de la nation. M. Bodley sort d'un café, où il vient d'assister à des discussions de commis-voyageurs :

Je suivis l'avenue Gambetta, déserte à cette heure, dont les façades réverbéraient les rayons d'un soleil torride, et j'entrai dans une modeste habitation. Là, dans un appartement frais, où ne filtraient que de minces flèches de lumières, à travers les volets, il y avait un grand calme et une clarté très douce, après la chaleur éclatante de la rue et le vacarme des politiciens.

C'était la maison de l'atelier d'un sculpteur en bois. Habile et connu dans toute la région, il n'avait plus besoin de son métier, mais il l'aimait avec la passion d'un artisan du moyen âge. C'était une famille provinciale formant un groupe bien français : le père, vieilli dans l'œuvre d'un travail intelligent ; sa femme, vaillante et robuste, tenant ses livres aussi bien que son ménage ; la fille, jolie comme sa mère l'avait été avant la guerre, mariée récemment à un jeune cultivateur des environs, qui venait d'achever son service militaire.

Dans ce logis plein de gens contents, je trouvai rassemblés tous les éléments qui font la prospérité et la vraie gloire de la France : industrie, économie, esprit d'ordre, sentiment de la famille, instinct d'art, culture du sol, bonne volonté dans l'accomplissement du devoir patriotique, collaboration constante de la femme dans le règlement de la vie, — tout cela comme imprégné d'un vieil air de civilisation latine.

Désireux de m'informer des tendances politiques de la région, je demandai si le bruit de la retraite du député était bien fondé. Je n'obtins qu'une réponse, qui, depuis, m'a été répétée bien des fois :

— Je ne m'occupe pas de politique, Monsieur.

Je ne sais pas si nous avons en France beaucoup d'écrivains capables de nous peindre, d'une touche aussi pure et aussi élégante, un petit tableau comparable à ce Greuze modernisé. Mais qui n'en sent la vérité, en même temps que la grâce ? M. Bodley tient à noter le vrai ton de la phrase : « je ne m'occupe pas de politique, Monsieur. » Ce n'était pas le ton de colère et de mépris, noté chez les habitants du château voisin. Les membres de la « digne famille » si représentative observée par M. Bodley s'accommoderont de tout régime qui leur permettra de vaquer « en paix à leurs affaires » ; mais « à leur point de vue la politique n'était pas une occupation pour les gens sérieux et travailleurs ». Comme, en France, la morale politique est moins élevée que dans la nation, celle-ci « remarquable par son honnêteté, son abnégation et son esprit d'ordre », cette abstention « est un appoint aux ressources du pays » : « elle ajoute à cette réserve de bon sens et d'assiduité de travail, qui ont empêché les folies de ses gouvernants de faire déchoir la France du rang élevé qu'elle occupe parmi les nations. »

M. Hanotaux paraît avoir vu aussi cette vraie force de la France. Ce qu'il dit des industriels grenoblois, acharnés durant une vie d'homme à conquérir les forces mystérieuses accumulées sur les pentes de la montagne, témoigne d'un sentiment de la France plus net et plus fort que tous les dithyrambes. Il écrit une page pénétrante en l'honneur de l'épargne des petites gens.

Ce peuple a suivi son inclination et s'est mis à épargner, de père en fils, sans discontinuer. Il a fait des révolutions pour avoir cette sécurité : il en profite. Toutes les parties de la nation divisées sur tant d'autres points suivent les mêmes voies quand il s'agit de l'économie. Toutes elles s'efforcent de créer la richesse et de la développer par le même procédé de l'héréditaire parcimonie.

Déjà, il est presque impossible d'évaluer l'accumulation de fortune qui s'est ainsi constituée. Le « bas de laine » est devenu un des facteurs les plus puissants de l'économie moderne. De grands établissements financiers l'ont compris, et tandis que la France s'agite, ils ont établi leur puissance et étendu celle du pays au dehors par la concentration et l'utilisation de cette infinie quantité de petits capitaux…

M. Hanotaux semble penser que l'emploi de ces valeurs immenses est sans reproche : à ce détail près que les intermédiaires financiers qui en disposent ne sont pas tous des Français 9. Quant à M. Bodley, il croit fermement que la distribution publique des mêmes forces est viciée par la machine parlementaire et l'anarchie qu'elle produit. Le propre des Français, d'après M. Bodley, est de ne pouvoir souffrir même la plus simple apparence du désordre. Leur caractère éminent est un amour de la méthode et la faculté méthodique. Avant de contrarier les conclusions de M. Bodley, je veux me donner le plaisir d'admirer et de faire admirer la force et la vérité de son principe. De tout ce qu'il a dit de la France, rien ne vaut cette définition de l'esprit français. Elle mérite de devenir classique chez nous :

