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Hommage à l'historien de la monarchie de Juillet

L'Histoire de la monarchie de Juillet, de M. Thureau-Dangin, conquiert tous les jours de nouveaux lecteurs. Mais elle est encore loin d'être appréciée à son juste mérite. Je voudrais l'analyser ici sommairement, et essayer en même temps une description aussi exacte que possible du talent de son auteur. On excusera ce qu'il y aura d'incomplet dans cette exposition, de précipité dans ces jugements, en songeant que ce bel ouvrage n'est pas terminé, et que M. Thureau-Dangin n'a pas dit, tant s'en faut, le dernier mot de son talent.

I

Dans la nuit du 29 au 30 juillet 1830, Charles X ayant quitté Paris, la ville était à l'émeute et la France sans gouvernement. M. Thiers, alors simple journaliste, se souvint fort à propos d'anciennes intrigues nouées autour du duc d'Orléans par l'opposition libérale, et, sans même attendre son assentiment, mit en avant le nom de ce prince dans des proclamations qui furent affichées au matin. Déjà fort embarrassés de leur situation, troublés de leur victoire, les députés furent presque unanimes à se rallier autour de ce nom, et le duc d'Orléans, dans la journée du 31, finit par accepter le titre de lieutenant-général du royaume et le rôle de pacificateur. Rôle ingrat à cette heure. La révolution courait les rues, en rayonnant de l'Hôtel-de-Ville, où s'agitait la garde nationale, sous le commandement honoraire de La Fayette. Opposer la force à la force eût été dangereux pour ce gouvernement de quelques heures, le duc aima mieux négocier. Dans cette même journée du 31, précédé d'un tambour et des huissiers de la Chambre, et suivi de quatre-vingts députés, il quitta le Palais-Royal, et dans cet équipage plus que modeste, se dirigea vers l'Hôtel-de-Ville, au milieu d'une foule assez mêlée d'abord, mais de plus en plus houleuse, à mesure qu'il pénétrait dans les quartiers populaires. Il entra néanmoins dans l'Hôtel-de-Ville et tout à coup parut au balcon, donnant le bras à La Fayette, ombragés tous les deux d'un drapeau tricolore. Ce fut une explosion de sensibilité :

— Vive La Fayette ! Vive le duc d'Orléans !

De tous les points de la place l'immense acclamation des badauds armés consomma l'établissement du trône de Juillet.

Les orateurs républicains, les historiens absolument hostiles ne reconnaissent pas à la dynastie d'Orléans une autre origine ; ils ne tiennent compte, dans la journée du 31, que du « sacre de l'Hôtel-de-Ville ». Ils avaient intérêt à représenter Louis-Philippe comme un fils ingrat de la révolution, issu des barricades, élevé sur le pavois populaire et devant sa couronne au suffrage de la nation révoltée ; il était clair, dès lors, que ce roi par la grâce du peuple était un simple prête-nom, tout au plus l'intendant de l'idée révolutionnaire, ayant pour tout mandat d'appliquer le programme qu'elle dicterait. M. Thureau-Dangin, tout en regrettant et en blâmant en termes formels la violation de la tradition monarchique, rectifie cet exposé en le complétant ; il met au premier plan dans son récit, comme elle fut dans les faits, la démarche collective des députés auprès du duc d'Orléans et les motifs qui les décidèrent à cette démarche, leur espoir qu'un Bourbon serait aux yeux de la France et de l'Europe une garantie de sécurité.

La scène du balcon ne fut qu'un incident assez secondaire au milieu des événements qui marquèrent cette journée. Mais il faut avouer qu'elle prêtait à des malentendus, et qu'à cette époque il était délicat, peut-être impossible, de les dissiper ; car dès qu'on y touchait on avait l'air de renier son origine, de rompre avec ses précédents, ce qui est toujours vilain dans la bouche des parvenus, et Louis-Philippe en était un, incontestablement. C'est ce qui explique les premières avances que faisait à son peuple, ouvriers et bourgeois, le nouveau roi des Français. Par malheur, ces familiarités contribuèrent à former la légende du roi citoyen et de la monarchie élue. Ces concessions peut-être nécessaires aux exigences du moment, on les prit argent comptant, pour la véritable « politique de Juillet ». Dieu sait quelles visées disparates on associait tous les matins à cette formule. Cela signifiait tantôt le roi soliveau, tantôt la délivrance de la Pologne ou le passage des Alpes par la garde nationale, en somme : révolution, et les esprits logiques disaient tout court : émeute. On était loin du jour où M. Guizot devait réprouver en pleine Chambre ce mot de révolution ; personne encore ne disait : « c'est un grand mal qu'une révolution ; une révolution coûte fort cher, financièrement, moralement, politiquement, de mille manières. » Personne ne le disait, mais cette vérité commençait à briller dans plus d'un esprit, à la clarté de certains événements, comme le pillage de Saint-Germain-l'Auxerrois et le sac de l'Archevêché.

De son côté, le roi venait de découvrir parmi ces clairvoyants un homme assez courageux pour exprimer la pensée commune, assez énergique pour l'imposer aux Chambres, assez haut de cœur pour braver l'opinion. Casimir Périer osa, du premier coup, renier toute parenté révolutionnaire au nom de la nouvelle dynastie : « Non, Monsieur, criait-il avec colère à Odilon Barrot, il n'y a pas eu de révolution, il n'y a eu qu'un simple changement dans la personne du roi. » Il faut souvent parler aux assemblées comme on parle aux enfants, exagérer la vérité pour la leur faire admettre. Ce mensonge ou semi-mensonge officiel était le seul moyen de conserver le trône, l'ordre par conséquent. Les « carlistes », avec le sûr instinct des profonds ennemis, l'avaient compris immédiatement. Pendant dix-huit ans, Berryer ne fit que répéter aux divers cabinets :

— Vous êtes sortis d'une révolution, vous et l'ordre des choses dont vous faîtes partie ; c'est un fait, je l'accepte en tant que fait ; mais soyez conséquents et révolutionnaires, soyez-le en plein, gouvernez dans le sens de la Révolution.

Casimir Périer ne se contenta pas de déjouer cette manœuvre. Il osa davantage, il se fit le champion du principe d'autorité, et lui sacrifia, pour commencer, sa popularité : c'est le plus cher des biens de l'homme d'État, mais c'est le plus gênant. Songer à plaire à la galerie est toujours une entrave pour qui veut agir. Il s'en débarrassa et n'en fut que plus fort. Il reprit possession de Paris, qui jusque là avait appartenu à l'émeute, et fit descendre la troupe dans la rue, ce que personne n'avait osé depuis les glorieuses. Dans les Chambres, il se pétrit une majorité, et cette majorité lui survécut comme de politique. Le ministère du 11 octobre était encore un ministère Périer, avec les mêmes vues, mais élargies, et dressées par M. Guizot à la hauteur d'une théorie gouvernementale, appliquées par le duc de Broglie et M. Thiers, avec un ensemble, un concert qu'on ne retrouve plus dans les cabinets postérieurs. Malgré tout, la mort de Casimir Périer 1 fut un malheur irréparable. Le parti de la résistance perdit en lui l'homme le plus capable d'en assurer la cohésion et d'en maintenir l'unité.

