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Le Chemin de Paradis
Préface

À Frédéric AMOURETTI.

Aquarelle de Gernez pour l'édition de luxe du Chemin de Paradis en 1927

Mon cher ami, donnons un signe de la vive amitié qui nous lie depuis trois années 1 et acceptez ce livre dont j'aurais eu plus de plaisir à vous faire présent s'il eût été digne de vous. Mais c'est mon premier livre, et il porte le nom d'un chemin de Provence où nous avons marché ensemble un soir de l'automne dernier.

Vous vous rappelez ce Chemin. Il est pauvre, il est nu et triste, souvent pris entre deux murailles et seulement fleuri de joncs et de plantes salines. Il longe les étangs sur le bord desquels je suis né. Je l'aime chèrement comme tout ce pays qui est, je crois, ce que j'ai de meilleur au monde. Terre maigre et dorée où siffle le vent éternel, ses vergers d'oliviers, ses bois de roseaux et de pins voilent à peine ses rochers ; mais le ciel y est magnifique, exquis le dessin des rivages et si gracieuse la lumière que les moindres objets se figurent 2 dans l'air comme des Esprits bienheureux.

Que je ferme les yeux, je revois d'abord ces clartés. Dans une plaine étroite, avoisinée d'étangs et qui aboutit à la mer, un chemin triste, nu, mais baigné de la riche profondeur de ce ciel et comme brillant au travers, telle est l'idée première que je me suis faite du monde. Telle était aussi l'idée de ce livre avant qu'il fut écrit. Mais il est écrit maintenant et ne ressemble plus du tout à ce beau souvenir. Me voici obligé de lui chercher de moins hautes comparaisons pour exprimer au juste quels modestes essais d'art intellectuel 3 ce titre ambitieux vous annonce.

Je dirai donc que j'aimerais voir ces pages entre vos mains comme ces recueils de vergé filigrané que l'on peut regarder à la Bibliothèque. L'aspect en est bien ordinaire et les yeux malhabiles ne trouvent à chaque feuillet qu'une suite de champs d'une vieille teinte jaunâtre, ou bleuis vaguement. Mais celui qui les offre au rayon d'une lampe ou à la lumière du jour ne manque pas d'y voir transparaître des figures singulières et dignes d'attention, si naïf qu'en soit le dessin, car elles nous conservent les marques distinctives de nos plus anciens artisans.

Si peu que soit mon art, il ne laissera pas de donner ainsi quelque joie à qui y cherchera, non plus la cloche, le griffon, l'écu, les lis en fleur, le coq, l'aiguière, la colombe ou les autres symboles de cette industrie primitive, mais les traits d'une simple et pieuse philosophie. Ces traits se feront voir dans leur naturel quand vous présenterez les pages de ces Mythes et de ces Fabliaux au clair intérieur de vos réflexions. Ils se révéleront sous un mince tissu de phrases, dont je peux dire que je n'ai pas écrit une seule sans l'illustrer comme d'un filigrane de sens secrets. Tous apparaîtraient à la longue si ma phrase avait longue vie. Du moins, par vous, par le rayon de vos rêveries attentives, plus d'une humble figure de ce livre fera briller une vérité méconnue ; comme un simple caillou des sentiers de notre Provence participe, au soleil, des ondes du ciel.

Gardez donc de vous attarder à la lettre et à l'apparence. J'ai écrit un livre de fables. N'y cherchez pas la nouveauté des intrigues ourdies ni des étrangetés d'attitudes et de peintures, ni davantage aucun souci de couleur historique. J'ai banni ce souci. Je me suis défendu même 4 de la joie de peindre Arles antique. J'ai laissé le désir de cette émotion, ou vision du monde, dont on fait tant de cas. Fuyant le sublime à la mode, j'ai même tâché de répandre partout une égale lumière. C'est un abri et un bouclier que la lumière ; elle est impénétrable aux curiosités du commun. Les mystères qu'elle recouvre ne seront jamais profanés 5. Je lui ai confié les miens. Vous les verrez voilés de la pure clarté de leur évidence. Un ou deux seulement paraîtront sous des bigarrures, avec ces airs de déraison où vous vous souviendrez que Brute l'Ancien 6 excella.