Malgré le côté bouillant du caractère français qui, dans les temps troublés, éclate avec férocité et qui prend dans les divertissements la forme d'une gaieté excessive... il n'y a pas de créatures humaines plus ordonnées que les Français. Leur économie, le soin qu'ils apportent à tenir leurs comptes, leur habileté à organiser des plaisirs simples qui leur font oublier leur fatigue, la toilette soignée des femmes, la bonne ordonnance des repas, même dans les intérieurs humbles, tout, dans la vie privée du peuple, atteste un tempérament prévoyant et systématique, s'accommodant mal avec l'improvisation.

Il s'en va de même de leur façon de penser. Ils sont accoutumés instinctivement à classer et à formuler leurs idées, et leur éducation à tous les degrés développe cette tendance. Un prêtre anglais, attaché jadis au diocèse de Paris, me raconta combien il avait été frappé du contraste qu'offraient dans les deux pays les confessions qu'il avait reçues des jeunes filles, à l'âge où le sacrement n'est pas encore une révélation psychologique ou une pratique dont on s'occupe par routine. La jeune pénitente anglaise lui débitait des histoires sans queue ni tête, embrouillées et irréfléchies ; la jeune Parisienne, au contraire, développait un thème tranquillement préparé, modèle d'ordonnance lumineuse et de clarté, où tout ce qui devait être dit était rangé en bon ordre et classé en catégories assez distinctes.

M. Bodley éclaire cette anecdote lumineuse par des formules décisives, également dignes d'un maître écrivain français. Les Français, dit-il, « aiment voir cette même disposition, cet esprit d'ordre et de méthode dans leur gouvernement ».

Leur profession n'est pas d'improviser, mais de hiérarchiser. Ils aiment voir chaque chose méthodiquement rangée à sa place, aussi bien dans leur gouvernement que dans leurs cahiers de comptes ou dans leurs armoires de ménage : et c'est cette même nation qui doit continuellement accepter l'imprévu, où les formes extérieures du gouvernement s'improvisent et se renouvellent constamment, où l'aventure inattendue est toujours imminente. Ainsi le côté passionné et énergique du caractère national qui, bien dirigé, a maintes fois conduit à la victoire la France sur le champ de bataille ou sur le terrain pacifique, est maintenu dans un état perpétuel d'irritation.

Quel peuple ou quel individu ainsi doué supporterait sans en souffrir un régime si opposé à son penchant ? L'irritation perpétuelle est précisément ce qui engendre ce noircissement de la bile d'où procèdent d'âcres tristesses. M. Bodley, avec qui je suis bien d'accord jusqu'ici, est convaincu qu'il faut à la France un ordre stable, au moyen d'une hiérarchie établie d'en haut. Cela doit dire vrai, cela est assurément vrai pour le petit nombre des affaires dites d'État. Ce sera de moins en moins vrai des autres affaires françaises, si l'on prend garde aux tendances contemporaines. Les organisations autonomes tendent à prendre partout l'avantage sur les mécanismes officiels : l'instinct français de l'ordre y trouve son compte, car dans une affaire concrète, qui intéresse puissamment les associés, chacun de ces derniers se trouve intéressé à faire l'économie du mouvement d'humeur qui gênerait l'œuvre commune. Cette humeur se dépense, il est vrai, dans la politique où les intérêts sont trop généraux pour être sentis nettement de chaque particulier. C'est là, dira M. Bodley, que les bureaux doivent régner. Sans doute, à la condition que quelqu'un règne sur eux et les empêche d'empiéter sur le libre domaine des affaires locales, des affaire privées.

Supposons en effet que cet empiétement ait lieu : les Français, à peine revenus au plaisir des anciennes franchises, souffriront de se les voir aussitôt retranchées et leur mal de langueur ou d'irritation pourra changer de forme, non de vivacité. Qu'auront-ils donc gagné au règne des bureaux ? La centralisation pure de parlementarisme n'aura pas mieux valu pour eux que la centralisation mêlée et adultérée de cet élément.

