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Les Amants de Venise

Les Amants de Venise Quatrième partie
Vérité et Poésie

Les retours

« Il semble, dit Mme Arvède Barine en parlant de l'arrivée d'Alfred de Musset à Paris, qu'en remettant le pied dans cette ville gouailleuse il ait eu un vague soupçon que le lien idéal dont tous trois étaient si fiers pourrait bien être une erreur, et une erreur ridicule. » Il visitait pieusement la petite chambre commune, quai Malaquais, 19. Il communiquait à son amie son projet de lui élever un autel, « fût-ce avec mes os », disait-il. Mais on a observé que l'amitié pour Pagello se refroidit sensiblement, il réfléchit.

Rien de plus périlleux pour George qu'une crise prochaine de clairvoyance chez Alfred. Car, la machination découverte, que dirait-il ? Que penserait-il ? Et que ferait-il ? Les explications absurdes peuvent servir à l'occasion, elles ne durent pas. Quand il saurait tout, ce qui ne pouvait manquer d'arriver, quel châtiment pour elle dans un mot ou dans un regard !

Toutes ses lettres tendent à maintenir à la température de Venise l'amitié passionnée dans laquelle ils s'étaient quittés : dût leur amitié redevenir de l'amour, dût le souvenir douloureux réveiller des désirs plus douloureux encore ! Était-ce là pure réflexion de la part de George ? N'était-ce qu'un instinct ?

Elle était traversée de souffles divers.

I

Jusqu'à l'été, la douleur presque publique du poète trouva son aliment dans les courriers étranges qui lui arrivaient de là-bas. Une de ces pages, imprimée dans la Revue des deux mondes portait une dédicace « à un poète » que tout le monde reconnut. George Sand s'est vantée de l'avoir écrite avec le secours de Pagello, à qui Buloz reconnaissant aurait fait un peu plus tard des offres flatteuses. Il serait amer de songer que Pagello collabora à ce passage :

… Quand je t'eus déposé à terre, que je me retrouvai seule dans cette gondole noire comme un cercueil, je sentis que mon âme s'en allait avec toi. Le vent ne ballottait plus sur les lagunes agitées qu'un corps malade et stupide.

Un homme m'attendait sur les marches de la Piazzetta. — Du courage ! me dit-il. — Oui, lui répondis-je, vous m'avez dit ce mot-là une nuit, quand il était mourant dans nos bras, quand nous pensions qu'il n'avait plus qu'une heure à vivre. À présent, il est sauvé, il voyage, il va retrouver sa patrie, sa mère, ses amis, ses plaisirs. C'est bien : mais pensez de moi ce que vous voudrez, je regrette cette horrible nuit où sa tête pâle était appuyée sur votre épaule, et sa main froide dans la mienne. Il était là entre nous deux, et il n'y est plus. Vous pleurez aussi, tout en haussant les épaules. Vous voyez que vos larmes ne raisonnent pas mieux que moi. Il est parti, nous l'avons voulu ; mais il n'est pas ici, nous sommes au désespoir.

Que ce morceau constitue, en lui-même, un modèle d'inconvenance, il n'est même pas utile de le noter. Tel est le ton de la première Lettre d'un voyageur. Du sein de Pagello George ne cesse de rappeler à Alfred qu'il a conservé la meilleure part d'elle-même, que toute jalousie doit être bannie et qu'elle est à lui, tout en étant au docteur. Les lettres intimes données soixante-deux ans plus tard par la Revue de Paris 1 portent le même caractère, à un degré supérieur :

Ne crois pas, ne crois pas, Alfred, que je puisse être heureuse avec la pensée d'avoir perdu ton cœur. Que j'aie été ta maîtresse ou ta mère, peu importe ; que je t'aie inspiré de l'amour ou de l'amitié, que j'aie été heureuse ou malheureuse avec toi, tout cela ne change rien à l'état de mon âme à présent. Je sais que je t'aime, et c'est tout (Ici trois lignes supprimées à l'encre par George Sand) 2. … Ô mon enfant ! Ô mon enfant ! que j'ai besoin de ta tendresse et de ton pardon ! Ne me parle pas du mien, ne me dis jamais que tu as eu des torts envers moi : qu'en sais-je ? 3

Est-il au monde un ton de sincérité qui soit reconnaissable ? S'il existait, on pourrait dire : le voici. Mais, outre qu'elle avait toujours été de fort bonne foi dans son rôle de « Frère George », comme elle disait, ces lignes font penser que la fiction du « lien idéal » et de l'amour supérieur s'était emparée d'elle et qu'elle s'était un peu prise à sa propre industrie. Cette lettre écrite quinze jours après la séparation et d'un accent si pathétique, l'eût-elle seulement conçue le mois précédent, quand elle répondait en termes dédaigneux presque durs, au pauvre Pagello qui la suppliait d'être douce, d'épargner les yeux d'un malade et de se montrer généreuse ?

La vue du sacrifice consommé par Alfred, peut-être aussi la honte de l'avoir abusé, avait ému en secret cette âme robuste : une de ses fibres de mère vient de frémir, la pitié céleste a gémi. Elle conseille à son poète d'aimer une autre femme et de la choisir mieux. Elle prie pour qu'il soit heureux. Quant à elle, il lui suffira d'un peu de tendresse : « Je trouverai toujours ton cœur, n'est-ce pas, mon petit ? »

II

On entrevoit d'ailleurs que maître Pagello faisait vers ce temps-là des actes d'initiative et se mettait assez clairement dans son tort. Les lettres vénitiennes des 15 et 29 avril portent que « l'ange de la vertu » a « quatre femmes sur les bras », amies ou maîtresses. Mais son défaut principal, ou le plus manifeste, semble de n'être pas Alfred de Musset ou de trop bien montrer qu'il ne le vaut point.

Grande découverte de George effectuée dans le courant des mois d'avril et de mai :

Un grand point, écrit-elle à Musset, un grand point pour hâter ma guérison, c'est que je puis cacher mes vieux restes de souffrance. Je n'ai pas affaire à des yeux aussi pénétrants que les tiens et je puis faire ma figure d'oiseau malade sans qu'on s'en aperçoive. Si on me soupçonne d'un peu de tristesse, je me justifie avec une douleur de tête ou un cor au pied. On ne m'a pas vue insouciante et folle, on ne connaît pas tous les recoins de mon caractère, on n'en voit que les lignes principales. Cela est bien, n'est-ce pas ? Et puis, ici, je ne suis pas madame Sand. Ce brave Pierre n'a pas lu Lélia, et je crois bien qu'il n'y comprendrait goutte. Il n'est pas en méfiance contre l'aberration de nos têtes de poètes. Il me traite comme une femme de vingt ans, et il me couronne d'étoiles comme une vierge. Je ne dis rien pour détruire ou pour entretenir son erreur. Je me laisse régénérer par cette affection douce et honnête ; pour la première fois de ma vie j'aime sans passion.

… Mon oiseau est mort, et j'ai pleuré, et Pagello s'est mis à rire, et je me suis mise en colère, et il s'est mis à pleurer, et je me suis mise à rire. Voilà-t-il pas une belle histoire. 4

« Envoie-moi, lui dit-elle, envoie-moi dans ta prochaine lettre tous les vers que tu as faits pour moi, depuis les premiers jusqu'aux derniers. » Ce « voyageur » qui vient d'être tourmenté par la mer, à peine à terre a ressenti la nostalgie de l'Océan : le pernicieux auteur de Rolla et la vie à trois dans Venise ont laissé dans le cœur de madame Sand le souvenir et même le besoin de leur charme trouble ; quel que soit son premier équilibre natif, elle vient regarder la mer orageuse en pleurant. Quel étrange sel de regret et de désir au fond de ces larmes ! Elle écrit le 24 mai :

… Ton souvenir est une relique sacrée. Ton nom est une parole solennelle que je prononce le soir dans le silence des lagunes et auquel répond une voix émue et une douce parole simple et laconique, mais qui me semble si belle alors ! — io l'amo ! — peu importe, mon enfant, aime, sois aimé, et que mon souvenir n'empoisonne aucune de tes joies. Sacrifie-le, s'il le faut.