Aguzza qui, lettor, ben gli occhi al vero,
Ché'l velo è ora ben tanto sottile,
Certo che'l trapassar dentro è leggero
7

Je ne sens point de honte à venir après Dante avertir le lecteur de faire effort de bienveillance et de pénétration. Nos aïeux du douzième 8 siècle, qui furent les maîtres de Dante, étaient plus exigeants que je ne le serai jamais. Ils voulaient que tout vrai plaisir, esthétique ou de connaissance, demandât un acte d'amour. Ainsi appelaient-ils amour leur douce langue, amour la poésie, amour les délicats problèmes de la Gaie-Science, amour enfin toute science. Le Breviari d'Amor était le livre de lecture encyclopédique dont ils nourrissaient la jeunesse. Ils créèrent ainsi un âge de beauté. Lire y devint une occupation amoureuse ; de sorte qu'il n'était si abstruse théologie, jurisprudence ni casuistique si difficile, qui, enseignée par les poètes, ne prît un sens aisé, vif, coloré et sensible même au regard des plus indifférentes 9. Cela ne nuisait point aux histoires touchantes où l'amour met aux prises de tendres cœurs et de beaux yeux ; les plus fines nuances y étaient senties, au contraire, avec une ardeur si précise que l'on en fit l'objet d'une dialectique nouvelle.

Notre France du Moyen Âge et de la Renaissance n'ignora pas non plus ce gracieux enseignement par les emblèmes. Et l'usage en est même arrivé jusqu'à nous qui fûmes introduits aux vérités élémentaires de la vie par les fables de La Fontaine et les mythes de Fénelon. C'étaient nos catéchismes de l'éducation nationale. On les met de côté à mesure que fuit le sens caché de leurs légendes. Le prodigieux épaississement des esprits depuis trois quarts de siècle de culture barbare amène une sorte de nuit tout à fait comparable à celle qui précéda l'an mil, tant les facultés de frémir et de sentir ont seules prévalu et crû ! Qui cherchera le sens des choses ? On ne veut plus qu'en être ému. Il n'est jamais question aujourd'hui que de Sentiments. Les femmes, si brisées et humiliées par nos mœurs, se sont vengées en nous communiquant leur nature. Tout s'est efféminé, depuis l'esprit jusqu'à l'amour. Tout s'est amolli. Incapable de disposer et de promouvoir des idées en harmonieuses séries, on ne songe plus qu'à subir.

Et voilà, direz-vous en souriant, à qui je viens offrir ma collection de filigranes mystérieux ! J'avoue que j'ai mal pris mon temps et peu choisi mon siècle. Ne me donnez pas d'espérance. J'ai pu croire autrefois que le mâle amour des idées était près de se réveiller chez plusieurs jeunes hommes de ma génération. Mais j'ai assez vécu 10 pour me convaincre de l'erreur.

Ils aiment les idées comme de belles mortes. Tant d'hommes se sont fait cuire tout vifs pour elles qu'ils leur trouvent le même genre d'intérêt romanesque qui nous enflamme au nom d'une héroïne telle que la Clélie ou Ninon 11. Ils y cherchent les personnages essentiels de l'histoire humaine. Les moins aveugles vont, en ce sens, jusqu'à reconnaître combien les idées générales de l'amour, du bonheur, de la mort ou de l'art ont plus d'être et de sens que les opaques réalités 12 qui y correspondent. Mais en connaissez-vous un seul qui se soucie de faire un choix entre ces illustres visions et d'appeler sa dame, sa maîtresse, sa conductrice et l'arbitre de ses chemins celle qui lui paraît la plus parfaite, la plus haute et la plus vraie ? Lequel d'entre ces idéalistes nouveaux s'est jamais attaché à poursuivre d'une fine et ardente pointe logique les associations de fantômes, usurpatrices du nom et du rang des Idées ? Cet art de penser est perdu. Les anges Psyché et Pallas qui veillaient toutes deux sur les rêves de notre race les ont abandonnés. Que de tristes paralogismes dans les diverses pauvretés écrites et jouées ce printemps 13, sous couleurs de théâtre philosophique et de dramaturgie néo-platonicienne ! Je n'ai pas besoin de vous rappeler à quel ragoût est mise couramment la parabole de la caverne. Franchement je préfère à ce genre de philosophes les honnêtes barbares qui, sentant leurs cervelles vidées jusqu'à l'os ou bien réduites en liquide et se refusant à l'usage, ont mieux aimé nous prévenir qu'ils suspendaient l'exercice de ces organes.