Mais faisons au contraire la supposition inverse.

Supposons la bureaucratie d'État maintenue par une main ferme à la tête de l'État, mais retenue dans ses attributions d'État et ne se mêlant que par un léger contrôle, analogue au contrôle anglais ou belge, aux affaires locales, corporatives ou privées : assurément, ce ne sera pas un mauvais régime ; assurément cette harmonie constitutionnelle ferait aux oreilles françaises une belle musique, et la mélancolie nationale en serait peut-être purgée ; mais, si les conclusions de M. Bodley aspirent bien à ce régime, je prie M. Bodley de ne plus l'appeler centralisé ni centralisateur, ni bureaucratique, ni d'aucun autre nom napoléonien. Un tel nom, ni aucun souvenir des institutions de l'an VIII ne convient plus ici. Bonne chose, assurément, mais toute autre chose et, s'il me fallait trouver une périphrase pour la nommer je l'appellerais, comme Rouchon-Guigues, l'historien provençal, « la constitution fédérative de l'ancienne France ».

IV

M. Bodley a vu chez nous tant de choses intéressantes qu'il lui est difficile tantôt de les classer dans son livre, tantôt d'en distinguer le rapport naturel. Je me demande si son enthousiasme pour la bureaucratie moderne n'eût pas été considérablement réduit s'il avait donné toute l'attention convenable à un fait qu'il a d'ailleurs décrit à merveille. Ce fait est en voie de se développer depuis fort longtemps. Croît-il toujours ? Diminue-t-il un peu ? une chose est certaine. Ou on l'arrêtera, ou c'est de lui que procédera la plus grande cause d'affliction parmi les Français. Il est des maux qu'il est convenable de laisser dans quelque nuage. Mais d'autres maux doivent être mis à nu clairement ; puissent-ils agir de toute la terreur qu'ils recèlent !

Je veux parler de la dissociation de la France.

M. Bodley a remarqué, dans une page que l'on a vue citée toute entière, le schisme qui s'est fait entre les politiciens et les classes les plus honorables de la nation. On peut calculer, dès à présent, que, à droite comme à gauche, les contacts occasionnels établis entre cette élite et ce rebut se solderont, en fin de compte, par le dégoût croissant de l'élite, l'insolence non moins croissante du rebut. Les distances ne feront que s'accentuer et, déjà, sous nos yeux, elles s'accentuent. Voilà donc un large fossé, et qui s'élargit. Il n'est pas impossible que les divisions des partis créent un jour, et un jour assez prochain, des disparates géographiques assez frappantes pour que la dissociation soit mise en état de créer plus que des fossés, des frontières. La Ligue du Midi en 1870 et 1871 n'a guère été qu'un mythe créé par les papiers publics, entretenus par les intérêts politiques. L'avenir nous réserve peut-être des scissions beaucoup plus réelles. Nos grands électeurs savent bien que l'Est tend à un genre de sentiment étiqueté nationaliste et que, si le socialisme et le catholicisme se compensent assez heureusement vers le Nord, le Sud-Est et le Sud-Ouest accusent des tendances presque uniformément radicales, sauf des îlots et des enclaves que la justice des majorités saurait étouffer. Ne parlons que des schismes présents : ceux qu'a vus et comptés l'observateur anglais.

Paris est apparu à M. Hanotaux comme un organe d'une unité remarquable. Moins intéressé à couvrir les vérités pénibles, M. Bodley a précisément senti, avec netteté, dans Paris, les indices de la dissociation menaçante.

Paris, dit-il, renferme les éléments de la société la plus agréable du monde ; mais ces éléments sont malheureusement si désorganisés, si émiettés et si adultérés par l'élément cosmopolite, uniquement avide de plaisir, que la brillante ville est en train de perdre le caractère sociable qui convient à une grande capitale. La classe élégante n'a presque pas de rapport avec la classe gouvernante ; les intellectuels de génie ou d'esprit ont peu de relation avec l'une et l'autre. ‚à et là, la ligne frontière reste un peu indistincte entre ces divers groupes ; mais, en règle générale, l'élégance, la politique et la culture se rencontrent rarement sur un terrain commun. Si un étranger exprime ses regrets de cette situation, on lui répond qu'elle est inévitable ; les mondains frivoles réprouvent la moralité des politiciens ; les politiciens dénigrent les facultés mentales du gens à la mode ; les travailleurs et les penseurs qui maintiennent le prestige de la France ont un dédain tranquille pour ces deux catégories, qui ont détruit la gloire de la société française, le salon.