La série des fautes commença le jour où M. Thiers se sépara de ses collègues et fit bande à part. Trop fier pour disputer un portefeuille, le duc de Broglie se confina dans un demi-silence. M. Guizot, plus ambitieux, se mit à la tête d'un groupe, non point hostile à M. Thiers, mais réservé, attendant les actes du jeune ministre ; celui-ci se dépêchait d'agir dans le sens le plus désagréable à M. Guizot. Il débordait la majorité si difficilement réunie par Casimir Périer, et se soutenait par des votes de hasard, recrutés à la bonne fortune des débats parlementaires : politique de bascule au-dedans, de girouette au dehors, ne visant qu'à l'effet. On doute que M. Thiers se soit cru, en 1836, un très grand diplomate, mais ce qui est bien certain, c'est qu'il désirât que les autres le crussent. À quelles fantaisies ne s'est-il pas livré dans ce but ! L'alliance anglaise était depuis Juillet notre point d'appui en Europe. M. Thiers l'abandonna tout à coup. Pourquoi cela ? Parce qu'il caressait un projet de mariage entre le duc d'Orléans et une archiduchesse. L'entreprise était difficile, les ambassadeurs la déclaraient absurde, et M. Thiers n'y voyait que plus de lauriers à moissonner. Or, par malheur, il échoua ; nouveau coup de gouvernail rapprochant la politique française du cabinet de Saint James. C'est M. Thiers qui l'a donné, M. Thiers furieux de se déconvenue, ne sachant quelle attitude prendre pour la dissimuler, voulant faire la guerre uniquement pour faire quelque chose ; or, les troubles d'Espagne en fournissaient quelque lointain prétexte : si l'armée française allait faire un tour de ce côté ? Louis-Philippe refusa net, et M. Thiers trouva enfin l'occasion de faire parler de lui ; il donna sa démission, et put poser avec fracas pour « le ministre de l'honneur national ».

Soult et Guizot le remplacèrent, et cela ne simplifia rien. Il y eut deux oppositions au lieu d'une, M. Thiers au centre gauche et, au centre droit, M. Guizot lui-même, quand ses procédés trop anguleux, ses théories trop peu flexibles l'eurent éliminé du ministère Molé. Comme toutes les oppositions, ces deux centres finirent par trouver le terrain d'une entente ; M. Thiers et M. Guizot se donnèrent le baiser de paix, chacun mettant en poche un bout de son drapeau : ce fut la coalition, compromis peu honorable, dont le prétexte étonne et saisit douloureusement. On ne conçoit plus aujourd'hui que des hommes politiques de la valeur de M. Guizot aient pu admettre un seul instant la fameuse maxime : le roi règne et ne gouverne pas ; tout ce que l'on peut dire pour les défendre, c'est que l'expérience du gouvernement représentatif leur faisait défaut. Encore leur méprise nous paraît-elle singulière. Sous prétexte d'attaquer le pouvoir personnel, la politique de la cour, dans la personne de M. Molé, les doctrinaires ont porté à la monarchie de Juillet une atteinte dont elle eut grand'peine à se relever. Ils en furent d'ailleurs bien punis, car après le scandaleux interrègne ministériel de 1839, ils n'obtinrent pas un seul portefeuille dans le cabinet Soult.

Mais voyons, puisque nous y sommes, ce qu'était ce gouvernement personnel dont ils feignaient de craindre les plus néfastes résultats, et surtout ce que vaut ce gouvernement, si on compare sa politique à celle des divers ministères, après 1836.

M. Thureau-Dangin a tracé à plusieurs reprises le portrait du roi Louis-Philippe, un portrait peu flatteur, mais juste en toutes ses parties. Il n'a rien laissé subsister de la grotesque légende créée par la petite presse et la caricature, mais sans dissimuler le manque absolu de prestige qui nuisit tant à Louis-Philippe dans l'opinion des Français de 1830. Il a même insisté sur ce point avec une telle vivacité que la mémoire du roi de Juillet resterait en souffrance, si le lecteur ne se rappelait les mille et une circonstances où la sagesse un peu bourgeoise, un peu vantarde, un peu tatillonne de Louis-Philippe sauva notre pays. Sans ce pauvre roi qui sut s'allier à temps à « la perfide Albion » la France courait, en 1830, le danger de subir une invasion étrangère suivie d'un morcellement. Les bonnets à poils de la garde nationale n'auraient pas suffi pour intimider le czar Nicolas et M. de Metternich. Sans doute « Ulysse », comme Heine 2 et A. de Vigny se sont accordés à le nommer, fut soutenu dans les premières années par M. de Talleyrand, son ambassadeur à Londres. Plus tard, bon gré mal gré, il dut céder la direction de la diplomatie à M. de Broglie ; mais après la chute de ce dernier, Louis-Philippe eut bien le droit d'appeler son système la conservation de nos alliances, en dépit de la légèreté de M. Thiers, de l'indolence de M. Molé et de l'incapacité du maréchal Soult.

Cette politique ne fut pas, comme on l'a trop redit, sans aucune gloire. Ne fallait-il pas, en outre une grande souplesse diplomatique, une certaine audace, pour braver l'Angleterre en Algérie et en Portugal, l'Autriche à Ancône et en Belgique tout le continent 3 ? Notre action était impossible dans un rayon plus étendu. Le roi le comprenait. M. Thureau-Dangin nous le fait toucher du doigt ; mais l'opinion française ne se résignait pas à accepter cette impossibilité matérielle, bien indépendante de la personne de Louis-Philippe et de ses secrets désirs. C'est ce qui commença à rendre le souverain si impopulaire, impopulaire comme aucun de ses prédécesseurs ne l'avait été. On n'imagine pas que cette politique, en somme si sage, ait rencontré dans toutes les classes de la nation un accueil aussi malveillant. Terre-à-terre comme elle était, elle devait évidemment déplaire à la jeunesse d'alors ; mais cette jeunesse elle-même, sentimentale et nerveuse, vivant dans l'absolu, dédaigneuse du fait, grisée d'art et de philosophie, la tête pleine de légendes napoléoniennes et révolutionnaires, ivre du nom de France, dont des poètes historiens venaient de lui révéler le splendide passé, cette jeunesse qui rêvait pour son pays des destins gigantesques, était une infime minorité, en complète opposition de tendance et d'esprit avec le gros de l'armée électorale.

