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Les Amants de Venise

Les Amants de Venise Première partie
Personnages

Elle

On ne peut refuser à madame Sand 1 une place éminente entre les premiers écrivains de son âge et de son école ; il n'est pas impossible que la postérité détache de son fatras bien des pages belles et pures. Un ami dans le goût de qui j'ai confiance l'a relue en ces derniers temps; nous serions surpris, me dit-il, de la fraîcheur, de la netteté, de la force de son langage. J'ai fait la même expérience, qui a tourné un peu moins bien. La déclamation, les longueurs, le mensonge fondamental des caractères et la fausseté des passions m'ont, de page en page, brisé. Pour me distraire de la fatigue du livre, je n'avais qu'un recours, c'était de songer à l'auteur. Mais, en vérité, le beau monstre !

I

George avait l'âme grande, généreuse et hospitalière ; c'est-à-dire presque incapable du sentiment que le commun des hommes appelle l'amour. Deux sortes de personnes semblent, en effet, devoir être impropres à l'amour, les premières faute de sensibilité, les secondes par un excès de ce don de sentir et de suivre le sentiment.

George a passé sa vie à tout éprouver par son cœur. Elle aimait, pour mieux dire, elle préférait tout le monde, sans en excepter ni les bêtes ni les choses. Elle avait au sublime le pouvoir de s'abandonner avec furie à tout prenant, à tout venant, rustre, dieu, système, paysage. La merveille était de se multiplier de la sorte et de rester entière dans chacun de ses travaux et de ses plaisirs.

Dispersée, mais non divisée, il semble qu'elle ait dû vivre en un tourbillon. Elle y restait fort calme. Ses lettres, celles mêmes dont le tour paraît exalté, laissent voir une paix profonde. Rarement la passion s'y exprime pure. Elle pense ses sentiments et, comme elle pense fort mal, elle les gâte. À parler amoureu­sement de l'infinité des choses humaines, Mme Sand néglige de parler ainsi de l'amour.

Elle a, de temps en temps, un cri large, une haute plainte. On la connaîtrait mal si on la jugeait là-dessus : « Je ne t'aime plus mais je t'adore toujours. Je ne veux plus de toi, mais je ne peux plus m'en passer… Mon seul amour, ma vie, mes entrailles, mon frère, mon sang, allez-vous-en, mais tuez-moi en partant. » Tout cela n'est pas du ton naturel de George et l'on verra quelle suite d'événements, dont quelques-uns assez étrangers à l'amour, l'ont conduite à ces frénésies. La vraie George est celle qui écrivait après l'horrible séparation de Venise : « Ah ! qui te soignera et qui soignerai-je ? » George ne souffrait que d'une Immense charité sans emploi. Après la rupture avec le poète, elle eut une assez forte crise de foie; mais, nous dit Mme Arvède Barine 2, cette crise passée, elle « en vint vite à l'indifférence ».

II

« Rétrécis ton cœur, mon grand George, tu en as trop pour une poitrine humaine. » On entend aujourd'hui quel était le sens de cette parole que lui jetait Musset dans une heure de clairvoyance. Justement le grand George n'était d'humeur à rien rétrécir. Ce qu'il lui fallait, c'était tout. Mais il le lui fallait véritablement, et personne ne savait mieux ce qu'elle voulait dire quand elle réclamait, sans précision ni cesse, du champ, de l'aise, de la vie, ou déclamait en termes vagues contre les conventions, les limitations et les chaînes. Le rôle de la démagogue est presque toujours emprunté. Mais celle-ci était sincère, c'était bien sa nature qu'exprimaient ses protestations.

Le sang de George était le plus mêlé qui fût au monde. Les classes et les races diverses s'y contrariaient. Elle comptait parmi ses ascendants un roi de Pologne 3, une danseuse de l'Opéra et un teneur d'estaminet. Elle était la petite cousine de Louis XVI et d'un maître oiselier du faubourg Saint-Antoine. S'il n'est pas facile d'imaginer ce que put être, à la fin du dix-huitième siècle, un plébéien artiste de la bonne ville de Paris, on connaît du moins la grossièreté de l'aristocratie du nord de l'Europe vers la même époque : ces électeurs de Saxe dont les aïeux avaient été protecteurs de Luther, affreux soudards ivrognes et d'une luxure sans grâce ! Auguste eut bien trois cents bâtards. Son fils, le maréchal de Saxe (Maurice-Arminius), n'aimait rien tant que le beurre rance et tous ses autres goûts étaient à l'avenant, au témoignage de sa petite-fille.

De cette race impolie et forte, George tenait quelques grands traits de son caractère physique, la brutalité de la vie, l'audace impudente à la vivre, et je ne sais quoi de glouton dans le mouvement du désir. Sa biographie bien écrite pourrait servir d'évangile à nos libertaires dont elle a devancé les murmures et les révoltes. M. Lemaitre a fort bien dit qu'Ibsen et Tolstoï ont hérité les vieux thèmes de notre George, mais il faut convenir que celle-ci leur appartient par ce qu'elle a de slave et de gothique dans le sang. Ces barbares n'ont fait que reprendre un peu de leur bien chez la romantique française.

III

Telle étant la nature de George, une autre cause l'eût empêchée de rien céder ni sacrifier de son cœur. Cette pupille de Rousseau voulait unir aux ivresses de la nature un magnifique enthousiasme pour la vertu.

Assez fière de l'hérédité protestante qui lui venait d'Auguste II, elle se tenait, du haut de sa tête, pour une nature sacrée. Non comme femme, ni comme belle femme, ni comme jeune femme, ni comme femme de génie. Son sexe, son génie, sa beauté, sa jeunesse, ne lui paraissaient que des dons accidentels et secondaires, théoriquement méprisables : elle s'était sacrée dans son essence même comme créature pensante, comme chose morale pourvue du sentiment de ses droits et de ses devoirs. Maintenir la parfaite intégrité de sa personne, c'était pour George le devoir et le droit ; c'était cette vertu qu'elle définissait par la rigueur du caractère, la mâle unité du langage et la vérité de la vie.

Ces grands mots ne la défendirent d'aucune faiblesse ni d'aucun mensonge de femme. Mais elle tenait religieusement à leur lettre : si son naturel lui ôtait tous les moyens de vivre en matrone romaine, elle parla souvent ainsi et n'admira ni n'estima que les hommes nés stoïciens. Sérieusement, je crois. En amitié, on nous la montre comme un très honnête garçon. Vieille femme, ce fut le modèle de la bonté.