Mais parlons d'objets plus sérieux. Il n'est point contestable qu'il existe sous le nom de pensée moderne un amas de doctrines si corrompues que leur odeur dégoûte presque de penser. Vous ne me soupçonnerez point d'y être allé puiser le fondement de ma philosophie première. Ces doctrines procèdent de quelques auteurs arrogants dont les noms sont difficiles à prononcer. Ils viennent des contrées où l'on jouit peu du soleil et, selon qu'ils sont nés en pays tudesque ou breton, ils entreprennent de nous glacer l'univers, ne permettant d'y voir qu'une conjonction de solides atomistiques, ou nous perdent dans leur astrologie de l'infini.

J'ai surtout en horreur ces derniers Allemands. L'Infini ! comme ils disent. Le sentiment de l'Infini ! Rien que ces sons absurdes et ces formes honteuses devraient induire à rétablir la belle notion du fini. Elle est bien la seule sensée. Quel Grec l'a dit ? La divinité est un nombre ; tout est nombré et terminé. N'exceptons ni la volupté ni même les amours. Elles 14 ont leurs points extrêmes et au delà se dissocient. Définitions certaines, comme chantèrent nos poètes, et justes confins hors desquels s'étend un obscène chaos.

Pour ranimer l'instinct de ces vérités anciennes, je leur ai consacré la part essentielle de mes deux premières histoires, établies comme des colonnettes chargées de lampes de chaque côté de l'ouverture de mon Chemin 15. Leur clarté, si elle est accueillie et sentie, opérera dans les esprits bien nés une manière de purification et, les plus fortes brumes qui encombrent notre air s'étant ainsi évaporées, tout le reste du livre paraîtra simple, clair, plausible et riant.

Vous y découvrirez comme un traité presque complet de la conduite de la vie. C'est un sujet qui n'est point vierge. Évitez néanmoins, je vous en prie, de me confondre avec les philosophes scythes qui nous promettent le bonheur et ne font que tailler, mutiler et diminuer les essences de notre action. J'ai ma façon d'aimer la vie, qui m'éloigne de leurs écoles. Elle ressort assez de la triple division que j'ai adoptée.

Qu'ils prêchent, en effet, la dure doctrine de la conformité à leur système de morale ou le facile rêve de la vie complaisante à nous-mêmes et à nos amours, tous ont la même prétention de nous enfermer dans l'une de ces extrémités. Ils nous tiennent captifs de leurs Religions ou nous défendent de sortir du cercle de leurs Voluptés. Ils sont persuadés que toute la bonté du monde est nécessairement contenue et serrée ici ou là, à l'exclusion de tout partage, de toute communication. J'ai, pour ma part, marqué au contraire et flétri ces Religions et ces 16 Voluptés tour à tour, comme semblablement impuissantes à nous contenter toutes seules et, si l'on réussit à les isoler de la sorte, ne manquant point de devenir également fausses, malignes et cruelles.

Comme la nature et l'histoire, ces mythes seront pleins d'exemples de tels accidents. Ils montreront à quel degré l'on peut descendre pour faire honneur à de vains scrupules idéalistes, et aussi comme on peut se blesser et se déchirer faute d'avoir compris que la Réflexion, la Règle, le Calcul vivent dans la nature d'une vie nécessaire comme le Plaisir et l'Amour. Les fous qui ne veulent suivre que le plaisir croient se servir eux-mêmes en se privant de guide, de modérateur et de frein et j'en sais, en revanche, qui, par l'erreur inverse, oublient si bien le propre intérêt de leur joie qu'ils ne laissent jamais de nous sembler un peu comiques ; triomphants ou défaits, ils n'inspirent ni la pitié ni l'admiration sans sourire.

La doctrine de ce Chemin de Paradis sera donc que la vie excellente consiste à ne rien méconnaître (Je ne méprise presque rien, disait Leibniz) ; ensuite à combiner, à concilier dans nos cœurs le démon religieux et le voluptueux, car leur désordre amènerait les plus grands maux ; à empêcher qu'il ne s'élève de nos joies goûtées toutes pures cette pointe fine et secrète dont elles sont tranchées à vif ; à obtenir de notre orgueil qu'il ne se gonfle point ni ne nous dessèche le sens vers quelque unité trop lointaine. En un mot, à créer, selon les trois modèles donnés à la fin de ce livre 17, d'intérieures Harmonies.

