epub   pdf

Les Amants de Venise

Les Amants de Venise Conclusion
L'amour romantique

Les plus hautes bienséances sont satisfaites. Avec une sincérité qui ne peut plus faire de doute, les amants se sont témoigné en paroles et en actes leur volonté de se garder la foi du souvenir. Ils ont usé et abusé de ces mots solennels par lesquels l'antique civilisation catholique marque le renouvellement et la renaissance de l'âme : confession, repentir, satisfaction, pardon, oubli. Mais la foi religieuse donne seule de la vertu à ces belles et nobles fictions d'ordre moral. La nature n'oublie pas ; elle ne peut pas faire que ce qui fut n'ait pas été et, mêlé au présent, n'affecte et n'oriente le cours de l'avenir. Elle agit donc en nous au delà de nos sentiments, et l'on jugerait mal de son œuvre profonde par la rumeur confuse ou par le son distinct qu'en démêle notre pensée.

Là, dans les profondeurs de l'être de chacun, la police de la nature, qui s'exerce par la disgrâce, par les échecs, par la maladie, par la mort, développe les simples conséquences de nos délits. La suite des malheurs issus d'une faute première accompagne jusqu'au tombeau. Quelque parole qu'ils eussent dite et de quelque geste attendri que fût relevé leur adieu, les amants de Venise devaient se ressentir de la tare de leur amour.

Leurs premières résolutions ne tinrent même pas vis-à-vis l'un de l'autre 1. L'Histoire d'un merle blanc, qui n'est pas précisément tendre pour madame Sand, est de l'époque des serments de fidélité éternelle.

Sur la fin de ses jours, Alfred regardait George comme sa plus dure ennemie. Deux ans après la mort d'Alfred, George publiait Elle et Lui, dont quelques pages sont impies. Mais ces signes publics de rancune et d'aversion furent peu de chose auprès du travail intérieur qui les consuma.

Pas à pas et sans rien marchander de la complaisance et de l'admiration que demande une œuvre bien faite, nous avons suivi le détail du « mal que peut faire une femme ». Pour être exact, il faut ajouter que le mal infligé à l'amant ne fut point sans répercussion sur la maîtresse ; quand elle flétrit à jamais ce cœur d'enfant, elle frappa aussi le sien. Sans doute, elle sauvait sa vie et son génie. Mais il est une gerbe de chères illusions qu'il lui fut probablement impossible de préserver.

Elle ne pouvait plus ni s'ignorer, ni se méconnaître, ni ignorer, ni méconnaître ce qu'est la vie. Comment croire à l'infaillibilité de son propre cœur après sa défaillance entre les bras de Pagello ? Et si elle estimait cette faute sans importance, il lui fallait donc avouer que par le jeu normal de mille forces étrangères l'aventure avait déterminé des maux sans proportion avec l'origine ; dans cette succession d'effets rigoureux, ni sa bonté, ni sa morale de la bonté n'avait été d'autre secours que de compliquer, d'aggraver et de précipiter toutes ces misères fatales.

Prise entre son système et les actions dont l'avait pressée le feu de son sang, il lui avait fallu tour à tour se désavouer pour l'amour de ses idées ou quitter ses idées pour l'amour d'elle-même. Très douce, résolue à n'affliger qui que ce fût, elle avait dû être inhumaine ; très fière, s'amoindrir et s'humilier jusqu'à mentir souvent, longtemps et de sang-froid ; amie du calme, heureuse seulement par la possession de soi-même, errer et flotter sous l'orage et se sentir liée misérablement à ses maux. Son être entier lui échappait et sa doctrine ne constituait même plus une bonne mise en système de ses faiblesses. Elle ne se reniait point, et cependant devait vouloir, avec une extrême énergie, être et paraître tout autre qu'elle n'était.

Il lui était désormais interdit de croire que des sentiments bienveillants puissent suffire à mettre de l'ordre et du bonheur dans la vie d'une femme, mais elle devait maintenir ce qu'elle en avait prétendu, avec une espèce de rage où bientôt flamboya l'éloquence du désespoir. Sur la contexture du monde et sur le train des choses, sur les lois essentielles du cœur humain, elle n'eût pu se rétracter sans se trahir, ni se corriger sans souscrire à sa condamnation. Commencée avec foi entière, son œuvre fut continuée avec une foi au moins chancelante que soutint seul un fanatisme surexcité. On ne sera pas étonné qu'un tel esprit de femme, dans les fermentations de notre âge décomposé, ait paru à Auguste Comte le mauvais génie de son sexe : inquiet des ravages que cette anarchie romantique imposait au cœur féminin, il ne rêvait que de former une troupe de saintes femmes qui en neutralisât la pernicieuse influence. La mort de madame de Vaux, qui devait en être la première supérieure, ne permit point au nouvel Institut de venir au monde, et George, corrompue, eut la liberté de corrompre une infinité d'autres cœurs.

