pdf

Au flanc d'une colline

… J'écris au flanc d'une colline couronnée d'un moulin qui a cessé de moudre et qu'on prendrait de loin pour un vieux château ruiné, comme on en voit le long du Rhône. Cinq ou six pins retiennent le sol friable de cette terre inconstante, et l'on y trouve aussi quelques oliviers lumineux. Le soir tombe. Vesper commence de briller aux confins des nuits et des jours, sur cette pâle bande verte de l'occident serein qui reçoit le feu des étangs et de la mer voisine.

Le paysage a des formes calmes, précises, pourtant passionnées. Nulle part la mer et les terres ne furent divisées et tranchées avec plus de soin. L'air transparent, qui prolonge tous les regards, trahit le moindre aspect des lieux et cependant laisse songeur comme les lignes troubles des plus incertaines contrées. Voici une vapeur qui monte, à point nommé, comme le dernier souffle de ce jour qui s'éteint ; ses flocons diaphanes nous rayonnent de la lumière.

Cette lumière, un peu plus opaque que celle qui naît du ciel de midi, diffuse, dispersée, étendue à toutes les choses, n'altère les formes de rien, mais elle habille tout d'un voile décent et très pur. Ce qui se précisait avec une ardeur aveuglante se modère, se compose, s'atténue et prend les allures de vie et d'humanité qui conviennent. Voici, des deux côtés de l'étang allongé qui miroite sous ma colline, les maisons de campagne ombragées d'un grand pin, pareil aux palmiers d'Orient, et des fermes, d'aspect plus humble, que défend la muraille vive de cyprès alignés contre le mistral.

Au fait, ces défenses sont rares, nos bâtiments couleur d'or roux aiment à montrer leur dédain du soleil et du vent ; beaucoup s'opposent seuls et nus, sur une éminence, au ciel dur ; les autres se contentent de l'ombre aérienne, spirituelle, abstraite, de l'unique cyprès planté sur le flanc gauche ou le flanc droit de la maison. C'est un arbre deux fois vénérable, car il est au moins séculaire et je ne saurais dire à quoi il peut bien servir là 1. Pourtant son ombre tourne avec les heures de chaque jour écoulé, et maintenant elle s'allonge mélancoliquement aux feux du soleil qui décline, dans cette direction de l'orient qui marque la voie des renaissances au bout de la nuit du sommeil.

J'ai dit ce qui se passe à la hauteur de ma colline, sur les petits monts d'alentour. Dans le creux est la ville, et ses canaux, et ses étangs couverts de barques noires ou de voiles peintes de rose, ses ports mélancoliques où les tartanes attendent pour se réveiller et partir, ses pêcheurs taciturnes inclinés sur les ponts et interrogeant les eaux glauques. Tout cela dessiné d'une netteté prodigieuse, donne une vive image de la paix, du repos, avec cette impression que c'est une image trompeuse et que ville, étang, ports, pêcheurs, voiles roses ou blanches vivent agités comme nous d'un feu d'inquiétude infinie. La nuit sublime d'Augustin et de Monique, la nuit d'Ostie, me remonte dans la mémoire avec le cri théologique du noble auteur des Confessions 2 sur la douleur des choses possédées de ce sentiment qu'elles ne sont point composées pour elles-mêmes et qu'un autre désir les anime et les transfigure hors de leur petite durée et de leur minime étendue.

Et, puisque j'en suis aux réminiscences involontaires, pourquoi craindre de dire qu'il me revient aussi de vieux vers, autrefois aimés, dont je ne puis mieux faire que de confesser la faiblesse tout en reconnaissant qu'ils sont devenus comme un canton secret de moi-même ? Les très vieux vers de notre mauvais enchanteur Baudelaire se réveillent, il ne faut pas s'en étonner. À la campagne, dans la paix et dans le silence de l'âme, beaucoup de tentations oubliées réussissent à se faire jour ; beaucoup de formes rajeunissent que l'on croyait mortes de vieillesse et d'ennui :

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde…

Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière
D'hyacinthe et d'or,
Le monde s'endort
Dans une chaude lumière.

Ainsi me reviennent les vers de L'Invitation au voyage 3 ; et c'est à peine si le romantisme de chanteur ambulant m'a choqué finement au milieu de la douce angoisse et de l'agréable langueur qui me surmontent. Et là-dessus, renaît le vent. Il arrive du fond de la Crau, ma voisine, du lit tumultueux du Rhône, de la dentelle des Cévennes invisibles sur l'horizon. Ce puissant fleuve d'air fera régner au ciel une extrême limpidité. De beaux brasiers couleur de pourpre s'élèvent, s'amoncellent, se déplacent au souffle ardent parmi toute la ligne occidentale des nuages ; à l'autre bout du ciel, les cornes de la lune s'affinent aux arêtes tranchantes des collines. Aussitôt tout fléchit et se courbe avec des sanglots, mais la clarté du soir se répand et circule avec égalité dans cette douleur. C'est bien ici qu'il conviendrait de situer quelque vieux drame de haine ou d'amour conscients. Pourquoi Stendhal n'a-t-il pas mieux connu ce pays-ci ? Je doute que son Italie lui ait fourni un emblème plus exact de la perfection de l'intelligence dans le désordre des passions.

Cependant, mille choses simples s'agitent là-dessous. Des haines, des amours, des chocs de personnages très ordinaires, c'est, j'en ai peur, tout ce que pourrait fournir la psychologie, même teintée de sociologie, de la vieille ville endormie devant moi. Mais l'extraordinaire n'est peut-être que la splendeur du normal et du familier. Tout à l'heure, par mon étroit, modeste et mélancolique Chemin de Paradis, bordé de joncs, semé de pierrailles luisantes et traversé en son milieu de deux belles ornières, qui, sans doute, sont là pour me figurer le bonheur, je veux redescendre à la ville. De sages oliviers entre lesquels jouera une lune mauvaise m'avertiront que rien ne serait tel que de m'avancer là dedans, distrait du vain secret des choses, seulement soucieux de savoir combien d'huile donnera la récolte et si les olives seront plus abondantes ou plus profitables que le froment. Mais je n'aurai point dépassé la dernière limite du champ maternel, que sans doute je songerai soit à l'agitation de l'inerte démocratie, soit à la querelle des sages, me disant, selon Taine, que si l'Homme se distingue de l'animal et le Grec du barbare ce sera par l'étude de la philosophie et le soin des affaires publiques.

1895.

Charles Maurras
  1. Il sert, répond le Docteur S…, familier de nos champs, parce que tout sert à la campagne. Le cyprès détourne la foudre, comme l'aiguille de Franklin. Et le cyprès bien orienté dessine sur la terrasse une aiguille du cadran solaire. [Retour]

  2. Il s'agit bien entendu des Confessions de saint Augustin, comme l'indique, à la ligne précédente, l'évocation de la mort de sainte Monique, mère de saint Augustin, en 387 à Ostie. (n.d.é.) [Retour]

  3. Les vers que cite Maurras sont extraits de la troisième et dernière strophe de L'Invitation au voyage, quarante-neuvième pièce des Fleurs du mal dans l'édition originale de 1857. (n.d.é.) [Retour]

Ce texte est paru dans la Revue encyclopédique Larousse du 15 septembre 1895 avant d'être repris pour préface à L'Étang de Berre.

Vous pouvez télécharger ce texte au format Adobe PDF.

Retourner à la liste des textes ou au blog Maurras.net

Ce texte est dans le domaine public en Amérique du Nord.

XHTML valide.