Cela sans doute est malaisé et presque merveilleux à naître. Mais je n'ai jamais prétendu qu'il fût aisé de vivre.

J'ajouterai, à l'intention de nos modernes, qu'ils gâtent tout en s'affligeant outre mesure des difficultés de la vie. Il y a remède à la vie. Les bons esprits sont inclinés à la tristesse, mais s'éloignent avec ennui des autels emphatiques dressés aux souffrances humaines.

Nos peines, sentent-ils, ne sont guère que les sœurs blessées de nos joies. C'est dire leur peu de substance et leur fragilité 18. Comme nos joies, elles coulent et se succèdent, elles se perdent, se retrouvent, se transforment à tout instant. Mais, ce qui enlève le plus de leur prix et de leur crédit, nous, leur théâtre et leur sujet, devons passer à notre tour. Nos maux, les maux d'autrui, ces ennuis cesseront à tout le moins avec nous-mêmes et, puisque nous avons contre eux le recours de mourir 19, il est bien vain, l'unique thème de tant d'oraisons éloquentes et de strophes apitoyées !

Ces sentiments ont eu très peu de force dans ce siècle. Il est tout enivré et gonflé de vivre. Mais il le paye. Il perd de vue le caractère essentiel de la vie, qui est de conspirer à mourir. La vie lui apparaît privée de sens et de figure. Il ne sait plus lui faire tête de sang-froid. Le trouble, la démence, le malaise, la peur avec tous ses frissons d'imbécillité, la lui peignent d'une ridicule importance. S'il souffre, il perd le sens de son peu d'être et de durée. Il ne compare point ce que sont nos douleurs les plus vives à ce que deviendraient les moindres si elles affligeaient une race de dieux 20. Bien au rebours, chacun divinise son mal. On le projette de la terre jusqu'aux cieux. On l'étend, on le multiplie comme s'il ne devait avoir aucun terme.

Et voyez les effets de l'absurde miséricorde que l'on a des autres et de soi. Sensibilité sans courage, échevelée à tout objet et décernant une valeur démesurée à la vie et à la personne de tous les hommes, elle ne peut que s'emporter 21 aveuglément à l'encontre de ses desseins. Loin qu'elle ait rendu cette exigence moins rude, elle y redouble l'inquiétude, en accentue 22 tous les mécomptes et ruine d'avance l'espoir (qui est, en tout temps, si fragile) d'organiser quelque harmonie. Je ne dis rien des maux nouveaux qu'elle fait abonder 23.

Une partie de la nature est encore liée d'un calme et rythmique sommeil, ignorant peu de joies, exempte de toutes les peines. Mais écoutons nos philanthropes se ruer à la réveiller :

« Il faut être vous, pauvres êtres ! Il faut avoir une âme, il importe d'être bien soi… »

Leurs 24 discours émanciperaient jusqu'aux bêtes de trait s'ils en concevaient le moyen. Ils ne respectent pas la stupeur bienheureuse de ceux qu'ils exhortent à vivre. Ils ne la voient pas. À quels tragiques culs-de-sac est développé le désir 25, ils l'ignorent si bien que pas un ne soupçonne cette mélancolie de ne point être dieu à laquelle tous les héros ont succombé. Leurs vagues tentatives d'un art « personnel » nous renseignent, d'ailleurs, sur le degré de dignité auquel ils convient la nature. C'est purement le leur. Plate vie et plate pensée, cime bourgeoise où il leur plaît que tendent les douleurs d'une multitude plaintive.

Si c'est un jeu, je n'en connais pas de plus sot. Mais le châtiment des joueurs sera de sortir à leur tour de leur propre stupidité. Ils monteront selon la loi qu'ils infligent à d'autres et, par l'âpre chemin, ils parviendront jusqu'à ce point d'où l'on peut découvrir la figure du mal moderne, et l'effarement ingénu qu'ils feront voir alors, leur repentir trouble et honteux viendront nous compléter le divertissement que nous offre déjà la troupe humanitaire de nos évangélistes ibséniens ou tolstoïsants.

C'est 26 un lamentable convoi de sauveurs plus malades que ceux qu'ils prétendent guérir. J'en vois un qui s'afflige de l'émiettement des pensées et propose (pour en sortir) d'augmenter le respect de la conscience individuelle ! Un autre met au feu les livres de science, il y joint ceux qui traitent de l'amour de notre patrie, sans doute pour que les deux points par lesquels il reste possible de garder un peu de discipline et d'accord soient plus vite perdus pour nous ! Un troisième adjure l'Église catholique de devenir, dit-il, l'église de l'esprit, il veut dire de rejeter les images, les croix, les scapulaires, les médailles, toutes divines amulettes 27 dont elle sait endormir çà et là quelque nerf inquiet ou enchanter une personne endolorie.