Io l'amo, dit Pagello. Ou comme George l'écrira plus tard, le docteur évoque il nostro amore per Alf. Alfred répond de loin, un peu sèchement : « Brave cœur ! » Mais George se répond aussi à elle-même : « Tu es bon, et tu m'aimes ; Pietro aussi ; mais rien ne peut empêcher qu'on soit malheureux… »

Voilà, écrit-elle toujours le 24 mai, j'ai là près de moi mon ami, mon soutien : il ne souffre pas, lui ; il n'est pas faible; il n'est pas soupçonneux ; il n'a pas connu les amertumes qui t'ont rongé le cœur ; il n'a pas besoin de ma force, il a son calme et sa vertu ; il m'aime en paix ; il est heureux sans que je souffre, sans que je travaille à son bonheur. Eh bien, moi, j'ai besoin de souffrir pour quelqu'un, j'ai besoin d'employer ce trop d'énergie et de sensibilité qui sont en moi. J'ai besoin de nourrir cette maternelle sollicitude qui s'est habituée à veiller sur un être souffrant et fatigué. Oh ! pourquoi ne pouvais-je vivre entre vous deux et vous rendre heureux sans appartenir ni à l'un ni à l'autre ! J'aurais bien vécu dix ans ainsi. Il est bien vrai que j'avais besoin d'un frère ; pourquoi n'ai-je pu conserver mon enfant près de moi ? Hélas, que les choses de ce monde sont vaines et menteuses, et combien le cœur de l'homme changerait s'il entendait la voix de Dieu !…

Pagello, se révélant un mari parfait, l'avait donc, on le démêle, désappointée. Et ces yeux de Musset, qu'il avait été si facile de décevoir, lui paraissaient, à distance, plus pénétrants que ceux du médecin pour qui elle l'avait perdu. Elle faisait le compte des puissances mises en œuvre pour obtenir quelques semaines de solitude avec l'amant nouveau ; franchement, se demandait-elle, était-ce la peine ? Le souvenir de son effort la dégoûtait de l'œuvre, le produit paraissait sans rapport avec le travail.

De même que Pagello lui avait été l'Inconnu, Alfred de Musset lui devint le Disparu. Il redescendit dans son cœur comme la figure souffrante d'une passion plus délicate et plus violente que celle que le pauvre Pietro pouvait accorder : idéale statue d'un souvenir cruel, mais révolu à tout jamais et inaccessible. Jamais, se disait-elle enfin, jamais ne se retrouvera sujet plus magnifique de poignantes expériences ! Elle tenait de lui des secrets de souffrir, d'aimer, de vivre en profondeur que sa propre sensibilité ne lui aurait pas découverts, justement à cause de sa force indéterminée et vagabonde. Avec lui, le tragique était retiré de sa vie.

III

Ainsi, le malade éloigné, le cœur de George se retourne vers lui d'un jour à l'autre : pour expliquer pareil reflux, nous suffira-t-il de conclure qu'avec les personnes d'imagination ce sont les absents qui ont raison ?

Une autre cause dut agir. Les cancans parisiens arrivaient à Venise en même temps que les réponses de Musset. Les amis de George, Buloz, Boucoiran, la tenaient au courant de certains bruits défavorables. Avec un sens pratique qui nous montre à quel point cet esprit viril avait gardé son sexe de femme, elle avait tout organisé pour que Musset eût à Paris la qualité, les fonctions et surtout la figure de son meilleur ami. Il s'y pliait avec bonheur et, même à contre-cœur, il s'y serait plié encore, ainsi que c'était son devoir. Mais le luxe de précautions que prend ici madame Sand ne laissera pas d'amuser l'observateur. Elle traite l'ancien amant comme son fondé de pouvoirs et universel factotum, non sans faire sentir qu'elle s'est mise en mesure de le servir d'un autre côté. Il fera ses démarches auprès de Buloz ; elle lui propose en revanche les services de Pagello comme traducteur de Fantasio et des Caprices de Marianne. Alfred lui achètera, chez Leblanc, rue Sainte-Anne, en face le numéro 50, un quart de patchouli, « Ne te fais pas attraper, cela vaut deux francs 5 » ; il visitera le jeune Maurice Sand, alors au collège, et, en retour, on aidera le poète de Paris à devenir « célèbre à Venise ». Tout cela dès le 15 avril.

Trois mois plus tard (le 10 juillet), il juge encore nécessaire de la tranquilliser sur l'article des bruits du monde : « Dites-moi, Monsieur, est-ce vrai que Mme Sand soit une femme adorable ? — Telle est l'honnête question qu'une belle bête m'adressait l'autre jour. La chère créature ne me l'a pas répétée moins de trois fois pour voir si je varierais mes réponses. — Chante, mon brave coq, me disais-je tout bas, tu ne me feras pas renier comme saint Pierre. »

George méprisait naturellement ces voix du public. Le 24 avril, elle en était au point où l'on n'entend plus, écrit-elle à Alfred, que la « voix de Dieu ».

Moi, je l'écoute (cette voix) et il me semble que je l'entends, et pendant ce temps les hommes me crient : horreur, folie, scandale, mensonge ! Quoi donc ? Qu'est-ce ? Et pourquoi ces malédictions ? De quoi encore serais-je accusée ?

Mais tout en dédaignant accusateurs et accusations, elle s'en soucie. Son avenir de mère est en cause. Elle n'est pas encore séparée de M. Dudevant : ce mari complaisant pouvait changer d'humeur. Comment serait jugé leur inévitable procès ? Il faut bien qu'elle en tienne compte, elle veut garder ses enfants. Elle se sent donc obligée de songer au monde, il lui faut, d'une part, soutenir en Pierre Pagello l'honneur du beau choix qu'elle a fait, puisque ce choix est ébruité et qu'on ne peut plus s'en dédire ; mais, d'une autre part, s'assurer fortement du jeune homme avec qui on l'a vue partir. Le poète constituera la meilleure de ses défenses contre l'opinion irritée. Avec lui elle était à l'abri de nouveaux scandales. Et sans lui. elle pouvait se croire perdue. « Songe, mon enfant, écrit-elle, songe que tu es dans ma vie à côté de mes enfants, et qu'il n'y a plus que deux ou trois coups qui puissent m'abattre, leur mort ou ton indifférence. » Voilà Alfred uni par le fil d'une même phrase au destin des deux innocents.

Et, dès lors, Pagello nous est montré dans l'appareil du sacrifice, avec les bandelettes et la couronne de fleurs : « Je souffre encore souvent et beaucoup, mais jamais par lui, dit-elle le 15 juin. N'ayant pas une petite pièce de monnaie pour m'acheter un bouquet il se lève avant le jour et fait deux lieues à pied pour m'en cueillir un dans les jardins du faubourg. Cette petite chose est le résumé de toute sa conduite, il me suit, il me porte, il me remercie. » Mais elle ajoute sans aller à la ligne : « Oh ! dis-moi que tu es heureux, et je le serai. » Le 26 juin : « L'ami auquel tu m'as confiée » devient « un ange de douceur, de bonté et de dévouement » ; mais, s'il lui arrive de parler d'elle-même, c'est pour mettre en avant l'idée du suicide, « triste compagne errante auprès de moi ». Et ce qui lui inspire ce désir de mourir, c'est l'idée d'un « affront », d'une « souillure », d'une « fange dégoûtante » qu'on « jette au-devant d'elle » pour l'empêcher de passer.

Avis au chevalier français.

« L'affection et la vertu de Pagello sont immuables comme les Alpes. » Mais, se retournant vers Alfred : « Ce qui pourrait me faire mal et ce qui ne peut pas arriver, c'est de perdre ton affection. Ce qui me consolera de tous les maux possibles, c'est encore elle. »

Elle avait écrit le 15 mai : « À quelle époque vas-tu à Aix ? Arrange-toi, je t'en prie, de manière à ce que je sache où tu seras afin que, si je ne te trouve pas à Paris, je te rencontre du moins en route. » Mais, le 26, au point de quitter Venise, elle lève un pan du rideau : « Je ne sais pas encore si Pagello pourra m'accompagner. » Non sans ajouter, il est vrai : « Il a pourtant bien envie de ne pas me quitter, et il se fait une joie de t'embrasser. J'espère que cela l'emportera sur les embarras de sa position. »

En même temps, elle s'efforçait de reprendre les plus dangereuses paroles qu'elle avait jadis prononcées et d'atténuer tout ce qui avait poussé à la séparation. Elle efface, elle efface, d'un doigt léger, avec une aisance admirable : « Vois, lui dit-elle, combien tu te trompais quant tu te croyais usé par les plaisirs et abruti par l'expérience ! » La Pénélope si habile à tisser la tapisserie est encore plus prompte quand il faut l'effiler.