En attendant que la sagesse vînt à la jeune génération, Louis-Philippe avait le droit de compter sur la bourgeoisie, non seulement sur ses bulletins de vote, qui ne lui manquèrent pas, mais sur son appui moral, qu'elle lui refusa lâchement. Il y a là une de ces défections que l'histoire ne comprend pas. Que Vigny et Chateaubriand aient vécu retranchés dans un légitimisme intraitable et désespéré ; que George Sand, Lamennais, Lamartine aient rêvé, en présence des crises ouvrières, d'une fraternité socialiste ou républicaine ; que le juste milieu et la paix perpétuelle ne fussent pas précisément l'idéal de la petite cour d'écrivains et d'artistes groupés autour du duc d'Orléans : on conçoit tout cela. Qui dit jeunesse ou poésie dit exaltation, dit oubli de la vue nette des choses. Mais Prudhomme 4 avait l'âge, le poids, tout ce qu'il fallait pour bien voir ; l'énormité de sa bêtise explique seule la quantité d'affronts qu'il prodigua à Louis-Philippe et à sa famille, et cette opposition de dix-huit années jalouse, hargneuse, et pourtant réfléchie ; on n'a pour s'en convaincre qu'à lire les pamphlets de M. de Cormenin sur la liste civile, ou, chez M. Thureau-Dangin, l'histoire des rejets de dotations ou les débats de ce honteux procès de la Contemporaine, dans lequel le jury acquitta purement et simplement les calomniateurs de Louis-Philippe ; sur douze bourgeois parisiens, il ne s'en était trouvé que six pour se porter garants de l'honorabilité du roi. Prudhomme est d'ordinaire plus vigilant sur ses intérêts ; comment n'avait-il pas compris, en 1840, que sa fortune était liée à celle de la dynastie d'Orléans ? Les regrets de cette bourgeoisie, si caressée pendant dix-huit ans, furent amers après 1848, dans la détresse politique et financière qui aboutit au 2 décembre 5 ; mais à qui la faute ?

La coalition met encore en lumière l'un des plus grands défauts du régime parlementaire : la tendance des assemblées à se croire tout le gouvernement, la propension qu'ont tous les corps délibérants à engager une lutte systématique avec le pouvoir, leur jalousie de la prérogative royale, leur besoin persistant de la rogner et de la limiter. M. Thureau-Dangin ne pense pas que cet exemple soit la condamnation définitive de ce régime. Ce vice lui paraît de nature à disparaître, par une répartition plus sage des pouvoirs, sans entraîner la disparition du gouvernement représentatif. Tant mieux ; car l'histoire des événements postérieurs à la coalition accumule des charges nouvelles contre la façon dont ce régime était pratiqué sous Louis-Philippe. Une grande partie des erreurs et des fautes commises au sujet de la question d'Orient 6 n'a pas d'autre origine. L'initiative du cabinet français fut paralysée par l'ingérence de ce qu'on appelait alors la nation. Une majorité solide lui faisant défaut, il ne pouvait gouverner contre l'opinion ; devant à tout propos justifier ses moindres démarches devant la presse et devant les Chambres, il ne pouvait garder un secret ; obligé avec cela de contenter également ces deux aspirations nationales dont l'une excluait l'autre, le maintien de l'alliance anglaise contre la Russie et l'agrandissement de Méhémet-Ali, doit-on s'étonner qu'il ait, de guerre lasse, fait passer cette contradiction dans notre diplomatie et proposé sans rire le programme saugrenu dont on avait bercé la Chambre ; qu'à ce lord Palmerston 7, dans lequel l'orgueil national et la morgue personnelle se doublaient d'une antipathie profonde contre la France, il ait tenu sérieusement ce langage : « Nous sommes vos alliés et voulons rester tels ; c'est là un grand honneur que nous vous faisons. Méhémet-Ali ne vous convient pas ; il n'en sera pas moins souverain héréditaire d'Égypte, de Syrie et autres lieux, si nous le voulons bien ; n'attendez de notre part aucune concession. »

Et M. Thiers, le « ministre de l'honneur national », incarnant les sentiments du peuple et de la bourgeoisie, n'en fit aucune. Il se roidit opiniâtrement. Avant toute rupture, le cabinet anglais obligea lord Palmerston à faire une dernière offre. On accordait à Méhémet l'Égypte héréditaire, le pachalick d'Acre, sauf la ville de ce nom, également héréditaire, « le tout, sous la condition qu'en cas de refus du pacha, le gouvernement français s'associerait aux mesures de contrainte à prendre contre lui ». M. Thureau-Dangin s'arrête ici pour déclarer qu'à cette transaction « l'intérêt, l'honneur et même l'amour-propre ont satisfaction ». Mais qu'aurait dit la galerie, dont M. Thiers était le mandataire ?

Préférer Albion à Méhémet-Ali ?

Il n'y pouvait penser. Il refusa, refusa, et la France eut un camouflet : le traité du 15 juillet fut signé à l'insu de notre ambassadeur. Si la guerre ne s'en est pas suivie, une guerre aussi désastreuse que l'a été trente ans plus tard celle de 1870, ce n'a pas été la faute de M. Thiers, des journaux et des hommes d'imagination. Il faut en faire honneur au bon sens de Louis-Philippe.

Le principal inconvénient de ce régime ainsi pratiqué, c'est donc la perversion de l'idée de gouvernement. Par la fatalité des choses, les ministres furent réduits, en plus d'une occasion, à n'être, comme M. Thiers, que de simples « manœuvriers parlementaires ». Leur activité se dépensait, se dispersait en mille riens sans issue, et surtout à ce rien plus absorbant que tous les autres, le souci de l'effet, la pose dramatique « au tribunal de l'opinion ». M. Thiers eut à un degré éminent ce besoin de jeter de la poudre aux yeux des Chambres et du public, la faculté de perdre de vue la question principale pour s'occuper des accessoires.

L'esprit à la fois entêté et léger, impérieux, écolier et rageur de M. Thiers éclate en plein dans la fameuse question d'Orient, qui se termina par le camouflet piteux que l'on sait.

Le ministère réparateur de M. Guizot, en faisant concéder à Méhémet-Ali l'Égypte héréditaire, en obligeant l'Europe à rappeler la France dans le concert dont on l'avait bannie, sauva du moins l'honneur que M. Thiers, qui confondait trop ici sa petite personne avec la France, faisait semblant de croire perdu. Des pertes plus réelles, y en avait-il ? Je répondrai avec Thureau-Dangin et par un mot qu'il affectionne : oui et non. Oui et non pour le pacha ; il subissait des conditions plus dures qu'avant le traité du 15 Juillet ; mais l'Égypte lui resta avec ses frontières rigoureusement délimitées par la nature, et c'est peut-être à l'homogénéité de ses possessions que la dynastie de Méhémet est redevable de sa durée. Oui et non encore pour la France ; car — laissons de côté l'honneur qui fut sauf — cette guerre en vue fut pour nous une alerte salutaire. Nos arsenaux furent pourvus, nos armées un peu négligées furent mises sur un meilleur pied ; enfin, en dépit des protestations, pour parer à toute éventualité, par je ne sais quel pressentiment du dernier roi français, on décréta les fortifications de Paris, à la suite de ce réveil du sentiment national. Oui, mais de l'autre côté du Rhin on se réveillait aussi ; les cris de nos journaux secouèrent la torpeur germanique, qui reprit son allure de 1813. Selon la formule extrêmement nette d'un historien allemand (Hillebrand 8) cité par M. Thureau-Dangin :

— Ce fut là le jour de la conception de l'Allemagne. C'en était fini pour l'élite de la nation des idées françaises. Le courant, jusqu'alors arrêté, de l'amour de la liberté nationale et historique prit à jamais le dessus sur le courant rationnel français de l'esprit de révolution.