Ces remarques n'ont pas vieilli. Je vois ce qu'on y peut objecter, d'après des faits récents. Ces faits sont déjà dépassés, et l'on retourne doucement aux mœurs antérieures à l'an de grâce 1897. Le salon est détruit. L'intellectuel, après avoir établi quelques légers contacts avec le peuple, les néglige ou les perd, faute de lui tenir un langage compréhensible et faute d'entendre le sien : il n'a rejoint ni le mondain, ni le politicien. Ce qui manque toujours, c'est « une haute classe, respectable, bien organisée et vigilante » qui seule pourrait exercer, tout au moins par correction, tempérament, censure et exemple, « une influence sérieuse » en politique comme ailleurs. Cette classe servant de rond-point à toutes les autres eût continué l'unité de la pensée, du goût, du sentiment français. M. Bodley l'a cherchée de toute son âme, il ne l'a point trouvée : parmi leurs débris, trois grandes organisations l'Armée, c'est-à-dire le corps des officiers ; l'Université, c'est-à-dire le corps des professeurs ; l'Église, c'est-à-dire le corps du clergé séculier et régulier, lui ont révélé quelles grandes puissances matérielles et morales recélait encore la France. Il a cherché en vain le lieu où se concentrent ces trois magnifiques efforts. Ainsi nos richesses abondent, et c'est de leur mauvais concours que vient notre mal.

Moral comme le sont les hommes de sa race, M. Bodley aime à louer et à blâmer. Mais je n'ai pas vu sans plaisir qu'il se montrait clément, c'est-à-dire équitable, pour les hautes classes françaises. L'histoire explique tant de choses ! Et, pour qui sait un peu notre histoire, ce n'est pas du déchet de l'aristocratie et de la haute bourgeoisie qu'il conviendrait de s'étonner, mais des personnalités éclatantes qui s'y élèvent çà et là. D'abord, les femmes font exception presque toutes à la médiocrité générale.

La vie des Françaises de la classe soi-disant aristocratique forme souvent un admirable contraste avec celle des hommes. Leurs vertus sont celles généralement attribuées aux femmes de la bourgeoisie ; ce sont des mères dévouées, des femmes d'intérieur excellentes, des modèles de piété. La régularité de leur existence, l'exacte observation de leurs devoirs et leurs qualités solides contrebalancent l'irrégularité de la vie de leurs époux. Dans beaucoup de ménages, la femme est, moralement ou intellectuellement, supérieure à son seigneur et maître.

Toutes les femmes de l'aristocratie ne sont malheureusement pas des Françaises. Elles sont nées soit au-delà de l'Océan, soit au-delà du Rhin... M. Bodley craint que leur influence ne pervertisse les héritières françaises. L'argent qui se mêle de tout est donc en train de tout corrompre, puisqu'il n'y a point d'autre facteur puissant à lui opposer.

M. Bodley abonde en observations piquantes sur l'histoire de la noblesse française comparée à celle de son pays. Ses nobles soumis à une discipline légale n'ont pu se livrer à l'orgie d'usurpation qui caractérise les nôtres ; maintenus aux affaires, ils n'ont pu tourner au type d'oisiveté qu'il nous est donné d'observer sans pouvoir l'admirer. Oisiveté détermine forcément dégénérescence. Mgr d'Hulst, au rapport de M. Bodley, déplorait en termes amers la situation des bonnes familles dans le pays :

Je lui demandai, dit M. Bodley, s'il n'y en avait pas six qui, nés dans la seconde moitié du siècle, eussent donné même l'espoir d'une brillante carrière. Le prélat érudit me répondit : vous n'en trouverez même pas trois. Il est malheureusement vrai que les plus jeunes membres de cette classe qui sont arrivés à se distinguer à la fin du XIXe siècle sont plus âgés que n'était Napoléon quand il est mort. M. de Mun et ses collègues de l'Académie française, M. d'Haussonville et M. de Vogüe 10, sont tous nés dans les dernières années de la Monarchie de Juillet qui prit fin en 1848, et l'on chercherait en vain leurs successeurs.