IV

Comme le poète était revenu à la foi amoureuse par le chemin de la terreur que lui avaient tracé les amants, la crainte du public aurait-elle été, à son tour un principe des regains d'amour de madame Sand ? On n'oserait pas l'affirmer. Mais c'est peut-être de cette inquiétude que lui vint au moins le courage de faire certains pas. Jugeons mieux ces coquetteries : si elles n'étaient pas tout à fait désintéressées, la nécessité les dicta.

Eut-elle seulement à feindre ? Si elle connut ce malheur, George en fut vite châtiée. Qui ne veut pas aimer sera sage et prudent de ne jamais feindre l'amour ; car l'amour invoqué peut venir dans toute sa force. Les actes religieux sont les générateurs directs de la religion. Prenez de l'eau bénite, disait Pascal. En mettant les choses au pis, Mme Sand fit comme le croyant forcé de Pascal, dans l'instant même où elle se trouvait disposée à l'action de toutes les grâces.

Mais parce qu'elle avait à se reprocher de cruels mensonges et qu'il lui fallait à tout prix en conjurer l'éclat, madame Sand forma ici le rêve audacieux et beau de donner à Alfred une profonde impression de sincérité : très finement, elle sentit qu'il lui suffirait de devenir sincère en effet.

L'aimer, l'aimer vraiment, et, par cet amour, le reconquérir ; une fois reconquis, le tenir, l'occuper et le subjuguer : abolir le drame passé sous des drames nouveaux, créer de si violentes disparates morales, se montrer sous un jour si neuf, se procurer ainsi de tels alibis, former entre Venise et Paris de tels désaccords que la raison du poète en fût déroutée à jamais et qu'il se sentît incapable de risquer aucun jugement sur l'ensemble de l'aventure ; en outre, le contraindre à se donner, tant en réalité qu'en imagination, d'immenses torts nouveaux : tel fut le beau programme élaboré par les circonstances et par le calcul dans cette âme trouble, mais forte. Elle avait assez d'énergie pour le remplir au naturel, c'est-à-dire, oubliant qu'elle l'avait conçu, au point de s'y donner, de s'y aliéner tout entière. Elle avait été à Venise tout force et tout orgueil, elle va ici nous paraître tout force et aussi tout amour.

V

L'arrivée à Paris de George, accompagnée de Pagello, remettait donc en présence trois être bien différents de ceux qui s'étaient quittés à Venise. Une correspondance incendiaire avait étouffé l'esprit de réflexion dans l'âme d'Alfred, et l'amour d'autrefois y reparaissait sans partage. Pagello, averti par le ton de la correspondance (car on lui montrait tout) et non moins éclairé par les nouveaux visages qu'il trouvait à Paris, entrait en défiance. « Du moment qu'il a mis le pied en France, il n'a rien compris », disait George. La lucidité de notre air, chassant les brouillards vénitiens, mettait à nu des vérités médiocrement belles. George d'ailleurs est rassurée, Alfred de Musset aime encore et, Dieu merci, plus que jamais : car ses billets et ses visites la poursuivent.

Elle le repousse d'abord, de crainte de Pagello, de crainte des méchants ; cependant, elle ne peut résister aux nombreux éléments qui, en elle et hors d'elle, ont disposé de son destin. Ils se revoient. Elle lui confesse la survivance de son amour, elle le lui prouve après avoir juré et fait jurer que cette preuve vaudrait un adieu éternel. Alfred, le lendemain, en lui annonçant qu'il s'éloigne, écrit : « Celui qui est aimé de toi ne peut plus maudire. » Il est résigné à son sort, que George demeure maîtresse de régler comme elle voudra. Il lui demande seulement de ne pas expirer sans lui si elle renonce à la vie.

Mais, en attendant, il écrira ; il fera leur histoire :

Non, non, j'en jure par ma jeunesse et par mon génie, il ne poussera sur ta tombe que des lis sans tache. J'y poserai de ces mains que voilà ton épitaphe en marbre plus pur que les statues de nos gloires d'un jour. La postérité répétera nos noms comme ceux de ces amants immortels qui n'en font qu'un à eux deux, comme Roméo et Juliette, comme Héloïse et Abélard. On ne parlera jamais de l'un sans parler de l'autre. Ce sera là un mariage plus sacré que ceux que font les prêtres, le mariage impérissable et chaste de l'intelligence. Les peuples futurs y reconnaîtront le symbole du seul Dieu qu'ils adoreront. Quelqu'un n'a-t-il pas dit que les révolutions de l'esprit humain avaient toujours des avant-coureurs qui les annonçaient à leur siècle ? Eh bien, le siècle de l'Intelligence est venu. Elle sort des ruines du monde, cette souveraineté de l'avenir ; elle gravera ton portrait et le mien sur une des pierres de son collier.

Ce « mariage de l'intelligence » manqua. D'autres stimulants que celui de leur esprit pur se faisaient sentir. L'unique rencontre en avait fait souhaiter de nouvelles. Le poète était allé se promener à Bade, et la romancière à Nohant. « Ah! George, écrivait le premier, ah ! George, quel amour ! Jamais homme n'a aimé comme je t'aime. Je suis perdu, vois-tu ; je suis noyé, inondé d'amour. Je ne sais plus si je vis, si je respire, si je parle ; je sais que j'aime…  »

Mais il nous faut bien percevoir dans la réponse de George le développement logique d'un nouvel acte de comédie. Pour mieux dire, c'est le prologue de la dernière reprise. Elle raconte tout au long les scènes de jalousie de Pagello. Elle parle de ses enfants. Et, par un comble de prudence politique, elle a soin de rappeler très précisément des souvenirs qui, en aiguisant la jalousie du poète, lui spécifient qu'il a perdu le droit de récriminer.

Dans cette lettre de Nohant se trouve en effet le fameux passage, plusieurs fois cité, des accordailles de Venise : « Ah ! cette nuit d'enthousiasme…  » Il peut être traduit : — Pagello m'ennuie, tu le vois, et c'est bien fini. Je t'ai déjà repris, je puis revenir toute à toi ; y consentir, c'est reconnaître que le passé n'existe plus et que tu n'as pas le plus léger reproche à m'en faire… L'habile plaideuse se souvient d'ailleurs de sa robe, qui n'était point d'un avocat : « Oh ! que je suis malheureuse, je ne suis point aimée, je n'aime pas ! Me voilà insensible, un être stérile et maudit ! Et toi, tu viens me parler de transports d'ivresse…  »

Elle conclut : « Il faut nous quitter, vois-tu, il le faut, puisque tu arrives à te persuader que tu ne peux guérir de cet amour pour moi et que tu as pourtant si solennellement abjuré à Venise avant et même encore après ta maladie. » Avec cela, promesse ou rappel de la promesse d'une entrevue prochaine à Paris.

Ils se reprirent donc, et leur hiver de 1834–1835 paraît avoir été aussi malheureux que possible : « J'en étais bien sûre, dit-elle quand ils se sont revus, que ces reproches-là viendraient dès le lendemain du bonheur rêvé et promis, et que tu me ferais un crime de ce que tu avais accepté comme un droit… Qu'est-ce que tu veux à présent, qu'est-ce que tu me demandes ? Des questions, des soupçons, des récriminations, déjà ! déjà ! Et pourquoi me parler de Pierre quand je t'avais défendu de m'en parler jamais. De quel droit d'ailleurs m'interroges-tu sur Venise ? Étais-je à toi, à Venise ? »

Et, après avoir raconté le passé à sa manière, elle éclate en cris d'étonnement et d'indignation aux exigences toutes fraîches du pauvre garçon.

Eh bien, à présent, tu veux l'historique jour par jour et heure par heure de ma liaison avec Pierre, et je ne te reconnais pas le droit de me questionner. Je m'avilirais en me laissant confesser comme une femme qui t'aurait trompé. Admets tout ce que tu voudras pour nous tourmenter, je n'ai à te répondre que ceci : « Ce n'est pas du premier jour que j'ai aimé Pierre et même après ton départ, après t'avoir dit que je l'aimais peut-être, que c'était mon secret et que, n'étant plus à toi, je pouvais être à lui sans te rendre compte de rien, il s'est trouvé dans sa vie à lui, dans ses liens mal rompus avec ses anciennes maîtresses, des situations ridicules et désagréables qui m'ont fait hésiter à me regarder comme engagée par des précédents quelconques. Donc il y a eu de ma part une sincérité dont j'appelle à toi-même et dont tes lettres font foi pour ma conscience. Je ne t'ai pas permis à Venise de me demander le moindre détail, si nous nous étions embrassés sur les joues, sur l'œil ou sur le front, et je te défends d'entrer dans une phase de ma vie où j'avais le droit de reprendre les voiles de la pudeur vis-à-vis de toi.

