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Pastiche du Journal des Goncourt

M. de Goncourt se trouvait au théâtre l’autre mardi et, s’il est permis de se nommer après un si grand homme, le hasard m’avait fait asseoir à ses côtés. Vers la fin du deuxième acte, le maître tira son mouchoir ; mais son geste fut brusque ; un petit agenda relié en cuir russe vint tomber à mes pieds. Je m’en saisis rapidement et le mis dans ma poche. Je ne suis pas bien sûr d’avoir entièrement caché ce procédé à M. de Goncourt. Il me sembla qu’il m’épiait avec ses prunelles de lynx. Mais, soit insouciance, soit générosité, soit quelque autre raison qu’il ne sied point d’approfondir, il n’en témoigna nulle aigreur. Il fut même fort agréable tout le reste de la soirée.

Rentré chez moi, je vis que ma mauvaise action avait porté des fruits exquis. L’agenda contenait le journal autographe de M. de Goncourt pendant le mois de novembre 1891.

Une feuille parisienne vient de donner le même ouvrage avec dix années de retard. Petits propos de table, indiscrétions, portraits, axiomes frappés pour le médaillier de l’histoire, philosophie légère et profonde tour à tour, morale aiguë, syntaxe libre et cascades de génitifs, ce journal n’a rien négligé de ce qui peut instruire ou divertir l’esprit des hommes. Les notes que je recopie ne le cèdent point à leurs aînées. La seule différence, qui tient à la chronologie, tourne même à leur avantage. Elles nous montrent un Goncourt en progrès de sagesse, de style, de curiosité. Elles offrent, de plus, pour parler comme mon auteur, cette odeur de chair fraîche qui plaît aux ogres d’aujourd’hui. Elles sont « actuelles ».

On leur reprochera d’être méchantes çà et là. Mais M. de Goncourt en a été bien excusé. Car, s’il malmène tout le monde, ses amis nous ont fait plusieurs fois remarquer qu’il ne s’épargne point.

2 novembre — Ce cheveu, gris hier, devenu blanc, qui, tandis que je lis ou que j’écris ou que je songe, neige silencieusement de mon vieux front sur le papier. Oui, toujours, désormais, ce cheveu, ce blanc message de la fin, s’effile, s’interpose entre moi et toutes les choses.

Même jour. — Jaune et noir dans la brume douce, ce fiacre, s’enfuyant, m’enchaînait d’une sympathie. Étrange jeu de teintes ! — Faire un chapitre là-dessus.

3 novembre. — Mon ancien éditeur B… L’avais rencontré l’an passé : furieux, mais furieux gentiment de n’avoir pas reçu un exemplaire de Chérie. Je lui mandai Chérie avec un mot de souvenir sur la feuille de garde.

Retrouvé l’autre jour le même exemplaire aux mains d’un provincial nouveau débarqué.

B… le lui avait vendu, sans même prendre soin d’en effacer la dédicace.

5 novembre. — Chez N…, le frère du peintre, un peu dessinateur lui-même. Atelier sous les toits. La feuille de papier-joseph 1 placée sur le bord du bureau. Tremble, palpite, bat de l’aile — la feuille de papier-joseph — aux vibrations qui montent du pavé secoué. Et, me bouchant l’oreille, au seul tremblement de la feuille, je distingue quel véhicule cahote dans la rue : tombereau, camion, voiture de bouchers, de postiers, simples fiacres.

À une allure plus discrète, à je ne sais quel balancement des essieux, j’arrive à percevoir les fiacres dont les stores sont baissés amoureusement…

Sur cette feuille de papier se réfléchit, s’inscrit, d’un graphique léger et net, l’haleine de Paris, du Paris monstrueux, avec ses spasmes, ses arrêts, ses accélérations.

Même jour. — Photographie, phonographie :

L’univers peint par lui-même et conté par lui-même.

Rêvé d’un instrument qui forcerait les choses à confesser toute leur vie, qui ressusciterait les immortelles vibrations anciennes de chacune, comme l’éther réveille les impressions de la lumière sur du papier sensibilisé. Le parapluie du roi de Juillet nous redirait l’histoire de Louis-Philippe mieux que M. Thureau-Dangin 2.