Pendant ce temps la Chambre gémissait, fort marrie de la note à payer, un milliard de prodigalités folles, disait-elle, de dépenses exagérées, d'armements inutiles, par la faute, les uns disaient du roi, les autres de M. Thiers. Par dessus ces gémissements on entendait le fausset grêle de M. Thiers démontrant, clair comme le jour, qu'il avait dépensé 189 millions, et il en était fier, mais pas un sou de plus. Enfin, et vers la même époque, il montait à la surface de la société quelque chose que M. Thureau-Dangin étudiera plus en détail dans ses prochains volumes, mais dont il a signalé la venue : l'idée de la réforme électorale, qui devait renverser Louis-Philippe, se faisait jour peu à peu, en même temps que l'idée socialiste qui menace encore l'organisation actuelle. Le gouvernement de Juillet, c'est le premier de ses torts et le grief le plus sérieux qu'on puisse élever contre lui, n'avait jamais songé à donner satisfaction aux besoins moraux de la foule. Les esprits d'élite se consolaient dans l'art. Mais les autres ?

Après la fausse alerte qui venait d'exalter tous les cerveaux, les idées de Fourier, de Louis Blanc, de Pierre Leroux trouvaient un terrain tout prêt à les recevoir et à les faire germer. Notons qu'elles avaient un tour idyllique et sentimental dont le socialisme contemporain s'est tout à fait débarrassé. Quant au suffrage universel, c'est encore vers ce temps-là qu'on a commencé d'en parler. Le spectacle de la coalition n'avait pas augmenté le prestige du corps électoral et de ses élus.

— Faites voter le peuple et vous verrez que tout s'arrangera !

Encore une illusion dont l'expérience nous a bien allégés ; mais ce devait être là l'idée d'une époque où les agitateurs n'étaient pas tous sans conscience, où l'espérance du mieux n'était pas ipso facto traitée de chimère, d'une époque dont la nuance exacte me semble bien marquée chez M. Thureau-Dangin par les deux traits que voici : M. Thiers couvrant son parquet de cartes géographiques et, là, étendu sur le ventre, s'occupant à fixer des épingles noires et vertes, tout comme avait fait Napoléon, et Louis-Napoléon, lors de sa tentative sur Boulogne, emportant à son bord un aigle vivant… !

II

M. Thureau-Dangin m'accuserait d'avoir forcé la note des sévérités si je donnais ce qui précède comme une exacte réduction de ses quatre volumes. Je dirai donc : voilà les réflexions qu'ils m'ont suggérées. Ce n'est pas la moins curieuse vertu de cette histoire que de faire travailler les esprits les plus indifférents en matière politique ; une vertu qui a sa rançon, puisque celui qui en est doué doit accepter la collaboration de tous ses lecteurs. Mais M. Thureau-Dangin accepte de bonne grâce cette collaboration. On dirait même qu'il l'appelle. Encore plus mesurés dans la forme que modérés dans le fond, ses jugements ne paraissent jamais s'exprimer en entier. Il y a tout un arrière-fond de demi-mots, de réticences qui murmurent : Complétez-nous, lecteur ! Très flatté, le lecteur ne se fait pas faute d'allonger le texte, en y cousant des broderies de sa façon, des commentaires de son cru ; il en exagère à plaisir les vues originales, et, si l'on peut dire, les thèses. Peut-être qu'ici cette exagération n'est pas déplacée ; car j'ai voulu mettre en saillie les côtés piquants de cette histoire et ceux-là seulement. Il est bien entendu que M. Thureau-Dangin se garde des excès dans tous les sens et des théories en tous genres, qu'il nuance les blâmes et explique les erreurs.

Toujours respectueux, quand il parle de Louis-Philippe et de ses ministres sérieux, M. Thureau-Dangin montre sans doute une certaine ironie, je ne crois pas l'avoir exagérée, à l'égard des enthousiasmes irraisonnés, des ambitions, des espoirs chimériques de la génération de 1830 ; mais de ce qu'il traite comme elle le mérite l'Église française de l'abbé Châtel et se moque des trois prophètes Confucius, Parmentier et… Lafitte, de ce qu'éclairé par les événements, il s'est dégagé de tout chauvinisme et de tout fanatisme pour apprécier nos relations internationales et nos crises intérieures, il serait injuste de supposer chez lui un parti pris de dédain pour les choses de l'esprit, ou, comme on l'a trop fait, comme je crains de l'en avoir loué trop gratuitement, l'unique souci des résultats en matière politique. Rien n'est plus éloigné de la pensée de M. Thureau-Dangin que ce positivisme gouvernemental, et l'on peut s'en convaincre à la lecture de ses belles études sur le mouvement religieux.

Personne n'a mieux décrit l'état d'indifférence dans lequel végétait encore la jeunesse, quelques années après la révolution de Juillet, et raconté, d'un accent plus ému, plus vibrant, cette renaissance du sentiment chrétien, ce mouvement ascensionnel du catholicisme de 1830 à 1848, cette série de luttes auxquelles concoururent les premiers esprits du temps, Lamennais, Lacordaire, Montalembert, Ozanam, et qui finirent par la grande victoire de la loi sur l'enseignement. Comme toutes les victoires, celle-ci n'était que la résultante de nombreux succès partiels arrêtés maintes fois par des échecs considérables. Ainsi, les vainqueurs de 1850 assistaient en somme au triomphe des idées de L'Avenir 9, moins l'utopie et le scandale ; mais L'Avenir était resté sur le carreau. M. Thureau-Dangin s'est appliqué avec un soin particulier à l'analyse des idées lamennaisiennes et des causes qui amenèrent leur insuccès partiel. Ceux qui s'obstineraient à voir dans l'historien officiel de la monarchie de Juillet soit un libérâtre incorrigible, soit un empirique, un « opportuniste » sans principe régulateur, soit encore un iconoclaste aux manières polies, ceux-là feront bien de relire tout ce bel exposé, d'un trait vigoureux, aux conclusions très nettes et sagement énoncées ; toutes les pages où M. Thureau-Dangin aborde la question religieuse ont, du reste, ce caractère de fermeté nuancée de modération. Il y aurait, dans ce catholicisme d'un homme d'État, le sujet d'une intéressante psychologie. Mais le sujet m'emporte, à mon grand regret.