Quant à Musset, les rêveries du Souvenir sont belles, mais elles furent trouvées fausses à l'expérience ; celles de La Nuit d'octobre ne tinrent qu'une faible part de leurs promesses. Le malheur ne fertilisa le poète que pour peu de temps, et la tragédie de Venise ressemble à ces révolutions qui paraissent transfigurer un peuple, mais pour lui infliger un épuisement séculaire. Il produisit beaucoup dans les trois ou quatre ans qui ont suivi la crise, et il se tut ensuite comme un homme frappé dans les sources de l'intelligence et du sentiment. Son travail perdit toute joie. Il cessa d'attendre la muse comme une maîtresse, dans une chambre illuminée. S'il lui fallait écrire en prose, il se comparait au galérien traînant son boulet. Quelques années plus tard, dans un écrit que nous avons, il se reconnaissait amoindri, usé, desséché, et se nommait, non sans emphase, mais non sans vérité, le « poète déchu ». Certains mots de ces confidences semblent dire que sa mémoire et sa faculté du langage devinrent revêches et lentes. L'épreuve l'avait annulé.

Enfin, le rude Dante eut raison contre les protestations optimistes du moderne contradicteur : les souvenirs heureux firent bien « la pire misère » des jours de malheur de Musset. Ils fournirent le thème d'un cauchemar qui l'accompagna jusque dans la veille. C'est qu'aucun de ces souvenirs, si beaux qu'ils fussent, n'était pur. Une passion normale, une amour franche, pleine, qu'il eût perdue ou par sa faute ou par celle de sa maîtresse, aurait pu lui laisser le souvenir qu'il souhaitait, quelquefois douloureux, à cause des regrets, mais ces regrets suivis d'un sourire de complaisance. Comme il rêvait de pouvoir le dire, il se fût dit et redit les syllabes sacrées : « J'étais aimé, j'aimais, elle était belle… 2 »

Mais, en fait, chaque évocation précise le laissait songeur, perplexe et dévoré de doute, comme au temps de la possession. Car de quoi était-il certain ? À quelle heure de quel jour et en quel lieu était-il assuré d'avoir été aimé de George ? Plus profondément, quand pouvait-il se dire lui-même sans hésitation : J'ai aimé ?

D'autres liaisons de Musset eurent par la suite à souffrir de ces retours inévitables. Un trait farouche s'inscrivit sur son visage, et sur son cœur les plis amers que rien ne défit. Les consolations triviales le tentèrent infiniment plus qu'autrefois ; il y céda, pour se diminuer encore. De décadence en décadence, il connut par le trouble de la pensée et la décomposition de la volonté, une sorte de mort vivante. Le poison de Venise, comme disait Paul de Musset, lui remonta aux lèvres jusqu'à la fin.

Mais, à voir les choses de haut, le poison n'était, après tout, qu'un extrait concentré d'expérience humaine qu'il était condamné à goûter tôt ou tard. Madame Sand fit boire en un coup, à Musset, ce qu'une foule d'autres lui eussent distillé à des doses moins énergiques, mais à peines un peu moins cruelles. Il était destiné à son mal par une illusion qui ne lui venait pas de George, et, en bonne justice, les embûches de celle-ci pourraient être comprises comme une revanche fatale des perversions qu'elle avait apprises de lui. Il professait le goût passionné des passions, l'amour forcené de l'amour et de ses tempêtes. Le docile esprit de la femme lui composa le ciel, les flots et l'atmosphère qu'il appelait de ses souhaits. Tous les sucs vénéneux qu'elle lui broya dans la coupe, le poète les a toujours implorés par leur nom. Elle le fit désespérer de la vérité de l'amour et de l'amour lui-même, mais ce n'était pas elle qui lui avait nommé l'amour comme le seul dieu de la vie. Elle servit à faire éclater une erreur ; mais cette erreur fondamentale, il se l'était forgée tout seul.

L'amour n'est pas un dieu, enseignait la sagesse antique ; l'amour n'est qu'un démon, tout ensemble bon et mauvais. La sagesse moderne nous apprend que l'amour n'est pas une règle de vie, mais un de ces principes qui composent la vie, qu'il faut traiter comme la vie, diriger et accorder au reste du monde. Il agite l'univers et le perpétue, mais, mouvant « le soleil et les autres étoiles », il n'est point en état de les détruire et de les rétablir à lui seul, même dans la retraite de deux cœurs enivrés 3.

L'homme y reste le vieil animal politique occupé de la société et ne cessant jamais de l'occuper de lui. Qu'un amour se prétende affranchi de l'ordre de la nature et des conventions du monde ; qu'il se glorifie d'étonner le vulgaire en le choquant ou de le déconcerter en le dépassant : cela signifie simplement qu'il a négligé un certain genre de considérations, mais il n'a pas aboli la réalité qu'elles représentent ; plus que tout autre amour, celui-ci sera traversé à l'improviste de sentiments et d'intérêts indignes de lui ou de soins presque indélicats. En négligeant les plans sur lesquels se meut tout amour, en le traitant comme une pure et mystique communion des intelligences sans rapport avec les milieux matériels et les milieux humains, les romantiques se sont trompés gravement sur les conditions de l'amour.