En vain est dur. Pour nous en tenir à la dernière promotion littéraire, une Noailles, un Régnier, deux Montesquiou, tiennent la tête. Mais la thèse de M. Bodley subsiste dans son ensemble. Sous la monarchie de Juillet, la moitié des noms réputés dans les lettres « étaient nobles ou passaient pour nobles ». M. Bodley nomme Chateaubriand, Lamartine, Rémusat, Ségur, Barante, Hugo, Vigny, Musset, Tocqueville, Montalembert, Balzac, dont on n'aperçoit pas les équivalents. Voilà pour les individus. Mais la classe ! Le grand grief qui lui est adressé d'un bout à l'autre du territoire, c'est d'une part l'arrogante barrière qu'elle oppose aux plus honorables familles du pays, quand celles-ci ont dédaigné l'adjonction d'une particule à leur nom, et, d'autre part, l'extrême facilité d'accès à tous les gens que Maurice Barrès désigna un jour d'un grand mot sommaire les rastaquouères 11. Cependant, ces noms, ces titres, ces souvenirs ce sont des trésors nationaux ; plus d'un gouvernement l'a senti et a tenté de les défendre. Impossible. M. Bodley a vu pourquoi. La société aristocratique ou prétendue telle n'a jamais eu de considération pour aucun souverain postérieur à Charles X. Elle refusa de faire enregistrer ses titres sous Napoléon III. Il est douteux qu'elle y consente en République. En sorte que la France semble à perpétuité condamnée à jouir, comme les Vénitiens, d'un Livre d'or fermé où toutefois peuvent s'inscrire à peu près tous les personnages n'ayant ni feu ni lieu, mais capables de se fabriquer un blason.

Tel est le point auquel se retrouve la plus ancienne société de l'Europe, la plus cultivée, la plus fine, celle qui arrachait des cris d'admiration à lord Beaconsfield, « Rien ne me frappe plus dans cette ville brillante », dit un de ses héros, « que le ton de la société tellement supérieur au nôtre. Que de vraie convention, et combien peu de bavardage ! Chaque femme, à Paris, est aussi agréable que le sont cinq ou six des plus remarquables à Londres. Les hommes aussi, et même les grands hommes, cultivent leur esprit. En Angleterre, au contraire, un grand homme en compagnie n'est généralement distingué que par sa morgue. »

Cela s'écrivait en 1842. J'ai cherché vainement dans M. Bodley, qui nous aime tant, un équivalent quelconque de ce passage. Feindrai-je de l'avoir trouvé ? il ne faut pas mentir pour plaire. La vérité est que l'ancien nœud vital de la France, le point où tout se raffinait, s'épurait et donnait la fleur s'est évanoui de chez nous. C'était le but de l'activité spontanée de la race entière : de là partait la direction sous forme de conseil ou d'ordre, de précepte où d'indication, et là convergeait en conséquence le total de nos énergies. J'ai demandé au livre de M. Hanotaux si cela était remplacé. Mais il ne m'a rien répondu. Il ne peut rien répondre. S'il répondait, ce serait : « Non. Tranquillement et sûrement, la régression se fait de la France moderne au régime du clan gaulois. L'Administration nous masque ce travail régressif : il éclatera au premier tumulte. » Ce ne sont point des mots à dire pour un ancien ministre qui le redeviendra.

M. Hanotaux peut se taire, non M. Bodley. Dans la théorie de M. Bodley, la bureaucratie napoléonienne doit tenir le rôle de hautes classes, puisqu'elle doit tenir aussi bien tous les rôles. Je n'aurai pas la cruauté de lui demander comment il se fait qu'elle ne l'ait jamais tenu, ni hier, ni même il y a quarante ans.

Le mélancolie nationale s'explique, ce me semble, au milieu de notre vigueur, par les trois causes aperçues, mais inégalement distribuées, par M. Bodley. Et M. Hanotaux ne serait pas venu parler d'énergie nationale si des plaintes de plus en plus nombreuses ne lui avaient signalé le dommage que le parlementarisme cause au pays, s'il n'avait senti, à quelque degré, les entraves que la bureaucratie centralisée oppose à la libre expansion des personnes et surtout des communautés, si enfin il n'avait aperçu la dissociation évidente de tous les éléments de la race et de la civilisation de la France. Cela ne fait-il pas trois sortes de gémissements dont chacun est assez distinct de nos jours ?