Hélas ! la vraie pitié, la vraie bonté, la vraie justice leur seraient venues par surcroît si nos réformateurs s'étaient d'abord étudiés à penser juste. Une logique médiocre eût bien suffi à leur montrer en quoi gît la béatitude ; cela n'est point, comme ils l'ont trop dit, de tout ignorer, mais, plus profondément, de peu vivre et de peu sentir.

Bienheureux, dira la sensibilité clairvoyante, celui-là dont les œuvres toujours répandues sur les choses ne sont rien qu'effets machinals, liaisons d'habitudes, inertes mouvements et totales occupations ! Incliné sur la terre, il est si proche d'elle qu'il s'en distingue à peine avant d'y rentrer à jamais. « Oh ne l'éveillez pas 28 ! », comme eût supplié Michel-Ange : « cher lui est son sommeil et plus chère encore son essence de pierre. Ne pas voir, ne pas sentir lui est grande grâce. » L'humain mépris devrait frapper quiconque fait vagir la première concupiscence dans le cerveau ou dans les entrailles d'un instinctif, quiconque 29 diminue le vénérable privilège qu'ont parfois ces bénis de mourir sans avoir vécu.

Cet insensé désir d'élever toute vie humaine au paroxysme, c'est le fond de l'erreur moderne qui ôte la paix de tout cœur. Si vous doutez qu'elle ait de même dégradé les esprits, voyez le culte qu'elle a su faire rendre à la liberté. Vous n'entendrez louer nulle part l'unité des consciences, cette excellente condition de la prospérité publique et de l'ordre privé, sauvegarde des faibles, défense des inquiets, forte discipline des forts et qui méritait bien qu'on la payât de temps en temps du prix de quelques larmes accompagnées de cris, même d'un peu de sang versé. Tout le monde l'oublie ; c'est à la seule liberté de conscience que vont aujourd'hui tous les vœux. Le droit sens l'admettrait encore, si l'on se contentait de respecter en celle-ci un effet naturel, consacré par l'histoire, de la mollesse et de l'incurie de nos pères trop lents à se garer de vains fauteurs de nouveautés. Mais est-ce jamais sur ce ton qu'on nous la recommande ? On vante à haute voix cette force exécrable de dissolution et de ruine ainsi qu'un bien tout positif, un gain précieux et une sorte de conquête suprême des âges ; comme s'il était rien de louable et de beau en soi dans la division des idées et le désaccord des doctrines. Conception immonde aux yeux du poète et tout à fait absurde au point de vue du logicien.

Telle est pourtant la conception et l'amour des têtes modernes. Elles se plaisent aux agents de désordre et de confusion. Et ce plaisir est vil au delà de toute parole. Il nous faut le laisser aux vils comme leur marque propre. Voilà plusieurs années que j'exprime ce sentiment 30. Je ne crois pas que le cours des choses m'ait pu contredire. Rien ne sera trop cher pour revenir de l'anarchie où nous vivons aux accords et à la beauté. S'il apparaît, en calculant de justes équilibres, qu'il faille que quelques-uns souffrent ou servent, la pensée de souffrir ou de faire souffrir ni celle de faire servir ou de servir ne sauront alarmer une bonté sincère ni choquer d'orgueil bien placé.

En segre corz e en servir
Metz tost son percaz e sa renda
31

À suivre cour et à servir
il mit tous ses soins et son bien…

Voilà comme nos vieux romans peignent le parfait chevalier et l'amant idéal ; c'est que l'univers apparaît à l'amant, au héros aussi bien qu'au sage, sur un type d'immense réciprocité de services, pour peu qu'ils y promènent un regard naturel et pur.

Vous avez lu l'Histoire d'une servante. Lamartine n'a rien écrit de plus touchant. Mais le pathétique du livre est surtout, à mon sens, l'état du cœur du vieux poète divisé entre ses chers fantômes de liberté et les clartés de son génie. Le goût de sa pauvre servante pour ce qu'elle appelait naïvement « rendre service » lui semble tantôt une merveilleuse effusion des grâces du ciel, tantôt le pli avilissant de serviles hérédités. Pas une heure, il n'a osé s'arrêter à cette pensée, qui lui est venue cependant, que la bonne femme suivait d'abord sa volupté ; de l'humble coin 32 de son foyer de ceps de vigne elle observait la loi qui fait obéir les étoiles.