Que n'y aurait-il pas à dire, aussi, sur une tout autre face du talent de M. Thureau-Dangin, à propos des pages saisissantes consacrées à la conquête de l'Algérie ?

N'ayant voulu qu'indiquer le tracé général de l'Histoire de la monarchie de Juillet, j'ai dû négliger ce très bel épisode ; c'est un petit chef-d'œuvre dans le grand ; toutes les campagnes y sont exposées avec la lucidité de M. Thiers et plus de sobriété. Je n'en dirai qu'un mot : on peut lire ce chapitre sans recourir à la carte. Il y a telle page, la prise de Constantine, par exemple, qui peut soutenir la comparaison avec ce que nous ont laissé de plus achevé les grands historiens de l'antiquité.

III

L'Académie française a, par trois fois, et sur le rapport de M. Taine, décerné le grand prix Gobert à l'Histoire de la monarchie de Juillet. Le suffrage de l'illustre compagnie et celui, plus précieux encore, de son rapporteur, me dispensent de dire que M. Thureau-Dangin a fait une œuvre littéraire. J'aimerais cependant éplucher par le menu les rares qualités du nouvel historien. Elles ressortent singulièrement dans le tas d'érudits, de chartiers et de compilateurs qui se multiplient à notre grand ennui. Non qu'il méprise le document ; il est peu de pages, dans tout ce travail, qui ne portent en note la mention « documents inédits », si chère aux fureteurs. Il a fouillé les secrètes archives du duc de Broglie, de M. de Barante, de M. de Sainte-Aulaire, de M. de Viel-Castel, correspondances, agendas, mémoires, souvenirs, notes au jour le jour ; il a passé au milieu de ces richesses et de ces séductions sans perdre son bon sens. L'odeur des paperasses ne l'a point grisé. Il n'a pas renoncé à la rédaction personnelle, ni, comme l'a fait trop souvent M. Taine, chargé les documents de le suppléer auprès de ses lecteurs. Il pouvait se borner à ficeler un fagot, il a fait un bouquet dont chaque fleur vaut la peine d'être regardée et sentie par les connaisseurs. Parmi tant de petits faits qu'il pouvait recueillir, il n'en a pas choisi un seul qui fût banal. Tous les traits « inédits » sont intéressants ; et si l'on est curieux de savoir à quel point, en voici un quelconque. Je puise au hasard :

Après la chute du cabinet du 1er Mars 1840, le duc de Broglie fit maints efforts pour empêcher M. Thiers de faire une opposition systématique à M. Guizot, appelé au pouvoir par Louis-Philippe. Le duc de Broglie avait été, au 1er mars, comme le parrain de M. Thiers, et s'était porté caution de sa sagesse auprès des conservateurs. Ce souvenir donnait à ses avis pas mal d'autorité.

— Vous avez deux conduites à tenir, lui disait-il. Une opposition vive vous concilie la gauche mais vous éloigne du pouvoir ; faîtes-vous l'homme de la gauche, et vous ne rentrez plus qu'avec une révolution. Au contraire, attendez, tenez-vous tranquille, soyez modéré, et dans six mois les cartes vous reviennent.

Pendant que le duc parlait ainsi, M. Thiers paraissait touché au point d'avoir des larmes dans les yeux.

C'est là une des vignettes historiques qui fixent à jamais les traits des deux interlocuteurs. Irrité, tiré vers la gauche, M. Thiers avait peut-être en portefeuille les notes du discours qu'il devait prononcer le 25 décembre. Son plan était tracé. Tout à coup, la petitesse de son rôle et l'inhabileté de son plan lui sont dévoilées brusquement et trop tard. Il se sent engagé, enlisé à jamais dans cette opposition de sept ans jusqu'à son ministère de vingt-quatre heures, jusqu'à la chute de la dynastie, à la révolution pressentie par le duc. Je ne sais si le petit speech prêté à celui-ci par M. Thureau-Dangin fut prononcé textuellement ou forgé après coup ; mais on n'invente pas un trait comme le dernier, cette émotion de M. Thiers, touché au point d'avoir des larmes dans les yeux. Posez en regard le duc de Broglie, dans son sang-froid hautain nuancé de compassion, et n'assistant pas sans quelque surprise à cette explosion de sensibilité méridionale. Est-ce que vous n'enviez pas les témoins d'une telle scène, si elle eut des témoins ? Pour ma part, j'aurais voulu être mouche. La plupart des « inédits » de M. Thureau-Dangin me font éprouver le même désir ; ils passionnent. Quel malheur qu'il ait trouvé si peu d'imitateurs ! Nous bâillerions moins haut en lisant ses confrères, lorsque nous les lisons.

Ne pas faire bâiller, c'est déjà quelque chose. Il y a mieux. C'est d'avoir un talent original, d'apporter une conception neuve en un genre aussi vieux que l'histoire. J'appellerais volontiers cette conception, de l'histoire autoritaire, de l'histoire de gouvernement.

La marche du récit n'est pas abandonnée au hasard des événements. Les faits, alignés en série plutôt qu'arrangés en tableaux, sont déroulés selon un plan philosophique, abstrait. Encore l'auteur n'insiste-t-il que sur une certaine classe de faits, sur ceux qui peuvent donner des événements une explication véritable, et non plus seulement plausible et hypothétique, comme il suffit à tant de narrateurs. C'est pour cela que la diplomatie tient une si grande place dans l'ouvrage et une plus grande dans le souvenir des lecteurs ; car c'est visiblement à cette partie que M. Thureau-Dangin a mis le plus d'art, de talent, de passion et de vie. Il a payé de sa personne, il s'y est jeté corps et âme. Certaines expositions sont de vrais chefs-d'œuvre ; le premier ministère et la question extérieure, les affaires étrangères sous Casimir Périer, et surtout le débrouillement de cet écheveau : la question d'Orient, négociations et conséquences politiques. On serait tenté, à voir cette habileté, d'acclamer le rédacteur en chef du Français ministre des affaires étrangères. Il est vrai qu'on le verrait avec la même joie président du conseil ; car il démêle également bien, avec un enthousiasme communicatif, les fils des négociations qui se croisent avant la formation de chaque ministère. Il aime à respirer l'air des cabinets et des chancelleries, ces arrière-coulisses de l'histoire, à en recueillir les chuchotements. Sur la scène, on se remue davantage, on crie plus fort ; mais le spectacle est bien moins instructif. M. Thureau-Dangin suit les ministres à la Chambre, il ne s'y rendrait pas de son propre mouvement. Peu de séances parlementaires dans son histoire ; des fragments de discours ministériels, suivis, et non toujours, de l'analyse des répliques. Il dédaigne les « approbations sur divers bancs » et les « murmures » entrecoupant tous les discours, moyen usé et trop facile de donner l'illusion des mouvements d'une assemblée. Si deux adversaires comme Guizot et Thiers se trouvent en présence, il rend compte du résultat de la rencontre plutôt que du duel et de ses péripéties. Le reste de la Chambre n'existe qu'à titre de concept ; majorité, minorité, centre gauche, tiers-parti. Ce qu'il y a de pittoresque dans le champ clos parlementaire est donc négligé totalement. Ce n'est pas faute de matière. Les débats orageux n'ont pas manqué à la tribune, de 1830 à 1848. Louis Blanc en est l'écho. Maintes pages de l'Histoire de dix ans 10 ne sont que la transcription telle quelle du Moniteur 11 quand ce dernier n'existait pas encore. Le moindre éclat de voix y est enregistré. Quel grand homme que Berryer aux yeux de Louis Blanc et de son continuateur ! Quel personnage secondaire aux yeux de M. Thureau-Dangin qui, après avoir tracé de lui un portrait exact et vivant, comme tous les portraits sortis de sa plume, après avoir rendu une fois pour toutes un hommage sympathique au grand caractère et à l'incomparable éloquence de Berryer, ne dit presque plus rien de lui dans la suite de son histoire, et se borne à signaler dans les circonstances mémorables, son apparition à la tribune.