Ils ont même ignoré jusqu'à sa nature, si préoccupés qu'ils parussent de la voir et de la fixer.

L'amour naturel cherche le bonheur. Il est donc inquiétude, impatience, désir. Il est une poursuite de tout autre que lui et se rue d'abord hors de lui. Quelles que soient ses passions ou ses énergies, c'est à leur propre fin, c'est à un calme heureux, à un traité de paix et d'accord interne qu'aspirent toutes ces guerres intérieures. Elles seraient moins vives sans la volonté d'y échapper et de les finir. L'homme amoureux n'avive la cuisson de sa plaie qu'en tentant d'arracher une pointe qui le déchire.

Pour bien aimer, il ne faut pas aimer l'amour. Il ne faut pas le rechercher, il est même important de sentir pour lui quelque haine. S'il veut garder toute la douceur de son charme et la force de ses vertus, l'amour doit s'imposer comme un ennemi qu'on redoute, non comme un flatteur qu'on appelle. La Phèdre malgré soi… 4 du théâtre classique reste le modèle du véritable mal sacré : non souhaité, subi. Le « J'aimais à aimer » des Confessions de saint Augustin témoigne de l'ivresse d'un jeune barbare, excitée par une civilisation qui déclinait à la manière de la nôtre. Mais née dans un siècle meilleur l'âme d'Alfred de Musset se fût sentie trop fine, trop polie et trop vigoureuse pour élever un vœu semblable. Elle n'eût jamais nommé force une faiblesse. Elle eût connu les joies supérieures de l'âme noble qui se règle et qui s'appartient. Sa sagesse, sa culture, son ironie, autant de défenses précieuses élevées du fond d'elle-même et fortifiées autour d'elle contre cette naissance de l'orage à demi divin auquel l'esprit naturel de conservation voudra toujours s'opposer dans les êtres sains. Tous les êtres d'élite seront jaloux de ce genre de liberté. C'est par un tremblement de l'Esprit de la vie que, dans la Vie nouvelle 5, s'annonce la présence de la messagère d'amour.

Sans doute, quand l'objet est fort, quand il est digne et quand la passion est puissante, est-il bon que ce soit le trouble, en fin de compte, qui l'emporte ; plus l'obstacle aura été élevé, énergique la résistance, plus ce trouble victorieux aura gagné d'éclat ou de durée et pourra donner de délices. Telle est la grâce de la sagesse, tel est le prix de la raison, que leur frein serré constitue la condition dernière de tout plaisir un peu intense et pénétrant. Elles seules composent une volonté ferme, un corps pudique et un cœur vrai. Hélas ! à force de se relâcher, les romantiques ont créé leur vil Olympe de héros dissolus, d'où semblent retombées des générations toutes faites d'argile. À force de poursuivre l'occasion de l'amour, d'en entretenir le désir et d'en cultiver les mélancolies et le désespoir, ils ont plutôt voilé qu'enflammé et plutôt abaissé que sublimé l'image de l'antique démon. Leur langage déclamatoire, leurs attitudes théâtrales pouvaient les abuser eux-mêmes et leur laisser une idée de sincérité, mais, précisément, l'appareil nous offusque, et nous ne pouvons nous défendre de douter d'eux.

La postérité éloignée sera plus sévère que nous. Voilà, se dira-t-elle, des hommes et des femmes qui sont bien enragés d'aimer ! Mais qu'est-ce qu'un amour qui ne fait que se rechercher et se reposer en lui-même au lieu de se fuir ? Est-ce l'amour ? Ont-ils aimé ?

MCMII

Charles Maurras
  1. Comme on le verra par la préface de 1916, la nouvelle édition de Lélia avait rouvert les hostilités. [Retour]

  2. Souvenir, 1841, déjà cité supra. (n. d. é.) [Retour]

  3. Un moraliste catholique venu du proudhonisme et du syndicalisme, M. George Valois, qui ne s'est certainement pas inspiré des méthodes de ce petit livre, à écrit cependant dans son traité du Père une page sur « la misère de l'amour » qui confirme notre point de vue : « l'amour conçu comme seul objet de la vie… Il appelle la haine, il appelle la mort… » Mais il faut lire cette remarquable méditation. [Retour]

  4. Écho de l'acte I, scène 3 de la Phèdre de Racine. (n. d. é.) [Retour]

  5. De Dante. (n. d. é.) [Retour]

Ce texte a paru en 1902, nous reproduisons l'édition de 1926.

Vous pouvez télécharger ce texte au format Adobe PDF ou au format EPub.

Retourner au sommaire des Amants de Venise, à la liste générale des textes ou au blog Maurras.net

Ce texte est dans le domaine public en Amérique du Nord.

XHTML valide.