Le stoïcisme du langage est très commode, il confère au moindre caprice un « prix infini ». George nommait son bon plaisir inspiration ou fatalité. Plus court, elle le nommait Dieu, ce Dieu de Kant et de Rousseau qui dogmatise au fond d'une conscience sincère. « Dans George Sand, observe avec malice un vénérable philosophe, M. Pierre Laffitte, quand les dames veulent doucement céder, Dieu est toujours là pour faciliter l'affaire 4. » Cette bonne pièce de Louise Collet avait écrit par allusion directe aux livres de Mme Sand : « Si les héroïnes des romans modernes sont si ennuyeuses et, à mon avis, si immorales, c'est qu'à propos d'amour elles parlent de Dieu ou de maternité. »

Ces héroïnes savent se tromper elles-mêmes avec beaucoup d'art. Rien de divertissant ni d'agréable qu'elles ne prétendent accomplir religieusement et par obligation, le catéchisme du moment servant ainsi de couverture à leur intérêt du moment. Elles ont le génie d'amalgamer à l'idée la plus générale des plaisirs très particuliers. Mais les personnages féminins de Mme Sand ne font guère que répéter et mettre en formules son procédé. L'Histoire de ma vie porte la devise à laquelle toutes les filles de son imagination ont également aspiré : « Charité envers les autres, dignité envers soi-même, sincérité envers Dieu. »

Dans un être sans passions, la charité, la dignité et la sincérité peuvent vivre d'accord, faute de trouver même l'occasion d'un conflit. Et l'accord n'est pas impossible chez telles natures ardentes, quand une forte discipline religieuse ou morale les a tenues longtemps en respect, car l'idée de Dieu, même la simple idée du Bien s'y traduit par des habitudes souvent héréditaires, en tout cas fort anciennes, d'une vive efficacité. Le Dieu de George était l'esclave et non le maître de ce cœur turbulent. Il dut donc arriver que le souci de sa dignité personnelle lui fit quelquefois oublier le précepte de charité jusqu'au point de la rendre plus que dure et presque cruelle.

Quant à la sincérité devant Dieu, ce beau souci, tournant à l'aigre, n'a-t-il jamais nui à la dignité de George aussi bien qu'à sa charité ? Le sentiment certain d'être justifié au ciel laisse commettre sur la terre plus d'une iniquité.

IV

Voilà l'erreur née d'une espèce de mensonge qui défigure George Sand. Ce n'est qu'en essayant de se formuler une loi, loi qui se trouvait être fausse, qu'elle fut réduite à quitter son état d'innocence et connut les deux termes du Péché et de la Vertu.

Païen avec franchise, purement sensuel, répandu hors de ce barrage de déisme hypocrite, son souvenir serait imprégné d'un grand charme. La bonne George, ainsi que quelques-uns l'appellent, recevrait ce nom de nous tous. Quelle fine légende que la suite de ses amours, de ses voyages de ses danses, car elle dansa fort longtemps. On lui dédierait, comme aux princesses des deux Renaissances, le culte souriant que nos Anciens portaient aux faunesses et aux naïades. On diviniserait tout ce qui a été d'elle, en mémoire de ce beau don qu'elle avait de jouir de toutes les choses physiques, et l'on rappellerait qu'elle y joignit même un désir de les comprendre et d'avancer dans leur secret. On évoquerait son envie de ne rester, de cœur, de corps ni de pensée, étrangère à rien de vivant et comment, mal organisée pour les sciences, elle s'y appliqua avec un zèle digne d'Hypathie et de Novella.

Du moins donnons-nous le plaisir de la regarder dans ce jour qui lui est favorable.

Voir, respirer, toucher les fleurs ne lui suffisait pas, elle en avait cherché les noms et les propriétés dans les livres de botanique. Grande regardeuse d'étoiles (il y a dans son œuvre des « Nuits » en prose qui valent pour la magnificence, sinon pour la tendre passion, les Nuits rimées de son ami,) elle conservait en bon ordre dans sa tête la nomenclature des cieux.

« Savante ! » lui disait Musset en l'admirant, avec une pointe de raillerie.

Cette fois Musset se trompait. Même devenue astronome, George n'eut rien d'une savante. Elle était simplement égale à la Nature dont son heureux esprit reflétait la course limpide.

V

Dans la vie d'une femme ainsi faite, les hommes devaient se suivre à peu près comme ils se succèdent dans le mouvement du Grand Tout. Éphémères instants, secondes fugitives, bulles de l'écume infinie.

À demi-siècle de distance, elle paraît la Bonne Hélène du monde des lettres d'alors. À peine deux ou trois courtisans furent-ils trouvés impossibles. Encore savait-elle tirer de ses amants déçus ou remerciés des amis certains, d'étroits familiers et de bons gardiens qui, pareils à ce pauvre Planche, se consolaient de la passade dont elle les faisait témoins, en se disant non sans raison que cela aurait une fin. Oh ! cela finissait, mais afin de recommencer. Planche disparut sans en avoir vu le terme. Elle demandait à l'amour, ou plutôt à l'homme choisi par son amour, le suc de sa propre pensée, la substance de l'œuvre qu'elle désirait enfanter.

George aimait comme elle eût regardé en voyage la teinte d'un beau ciel, la grâce d'un ruisseau, le puissant désordre d'une forêt ; c'était un nouveau coin du voile universel qui se soulevait à ses yeux. Elle y venait pour son profit presque autant que pour son plaisir.

Quant aux favorisés, ils ne pouvaient songer sans un étonnement qui les rendait presque stupides à l'extrême égalité d'âme dont elle s'employait à faire leur bonheur. Froide ? Il paraît que non. Mais un mot très formel d'une de ses lettres à Musset laisse voir que cette femme si charitable n'excella point dans l'art de rendre ses amants heureux. Elle respirait l'indifférence supérieure. On se rend compte de ce qu'elle pensa sur ce point, en relisant dans les Lettres d'un voyageur, cette allégorie de la barque où sont assemblés ses amis, tous beaux, tous jeunes, tous amants. « La barque est grande, et elle est pleine. Ils ne sont pas divisés par couples, ils vont pêle-mêle sans se choisir, et semblent s'aimer tous également d'un amour tout divin. » Laissons, s'il vous plaît, le divin.

Ayant quitté M. Dudevant pour vivre à Paris, elle sortait des bras de Sandeau et de Mérimée quand elle connut Alfred de Musset. Quel que fût l'ami du moment, elle sauta du lit pour se mettre à écrire. L'anecdote est connue. Il lui arriva une nuit de terminer un roman et d'en commencer un nouveau, sans autre répit que le temps de sceller le volume et de l'adresser à Buloz, peut-être de rouler une légère cigarette. Était-ce aux beaux soirs de Musset ? L'amant se morfondait à la rappeler près de lui. Il perdait sa peine et sa voix.