Je ne critique pas, je constate. Je constate que, vu de chez M. Thureau-Dangin, Berryer est parmi les comparses. Je prends ici Berryer pour le représentant d'une espèce. J'entends par Berryer tout ce qui ne fut sous Louis-Philippe que verbe, qu'éloquence, qu'explosion mélodieuse de sentiments, sans résultat positif appréciable. Si M. Thureau-Dangin n'était qu'un politique, je n'aurais manifesté aucun étonnement de cette omission. Mais le politique est doublé d'un artiste, on le verra plus loin. Or je m'étonne que l'artiste n'ait pas débauché le narrateur, ne l'ait pas fait sortir de sa route pour écouter un moment ces belles sonorités, pour admirer ces belles têtes, pour retracer quelque drame parlementaire ou révolutionnaire, le procès des ministres de Charles X, ou les insurrections lyonnaises, ce qui eût fait un si beau pendant à la sombre peinture du choléra à Paris. Oui certes je m'en étonne ; je m'aperçois ensuite qu'il y a là évidemment une victoire du peintre sur lui-même, une réaction de la volonté sur le tempérament, un effort couronné de succès, et à ce titre je l'admire.

Quand j'ai bien admiré, je cherche les raisons pour lesquelles M. Thureau-Dangin a retenu son pinceau, et, quand je les ai trouvées, elles me semblent tout à fait identiques aux raisons pour lesquelles Louis Blanc a brossé, plutôt qu'il n'a écrit tant de pages frissonnantes. Louis Blanc n'a pas décrit pour le plaisir de les décrire les insurrections de Lyon, et M. Thureau-Dangin ne s'est pas tu sur le même sujet pour le plaisir de se taire. Tous deux ont obéi aux mêmes préoccupations politiques et sociales. Une seule différence : Louis Blanc était révolutionnaire et M. Thureau-Dangin est conservateur. Si peu probant que fût le récit d'une révolte et si vaines que pussent paraître les légendes dont on l'environnait, il y avait là une machine de guerre à manœuvrer contre la monarchie, et Louis Blanc n'avait pour but que sa destruction. Inversement M. Thureau-Dangin doit redouter les surprises du sentiment. L'amour des phrases vides est bien affaibli chez les Français de 1887. Toutefois il peut avoir ses regains. De même pour la politique sentimentale, de même pour les engouements révolutionnaires. Sommes-nous bien certains qu'une excitation un peu forte ne les ranime pas en nous, si désillusionnés que nous pensions être ? M. Thureau-Dangin n'en est pas plus certain que nous. C'est pour cela qu'il se garde de donner aucune secousse, et l'on me permettra de trouver ses scrupules fort sages.

Le souci de l'hygiène sociale l'accompagne partout. S'il traite de la littérature de 1830, il ne la considère que sous ces deux rapports comme exprimant les mœurs de l'époque et comme ayant exercé une influence sur ces mœurs. Dirai-je que je le regrette ? Oui et beaucoup. D'abord cela fera des quiproquos. Plus d'un sot adressera à cette littérature les critiques que M. Thureau-Dangin n'adresse qu'aux sujets par elle choisis. Il était en second lieu éminemment apte à dire en homme de goût ses impressions littéraires, beaucoup plus apte selon moi que les deux critiques auxquels il a recouru trop exclusivement. Le Sainte-Beuve des Portraits traversa pendant tout le règne une crise de jalousie littéraire dont il ne se défit jamais complètement à l'égard de ses anciens amis plus favorisés de la « Muse », Quant à M. Nisard, appréciateur distingué des œuvres du passé, il a toujours paru condamné à bien des erreurs sur ses contemporains, privilège qu'il partageait avec M. Villemain. Quelque lutin leur brouillait les idées aussitôt qu'ils touchaient à certaines dates.

Enfin, il n'est jamais indifférent au prestige d'un règne que les lettres y aient été représentées avec plus ou moins d'éclat ; il est sans doute bien ridicule à un monarque de commander un rapport sur les progrès de la poésie depuis le glorieux jour de son avènement ; mais le lustre des écrivains rejaillit toujours quelque peu sur « le trône qui les protège » ou qui ne les protège pas. Il manquerait quelque chose au premier empire si Napoléon n'avait pas eu Chateaubriand pour adversaire et Madame de Staël pour souffre-douleur. Musset pouvait être bien indifférent à Louis-Philippe et Louis-Philippe à Musset ; c'est de 1830 à 1848 que l'un a fait ses chefs-d'œuvre et que l'autre a régné. Ils s'en vont côte à côte à la postérité, et si le premier porte quelque auréole, il devient impossible à l'autre d'en éviter le reflet. Tant pis si je m'explique mal, mais je regrette bien le morceau de critique littéraire, purement littéraire, que pouvait nous donner M. Thureau-Dangin.

Les belles pages qu'il a écrites prêtent à des malentendus. Je ne me lasserai pas de le répéter, ni même de le démontrer, quoique ce soit très clair. Ainsi M. Thureau-Dangin signale la fermeture des salons qui résulta de la révolution, l'invasion de la rue dans les lettres, le passage d'un souffle révolutionnaire. Il a mille fois raison. Mais pourquoi s'en plaint-il ? Tout le XVIIIe siècle avait travaillé dans les salons, pour les salons, sur les salons. Le XIXe découvrit une autre matière et des sujets nouveaux. Au point de vue de l'art, est-ce bien regrettable ?