Ainsi, chargée des voiles de la pudeur vis-à-vis de lui, elle se remet à mentir : effrontément, charitablement, efficacement. Mais pour refrain : « Voyons, laisse-moi donc partir. » Ou encore : « Que nous restera-t-il donc, mon Dieu ! d'un lien qui nous avait semblé si beau ! ni amour, ni amitié ! mon Dieu ! »

VI

Elle pourrait partir. Le but de sa politique, si elle s'en était fixé un, était atteint en somme. Le poète se trouvait de nouveau lié et comme annulé par l'amour : l'audacieuse lettre qu'on vient de lire montre bien que les volontés de sa maîtresse n'ont plus qu'à lui dicter leur loi. Mais, à ce moment même, ces dures volontés ont faibli.

La puissance d'une habitude physique retrouvée, jointe aux grandes dépenses d'énergie qu'elle avait dû faire, avait tout à fait brisé George. « Je songe, gémit-elle, que je vais t'aimer encore comme autrefois. » Plus qu'autrefois, hélas ! Les chaleurs de l'entraînement s'étaient communiquées peu à peu à son âme. Au bout de quelques semaines sans doute, elle dut éprouver que ce qui n'avait été qu'une province exiguë de sa vie la couvrait, cette fois, la soulevait et la pénétrait tout entière. Dure revanche de l'amour. La victorieuse était prise au milieu du triomphe, les rôles étaient renversés. Celui qui la poursuivait, elle le poursuivit. Le pouvoir de prononcer de fausses paroles s'éloigne d'elle. Elle ne sort plus de cette sincérité profonde que lorsqu'elle lui parle de séparation. Comme jadis Alfred, dont elle devient l'élève accomplie, elle affectionne sa douleur.

Mais, à son tour, se sentant devenir le plus fort, l'enfant du siècle cède à un âcre désir de rendre quelque chose du mal qu'il a reçu. On l'a fait souffrir par l'amour et par l'orgueil. À George maintenant de souffrir d'orgueil et d'amour. Est-ce la peine de donner un extrait du journal intime dans lequel la pauvre femme se désole de ne point retrouver « sa féroce vigueur de Venise » et se traîne lentement aux pieds du cruel qui, le cœur las, a voulu rompre ? M. Paul Mariéton l'a publié presque en entier et nous en connaissons d'autres fragments par Mme Arvède Barine. Il contient des pages touchantes : quelques-unes sont pleines d'humilité !

Mardi 24 décembre 1834.

Je ne guéris pourtant pas… Je m'abandonne à mon désespoir. Il me ronge, il m'abat.

Hélas ! il augmente tous les jours comme cette horreur de l'isolement, ces élans de mon cœur pour aller rejoindre ce coeur qui m'était ouvert. Et si je courais, quand l'amour me prend trop fort ? Si j'allais casser le cordon de sa sonnette jusqu'à ce qu'il m'ouvrît sa porte ? Si je m'y couchais en travers jusqu'à ce qu'il passe ? Si je me jetais, non pas à ses pieds, c'est fou, après tout, car c'est l'implorer, et, certes, il fait pour moi ce qu'il peut, il est cruel de l'obséder et de lui demander l'impossible ; mais si je me jetais à son cou, dans ses bras, si je lui disais : « Tu m'aimes encore, tu en souffres, tu en rougis, mais tu me plains trop pour ne pas m'aimer. » Tu vois bien que je t'aime, que je ne peux aimer que toi ; embrasse-moi, ne dis rien, ne discutons pas.

… Eh bien, quand tu sentiras ta sensibilité se lasser de ton irritation, revenir, renvoie-moi, maltraite-moi, mais que ce ne soit jamais avec cet affreux mot : Dernière fois ! Je souffrirai tant que tu voudras ; mais laisse-moi quelquefois, ne fût-ce qu'une fois par semaine, venir chercher une larme, un baiser, qui me fasse vivre, et me donne du courage. — Mais tu ne peux pas ! Ah ? que tu es las de moi ! Et que tu t'es vite guéri aussi, toi ! Hélas, mon Dieu, j'ai de plus grands torts certainement que tu n'en eus à Venise, quand je me consolai.

Mais tu ne m'aimais pas, et la raison égoïste et méchante me disait : Tu fais bien ! À présent, je suis encore coupable à tes yeux, mais je le suis dans le passé. Le présent est beau et bon encore : je t'aime ; je me soumettrais à tous les supplices pour être aimée de toi et tu me quittes ! Ah ! pauvre homme ! vous êtes fou. C'est votre orgueil qui vous conseille.

Nous savons le son de ces mots :

Ah! faible femme, orgueilleuse insensée !…
… Partez, partez, et dans un cœur de glace
Emportez l'orgueil satisfait.
… Ah ! pauvre enfant qui voulez être belle
Et ne savez pas pardonner !

Qui se doutait que ces sanglots de La Nuit de décembre 6 eussent été versés d'abord par George Sand ? Mais qui se fût imaginé que cette statue de l'orgueil pût traiter quelqu'un d'orgueilleux? Elle disait autrefois au poète : « Tu n'en as pas trop. » Maintenant, elle crie : « Vous devez en avoir, le vôtre est beau, mais votre raison devrait le faire taire et vous dire : — Aime cette pauvre femme, tu es bien sûr de ne pas l'aimer trop à présent, que crains-tu ? Elle ne sera pas trop exigeante, l'infortunée ! Celui des deux qui aime le moins est celui qui souffre le moins. C'est le moment de l'aimer ou jamais. »

D'autres passages sont moins simples et portent, cependant, sous le romantique criard de la langue et du style, les stigmates du vrai :

Ange de mort, amour funeste, ô noir destin sous la figure d'un enfant blond et délicat ! Oh ! que je t'aime encore, assassin ! Que tes baisers me brûlent donc vite, et que je meure consumée ! Tu jetteras mes cendres au vent, elles feront pousser des fleurs qui te réjouiront.

Qu'est-ce que ce feu qui dévore mes entrailles ? Il semble qu'un volcan gronde au dedans de moi et que je vais éclater comme un cratère. Ô Dieu, prends pitié de cet enfant qui souffre tant !

Doux yeux bleus, vous ne me regardez plus ! Belle tête, je ne te verrai plus t'incliner sur moi et te voiler d'une douce langueur ! Mon petit corps souple et chaud, vous ne vous étendrez plus sur moi, comme Élisée sur l'enfant mort, pour me ranimer… Adieu, mes cheveux blonds, mes blanches épaules.

« Elle ne s'en tenait pas aux paroles », dit Mme Arvède Barine. « Elle coupa ses magnifiques cheveux et les envoya à Musset. Elle venait pleurer sur sa porte ou sur son escalier. » « Caresse-moi », lui écrivait-elle au retour, avec une grâce navrante, « caresse-moi, puisque tu me trouves encore jolie malgré mes cheveux coupés, malgré les deux grandes rides qui se sont formées l'autre jour sur mes joues.

Ils se revirent et rompirent de nouveau, suivant un mécanisme qui différait peu de celui de l'année précédente. Toute la nouveauté de la dispute consistait en ce que les amants s'occupaient un peu de savoir lequel serait l'auteur de l'abandon définitif. Chacun tenta de renouer pour ce triste avantage. Vaine querelle où les ferments de l'amour-propre, avivés par les commérages du monde, parvinrent à aigrir ce qu'ils pouvaient garder d'heureux. Tout Paris en suivait les phases d'un œil amusé ; on riait du poète quand George était en état d'écrire à son ennemi, à Tattet, un bulletin de triomphe comme celui du 14 janvier 1835 : « Alfred est redevenu mon amant » ; et l'on riait de George lorsque c'était Alfred qui prenait la fuite.

Il est meilleur de négliger la succession de ces monotones alternatives.

La haine et le pardon

C'est au printemps de 1835 qu'ils eurent la sagesse et la force de se quitter. C'est à l'automne de la même année qu'un fragment de la Confession d'un enfant du siècle parut chez Buloz. On a beaucoup dit que ce livre est un pur monument de chevalerie, le poète ayant tenu à s'y donner tous les torts mais rien ne prouve que sa volonté eut à triompher de son sentiment ; les admirables illusions de Venise n'étaient pas tout à fait détruites en 1835 ni l'année suivante.