VI

On s'accorde à noter qu'elle était sotte en conversation, parlait mal et n'écoutait guère et que son regard décelait la songeuse stupidité d'une bonne génisse. Mais elle s'imposait cette réserve et ce silence. Où la grande prodigue aurait-elle amassé son trésor sans ces heures de parfaite placidité ? Une éloquence naturelle, une éloquence de sirène (le mot est de Mme Musset la mère) lui remontait au besoin de la plume aux lèvres : sa personne un peu lourde, sa physionomie de dormeuse éveillée, son regard vague, s'animaient, domptaient l'attention et prenaient de force l'amour. Le rhéteur fascinant qui revit encore pour nous dans quelques pages faisait alors sentir de vive voix son pouvoir.

Cette verve d'un beau génie éclatait dans les yeux de George : beaux yeux qui persistèrent jusque dans sa vieillesse, sombres, profonds, percés de deux prunelles mates d'un « noir doux », comme elle disait, parfois noyés avec langueur d'une sorte de fluide ambré. Celui qui en avait éprouvé la puissance en était, difficilement délivré. Près de vingt ans plus tard, Musset les revoyait encore, éclatants et fugitifs comme des flambeaux, entre les sapins qu'il avait traversés autrefois dans les transes de sa douleur.

Vers 1833, ces yeux impérissables vivaient dans un teint chaud et foncé à reflets de bronze. Cette couleur de fauve fit le premier éblouissement de Musset. Il crut voir le portrait vivant de la Rosina de Mardoche, telle qu'il l'avait esquissée deux années plus tôt :

… Un peu brillée à ces soleils de plomb
Qui font dormir le pâtre à l'ombre du sillon,
Une lèvre à la turque et sous un col de cygne,
Un sein vierge et doré comme une jeune vigne.

Il ne put s'empêcher d'en parler le soir à son frère.

Ce teint, ces yeux couleur de fièvre, lui promettaient un beau et rude tempérament d'amoureuse. Il ignorait que chez plus d'une la passion ne peut se concentrer en un même objet, mais s'élance comme la prière du panthéiste au-devant de tous les êtres de l'univers.

Lui

Il ne m'est pas possible de parler d'Alfred de Musset sans mentionner d'abord, pour en tenir compte dans tous les cas, l'espèce de folie qui le marquait depuis l'enfance la plus tendre. Né inquiet, visionnaire, un peu maniaque, sujet à des crises d'épilepsie 5, mais devenu alcoolique à l'âge de vingt ans, le poète sentait qu'une imagination exaltée et des nerfs malades composaient le meilleur de son charme et tout son génie. Ses chansons vantent sa folie comme le premier bien de sa magnifique jeunesse. Il ne cessa jamais de l'observer et d'en tirer de beaux effets. Ce mélange d'hypocondrie et de poésie l'accompagna jusqu'à la fin. On lui a vu rimer, peu de temps avant de mourir, les symptômes qui l'inquiétaient :

Et dès que je veux faire un pas sur terre
Je sens tout à coup s'arrêter mon cœur 6

I

Le temps qu'il fut poète ne ressemble point mal à quelque transport au cerveau qu'il se fût donné vers la dix-huitième année et qui eût cessé vers la trente-troisième. Encore ce génie ne fut-il jamais bien constant. Le dieu lui venait par secousses. S'il trouvait à portée une plume et de l'encre et qu'il n'eût pas horreur d'en user, c'était le moment des beaux vers, sinon celui des sièges ou des verres brisés, des querelles, des larmes, des hallucinations.

Qui sortait avec lui n'était pas assuré de ne point le voir tomber tout à coup dans une extase, ou délirer passionnément en criant à la lune, ou se rouler l'écume aux lèvres sur la chaussée. L'image fantastique par laquelle les jeunes Français, à l'âge où l'on aime Musset, se représentent leur poète et, par extension, tout poète n'est donc pas d'une radicale fausseté. On a le droit de se représenter Musset d'après cette image. Sans torturer le sens des mots, la poésie signifia pour lui une démence mystérieuse et privilégiée. Tous les poètes, il est vrai, même Boileau qui parle de docte et sainte ivresse, en ont dit autant. Ils l'ont dit moins souvent, avec moins de chaleur, et d'un accent moins absolu. Toutes les fois qu'il arrive à ce sujet-là, Musset prend feu. Même dans le lyrisme, jusque dans l'ironie, on sent la gravité, le sérieux, la persuasion profonde de sa pensée. Il se consolait du sentiment de l'anomalie en prenant garde qu'elle était son meilleur démon.

Le jour où l'Hélicon m'entendra sermonner,
Mon premier point sera qu'il faut déraisonner.

Celui qui ne sait pas quand la brise étouffée
Murmure au fond des bois son tendre et long chagrin
Sortir seul au hasard chantant quelque refrain,
Plus fou qu'Ophélia de romarin coiffée,
Plus étourdi qu'un page amoureux d'une fée
Sur son chapeau cassé jouant du tambourin :

… Celui qui ne sait pas durant les nuits brûlantes,
Qui font pâlir d'amour l'étoile de Vénus,
Se lever en sursaut, sans raison, les pieds nus,
Marcher, prier, pleurer des larmes ruisselantes
Et devant l'infini joindre des mains tremblantes
Le cœur plein de pitié pour des maux inconnus,
Que celui-là rature et barbouille à son aise…

… Grand homme si l'on veut, mais poète non pas… 7

Le premier vers des Stances à Ninon a été vécu et parlé avant d'être écrit. « Un matin, dit Paul de Musset dans la biographie de son frère, en marchant dans la rue de Buci, le visage soucieux, les yeux baissés, il rêvait au danger d'adresser à cette femme une déclaration d'amour par écrit. Tout à coup, il s'écria : Si je vous le disais pourtant que je vous aime ? Et, en relevant la tête, il se trouva en face d'un passant qui se mit à rire de cette exclamation. » C'était un bon alexandrin, qui lui en inspira cinquante autres.

Si je vous le disais, Ninon, que je vous aime,
Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez 8 ?

Nous savons que la scène de la Nuit de décembre n'a presque rien d'imaginaire. Une nuit que George Sand courait avec lui la forêt de Fontainebleau, il bien vu glisser, sur les roches et sur le gazon, le fantôme vêtu de noir qui lui ressemblait comme un frère 9. Il tirait tout son art de ses émotions personnelles, qui touchaient à la frénésie.