Même jour (examen de minuit). — Et c’est presque cela, nos livres d’histoire, presque cela : du papier sensibilisé. L’éventail de la Dubarry manié et interrogé, nous avons, quant à nous, simplement rédigé des Mémoires sous sa dictée…

6 novembre, 5 heures du soir. — C’est bien restreint le nombre de femmes qui ne méritent pas d’être jetées à l’eau avec une pierre au cou.

8 novembre. — La tragique existence de ce romancier. Père infortuné et fils lamentable. Tous ses enfants morts de phtisie. Les ascendants déshonorés d’une génération à l’autre. Alcoolique lui-même, morphinomane, éthéromane haschichin : ravagé de tous les virus issus de l’exacerbation de la vie de Paris. Qu’a-t-il tiré de tout cela ? Un art sec et froid de rhéteur.

Comme notre menue névrose a mieux fructifié !

9 novembre. — M. Sixte 3, ce philosophe si réputé, ce penseur, cet ascète qui fait le désespoir des prêtres de ma connaissance (car sa vertu athée n’est jamais mise en discussion) ; ce grand, sec, mince vieillard gris, dont Bourget nous a fait un second Spinoza : rencontré hier soir ; et il discutait chez Brébant le chiffre de son addition avec une âpreté commerçante de ménagère et des cris de mégère enrhumée :

— Ce n’est que trois francs !

Il glapissait. — Va, je l’entendrai, mon bonhomme, ton « ce n’est que trois francs », d’ici à ce que je rouvre la Psychologie de Dieu 4 !

12 novembre. — Vu Zola. Il maigrit.

Venait de présider la séance de la Société des gens de lettres. Ah ! l’insurgé qui capitule ! le jacobin devenu le plus ferme soutien de l’empire !

13 novembre. — Par le petit J…, je ne suis pas mal informé de ce que l’on dit chez les Renan.

— Le suicide, déclarait Renan hier soir, est la résolution du problème métaphysique par la méthode expérimentale.

15 novembre. — I… Z… avec son gros derrière — presque aussi gros que celui du pauvre Flaubert — était-il cocasse hier soir !

16 novembre. — Pour une série d’EMPEREURS : Rêvé d’un potage de perles où l’on changerait de cuillère à chaque bouchée.

17 novembre. — Une bien singulière pensée de Pascal que m’a citée ce soir, à dîner, Léon Daudet : « L’homme est un roseau pensant. »

18 novembre. — Daudet se porte mieux. Son plus jeune fils venu avec Georges Hugo, qui se trouve en congé.

Georges Hugo : petit, gras, rose, dans son costume matelot qu’il promène coquettement. Le nez d’oiseau de proie du grand-père, entre des yeux vernis, bombés et lavés tout au fond d’un brouillard d’insignifiance.

20 novembre. — Idiosyncrasies.

Un très bon dîner à quatre, ces jours-ci. De B… a demandé trois fois de la même salade russe.

Le soir du même jour. — Charcot vient d’affirmer que les idiosyncrasies les mieux dessinées concernaient pour la plupart la gustation culinaire.

Voir si de B… n’est pas par hasard slavophile.

21 novembre. — M. Lafargue-y-Dolorès élu par un département du Nord. Curieux pullulement des Latins d’Amérique.

Dit ce soir à Hérédia :

— Bientôt le Tout-Paris, un Tout-Cuba, tout bonnement !

24 novembre. — Ouvert plusieurs romans nouveaux. Le métier oublié, délaissé par les jeunes gens. Plus de sensations de nature. Plus de ce tremblé léger des fins de phrase, de ce flou délicieux qui, il y a cinq ans, passionnaient encore la jeunesse artiste. Plus, comme dans nos œuvres, un seul de ces détails aigus qui font monter à fleur de livre la goutte de sang de la vie :

Après le krach des libraires, c’est le krach des auteurs.

Même jour. — Mon jeune compatriote Barrès : sa culture du moi.

Un homme d’esprit me disait :

— La culture du moi ? Eh bien, quoi ?

Et c’est vrai ? Eh bien, quoi ?

26 novembre.— Les grands-ducs au Père Lunette 5 ;

Les déclarations de l’archevêque d’Aix : le peuple, les ouvriers, le socialisme chrétien ;

Ainsi les princes au caboulot et le clergé français dans le jardin de Bérénice ?