I

Certes, il avait réfléchi. Il avait hésité, douté, souvent tremblé d'entrevoir la vérité affreuse. Quand George, prise à son propre piège, devenue, après le départ de Pagello, la plus passionnée des amantes, se fut rejetée au parti des supplications, quelles confidences ne lui furent point arrachées ! Elle put bien se confesser tantôt par bravade, tantôt par ce besoin d'épanchement qui naît du plaisir. Mais, là encore, que de réticences possibles ! Elle dut se plaire à donner à l'aveu formel cet accent du mensonge qui enlève toute certitude à la vérité quand elle est un peu forte et l'éloigne du vraisemblable. Le souverain instinct de conservation féminine lui interdit probablement d'être jamais complète, explicite, satisfaisante.

On a vu plus haut qu'elle lui écrit : « À Venise… Je me consolai… » Plus il fut éclairé des rayons décevants et de la douteuse lumière de ces lambeaux de vérité, plus il dut se sentir troublé. Dans ce trouble, il prit naturellement l'habitude de chercher son refuge dans sa première foi. Par les conseils de l'amour-propre que la réalité éprouvait trop cruellement, par ceux de l'habitude, par goût de romanesque aussi, et crédulité naturelle, enfin par les ensorcellements de l'amour, il revenait s'endormir au vieil oreiller. La pauvre George, en costume de pénitente, la tête rase et ses beaux yeux noirs éplorés, lui avait donné quelques-unes des plus touchantes preuves d'amour. Si malgré tout elle l'aimait, que pouvait-il vouloir de plus ? Et sur quoi l'aurait-il jugée coupable de mensonges radicaux et de perfidies sans mesure ?

Ainsi, dans la dernière saison de leurs rencontres, en dépit du malheur final, elle n'avait pas perdu la partie : sa douleur, son amour portaient juste le fruit qu'elle en avait rêvé. Elle avait réussi à donner le change, au point de déconcerter et d'attendrir peut-être la malice du monde. Pour le poète, il était dérouté. Il ne savait plus rien, du moins de science certaine.

La Confession d'un enfant du siècle n'est si diffuse et si flottante que parce qu'il n'y eut pas de cohérence possible dans le personnage central de madame Sand, tel que pouvait se le figurer son ancien amant ; mais l'intention du livre est une : il est écrit pour demander pardon à une maîtresse parfaite des injustes soupçons, des jalousies pleines d'outrage et des persécutions aussi stupides que cruelles dont elle avait été victime de la part d'un furieux.

Quelquefois, un soupçon, de sa lueur timide projetée au travers de ce premier dessein, l'interrompt et rejette le cœur de l'écrivain dans une autre voie ; son repentir et son remords semble alors décrits de souvenir, plutôt qu'éprouvés dans l'instant, car, à cet instant même, un doute puissant le déchire. La part de volonté, chez l'auteur consista à surmonter les tentations dont l'homme souffrait.

Le malicieux Sainte-Beuve, qui connut presque tous les secrets de la liaison, note dans la façon du livre « quelque chose de successif ». Hélas ! c'était la succession des partis auxquels le poète devait s'arrêter pour expliquer les diversités d'une si étrange aventure : aimé, trahi, aimé encore, trompé dans ce dernier amour ! Nous avons remarqué qu'il y a dans ce livre deux reflets de madame Sand : la première maîtresse d'Octave de T… et la seconde, Brigitte Pierson. Mais cette Brigitte, elle-même, manque d'unité, au sentiment de Sainte-Beuve qui note une certaine « substitution subtile » :

Madame Pierson, durant toute cette première situation attachante, est une personne à part…

Pour bien apprécier et connaître cette charmante Mme Pierson, il faudrait, après avoir lu la veille les deux premières parties de la Confession, s'arrêter là exactement ; le lendemain matin, au réveil, commencer la troisième partie et s'y arrêter juste sans entamer la quatrième : on aurait ainsi une image bien nuancée et distincte dans sa fraîche légèreté. Plus tard, il y a un moment où tout d'un coup, à propos d'une grande promenade nocturne, nous découvrons que Mme Pierson, pour ses longues courses, prend une blouse bleue et des habits d'homme. Le trait est jeté au passage, comme négligemment ; mais l'œil délicat le relève, et toute illusion a disparu, car l'auteur a beau dissimuler et ne faire semblant de rien, la nouvelle Mme Pierson, fort charmante à son tour, n'est pas la même que la première ; celle qui a la blouse bleue n'est plus celle qui, un peu dévote et très charitable, parcourait à toute heure, en voile blanc, les campagnes qui l'avaient vu couronner rosière…

La rosière était George, telle que la voyait aux heures de piété l'imagination de Musset. Le petit homme en blouse bleue était cette George un peu différente, « fort charmante à son tour », qu'il lui arrivait d'apercevoir quelquefois des mêmes yeux que Sainte-Beuve et leur cercle d'amis dans ses jours de lucidité. J'oserai ajouter, après le maître de la critique, qu'il y a dans les deux dernières parties de la Confession d'autres points inintelligibles, notamment le point essentiel : le lecteur n'y est pas amené à comprendre comment, après avoir aimé Octave d'un amour qu'elle est seule à pouvoir donner et qu'il est également seul capable d'inspirer, Brigitte en arrive à distinguer le pâle Smith. Musset a beau noircir son infortuné prête-nom, dire pis que pendre d'Octave : le mauvais caractère de son Octave ne lui explique point, à lui-même qui tient la plume, qu'Octave ait cessé d'être aimé de la seule femme pour qui Dieu l'eût fait et qui fût faite pour lui. Musset n'arrivait pas à percer le triste mystère, et c'est précisément ce dont il se plaignit à Lamartine dans la Lettre de février 1836 :

Ô toi qui sais aimer, réponds, amant d'Elvire,
Comprends-tu que l'on parte et qu'on se dise adieu ?
Comprends tu que ce mot, la main puisse l'écrire
Et le cœur le signer, et les lèvres le dire,
Les lèvres qu'un baiser vient d'unir devant Dieu ?
Comprends-tu qu'un lien qui, dans l'âme immortelle,
Chaque jour plus profond, se forme à notre insu,
Qui déracine en nous la volonté rebelle,
Et nous attache au cœur son merveilleux tissu ;
Un lien tout-puissant dont les nœuds et la trame
Sont plus durs que la roche et que les diamants ;
Qui ne craint ni le temps, ni le fer, ni la flamme,
Ni la mort elle-même, et qui fait des amants
Jusque dans le tombeau s'aimer les ossements ;
Comprends-tu que dix ans ce lien nous enlace,
Qu'il ne fasse dix ans qu'un seul être de deux,
Puis tout à coup se brise et perdu dans l'espace
Nous laisse épouvantés d'avoir cru vivre heureux ?

« Dix ans » sont mis là pour deux ans, car les amours de George et d'Alfred ont duré d'août 1833 à mars 1835. Non plus que cette légère déformation, les termes généraux de l'éloquente plainte ne doivent pas nous égarer : elle a un sens particulier, celui-là même que la Confession vient de nous dévoiler et qui fait le secret du livre ; le livre tout entier n'existe que par ce secret, « le secret de Brigitte », qui était demeuré un secret pour l'auteur.

Que dire, au surplus, de ce personnage de Smith, si gris, si effacé, et, en même temps, si étrange qu'il en est devenu presque louche ? Le peintre semble concevoir et garder certains doutes sur la vérité du portrait qu'il nous offre de l'ami de Mme Pierson. Ainsi se glissa-t-il une équivoque extrême dans les sentiments de Musset envers Pagello, quand il le revit à Paris. On a pu dire qu'il traitait l'Italien en ami, on a pu dire le contraire. Pagello, qu'il faut bien écouter, a déclaré que leurs derniers rapports furent « courtois », mais « dépourvus de toute expansion cordiale ».

Telle était l'oscillation de la pensée chez ce crédule si sceptique. Smith la représente fort bien.