Mais, cette frénésie, il en restera le poète. Jules Tellier lui a justement appliqué les mots de Properce : ardoris nostri magne poeta 10 ! Peinture, lecture, musique, des excitations très diverses trouvaient également le chemin de son cœur et, quand son cœur battait comme il aimait à dire 11, il écrivait sous la dictée. C'est la haute leçon que Dante tenait de Guittone et que Musset trouva dans les stances du Purgatoire :

I' mi son un, che quando
Amor spira, noto, e a quel modo
Ch'e' ditta dentro vo significando
 12.

De là, le tour supérieur du style dès qu'une émotion sincère le touche. Parmi les pauvretés et les incohérences, l'âme fait sentir le génie ; la vérité et la beauté des larmes gagnent le cœur. On entend s'élever un système de cris plaintifs et tendres, accordés avec infiniment de justesse et de sûreté. Musset, alors, c'est vous, c'est moi ; bête ou homme, tout ce qui souffre de l'antique plaie de l'amour.

Telles étaient les heures dans lesquelles la passion le transfigura. Il connut d'autres heures, où il rima tantôt d'insupportables badineries dans le goût de Mardoche ou des trois quarts de Namouna, tantôt sa jolie Ballade à la lune, les vers d'À quoi rêvent les jeunes filles, ses deux ou trois bonnes satires : choses délicates et légères dont la grâce, l'esprit et le naturel doivent nous faire réfléchir. N'y eut-il pas chez Alfred de Musset, mélangé à son génie et à sa folie, un esprit heureux, cultivé, et des plus ouverts, placé par l'éducation au-dessus de sa maladive nature, bourgeois fils de bourgeois, Parisien fils de Parisiens, lettré à l'ancienne manière (celle de l'oncle Desherbiers), capable d'excellente critique, trop négligent pour surveiller ses propres défauts, mais éveillé sur ceux d'autrui, apte enfin à donner de bonnes leçons tant à Victor Hugo, dont il a tiré des parodies excellentes, qu'à son grand George dont il lui arriva de biffer sans miséricorde un demi-tome d'épithètes superflues ? Inférieur pour l'imagination à madame Sand, il était homme à révéler à cette barbare ce que c'était que le bon goût.

II

Un critique, un poète, un fou, ces trois personnes réunies formaient un caractère assez inégal. Mais la crise aiguë de l'amour devait exagérer cette inégalité, que la différence des âges, jointe à l'opposition des caractères, n'était pas faite pour réduire.

Il semble cependant qu'au début de leur liaison la sagesse de sa compagne l'ait sauvé du trouble natal. Elle lui fit entendre, avec une douceur sévère, dans laquelle elle s'efforça de mettre un accent maternel, l'accent même d'une Warens, qu'elle cherchait deux biens au monde, l'un fort varié, son plaisir, l'autre, unique en son genre, mais préférable à tout : la paix.

Deux ans avant de la connaître, il avait, dans un vers charmant, invoqué l'amour pacifique qui mène les couples heureux,

Fils de la Volupté, père des Rêveries…

et sans doute elle le lui cita volontiers. Il est très difficile d'imaginer comment Musset pût jamais écrire ce vers, si l'on ne songe à sa mobilité infinie. Jamais, sauf par erreur et par vagabondage de l'imagination, il ne put en penser un mot. Au contraire, il tenait de toute l'ardeur de son âme que, bien éloigné de ce calme et de son méprisable bonheur sans rides, l'Amour, né dans le trouble, la furie et l'orage, était le fils, le père et le frère de la Douleur. Les textes concordants, sur ce sujet, abondent. « Amour, fléau du monde, exécrable folie, » au deuxième chant de Don Paez, date de 1829. Le poète avait dix-neuf ans. Six ou sept ans plus tard, lorsque l'épreuve l'eût mûri et lui eut imprimé sa nature définitive, au temps des Nuits, on se rend compte que, s'il tendait les bras à l'amour au lieu de paraître le fuir, ce n'était pas qu'il lui retirât ce caractère d'une souffrance.

J'aime et je veux pâlir, j'aime et je veux souffrir !

Cette idée lui était dans l'âme. Concevant l'amour de la sorte, il n'aima pourtant qu'à aimer, non point certes par volupté, mais peut-être par un mélange assez subtil d'un héroïsme qui tenait à vivre la vie la plus forte et d'une sorte de sadisme sentimental. Plus cet amour environné de flammes cruelles l'excitait à faire souffrir avec lui tout ce qu'il aimait, plus il croyait peut-être donner et sentir de l'amour. Il y a dans Rolla, qui est antérieur à sa liaison avec George, de beaux vers qui sont décisifs :

S'il est vrai que l'amour, ce cygne passager,
N'ait besoin pour dorer son chant mélancolique
Que des contours divins de la réalité,
Et de ce qui voltige autour de la beauté ;
S'il est vrai qu'ici-bas on le trompe sans cesse
Et que, lui qui le sait, de peur de se guérir,
Doive éternellement ne prendre à sa maîtresse
Que les illusions qu'il lui faut pour souffrir

Avec George, Alfred ne tarda point à renouveler l'essai du régime où l'entraînaient toutes ses pentes. Il chercha la douleur, celle de sa maîtresse aussi bien que la sienne, tremblant de ne plus la connaître et tremblant aussi à l'idée que ce délicieux tremblement ne vînt à cesser : tant il aimait sentir son cœur suspendu par l'inquiétude ou serré d'effroi. L'amour lui servait à jouir de soi, exactement comme à Narcisse le ruisseau.

III

Donc, auprès du grand George, l'enfant exaspéré avait, lui aussi, son système : chez lui aussi, la voix de la nature pouvait se taire, il était entraîné au péril par d'autres moteurs. N'être pas amoureux fut proprement l'état qui le fit bâiller 13. Mais, une fois amoureux, ne pas se sentir extasié d'espoir ou fou de désir et d'angoisse lui semblait encore une des faces de l'ennui. Sortant de la plus grande épreuve de sa vie, il écrivait à son ami Alfred Tattet :

Je crois que ce que je puis vous dire de mieux, c'est qu'il y a bientôt huit ou neuf mois, j'étais où vous êtes, aussi triste que vous, logé peut-être dans la chambre où vous êtes, passant la journée à maudire le plus beau, le plus bleu ciel du monde et toutes les verdures possibles. Je dessinais de mémoire le portrait de mon infidèle ; je vivais d'ennuis, de cigares et de pertes à la roulette. Je croyais que c'en était fait de moi pour toujours, que je n'en reviendrais jamais. Hélas ! hélas ! comme j'en suis revenu ! Comme les cheveux m'ont repoussé sur la tête, le courage dans le ventre, l'indifférence dans le cœur par-dessus Je marché ! Hélas ! à mon retour, je me portais on ne peut mieux ; et si je vous disais que le bon temps, c'est peut-être celui où on est chauve, désolé et pleurant ! Vous en viendrez là, mon ami.