27 novembre. — Place de la Madeleine, au grand tralala de six heures, aperçu M. T…, le ministre de Mac-Mahon. Tout rasé, blanc et rose, en stricts vêtements noirs, sous la pluie, dans la boue, il barbote, il piétine, tout son menu corps affolé par le roulement des voitures, paralysé par les ténèbres, les bleus brillants, les ors gluants, Jablokoff 6, Edison, reflets de gaz des magasins… Il va, il vient sur la chaussée, n’atteint ni trottoir ni refuge, d’une allure, d’un pas sentant d’une lieue leur province. De quinze ans plus âgé que lui, je lui offre mon bras, le sauve :

— Non, décidément, — me dit-il, la goutte de mélancolie à l’œil, — je n’ai pas le pied parisien…

Le pied parisien ! Ce qui manque aux gens bien pensants. Ce qui leur manquera toujours. Car ils cessent de bien penser s’ils viennent à sentir s’allonger entre leurs honnêtes bottines le petit bout d’ongle de vice qui commence ce pied fourchu, ce pied damnément débrouillard des démons de Paris.

Même jour. — L’étrange, l’invincible puissance intelligentuelle des gens qui ne savent ni lire ni écrire !

28 novembre. — Dans un café du boulevard, le petit J… entendait un jeune homme se répandre en critiques sur le compte de la Faustin 7.

Informations prises, ce jeune inconvenant se trouve être le fils d’un parent de M. Wilson. J… a fait l’enquête lui-même.

Même jour. — Oui, Homère ne peint que les souffrances physiques. Oui, quand bien même la rue d’Ulm envahirait Auteuil ! Sophocle, aussi, d’ailleurs. Lu, ce soir, Philoctète. Un gémissement d’onagre blessé — d’un style bien trop beau pour être jamais expressif.

29 novembre. — Ajalbert terminé son adaptation théâtrale de la Femme au XVIIIe siècle.

Lecture intime : les fils Daudet, sa femme, le ménage Zola. Au quatrième acte, qui est le meilleur, la grimace significative de Mme Zola. Insérer quelque part un portrait de la femme d’homme de lettres.

... J’abrège infiniment. Car il faut convenir que le mois de novembre de M. de Goncourt est un ouvrage copieux. J’ai élagué de préférences ces redites et ces truismes qu’un grand esprit peut se permettre, mais dont il n’a souci de régaler les gens. Je n’ai pris que la fleur. J’ai fait l’anthologie des méditations de M. de Goncourt. Leur force et leur variété n’ont point manqué de vous surprendre ni de vous émouvoir. Art, politique, vie humaine, elles volent à tout sujet, et elles en rapportent de triomphantes vérités. Le miel platonicien n’a point d’arôme comparable. S’il avait pu prévoir M. de Goncourt, Aulu-Gelle n’eût rien écrit.

Charles Maurras
  1. Papier mince dont le nom vient du prénom de son inventeur, Joseph Montgolfier, directeur de papeteries à Annonay au début du XVIIIe siècle. (n.d.é.) [Retour]

  2. Paul Thureau-Dangin avait écrit L’Église et l’État sous la monarchie de Juillet (Plon, 1880), puis une Histoire de la monarchie de Juillet (Plon, Nourrit et Cie) en sept volumes, dont la parution, commencée en 1884, s’achèvera en 1892. Voir Hommage à l'historien de la monarchie de Juillet, écrit par Maurras en 1888. (n.d.é.) [Retour]

  3. Adrien Sixte, l’un des personnages du Disciple de Paul Bourget. (n.d.é.) [Retour]

  4. L’un des ouvrages attribués par Bourget à Adrien Sixte. (n.d.é.) [Retour]

  5. Au Père Lunette était un restaurant populaire, une « bibine », de la rue Galande à Paris. Précisément pour son aspect misérable, il était fréquenté par les mondains, et faisait partie de ce que l’on appelait la tournée des grands-ducs (voir É. Goudeau, Paris qui consomme, 1893, p. 271). (n.d.é.) [Retour]

  6. Inventeur russe, précurseur d’Edison, il réalisa l’une des premières lampes électriques expérimentales. (n.d.é.) [Retour]

  7. Œuvre d’Edmond de Goncourt, parue en 1882 à Paris, chez Charpentier. (n.d.é.) [Retour]

Texte paru dans la Revue Bleue, tome 48, du 1er juillet au 31 décembre 1891.

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