La Nuit de mai, écrite en 1835, fait corps avec la Confession. La Nuit de décembre, qui est de la même année, correspond au même état d'esprit 7. Le poète parle à genoux ; il demande pardon d'une voix qu'étreignent la honte et le repentir, que le soupçon traverse à peine. En accusant l'orgueil de son amie, (Ah ! faible femme, orgueilleuse insensée), il ne témoigne que de vagues défiances peu exprimées :

Pourquoi, grands dieux, mentir à ta pensée,
Pourquoi ces pleurs, cette gorge oppressée,
Ces sanglots, si tu n'aimais pas ?

Oui, tu languis, tu souffres et tu pleures,
Mais ta chimère est entre nous…

… Partez, partez et dans ce cœur de glace
Emportez l'orgueil satisfait…

C'était plus de huit mois après la dernière rupture. Qui croira que ces strophes, tour à tour humbles et redressées, pleines de soupirs pénitents, furent aussi écrites par scrupule de galant homme ? Non, non, le jugement d'Alfred de Musset sur son malheur manqua longtemps de fixité. « J'ai souffert un dur martyre », disait-il. Il ne pouvait préciser au juste lequel et ne trouvait d'assiette ferme que dans l'illusion de Venise. Mais la moindre réflexion l'en dépossédait. Ses vers et sa prose d'alors donnent le ton troublé de tant d'appréciations différentes, dont on n'ose même plus dire qu'elles aient été successives : il admettait et rejetait tout à la fois.

II

Au milieu de 1836, fut composée La Nuit d'août qui célèbre avec flamme un vif désir d'amours nouvelles ; elle marque aussi le moment où le poète commença d'écouter le langage sinistre de la raison. La Nuit d'août nous parle, en effet, de la plaie d'orgueil « qui le dévore ». Comprenons que cet orgueil ne ronge plus l'amante infidèle comme dans La Nuit de décembre : c'est bien l'amant désespéré, le poète en larmes qui a besoin de faire taire des souvenirs humiliants pour reconquérir le bonheur.

Avant cette date précise, il avait songé à bien des noirceurs, et il y avait même cru, mais comme on croit à des fantômes ; il ne les avait pas encore incorporées à l'essence de sa pensée. Il n'en avait pas la présence certaine, le solide contact. Sans parler de celles qui, en succédant à madame Sand, concevaient le désir ou l'espoir, aussi naturel qu'insensé, de la détrôner tout à fait, son frère, ses amis, surtout Tattet, contribuèrent de leur mieux à l'éclaircissement qui se fit dans ses souvenirs. Le poète ne disposait pas comme nous du texte de la Déclaration de George, ni de ses lettres à Pagello, ni du Journal de ce dernier : mais les faits qu'il avait saisis, les paroles précises qu'il avait méditées se composaient et s'enchaînaient dans sa pensée, en dépouillant l'appareil artificieux dont les avait ornés la rhétorique de l'amour. Il revécut l'ancien passé, heure par heure, depuis Fontainebleau et Venise jusqu'aux malheureux actes de contrition épistolaire qu'il expédiait de Paris. Il se revit dupé plus encore qu'« aban­donné », « abusé » bien plus que trahi ; berné, moqué par-dessus tout et, pour tant d'outrages sanglants, se frappant la poitrine dans la Confession d'un enfant du siècle et dans la seconde des Nuits.

Cette revue dut le briser. Tout ce qu'il avait de justesse dans l'esprit, de droiture dans l'âme, était soulevé. Certes, ses propres fautes en France, en Italie, avaient pu être de la dernière gravité : qu'étaient-elles en comparaison de ce qu'il devait bien appeler le crime de George !

Elle avait, comme on dit, le droit de quitter Alfred pour Pierre, comme plus tard de quitter Pierre pour Alfred. Les circonstances même du premier abandon du poète, quoique atroces, peuvent ou doivent être admises comme de purs effets de concours malheureux. Ce qui faisait la principale horreur de ces souvenirs n'était point en cela, et la pire infidélité, n'eût jamais revêtu certaine couleur odieuse. L'odieux, le tragique, était dans le comique de cette dure histoire : c'était d'avoir été conduit par des pentes si douces à des sentiments d'un ridicule si pur qu'il ne pouvait s'en réveiller sans quitter aussitôt tout respect de lui-même, toute dignité, « tout orgueil ». Le grief, son vrai grief contre George, celui qui apparaît au travers des invectives de la vieille passion toujours prête à renaître, ce grief profond est là : George l'avait joué comme un vieillard, comme un enfant. Elle l'avait rendu aussi sot à ses propres yeux qu'aux yeux de leurs innombrables amis communs. L'astuce, l'artifice et jusqu'à la sincérité finale de la sirène lui avaient inspiré et, qui le sait ? presque dicté ces longues pages d'excuse et de repentir, ces cris d'humilité et de supplication qui, confrontés avec les faits désormais certains et déjà vaguement soupçonnés de Paris entier, devaient déshonorer l'auteur de ces monuments de naïveté, si toutefois l'on peut être déshonoré par un excès d'erreur où précipite la perfidie d'une femme.

Ce sentiment d'abord vague et obscur, puis très net, mais intermittent, finit par s'établir en lui, car il le chanta.

III

Il le chanta après avoir longtemps moralisé dessus, c'est-à-dire, suivant l'ordinaire des esprits de race française, après avoir composé à ce sentiment une cour d'idées générales : il publia que son malheur tout entier provenait des maux de Venise.

Sa défiance et son scepticisme, sa lassitude et l'amertume qui lui gâtait le cœur ne découlaient point d'autre source. Deux ans plus tôt, il accusait un être impersonnel qu'il appelait Libertinage ou Débauche ; mais, il s'en aperçoit enfin, les trahisons multipliées d'une créature menteuse sont les seules causes de sa détresse. D'elle, d'elle seule, par l'illusion qu'elle a fait concevoir, par la désillusion qu'elle a fait éclater, dérive ce flux noir de mauvais sentiments qui ont flétri son cœur sans même le mûrir. Il n'était pas méchant, mais il l'est devenu par la faute de George. Les invectives de La Nuit d'octobre 8 donnent un raccourci des cent reproches de ce genre que l'on voit épars dans son œuvre :

Honte à toi qui la première
M'as appris la trahison
Et d'horreur et de colère
M'as fait perdre la raison.
.........................
Honte à toi, femme à l'œil sombre,
Dont les funestes amours
Ont enseveli dans l'ombre
Mon printemps et mes beaux jours !

C'est ta voix, c'est ton sourire,
C'est ton regard corrupteur
Qui m'ont appris à maudire
Jusqu'au semblant du bonheur.
C'est ta jeunesse et tes charmes
Qui m'ont fait désespérer…

À supposer qu'il eût été débauché depuis son enfance, la plus folle débauche ne l'eût jamais blasé que sur quelques aspects superficiels de l'amour ; mais, depuis que George l'a parodié devant lui, le plus pur des amours, l'amour douloureux et souffrant reste terni d'une méfiance éternelle. Le poète ne peut plus croire à ce beau visage éploré.

Voici un distique sanglant :

Et si je doute des larmes,
C'est que je t'ai vu pleurer.

Honte à toi ! j'étais encore
Aussi simple qu'un enfant.

Comme une fleur à l'aurore
Mon cœur s'ouvrait en t'aimant.
Certes ce cœur sans défense
Put sans peine être abusé…

Honte à toi ! tu fus la mère
De mes premières douleurs
Et tu fis de ma paupière
Jaillir la source des pleurs !
Elle coule, sois-en sûre,
Et rien ne la tarira.
Elle sort d'une blessure
Qui jamais ne guérira…

Rien de plus net : dans cette Nuit d'octobre, si tout le récitatif (elle ne venait pas ; seul, la tête baissée…) ne parle que d'infidélité amoureuse ou, tout au plus, d'audacieuse perfidie, l'invective du poète témoigne qu'il souffrit beaucoup moins d'avoir été laissé pour un autre que surpris lâchement dans la simplicité d'un cœur plein de foi. La tendresse est meurtrie ; par-dessus tout, l'orgueil est décapité.

Sept années plus tard, même nuance d'inflexion dans les strophes : À mon frère revenant d'Italie. Le badinage qui ouvre la pièce est un peu long, mais le poète arrive au fait, il nomme Venise, Venise lui évoque le tombeau de son « pauvre cœur » :

Là, mon pauvre cœur est resté…
.........................
Mon pauvre cœur l'as-tu trouvé
Sur le chemin, sous un pavé,
       Au fond d'un verre… ?

.........................
L'as-tu vu sur les fleurs des prés… ?
.........................
L'as-tu trouvé tout en lambeaux ?
Sur la rive où sont les tombeaux ?
       Il y doit être.