Un peu plus tard, dans une sorte de confession postérieure à la Confession d'un enfant du siècle, il ouvrait un développement par cette maxime : « L'exercice de nos facultés, voilà le plaisir ; leur exaltation, voilà le bonheur. » Presque autant que sa définition du « bon temps », ceci donne la clef de l'homme. Il ne fit jamais que cultiver son exaltation. La vieille passion de sentir, libido sentiendi, élevée à la dignité du principe de sa conduite, fut proprement cette idée fausse qui détermina ses malheurs.

Vivons sages ou vivons fous, ce n'a presque pas d'importance ; mais, pour bien vivre, il faut vivre sincèrement, et qui ne vit que pour son cœur doit au moins s'appliquer à y voir un peu clair ; il ne prend pas ses doctrines pour des passions, ni ses passions pour des doctrines. Par son erreur et par son vice, Alfred se trouvait comme George, bien qu'autrement que George, sur la voie de dangereuses hypocrisies.

Eux

On a conté de vingt façons leurs querelles naissantes. Ce ne fut pas la jalousie ni le retour sur le passé qui causa les premiers discords. D'après les relations, ces froissements résultèrent de leur commune profession d'écrivains, de la différence des mondes qu'ils fréquentaient ou même (les dieux les absolvent !) de la différence de leurs sentiments politiques : elle, bohème, révolutionnaire, républicaine ; lui, frotté d'aristocratie, entiché de sa petite noblesse 14 et, quoique libéral, attaché à la monarchie. Ajoutez qu'Alfred se permit de faire la caricature de George qui s'en montra vexée 15.

Mais des menus débats ils passèrent vite aux plus grands.

I

En bonne sœur aînée, comme en femme d'expérience, madame Sand pensa à rompre tout de suite. Telle fut, nous dit-elle, sa détermination dès l'orage. Il eût fallu faire sans dire. Mais elle eut le tort de parler. Peut-être aussi ne voulait-elle que menacer. Mais la menace de rupture agit sur le poète à la manière d'un aphrodisiaque puissant. J'imagine qu'il déploya, dès lors, toutes les ruses pour obtenir qu'on le menaçât de nouveau et qu'on rendît ainsi à ses furies l'aliment qui leur convenait. En lui réitérant ces coups délicieux, on rouvrait dans son cœur le tragique Éden de ses rêves. Il pleurait, s'enivrait de ces larmes voluptueuses et révélait à George quel étrange bonheur il trouvait à se désoler. Femme et curieuse, elle demanda qu'on l'introduisit à des raffinements dont sa simplicité ne s'était jamais occupée. Ils s'appliquèrent de concert à perfectionner la torture. Il est vrai qu'en cherchant trop soigneusement les sujets de souffrance, on peut oublier de souffrir, et ces sortes de déception ne laissaient pas de refroidir la bonne George, moins enthousiaste qu'Alfred. La nature reprenant alors le dessus, George voulait, George implorait qu'on lui rendît une tranquillité sans phrase. Mais les pleurs ainsi redevenus véridiques l'autre se plongeait avec un farouche plaisir dans cet élément préféré.

II

Rompre ! À ce mot magique, il donnait de tels signes de regret et de repentir, il demandait un pardon si humble, s'agenouillait si bien et en s'adressant à lui-même de si âpres reproches ; puis, de la pire comme de la meilleure foi du monde, improvisait de si rudes tragédies et des drames si pathétiques que George y perdant tout son sang-froid ne se réveillait que reprise. Ou, si elle ne cédait point, c'était lui qui pliait, se déclarait abominable et indigne de vivre, jurait ce qu'on voulait, renonçait à elle par la face de tous les astres et, le pardon conditionnel une fois accordé ou ravi, les mots d'adieu étaient si vifs et chargés de telles tendresses qu'il fallait bien s'apercevoir que c'était à recommencer.

Intimidée, touchée, vaincue, pourtant lasse jusqu'à la mort, elle éprouvait chaque matin de la surprise à se trouver ressemblante dans son miroir. La surprise passée, il lui venait un grand mépris de son amour. Par la très haute idée qu'elle s'était forgée de la dignité et de la force de l'homme, elle souffrait, car l'homme de son choix n'y atteignait pas. La Sylvia de son livre de Jacques devait dire plus tard, à propos d'Octave : « Il est trop jeune pour moi, il est bon sans être vertueux… Enfin, je ne l'estime pas. Si dans l'amour un caractère devait être plus fort que l'autre, ce ne devrait pas être celui de la femme. » C'était à peu près ce que l'auteur de Jacques pensait d'Alfred de Musset, témoin ce fragment d'une lettre : « Son cœur n'est pas mauvais, et sa fibre est très sensible. Mais son âme n'a ni force, ni véritable noblesse. Elle fait de vains efforts pour se maintenir dans la dignité qu'elle devrait avoir… Jamais je n'ai eu l'occasion de demander pardon et quand je vois les torts recommencer après les larmes, le repentir qui vient après ne me semble plus que de la faiblesse. »

III

Fixons-les bien dans ce moment essentiel de leur crise.

Par l'infini de son désir, George se tient parfaitement sage et tranquille. Elle ressemble à l'héroïne du pot-pourri qu'il lui rima :

George est dans sa chambrette
Entre deux pots de fleurs…

Pour ne point chagriner son ami, elle est fidèle. Celui-ci concentre sa vie dans son amour ; mais peut-être, en raison de cette absorption amoureuse, parce qu'il en éprouve l'ardente vérité, se montre-t-il assez indulgent à lui-même, et ne s'interdit-il tous les passe-temps au dehors. Il n'est exigeant qu'avec elle. Contre celle qu'il tient pour une personne divine et ayant donc de grands devoirs, un rien l'irrite, tout est grief.

Mais de tels griefs paraissent si enfantins à George que, dans le désir naturel d'affirmer son bon sens, son bon droit et sa liberté, elle ne fait rien pour éviter qu'ils se renouvellent.