Nous ne sommes ni centralisateurs ni libertaires. Nous ne sommes pas un peuple de géomètres purs ; la lumière, l'air et la vie sont dans nos souhaits naturels, en sorte que les beautés de l'alignement nous paraîtront toujours trop sèches. Mais il reste très vrai que le jardin anglais, voisin des confusions de la pure nature, ne serait pas non plus pour nous retenir bien longtemps. N'est-il plus de jardins, ni de parcs français ? Est-il impossible d'en reconstituer ? Une incomparable combinaison de pierres, de forêts et d'eaux vives, d'architecture et de nature, de feuillages taillés et de marbres frissonnant au fond des bosquets, voilà, je pense, notre marque et notre degré.

Nous pouvons admettre mille sortes de libertés, en les faisant toutes fléchir et convenir, comme les rayons d'une étoile ou les allées convergentes d'une rotonde, aux maîtresses nécessités de l'État. Notre plaisir est sous la charmille traditionnelle. Les plus sensitifs d'entre nous ont déjà reconnu pour les plus complets et les meilleurs ceux de leurs plaisirs qu'ils reconnaissent pour français : une Renaissance classique se prépare dans les Lettres et dans les Arts. Mais ce qui n'est encore qu'un goût, un désir et tout au plus une idée charmante, peut-il redevenir un objet ? Dans l'œuvre de dissociation, soit muette, soit tapageuse, qui se poursuit, referons-nous le commun centre organique où recommence de vibrer, avec toutes ses anciennes délicatesses, le sens commun qui fit les délices du genre humain ? Une société française est-elle encore possible ? C'est-à-dire un peuple français, organisé sur ses franchises naturelles ? C'est-à-dire un État français construit avec autorité ? C'est-à-dire la fleur du peuple et de l'État, des franchises et du Pouvoir ?

Je suspends mes questions, comme un historien ou comme un analyste qui se soucie peu d'aller faire le prophète. On doit prédire cependant que la plainte française subsistera autant que ce triple malheur : désordre politique, embarras administratif, dissociation générale. J'avoue que c'est une grande affaire que les ôter ; mais l'amour, qui fait de bons livres, est aussi excellent politique que médecin. Une poignée de bons citoyens suffirait peut-être à résoudre la triple peste. M. Bodley qui la déplore et M. Hanotaux qui s'aveugle dessus y font pareillement réfléchir leur public. Ils travaillent au concert des bons citoyens.

Charles Maurras
  1. « Je ne vends pas mes couronnes [de fleurs], sinon aux amoureux » (n.d.é.) [Retour]

  2. Maurice Barrès. C'est le titre donné à la trilogie que forment Les Déracinés (1897), L'Appel au soldat (1900) et Leurs Figures (1902). (n.d.é.) [Retour]

  3. Gabriel Hanotaux est né en 1853 à Beaurevoir, dans l'Aisne. (n.d.é.) [Retour]

  4. Ces citations sont du Figaro de 1897. [Retour]
  5. Il s'agit de la constitution du Consulat en 1799. (n.d.é.) [Retour]

  6. Il dit quelque part : « De tous les traités sur la centralisation qui se sont multipliés en France, aucun parmi les plus hardis n'entame, au point de vue anglais, le système décentralisateur. » Comment M. Bodley ne s'est-il pas dit qu'il y a peut-être un système de décentralisation qui vaudrait pour la France et non pour l'Angleterre ? [Retour]

  7. L'arrondissement qui coïncide souvent avec l'ancien pays est la plus naturelle de nos circonscriptions administratives ; mais c'est aussi la plus mal dotée, la moins organisée pour le gouvernement local. [Retour]

  8. République utopique du Télémaque de Fénelon. (n.d.é.) [Retour]

  9. L'Énergie française, page 151. [Retour]

  10. Il aurait fallu citer pour être équitable leur maître à tous, le marquis de La Tour du Pin, auteur des beaux travaux de philosophie politique et chef d'une école importante. [Retour]

  11. « Ces nobles qui, dans la nuit du 4 août, ont presque comiquement annulé leurs pouvoirs, que reste-t-il d'eux ? Voyez ! ils ne savent même point se purger des rastaquouères, qui leur donnent peu à peu les plus ignobles couleurs. » Maurice Barrès. [Retour]

Texte paru dans Minerva, année 1, 1-4, du 15 avril 1902, p. 535-561.

Vous pouvez télécharger ce texte au format Adobe PDF.

Retourner à la liste des textes ou au blog Maurras.net

Ce texte est dans le domaine public en Amérique du Nord.

XHTML valide.