Je ne sais qui l'y cherchera,
Mais je crois bien qu'on ne pourra
       L'y reconnaître.

Il était gai, jeune et hardi,
Il se jetait en étourdi
       À l'aventure
Librement il respirait l'air,
Et parfois il se montrait fier
       D'une blessure.

Il fut crédule étant loyal,
Se défendant de croire au mal
       Comme d'un crime.

Puis tout à coup il s'est fondu…

Musset a bien dû s'exagérer la métamorphose. Tous les défauts ne lui venaient pas de Venise, ni tous les malheurs. Avant d'avoir connu madame Sand et souffert de tant de prestiges, il n'était pas si innocent ni si heureux qu'il nous le jure ; on raconte que la Jacqueline du Chandelier fit sa première entrée dans la vie du poète quand ce Fortunio n'avait que dix-huit ans 9. Son désespoir d'enfant avait bien laissé quelque trace. Mais on peut estimer qu'auprès de madame Sand il perdit cette confiance dans son cœur et dans tous les cœurs, ce facile abandon à la grâce d'autrui qui sont les principes d'amour. Ils subsistaient certainement quand George le connut, puisqu'elle les avait admirés et aimés, la Correspondance en fait foi. L'abus savant, continué et méthodique qu'elle en fit consuma tout ce qu'il gardait de ce don de jeunesse. Que de fois il l'a dit ! Le souvenir d'avoir été dupe à ce point resta en lui comme un ulcère et saigna toujours.

Tous les succès du monde et toutes ses « bonnes fortunes » ne tinrent pas contre la sensation cuisante de l'humiliation. Il rit amèrement de son ancienne réputation de roué et jeta des soupirs de haine contre celle à qui il devait de s'être méprisé avant de se prendre en pitié.

IV

Ce ne furent pas ses derniers mots. Bien avant qu'il eût vu le cercle de la lune, humide de larmes d'amour, sourire un soir d'été au-dessus des bouleaux et des trembles paisibles de sa chère forêt, il avait, dès la Nuit d'août, conçu en rêve le pardon :

Dépouille devant tous l'orgueil qui te dévore,
Cœur gonflé d'amertume…

Ce pardon germa lentement, comme se dépouillait l'orgueil : et peu à peu la douce image d'un amour éloigné, mais non perdu puisqu'il durait en souvenir, se restitua toute seule. Musset se dit que sa douleur avait été bien peu de chose auprès de son bonheur ; l'humiliation n'était rien. Sa George redevint la Brigitte des beaux jours. Il écouta la Muse lui dire :

Ô mon enfant ! plains-la, cette belle infidèle !
Plains-la, c'est une femme…

Plains-la! Son triste amour a passé comme un songe,
Elle a vu ta blessure et n'a pu la fermer :
Dans ses larmes, crois-moi, tout n'était pas mensonge !

Peut-être, en cherchant des excuses, se souvint-il de celles qu'il tirait, pour un personnage de Namouna, des complexités de toute âme humaine :

… c'est qu'on trompe et qu'on aime ;

C'est qu'on pleure en riant, c'est qu'on est innocent
Et coupable à la fois ; c'est qu'on se croit parjure
Lorsqu'on n'est qu'abusé ; c'est qu'on verse le sang
Avec des mains sans tache et que notre nature
A de mal et de bien pétri sa créature…

Une sorte de prophétie s'était fait jour dans ces vers de 1832, un peu au hasard. Mais voici le fruit de l'expérience, consigné dans un petit ouvrage postérieur : « Connaissez-vous le cœur des femmes, Perdican ? Êtes-vous sûr de leur inconstance, et savez-vous si elles changent réellement de pensée en changeant de langage ? Il y en a qui disent que non. Sans doute, il nous faut souvent jouer un rôle, souvent mentir ; vous voyez que je suis franche ; mais êtes-vous sûr que tout mente dans une femme lorsque sa langue ment ?… »

Ainsi parle Camille, d'On ne badine pas avec l'amour. Mais qu'importait cette Camille, ou sa rivale Rosette ? Qu'importait George ? Pauvres femmes, poupées de caprice, qu'importez-vous ? Dans son nouvel état d'esprit, le poète se souciait de bien marquer que l'essentiel n'est pas d'avoir inspiré de l'amour, mais de l'avoir senti soi-même. Le vers du Spectacle dans un fauteuil :

Que la terre leur soit légère, ils ont aimé.

sera désormais sa devise. Rien en ce monde n'est plus digne de sympathie, de respect, et d'envie peut-être, qu'un pauvre cœur sincère qui vit et meurt du trait délicieux qui le perce. Clavaroche se rengorgera des faveurs de Jacqueline ; mais, le front appuyé sur la vitre et suivant du regard, au milieu des fleurs du jardin, la promenade de la belle indifférente, c'est encore Fortunio, un pauvre petit clerc, qui choisit la meilleure part. D'ailleurs, cette frivole, cette coquette Jacqueline deviendra sincère à son heure. Chacun a son moment de sincère noblesse, s'il a sa minute d'amour, Perdican le publie :

Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificielles, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n'est qu'un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur les montagnes de fange, mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.

Dans ce charmant Théâtre d'Alfred de Musset, beaucoup de scènes comme celles-ci tendent à pénétrer le spectateur de cette pensée qu'il y a dans l'amour une dignité de nature qui se suffit à elle-même, quelle que soit l'indignité de son objet. Le véritable amant se contente de son amour.

Comme on le voit par la fin de La Nuit d'octobre, il s'efforcera de bannir l'obsession délirante,

Mystérieuse et sombre histoire
Qui dormira dans le passé !

il invoquera, pour obtenir ce bienfait de l'oubli, le sourire d'une nouvelle amie qui semble avoir été assez différente de George,

Par les yeux bleus de ma maîtresse
Et par l'azur du firmament,

enfin, il prononcera les paroles suprêmes d'absolution, que l'on sait par cœur. « Tu dis vrai, la haine est impie… »

Pardonnons-nous ; je romps le charme
Qui nous unissait devant Dieu.
Avec une dernière larme
Reçois un éternel adieu :

Le finale de La Nuit d'octobre est sans doute ce qu'Alfred de Musset a écrit de plus frais et de plus chantant, comme le renouveau d'une âme purifiée pour reverdir.

— Et maintenant, blonde rêveuse,
Maintenant, Muse, à nos amours !
Dis-moi quelque chanson joyeuse
Comme au premier temps des beaux jours.
Déjà, la pelouse embaumée
Sent les approches du matin ;
Viens éveiller la bien-aimée
Et cueillir les fleurs du jardin.
Viens voir la nature immortelle
Sortir des voiles du sommeil ;
Nous allons renaître avec elle
Au premier rayon de soleil.

Le poème du Souvenir sert de couronne à ce beau cycle. La Douleur et la Consolation s'y remplacent avec une exquise lenteur. Musset veut discuter la maxime de Dante et montrer tout ce que comporte de joie la mémoire d'un bonheur vrai, eût-il été cruellement interrompu. Il faut toucher par sa longue cime ondoyante ce magnifique gémissement musical.

J'ai vu sous le soleil tomber bien d'autres choses
Que les feuilles des bois et l'écume des eaux,
Bien d'autres s'en aller que le parfum des roses
       Et le chant des oiseaux.

Mes yeux ont contemplé des objets plus funèbres
Que Juliette morte au fond de son tombeau…

… J'ai vu ma seule amie à jamais la plus chère
Devenue elle-même un sépulcre blanchi…
       Une tombe vivante…

Oui, jeune et belle encor, plus belle, osait-on dire,
Je l'ai vue, et ses yeux brillaient comme autrefois ;
Ses lèvres s'entr'ouvraient, et c'était un sourire
       Et c'était une voix.

Mais non plus cette voix, non plus ce doux langage,
Ces regards adorés dans les miens confondus
Mon cœur encor plein d'elle errait sur son visage
       Et ne la trouvait plus.

chez un poète romantique les paroles d'apaisement auront toujours grand-peine à égaler la voix sonore de la plainte. Cependant le prélude infiniment simple et tendre était allé au cœur :

Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries
Et ces pas argentins sur le sable muet,
Ces sentiers amoureux remplis de causeries
          Où son bras m'enlaçait.

Les voilà, ces sapins à la sombre verdure,
Cette gorge profonde aux nonchalants détours,
Ces sauvages amis dont l'antique murmure,
          A bercé nos beaux jours ;

Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse
Comme un essaim d'oiseaux chante au bruit de mes pas ;
Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse,
          Ne m'attendiez-vous pas ?