Elle s'échappe donc jusqu'à évoquer devant lui maint sujet sans rapport ni avec lui ni avec elle. Elle a des amis qu'elle voit et cultive, des livres qu'Alfred n'aime pas et qu'elle lit avec plaisir, de vieilles lettres d'amitié ou encore d'amour qu'elle prend le soin de classer, des portraits qu'elle touche avec mélancolie, du tabac d'Orient qu'elle fume avec volupté. N'oublions pas le Genre humain ; les saint-simoniens qu'elle fréquente ont commencé de l'y intéresser : « Extinction du paupérisme ! » « Émancipation!  » Non, M. de Musset n'est pas l'unique point auquel convergent les rêveries de ce qu'il aime, et cette dispersion de l'âme de George inspire au poète une indignation qui s'égaye parfois, la plupart du temps fort sérieuse. Comment souffrir tant de larcins faits au maître-autel de l'amour ?

Musset a expliqué avec beaucoup de netteté et de candeur son sentiment sur ce sujet. Il aimait l'amour, a-t-on vu, et il voulait aimer, quand cela lui chantait, comme un Blaise Pascal aima Jésus en croix. L'homme de Port-Royal portait une ceinture intérieurement garnie de pointes de fer et destinée à lui rappeler à tout heure le mystère de la Passion. Le héros de la Confession d'un enfant du siècle, Octave de T… , s'est pourvu d'un instrument analogue ; il a enfermé le portrait de sa maîtresse dans un médaillon hérissé de piquants qu'il porte à son cou, Il enfonce le fer aigu dans sa poitrine à chaque pas qui l'éloigne de ses amours, pour se purifier de la distraction du chemin ; cette douleur sacrée le rappelle à la présence du bien des biens.

Si Alfred lui communiqua (ce qui ne peut faire doute) de pareilles extravagances, s'il en commit pour elle, s'il en fit commettre pour lui, George ne put tarder à le considérer comme un dangereux monomane. De ce côté, il lui inspirait donc un peu de ce mépris tendre que n'exclut pas l'amour. Mais d'un autre côté, il l'inquiétait et l'intéressait de la façon dont un mauvais sujet intéresse les femmes, quand sa réputation est solidement établie.

Sa première vie dissipée allait peut-être même jusqu'à toucher en elle des semences de jalousie. Dans une lettre à Sainte-Beuve, à qui elle se confessait aussi entièrement qu'il lui était possible, elle s'occupe de ces fautes vénielles d'Alfred. Bien qu'il ne dût guère pécher que par action, elle en souffrait. L'amour-propre touché à vif la tourmentait, non sans l'humilier un peu. Quand plus tard elle s'affranchit, l'idée de se venger n'y fut pas étrangère.

À ce dépit secret s'ajoutait une autre cause d'attachement qui datait du premier printemps de leur amour : elle nourrissait le désir de lui inspirer une conception vertueuse de l'existence. N'avait-il pas été corrompu par Byron ? Bien pis : l'enfant aux blonds cheveux, le jeune homme au cœur de cire, comme devait dire un jour Lamartine, ne donnait-il pas, en 1833, le scandale du seul jeune écrivain de talent qui fît penser au tour d'ironie de Voltaire ? Le grave et ennuyeux Jean-Jacques pesait alors sur tous les fronts. Musset, en dépit des déclamations de Rolla, avait su conserver le rayon du « hideux sourire ». Quelle que fût sa religion de l'amour, il en parlait sans le jargon de métaphysique à la mode, avec cette simplicité un peu nue qui écorchait l'oreille aux contemporaines du Lac. Il se souvenait de Paray, de Crébillon fils, de Louvet et de Laclos. Il avait badiné avec le saint des saints, blasphémé le dieu, professé « l'athéisme en amour ». La chaude liberté de Don Paez avait choqué. Madame Sand aimait qu'on phrasât. « Les brusques changements de ton » la déconcertaient ; le badinage l'irritait. Elle et lui nous témoigne qu'elle n'entendait rien au naturel et à l'aisance du poète. Il osait avoir de l'esprit en vers, et la muse gauloise ne lui paraissait pas tout à fait méprisable. Encore un préjugé français que George déjà ibsénienne et tolstoïsante aurait bien voulu lui ôter !

Elle s'était donc attelée à convertir ce sceptique et à retenir ce volage. Mais, par-dessus tout, elle caressait en Alfred le poète passionné et capricieux, l'être faible et infirme, contre qui elle était sûre d'avoir raison, l'enfant qu'il était toujours facile de prendre en faute, de reprendre et de châtier ; d'ailleurs fort prompt au repentir, elle l'écrasait saintement du double éclat de la vertu et de la clémence. « Il est bon enfant », écrivait-elle à Sainte-Beuve, en soulignant le mot. Ce bon enfant servait naturellement de flambeau à la bonté de sa maîtresse : et que, dès lors, il fût contre elle tyrannique et sans équité, qu'à peine pardonné il recommençât, c'était tant mieux encore, car elle gagnait au contraste, qu'elle ne se privait pas de faire briller. Quelle mauvaise grâce avait ce libertin mal lavé de ses escapades à reprocher à son amie l'infidélité de pensée ! Et, quel pur triomphe pour elle, non point seulement devant lui, mais devant leurs amis communs, poètes, peintres, journalistes, directeurs de revues, toutes les bonnes langues de Paris et de la banlieue !

IV

On doute qu'il y ait en politique une justice. Il n'y en a pas en amour. Dans l'ordre délicat des choses du cœur et des sens, c'était cet amoureux injuste, infidèle et violent qui avait raison. Quel que fut le contraste de sa passion et de sa conduite, de ses exigences et de ses faiblesses, il croyait aimer et il était seul à pouvoir aimer sans une autre raison étrangère à l'amour. George avait beau garder le foyer comme une Lucrèce, cent fois l'heure elle le quittait au profit des gens et des choses. Ce qui la ramenait à lui, c'était, je crois, moins que l'amour, l'admiration qu'il lui inspirait.

Tempérée, si l'on veut, par toutes les réserves de confrère à confrère, mais aiguisée par un grand sens de femme et de voyante, cette admiration confinait à la religion devant l'adolescent extraordinaire qui, à vingt-deux ans, venait de faire quelques-uns des plus beaux vers du siècle. Elle vénérait en lui la présence d'une nature étrangère et comme divine, unique de grâce et de charme, telle enfin que la conscience de son propre génie ne lui montrait rien de pareil. L'exceptionnel et le bizarre, le rare et l'exquis de ce naturel eussent certainement parlé à sa curiosité, quand le reste n'eût rien dit de clair à son cœur.