Un littérateur serait peut-être tenté de dire à l'historien : le sentiment révolutionnaire est l'un des plus propres à inspirer un grand lyrique ; il unit, en effet, deux sentiments qui s'excluent d'ordinaire, une tristesse accablée, une explosion de joie : tristesse du présent, joyeuse aspiration vers un état meilleur. Quant aux désespoirs absolus et mornes, comme il y en eut aux environs de 1830, ils consument le poète ; mais cette vie qui se ronge elle-même, est un spectacle dont la tristesse poignante peut inspirer des œuvres de premier ordre.

Ainsi prenons Alfred de Vigny. Certes, comme le dit M. Thureau-Dangin, Vigny n'est pas le même homme après 1830, le chevalier trouvère, « enthousiaste, fidèle à son Dieu et à son roi, jaloux de l'hermine de sa muse ». Il est bien devenu « un analyste méfiant, triste, boudeur, amer, revenu de tous ses rêves de jeunesse, ayant perdu ses croyances religieuses, comme ses affections politiques, sans que rien les ait remplacées ». Rien, et dans l'effroi de sa pensée solitaire et nue, il a écrit tous ses chefs-d'œuvre. Son Journal est encore lisible après les Pensées de Pascal. Le chevalier trouvère écrivait de fort jolies choses, Le Bal, Dolorida ; il laissait subsister bien des mièvreries dans Eloa ; Moïse même eût gagné à être composé plus tard, à l'époque des Destinées, c'est-à-dire de la Bouteille à la mer et de la Colère de Samson, de L'Esprit pur et de La Maison du Berger. Le grand ébranlement qu'avait reçu tout son être moral le poussa au sublime où il ne serait jamais monté sans cela. Sans dire avec Musset 12 que

Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,

il est sûr que les émotions les plus intenses fécondent le mieux le talent, quelle que soit leur couleur et leur tonalité, quel que soit l'état morbide ou salutaire où elles plongent l'homme qu'elles ont frappé. Rien de plus délicat, de plus rebelle aux thèses que les rapports du tempérament moral et du génie artistique.

Autre exemple : Musset. Tout ce qu'a dit M. Thureau-Dangin sur la vie du poète est dit admirablement, il l'a montrée de plus en plus assombrie par les « spectres de sa jeunesse ». Que n'a-t-il remarqué que dans sa poésie se produisait un phénomène absolument opposé ? À mesure que l'existence du poète s'abaissait davantage, sa poésie — effet de réaction — s'épurait et montait dans un ciel plus calme et plus serein.

Les premières négations, celles de Mardoche, sont les plus insolentes. Plus tard, un rayon d'idéal illumine le front de Franck et de don Juan, et selon le mot de Stendhal, Musset prête au doute de Rolla l'accent de la prière. Dans les Nuits, il atteint à l'idéale pureté de Lamartine et de Milton ; les derniers vers qu'il composa furent L'Espoir en Dieu, le Souvenir. Aucun de ces poèmes ne dit l'agonie intellectuelle et morale dans laquelle le poète se mourait…

Toutes ces chicanes sont le fait d'un certain littérateur qui ne sait pas le premier mot des questions sociales. Mais moi qui suis juge, il faut bien que je tombe d'accord avec M. Thureau-Dangin sur tous les points de sa thèse. Oui, les convenances littéraires ayant été supprimées par la révolution de 1830, un débordement s'en est suivi qui est encore menaçant pour la société. C'est là un fait incontestable. Le malheur est que cela figure dans une Histoire de la monarchie de Juillet et soit dans le cas d'être pris pour un tableau des lettres sous ce règne, alors que la pensée de l'auteur n'est pas allée si loin. La Révolution de Juillet et la littérature, tel est le titre du chapitre. Si cette étude inspirait à quelqu'un le désir de faire plus ample connaissance avec M. Thureau-Dangin, je supplie le nouveau lecteur de ne pas oublier ce titre, et de ne pas perdre de vue l'étroite relation qui unit ce fragment à l'idée générale du livre. L'auteur se réserve peut-être de couronner son œuvre par un tableau complet, absolument littéraire, de la production artistique sous Louis-Philippe. Il aurait l'occasion d'y faire figurer plus d'un grand écrivain oublié dans sa première ébauche, — Théophile Gautier, pour ne citer que celui-là — et de signaler les origines de la poésie et du roman contemporains. Mais laissons les postulata, et notons la tendresse qu'il a témoignée dans tout ce chapitre pour « l'équilibre et la discipline des intelligences et des consciences ». C'est le goût des autoritaires ; nous rencontrons une seconde fois le mot par lequel j'ai tantôt défini son talent d'historien.

Mauvaise définition. Car elle est incomplète. Ce mot d'autoritaire n'embrasse que la moitié du talent de M. Thureau-Dangin. À côté du politique doctrinaire et libéral, il y a l'artiste, l'historien par plaisir, le voyant et le peintre. Mais que voit-il et que peint-il ? Par des raisons d'utilité sociale, il ne peint pas tout ce qu'il voit. Il s'abstient de toucher à certains sujets ou, s'il les indique, c'est par des mots abstraits. Devant les scènes tumultueuses qui pourraient inspirer des sympathies révolutionnaires, il refoule, il contient ses qualités de peintre ; en revanche, il leur donne une libre carrière dans le genre inoffensif du portrait historique. Quiconque se présente à l'horizon de la monarchie de Juillet est croqué sur-le-champ, parfois portraituré en buste ; on peut même admirer dans la galerie de M. Thureau-Dangin quelques grands personnages étudiés de pied en cap. Enfin il s'est permis — beaucoup plus rarement — de ciseler un cadre à ses plus vivantes peintures. La scène du prétoire où comparurent, l'un défenseur, l'autre accusé dans un procès de presse, Michel de Bourges et Godefroy Cavaignac, est un véritable modèle.

On vit se lever un avocat petit, trapu, chauve, le regard ardent, ayant dans tout son être quelque chose de fort, mais de grossier et d'un peu paysan. Personne ne le connaissait. Il sortit des bancs et se plaça au milieu du prétoire, comme pour se donner un champ plus libre : l'œil fixé sur les juges, il commença. L'auditoire fut étonné tout d'abord et bientôt saisi ; agitant d'une main convulsive ses notes éparses, l'orateur avait des bondissements et des éclats de bête fauve ; le geste était d'une trivialité impérieuse et redoutable ; le mouvement puissant, la parole d'une rudesse et d'une nudité affectées, avec une recherche de mots populaires ; et surtout, on sentait brûler dans cette rhétorique la flamme sombre des haines, des audaces et des colères démagogiques ; tels furent les débuts de Michel de Bourges sur la scène parisienne.