Ah! laissez-les couler, elles me sont bien chères,
Ces larmes que soulève un cœur encor blessé !
Ne les essuyez pas, laissez sur mes paupières
          Ce voile du passé !

Je ne viens pas jeter un regret inutile
Dans l'écho de ces bois témoins de mon bonheur…

Voyez ! la lune monte à travers ces ombrages
Ton regard tremble encor, belle reine des nuits,
Mais du sombre horizon déjà tu te dégages
          Et tu t'épanouis.

Ainsi de cette terre, humide encor de pluie,
Sortent, sous tes rayons, tous les parfums du jour ;
Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie
          Sort mon ancien amour.

Que sont-ils devenus les chagrins de ma vie ?
Tout ce qui m'a fait vieux est bien loin maintenant…
Ô puissance du temps ! Ô légères années !

Le voile du passé, ce subtil nuage de larmes, ne laisse plus filtrer que l'idée du bonheur enfui : par un chef-d'œuvre de « bonté consolatrice », cela reste un sentiment doux. La blessure dont on a souffert se transforme en une longue bénédiction sur la vie entière. C'en est le feu central ou l'étoile supérieure :

Oui, les premiers baisers, oui, les premiers serments
Que deux êtres mortels échangèrent sur terre,
Ce fut au pied d'un arbre effeuillé par les vents
          Sur un roc en poussière.

Ils prirent à témoin de leur joie éphémère
Un ciel toujours voilé qui change à tout moment,
Et des astres sans nom que leur propre lumière
          Dévore incessamment.

Tout mourait autour d'eux, l'oiseau dans le feuillage,
La fleur entre leurs mains, l'insecte sous leurs piés,
La source desséchée où vacillait l'image
          De leurs traits oubliés.

Et sur tous ces débris joignant leurs mains d'argile,
Étourdis des éclairs d'un instant de plaisir,
Ils croyaient échapper à cet être immobile
          Qui regarde mourir.

— Insensés, dit le sage. — Heureux, dit le poète.
Et quels tristes amours as-tu donc dans le cœur,
Si le bruit du torrent te trouble et t'inquiète,
          Si le vent te fait peur ?

Le courage du poète est d'une autre trempe. Il tient son image sacrée. « Jamais ce souvenir ne peut m'être arraché. » Que la mort et la vie se disputent le monde, il conserve, il consacre l'épave de salut. À qui ? Précisément à « l'Être immobile », spectateur de la mort.

En ai-je moins aimé ? ose-t-il s'écrier en défiant la foudre :

Je ne veux rien savoir ni si les champs fleurissent,
Ni ce qu'il adviendra du simulacre humain,
Ni si ces vastes cieux éclaireront demain
          Ceux qu'ils ensevelissent.

Je me dis seulement : À cette heure, en ce lieu,
Un jour, je fus aimé ; j'aimais, elle était belle ;
J'enfouis ce trésor dans mon âme immortelle
          Et je l'emporte à Dieu !

À cette hauteur de métaphysique amoureuse, que font les torts passés d'une créature mortelle ? Nous sommes au milieu des statues du Mal et du Bien, de l'Être et du Néant, de la Fidélité et de la Détresse. Ce n'est pas le pardon, c'est l'oubli dans le Nirvana. Mais le pardon réel avait été donné en route.

Aux beaux vers de la Nuit d'octobre, s'est ajouté un témoignage plus éloquent peut-être, en simple prose. Madame Sand, dans une lettre à Sainte-Beuve citée par le docteur Cabanès pourrait bien nous l'avoir conservé elle-même. Elle conte, en effet, que leur correspondance avait été mise à la disposition du poète. Mais il ne se soucia point d'aller la reprendre.

Il dit seulement à l'ami de George qui en avait le dépôt :

— Il n'y a qu'une chose que j'exige de vous. Donnez-moi votre parole d'honneur que jamais vous ne remettrez rien à mon frère.

C'était dire, qui ne le sent — Voici avec les traces de ma propre débilité, quelques preuves certaines du mal que me fit ma maîtresse. Ce que je lui en ait dit ou écrit demeure une affaire entre nous. Nous nous sommes jugés avec des balances que les jugements du monde n'emploient jamais. Et mon frère même est du monde. Il se croirait tenu par un devoir de s'indigner contre elle, en mon nom. Sa piété fraternelle s'exercerait contre ce qui fut autrefois tout mon cœur. Je ne veux pas l'armer pour l'abominable querelle.

L'histoire des Amants ne renferme rien d'aussi mémorable que le pardon qui la termine. Un temps vient où toute rancune doit tomber, aucun être bien né ne pouvant se sentir l'éternel ennemi d'une vieille part de lui-même. George elle-même pardonna et se montra plus généreuse encore que son amant, car dès 1836 elle parut tout oublier de la plaie qu'elle avait ouverte. Elle confiait le 25 mai à sa chère amie, Mme d'Agoult, que sa « profonde tendresse de mère » pour Alfred de Musset n'était pas éteinte.

« Il m'est impossible, ajoutait-elle, d'entendre dire du mal de lui sans colère. »

Charles Maurras
  1. Revue de Paris, 1er novembre 1896. [Retour]

  2. Lettre de Venise, 15 avril 1835. [Retour]

  3. Même lettre. [Retour]

  4. Lettre de Venise, 12 mai 1834. [Retour]

  5. Madame Sand paraît avoir été fidèle au patchouli. Six ans plus tard Chopin, qui fut un des successeurs d'Alfred et de Pagello, demandait de Nohant, en 1840, à un ami qui lui servait de correspondant parisien, « un flacon de patchouli » et « un flacon de bouquet de Chantilly ». Il n'est pas téméraire de supposer que le premier flacon était pour l'usage de George. C'est vers la même époque, quelques années plus tard peut-être, qu'Alfred de Musset écrivait, rêveusement, à sa marraine : « Pourquoi l'odeur du patchouli me rend-elle mélancolique ? » [Retour]

  6. Le Journal intime de madame Sand est de décembre 1834. La Nuit de décembre est de novembre 1835. Le poète a utilisé, en les retournant, les cris de désespoir échappés à sa maîtresse. On n'observe bien que ce qui est hors de soi. Alfred de Musset a commis quelques emprunts d'un tout autre genre. Par exemple, la fameuse phrase de Perdican : « C'est moi qui ai vécu et non pas un être factice créé par mon orgueil et par mon ennui », est plus qu'inspirée, copiée, d'une lettre de George. Et d'une autre lettre de George (Venise, 12 mai 1834) semble prise toute la pensée de La Nuit d'octobre : « Peut-être est-ce (l'amour) une faculté divine qui se perd et qui se retrouve, qu'il faut cultiver ou qu'il faut acheter par des souffrances cruelles, par des expériences douloureuses. Peut-être m'as-tu aimée avec peine pour aimer une autre avec abandon… »

    C'est une dure loi, mais une loi suprême.
    Vieille comme le monde et la fatalité,
    Qu'il nous faut du malheur recevoir le baptême
    Et qu'à ce triste prix tout doit être acheté. (1837.)

    Des indices fort délicats, et dont l'analyse serait ici hors de place, me donnent à penser que le poète ne faisait guère, en tout ceci, que reprendre ce qui lui appartenait : que de fois, dans ses lettres de Venise, George paraphrase des vers qu'Alfred a publiés les années précédentes !… Toutes les questions d'emprunt et de plagiat sont complexes. Alfred de Musset était grand causeur. Après les causeurs, ce sont peut-être les journalistes que l'on pille le plus. S'il était permis de mêler les petites choses aux grandes, j'avertirais que la matière de ce petit livre courut les journaux et les revues pendant six ans entiers ; j'ai dû aussi reprendre de-ci de-là ce qui provenait de mon fonds quand je le publiai en 1902. [Retour]

  7. On verra plus loin, par la préface de l'édition de 1916, que Paul de Musset a essayé de donner le change et de faire croire qu'il s'agissait dans cette Nuit d'une autre que madame Sand. La découverte de M. Ernest Seillière a achevé de faire justice de cette fable. [Retour]

  8. Publié dans la Revue des deux mondes, du 15 octobre 1837. [Retour]

  9. C'est Paul de Musset, toujours, qui le dit. [Retour]

Ce texte a paru en 1902, nous reproduisons l'édition de 1926.

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