« Et pourtant il y a de bien belles choses dans le cœur de cet enfant ! Quelle foi naïve dans le cœur d'autrui et dans le sien propre ! » s'écrie la Sylvia de Jacques. Égale et simple, il était nécessaire que George Sand aimât ces originaux, ces prodiges et ces malades ; son art excellait à les employer.

Bref, après avoir bien rêvé de ne plus le voir, elle désirait le garder. Elle pensa aux ressources d'un beau voyage tant pour se distraire de lui que pour le distraire avec elle. Un séjour dans la forêt de Fontainebleau leur avait été favorable. Il avait été fréquemment question, par la suite, de Florence, de Venise et de Naples. Au début de l'hiver 1833, ils partirent pour l'Italie.

V

Un sandiste éminent assure qu'ils n'étaient plus amants quand fut décidé ce départ. S'ils ne l'étaient plus, ils le redevinrent en route. Les premiers jours du tête-à-tête furent charmants. Aucune trace de querelle dans cette partie du voyage. Ils virent Avignon, et s'embarquèrent à Marseille pour Gènes. La mer les ayant fatigués, ils reprirent la voie de terre. « Rome et Venise furent jetés à pile et à face. Venise face tomba dix fois sur le plancher 16. » Ils s'arrêtèrent à Florence, à Ferrare et à Bologne. Venise enfin, le 19 janvier 1834 ! « Venise la rouge » des Contes d'Espagne et d'Italie, la ville des rêves de George, « la seule au monde » , devait-elle dire plus tard, qu'elle eût aimée pour elle-même, car, ajoutait-elle, « une ville m'a toujours fait l'effet d'une prison que je supporte à cause de mes compagnons de captivité ».

C'est cependant au premier jour de Venise que plusieurs critiques ont placé la grande rupture des deux amants. Il ne faut donc rien croire de la jolie chanson qui est datée de « Venise, le 3 février 1831 » dans les Poésies nouvelles et qui respire le bonheur :

Vivre et mourir là !

Il est au moins certain que, dès l'arrivée à Venise, Musset eut sujet de se montrer aussi dissipateur que dissipé ; mais George, non moins travailleuse qu'à Paris, réparait à force de veilles toutes les brèches faites à la bourse commune. Cette vie cellulaire dut contribuer à l'aigrir.

Ils venaient de souffrir, l'un après l'autre, d'une indisposition assez grave. George avait été la première à payer tribut, mais ce loisir forcé fut d'autant moins perdu pour la réflexion qu'Alfred y laissa voir, comme un trait de son caractère, une horreur invincible du mal physique. Elle prit pour de l'égoïsme ce qui était faiblesse ou crainte délicate de laisser voir de la répulsion. Mais, dans la solitude où il la laissait, sur le lit ou le sofa, elle se rappela tout ce que cet enfant furieux comme l'amour lui avait donné de tourment. En quelqu'une de ces minutes qui sont déterminantes justement parce qu'on ne les sent pas couler, mais où la moindre image aperçue, alors même qu'on la repousse, laisse des sillons immortels, ne se dit-elle pas quelle ne s'affranchirait jamais du bourreau délicieux, à moins de prendre le parti violent de le remplacer ?

VI

Elle guérit et retrouva la plus grande partie de ses forces ; mais Alfred, l'accès de dysenterie passé, dut se remettre au lit avec une fièvre terrible.

La plus fine des biographes, Mme Arvède Barine 17, insinue que l'intervalle de ces deux maux fut occupé par une brouille fort sérieuse. Elle n'en dit pas les motifs. Par les récits de Louise Colet, qui paraissent exacts quand on les expurge des diatribes contre George, on devine que les querelles de Paris avaient repris à Venise, sur les mêmes sujets. J'en ai fait voir le rythme constant. Mais cette fois les choses allèrent assez loin, car le poète avait été « violent et brutal », dit Mme Arvède Barine ; « il avait fait pleurer ces grands yeux noirs qui le hantèrent jusqu'à la mort, et il n'était pas accouru un quart d'heure après demander pardon ».

Huit mois après, dans une lettre 18 où s'entrelacent le mensonge et la vérité, George Sand rappelait elle-même le détail de cet épisode (« Étais-je à toi à Venise ? »), sa maladie (« C'était bien triste et bien ennuyeux, une femme malade »), les torts, les aigreurs, l'amertume, et enfin, le mot qu'elle juge, à distance, avoir été le dernier entre eux :

Je ne me suis jamais plainte, je ne t'ai jamais caché mes larmes, et ce mot affreux a été prononcé, un certain soir que je n'oublierai jamais, dans le casino Danieli : — « George, je m'étais trompé, je t'en demande pardon, mais je ne t'aime pas. »

… La porte de nos chambres fut fermée entre nous 19, et nous avons essayé de reprendre notre vie de bons camarades, comme autrefois ici, mais cela n'était plus possible. Tu t'ennuyais, je ne sais ce que tu devenais le soir et un jour, tu me dis que tu craignais 20

… Veux tu me dire quels comptes j'avais à te rendre à toi, qui m'appelais l'ennui personnifié, la rêveuse, la bête, la religieuse, que sais-je ? Tu m'avais blessée et offensée, et je te l'avais dit aussi : Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes pas aimés.

Ce divorce, nous le savons, n'était pas le premier, et ce ne fut pas le dernier. Mme Armède Barine déclare que « cela ne veut pas dire qu'ils ne se voyaient plus ». Mais, ajoute-t-elle, « la maladie », la grande maladie d'Alfred, « fit tout oublier ». Je n'en suis pas très sûr. Le souvenir d'une rupture de hasard ne put être étranger aux actes de George pendant la maladie d'Alfred : à l'instant décisif, ce souvenir la convainquit facilement qu'elle était libre, seule au monde et maîtresse de ses actions, quand il eût mieux valu qu'elle se tint pour étroitement engagée.

VII

Du moins se fit-elle au chevet la meilleure et la plus tendre garde-malade. Tenant tête au mal du poète et à la gêne dont ils étaient tous deux pressés, elle s'ingénia et se multiplia. Malgré le tour un peu emphatique de quelques lettres (« Qu'est-ce que j'ai fait à Dieu ? » 4 février 1834), on distingue un dévouement vrai, résistant et fort. Voici des faits : « Il y a huit nuits que je ne me suis déshabillée ; je dors sur un sofa : à toutes les heures, il faut que je sois sur pied » (22 février). D'autres ont témoigné de la vérité de ses dires.