C'est servir, en effet, qui est le premier dans les cœurs. Bien que la rencontre en soit rare, je ne conteste point l'appétit de l'indépendance, l'erreur belle et féconde dont quelques hommes sont aveuglés comme de leur sang. Mais la plupart ne l'éprouvent à aucun degré, si ce n'est comme suggestion et imitation machinale, ce qui est encore servir. Bien mieux, ces suggestions ont fait de récentes misères que nous avons eues sous les yeux ; combien d'esclaves nés de notre connaissance retrouveraient la paix au fond des ergastules d'où l'histoire moderne les a follement exilés !

Mourants de lâche inquiétude et pourris d'une élégiaque vanité, encore faudrait-il que l'on hâtât pour eux ce bienfait du carcan, ou les verrons-nous parvenus en un état si avancé de décomposition que leur chair en lambeaux empoisonnerait les murènes.

Je préjuge qu'on évitera d'objecter à ceci le christianisme. La chaîne d'idées que j'expose est très suffisamment païenne et chrétienne pour mériter le beau titre de catholique qui appartient à la religion dans laquelle nous sommes nés 33. Il n'est pas impossible que j'aie heurté, chemin faisant, quelque texte brut 34 de la Bible, mais je sais à peine lesquels 35. D'intelligentes destinées ont fait que les peuples policés du sud de l'Europe n'ont guère connu ces turbulentes écritures orientales qu'extraites, composées, expliquées 36 par l’Église dans la merveille du Missel et de tout le Bréviaire… Je me tiens 37 à ce coutumier, n'ayant rien de plus cher, après les images d'Athènes, que les pompes rigoureuses du Moyen-Âge, la servitude de ses ordres religieux, ses chevaliers, ses belles confréries d'ouvriers et d'artistes si bien organisées contre les humeurs d'un chacun, pour le salut du monde et le règne de la beauté.

Ces deux biens sont en grand péril depuis trois ou quatre cents ans, et voici qu'on invoque au secours du désordre le bizarre Jésus romantique et saint-simonien de mil huit cent quarante. Je connais peu ce personnage et je ne l'aime pas. Je ne connais d'autre Jésus que celui de notre tradition catholique, « le souverain Jupiter qui fut sur terre pour nous crucifié 38 ». Car autant 39, ou la conscience morale de Zénon, huguenot antique 40, ou encore le vague Dieu qui multiplie par l'infini les divers placita de M. Jules Simon 41. Bons ou mauvais, nos goûts sont nôtres et il nous est toujours loisible de nous prendre pour les seuls juges et modèles de notre vie ; mais quelle honte de n'en point convenir franchement et de pallier d'exégèse son anarchisme ou son péché ! Ou quelle lâcheté de s'enquérir de paravents de métaphysique morale pour esquiver les servitudes et les sujétions de la vie !

Neuf fois, dans ces récits égalant le nombre des Muses, je me suis appliqué à donner un visage, un corps humain et une démarche vivante à des opinions assez peu courues de nos jours. J'ai osé évoquer en présence de mille erreurs les types achevés de la Raison, de la Beauté et de la Mort, triple et unique fin du monde. Mais je suis consolé de m'être montré téméraire quand je songe combien il est au-dessus de mes forces de dégrader ou de pâlir ces perfections.

Vous connaissez les mots de l'hymne angélique :

Sous les diverses apparences,
simples signes à peine réels,
se cachent de belles substances 42

Sous l'imperfection du travail et l'indignité des matériaux vous doit apparaître sensible la face des belles idées. Ce serait trop d'orgueil de penser que je les aie pu si entièrement obscurcir qu'il n'en soit descendu dans ce livre quelque étincelle. De leur ciel triste et pur, elles laissent errer un sourire sur ce Chemin de Paradis, dont les pèlerins fatigués reconnaîtront à ces clartés quelle voie ils parcourent et comment l'âme noble y est induite à la conception des vrais biens.

Mai 1894.