Le portrait de Cavaignac est plus long, trop long pour être cité, je le regrette bien, car on y sent, chez M. Thureau-Dangin, un mélange d'estime sympathique pour ce « paladin de la démagogie » avec une espèce d'horreur sacrée pour l'homme qui osa le premier s'écrier en plein prétoire : « Messieurs, je suis républicain ! »

Ces beaux encadrements ne sont pas très nombreux. L'auteur aime à s'en tenir au simple portrait, dont il sait varier et multiplier les formes. Tantôt il fait une étude de psychologie politique (les Lieutenants de Casimir Périer) ; tantôt, en plein compte rendu, d'un grand coup de crayon il enferme un caractère, une silhouette morale ; ailleurs un croquis fort soigné, dix, vingt à trente lignes, avec des traits savants, de multiples retouches à la façon de La Bruyère, des parallèles très étudiés, chaque phrase faisant vis-à-vis à une autre, chaque mot ayant un mot qui lui répond, sans que la vérité perde rien à ce jeu artistique, sans que les coquetteries et les balancements de l'expression portent la moindre atteinte à la justesse des idées. C'est en cela surtout qu'apparaît toute l'originalité de M. Thureau-Dangin, c'est en cela qu'il est un maître, en cette fusion si réussie de la matière dans le moule et de l'idée dans l'expression.

Il est vrai qu'il ne tient obstinément ni pour l'un ni pour l'autre de ces deux éléments ; il sait faire au bon endroit les plus pénibles sacrifices. Je l'ai montré déjà, mais il faut y revenir. L'obsession de l'unité, fatale aux philosophes, se rencontre quelquefois chez les historiens. Trouver la direction d'une vie, la dominante d'un caractère, est leur souci perpétuel. S'ils la trouvent, c'est fort bien. Le portrait n'en sera que plus beau ; il ne sera que plus facile de l'exécuter. Mais si on ne la trouve pas, cette unité, comme il arrive cinq fois sur sept quand on a affaire aux hommes du XIXe siècle ? Bien des peintres l'inventeraient, et beaucoup l'ont inventée, l'ont imposée à leur modèle arbitrairement. En pareil cas, M. Thureau-Dangin se résout sagement à subdiviser son travail ; il s'efforce de saisir les différentes attitudes du personnage dont il n'a pu apercevoir les traits généraux, il le prend tel qu'il le voit, modifiant sa pose à mesure que les circonstances se modifient. Le portrait de Villemain professeur, député, ministre, est un bon exemple de ces petits tableaux en trois ou quatre médaillons. Il se pourrait que le goût personnel de l'auteur le portât à ces compositions très analytiques. Il renonce volontiers aux bénéfices de l'unité, même devant les types qui nous paraissent faciles à envelopper dans une formule simple. Toute vérité générale a son côté particulier, un lien qui la relie à la contingence des événements ; c'est cette relation que M. Thureau-Dangin s'attache à exprimer. Il est donc obligé d'en recommencer l'étude, aussi souvent que les événements changent ces relations. Que de portraits, tous admirables, du seul roi Louis-Philippe ! Cela revient à dire que l'artiste qui est en M. Thureau-Dangin, préfère le côté vivant des choses à leur aspect scientifique ; il s'intéresse donc aux petits faits, aux nuances psychologiques, aux jeux subtils des consciences politiques.

De là ces traits vifs et nets qui vous retracent en deux lignes une physionomie, une situation : c'est La Fayette « citoyen de tous les États, garde national de toutes les cités »; c'est Dupont de l'Eure, « esprit obstiné et court », toujours prêt à offrir sa démission « avec une sorte d'indépendance bourrue »; c'est M. Thiers orateur et « son art merveilleux, sans jamais fatiguer, de ne jamais se fatiguer lui-même »; c'est le maréchal Soult, faisant chambrée tantôt avec Molé, tantôt avec ses adversaires, « manche brillant auquel on pouvait adapter des lames de toutes formes et de toutes trempes ». On en trouve comme cela à toutes les pages. À côté de ces éclats de style, il faudrait pouvoir donner une idée des plus délicats procédés de M. Thureau-Dangin, de la façon ingénieuse dont il obtient dans tous ses tableaux des milliers de dégradations et des changements progressifs dans les images qu'il suscite. Mais chaque touche ici ne vaut que par les touches avoisinantes, il est donc impossible d'en détacher aucune, impossible de donner le moindre échantillon du premier, de l'essentiel mérite de M. Thureau-Dangin ; allez après cela faire des études critiques et donner l'idée d'un livre à qui ne l'a pas lu !

Charles Maurras
  1. En 1832. (Comme celle-ci, les notes suivantes sont des notes des éditeurs.) [Retour]

  2. Heinrich Heine, 1797-1856, poète allemand qui vécut à Paris une grande partie de sa vie. [Retour]

  3. La conquête de l'Algérie avait commencé sous Charles X ; au Portugal, en Autriche et en Italie, la France et l'Angleterre soutenaient toutes deux les nationalismes libéraux, mais souvent de manière concurrente. [Retour]

  4. Popularisé par le dramaturge et caricaturiste Henry-Bonaventure Monnier, 1799-1877, le personnage fictif de Joseph Prudhomme est une personnification de la bourgeoisie du XIXe siècle. [Retour]

  5. La monarchie de Juillet sera renversée en 1848 et après une brève parenthèse républicaine le coup d'État du 2 décembre 1851 amènera le second Empire. [Retour]

  6. Le qualificatif de « question d'Orient » a été appliqué au XIXe siècle à plusieurs séries d'événements qui impliquaient les puissances européennes en Asie. Durant la monarchie de Juillet il s'agit essentiellement de la révolte du pacha d'Égypte Méhémet-Ali contre l'empire Ottoman et des conséquences de cette révolte. [Retour]

  7. Henry Temple Palmerston, 1784-1865. Alors ministre des Affaires étrangères anglais dans les cabinets Grey puis Russell. Il sera Premier ministre entre 1855 et 1865. [Retour]

  8. Karl Hillebrand, 1829-1884, essayiste, publiciste et historien de la littérature allemande, il fut un temps à Paris secrétaire de Heinrich Heine (voir note 2). [Retour]

  9. L'Avenir était un journal quotidien français dont le premier numéro parut le 16 octobre 1830. Il avait été fondé à l'initiative de M. Harel du Tancrel et de l'abbé Félicité de Lamennais, rédacteur en chef. Les principaux rédacteurs étaient Philippe Gerbet, Henri Lacordaire et Charles de Montalembert. C'était par excellence le représentant du catholicisme libéral. [Retour]

  10. Louis Blanc publie sous ce titre en 1841 un ouvrage sur les dix premières années du règne de Louis-Philippe. Il sera complété ensuite par l'Histoire de huit ans d'Élias Regnault qui couvre les années de 1840 à 1848. [Retour]

  11. De 1789 à 1869, le Moniteur publiait les débats des assemblées françaises et remplissait un peu le rôle du Journal officiel. [Retour]

  12. Dans La Nuit de mai. [Retour]

Texte paru dans La Controverse et le Contemporain, numéro du 15 septembre au 15 décembre 1888.

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