Charles Maurras
  1. La première rencontre entre Charles Maurras et Frédéric Amouretti semble remonter aux fêtes félibréennes de Sceaux, en juillet 1889. Le début de leur « solide amitié » se situerait donc 18 mois plus tard. La date de rédaction de cette préface est « mai 1894 ». Le recueil est de 1895. Comme pour les autres textes du Chemin de Paradis, nous donnons le texte de 1921 en signalant les écarts avec le texte de 1895. (n. d. é.) [Retour]

  2. En 1895 : « se dessinent ». (n. d. é.) [Retour]

  3. Cette expression sera reprise en 1925, en surtitre du recueil Barbarie et Poésie. Ce devait être, dans l'esprit de l'éditeur, le premier volume d'une collection académique de l'œuvre de Charles Maurras, peut-être d'autres auteurs aussi… mais il n'y eut jamais de second tome. [Retour]

  4. En 1895 : « jusque de la joie ». (n. d. é.) [Retour]

  5. En 1895 : « jamais divulgués ». (n. d. é.) [Retour]

  6. L'Ancien, par opposition au Brutus (Marcus Junius Brutus) assassin de César en 44 avant J.-C. Celui-ci, Lucius Junius Brutus, fut le fondateur mythique de la République romaine, devenant consul en 509 avant J.-C. après avoir déposé le roi Tarquin le Superbe. Auparavant, il avait coutume de masquer son engagement révolutionnaire en simulant la folie. Il fit notamment exécuter deux de ses fils, accusés de comploter pour la restauration du roi Tarquin. (n. d. é.) [Retour]

  7. Vers 19 à 21 du chant VIII du Purgatoire de Dante : « Lecteur, concentre bien tes yeux sur la vérité ! Le voile [de l'allégorie] est si transparent que tu pourrais le traverser sans t'apercevoir de son existence. » (n. d. é.) [Retour]

  8. En 1895 : « du XIIIe siècle ». (n. d. é.) [Retour]

  9. Dans les deux éditions, le terme est au féminin. Maurras réservait-il aux seules dames la lecture du Bréviaire d'Amour ? (n. d. é.) [Retour]

  10. Maurras écrit ceci à l'âge de vingt-six ans. (n. d. é.) [Retour]

  11. En 1895 : « la Ninon ». (n. d. é.) [Retour]

  12. En 1895 : « les épaisses réalités ». (n. d. é.) [Retour]

  13. On pourrait en vouloir à Maurras d'avoir conservé dans son texte une référence à l'actualité de la rentrée théâtrale parisienne de 1894, sans préciser davantage !

    Nous avons retrouvé dans le programme de la saison du « Théâtre Libre », devenu depuis Théâtre Antoine du nom de son jeune directeur d'alors, les passages suivants :

    Le grand mouvement qui s'est affirmé en France sur Henrik Ibsen à la suite de notre double initiative (Les Revenants et Le Canard sauvage) nous conduit à remettre à la scène, très exceptionnellement et sur les conseils éclairés de M. Catulle Mendès, une pièce de Villiers de l'Isle-Adam, La Révolte. Cette œuvre, pour des motifs qui seront dits par d'autres plus compétents que nous, pourra prêter à des comparaisons et à des études littéraires curieuses.

    Gerhardt Hauptmann a bien voulu nous donner une pièce inédite qu'il vient de terminer : L'Assomption d'Hanne le Mattern, une œuvre toute de rêve, de mysticisme et de poésie. La représentation aura lieu à Paris en même temps qu'au théâtre impérial de Berlin, où l'on ira suivre quelques répétitions afin de bien pénétrer la pensée et les intentions du jeune maître allemand.

    Le Théâtre Libre, une scène d'avant-garde où se faisaient les modes, passe pour avoir été le point d'entrée parisien de Tolstoï et d'Ibsen, les deux bêtes noires de Charles Maurras. (n. d. é.) [Retour]

  14. L'édition de 1895 donne le masculin fautif « Ils ». (n. d. é.) [Retour]

  15. Les deux premières « Religions » : Le Miracle des Muses et Le Jour des Grâces. [Retour]

  16. En 1895 : « les Religions et les Voluptés ». (n. d. é.) [Retour]

  17. Les paragraphes des Harmonies sont enchaînés les uns aux autres par une suite de chiffres. L'essence de ces harmonies était si fluide et formée de parties si peu discernables qu'il fallait bien aider à les distinguer. [Retour]

  18. « Que même le malheur comme humain doit mourir » (Jean Moréas). La formule fameuse « religion de la souffrance humaine » était bien digne de celui qui la découvrit, M. Edmond de Goncourt. C'est, il est vrai, M. Paul Bourget qui nous la rendit populaire ; mais avec son grand esprit, l'auteur de ces belles Sensations d'Italie eut peine à se tenir longtemps dans cette pensée. Il l'a traversée et dépassée, semble-t-il. [Retour]

  19. Ces mêmes mots seront repris dans le dernier vers du poème tardif Ni peste, ni colère : « … Où d'eux-mêmes tes maux avec toi vont mourir ». (n. d. é.) [Retour]

  20. En 1895 : « si elles affligeaient une race de dieux et participaient de la nature divine. » (n. d. é.) [Retour]

  21. En 1895 : « elle ne peut que s'encourir ». (n. d. é.) [Retour]

  22. En 1895 : « elle y fait redoubler l'inquiétude, y accentue… » (n. d. é.) [Retour]

  23. En 1895 : « qu'elle fait naître sous ses pas ». (n. d. é.) [Retour]

  24. En 1895, le paragraphe commence par les phrases suivantes : « C'est avec ces beaux arguments que nos voisins les Belges se déchaînent en des congrès nommés anti-esclavagistes. Nos jeunes anarchistes et nos vieux messieurs libéraux sont à peine moins fous, lorsqu'ils ne sont point hypocrites. » (n. d. é.) [Retour]

  25. En 1895 : « est développé l'univers ». (n. d. é.) [Retour]

  26. En 1895, le paragraphe commence par la phrase suivante : « Pauvres oies protestantes et néo-chrétiennes ! » (n. d. é.) [Retour]

  27. En 1895, masculin fautif : « tous divins amulettes ». (n. d. é.) [Retour]

  28. En 1895, le point d'exclamation se trouve après le « Oh ». (n. d. é.) [Retour]

  29. « La première chose à faire est de faire comprendre à l'ouvrier allemand qu'il est malheureux. » Lassalle. [Retour]

  30. Voir, dans les Harmonies, le mythe des Serviteurs, et les notes qui s'y rapportent à la fin du volume. [Retour]

  31. Passage tiré du Roman de Flamenca, en occitan, composé entre 1250 et 1270 à la cour des seigneurs de Roquefeuil par un troubadour inconnu (vers 1654 et 1655). (n. d. é.) [Retour]

  32. En 1895 : « sa volupté ni que de l'humble coin ». (n. d. é.) [Retour]

  33. Pour les pages qui suivent, le lecteur est prié de se reporter à l'appendice, Évangile et Démocratie [Note figurant dans les éditions Flammarion, à partir de 1927. (n. d. é.)] [Retour]

  34. En 1895 : « quelques passages ». (n. d. é.) [Retour]

  35. Le pluriel lesquels s'accordait, dans le texte de 1895, avec quelques passages. Il est resté pluriel avec quelque texte brut, ce qui peut surprendre. (n. d. é.) [Retour]

  36. En 1895 : « tronquées, refondues, transposées ». (n. d. é.) [Retour]

  37. En 1895, une phrase se place avant celle-ci : « … ce fut un des honneurs philosophiques de l’Église, comme aussi d'avoir mis aux versets du Magnificat une musique qui en atténue le venin. » (n. d. é.) [Retour]

  38. O sommo Giove,
    Che fosti in terra per noi crucifisso…

    Dante. [Retour]

  39. En 1895, une phrase se place avant celle-ci : « Je ne quitterai pas ce cortège savant des Pères, des Conciles, des Papes et de tous les grands hommes de l'élite moderne pour me fier aux évangiles de quatre juifs obscurs. » (n. d. é.) [Retour]

  40. En 1895 : « ou la conscience morale des Latins, ces huguenots antiques ». (n. d. é.) [Retour]

  41. Jules Simon publia La Religion naturelle en 1856, alors qu'il était opposant républicain au Second Empire. (n. d. é.) [Retour]

  42. Extrait du Lauda Sion Salvatorem (13) de saint Thomas d'Aquin :

    Sub diversis speciebus,
    Signis tantum et non rebus,
    Latent res eximiae.

    (n. d. é.) [Retour]

Texte paru dans le recueil Le Chemin de Paradis en 1895, modifié en 1921.

L'illustration est reprise de l’édition de luxe du Chemin de Paradis en 1927, ornée d’aquarelles de Gernez.

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