Elle avait le droit de se savoir gré de tant de zèle ; ni ce zèle, ni la représentation qu'elle s'en formait n'eurent l'avantage de la préserver de l'ennui. Elle écrivait à ses amis, rédigeait « quelques pages » (un des deux volumes de Jacques) et cela ne suffisait point. Grande occasion de faute que l'ennui qui pousse à rêver ! Les caprices conçus en rêvant sont très forts, car, les rapports de grandeur et de convenance s'évanouissant dans le rêve, tout semble de plain-pied, aisé, naturel ; tout se facilite. Voilà pourquoi les solitaires, quand ils sont rêveurs, inclinent sans difficulté à de graves péchés. Madame Sand connaissait bien ce léger tournoiement de l'âme, vertige bizarre, mais doux.

Alfred délirait donc. Elle bâillait en lui apprêtant des tisanes : sa sensibilité panthéistique la disposait à s'arranger des distractions qui s'offriraient. Le docteur Pagello entra. Elle ne connaissait aucun autre homme dans la ville. La qualité du médecin le ramenait au bord du lit qu'elle ne quittait plus.

Mais c'est trop peu que d'invoquer, comme M. Paul Mariéton, « le vertige des sens auprès d'un malade ». L'imagination s'en mêla. Pagello plut à George parce que George avait conçu en le voyant une idée de goûter du fruit humain de cette Venise que le malheur présent l'empêchait de voir en détail. Le sens de l'amour n'est-il pas le premier des révélateurs ? Elle pensait ainsi compléter son voyage par l'expérience instructive. Tandis que le poète qui l'avait étonnée par la nouveauté de son âme gisait comme un livre épuisé, tout ce qu'elle savait de la forme et de la beauté de l'Italie descendit de sa tête lourde à son cœur infini et transfigura Pagello. La moins personnelle des femmes, elle était fort sensible à de vastes espaces de géographie et d'histoire. Louise Colet fait dire à Alfred de Musset une parole qui doit être authentique : « Les cris de passion vraie et caractérisée ne la frappaient pas, elle était surtout émue par les morceaux d'ensemble religieux et par les chœurs exprimant des sentiments collectifs ; on eût dit qu'il fallait un assemblage d'âmes pour remuer la sienne. »

Pagello figura cet assemblage d'âmes et ce chœur de voix réunies, une Terre, une Race, tout ce à quoi ce grand cerveau un peu diffus aimait le mieux s'abandonner. Le jeune médecin ne parlait pas le français ; ce qu'elle savait d'Italien se réduisait au vocabulaire commun. Le dialecte vénitien lui échappait. Fascinant la mémoire et tentant la curiosité, Pagello résuma les mystères de l'Étranger.

Le médecin de Venise

Le médecin Pietro Pagello, en français Pierre Sonde, semble fait à souhait pour cette scène de Venise. On le voit figurer à côté de Pancrace et de Pantalon, sous la perruque du Docteur, dans les farces de son pays.

Nous le connaissions peu, avant que l'un de ses confrères parisiens, M. le docteur Cabanes, l'eût tiré au clair en d'intéressantes communications 21. Son personnage touche par un air de sérénité et, comme on dirait à Montmartre, de santé. Je ne sais quoi de gracieux et de florissant, qui monte de son jeune cœur à son visage, lui donne de souffrir les désagréments de la vie avec autant de constance et d'aisance que le bonheur.

Il ne va point en quelque endroit ; on l'y conduit. Il ne quitte point ses amis ; il est congédié par eux. Au demeurant, il suit toujours, mais à la place la meilleure. En amour, il se tient au juste milieu : par exemple « fort épris » de Mme Sand, mais vraiment « sans être aux nuages ». Je ne sais pas d'écornifleur moins décidé, plus innocent, d'une figure plus honnête, ni qui se soit montré, en toute rencontre, de meilleure composition. Inférieur à sa fortune, mais supérieur à ses fautes, ce brave homme est surtout plaisant. Pour le bien voir, considérons la suite de son aventure, même au risque d'anticiper sur le récit.

I

À Venise, pendant qu'il soigne le poète, Pietro Pagello est remarqué par la garde-malade.

Il conquiert la reconnaissance du premier en le rappelant à la santé, mais redouble les ardeurs de la seconde, d'abord par la lenteur de son intelligence, qu'il eut pacifique et bovine, ensuite par son extrême docilité aux vœux despotiques de George. Pour elle il manque à ses devoirs de médecin et, qui plus est, d'ami. Il rompt, en tremblant, il est vrai, sa liaison avec une Vénitienne 22 et consent à désintéresser à prix d'or l'ancienne maîtresse jalouse. Plus tard, quand George se met à jouer la comédie, il donne à George la réplique et répète sans faute chaque leçon qu'elle lui fait : il trempe ainsi dans une machination féminine assez basse, que la complaisance d'un homme abaisse d'un degré. En fin de compte, car ses dénégations à ce sujet sont trop suspectes, il prend sur lui de signer le retour du poète en France, sous prétexte de changement d'air.

Alfred de Musset quitte Venise et l'Italie. Le médecin reste avec George et continue de la servir exactement, non plus à l'hôtel Danieli, mais dans un petit appartement loué au centre de Venise, à San Fantino. Là, il eut l'occasion d'admirer qu'un écrivain d'un si beau génie pût faire une si bonne femme : « Elle excellait dans l'art des sauces », « elle ne se fâchait jamais », a-t-il rapporté.

Comment se fâcher avec lui ? Il était l'Égalité d'âme.

II

Elle part. Il part avec elle. Il la suit à Paris comme sur le théâtre où son mérite l'appelait ; mais il manque le succès.

De loin on l'avait pris pour un personnage. Buloz parlait d'un « comte italien ». Sainte-Beuve attendait un poète ou un artiste. L'auteur des Lettres d'un voyageur ne pouvait aimer au-dessous. Bien qu'il eût composé de jolies stances en vénitien, le talent poétique de Pagello ne brilla point. Parfois glorieuse en amour, madame Sand essaya de le rehausser aux yeux de sa société en le donnant pour archéologue. Cet enfantillage ne soutint pas quelques minutes de confrontations parisiennes. Mais Pagello ne se sentit jamais embarrassé. Il fit un grand salut avec cette réponse à qui brocardait sa science :

— Messieurs, vous avez tort ; je ne suis pas un savant, et je ne me donne pas pour tel. Je ne suis ici que comme l'amico, il servitor, il cavaliere de la carissima e illustrissima signora et, à ce titre, vous devez me traiter avec courtoisie comme tout ce qui tient à elle.

N'était-ce presque de l'esprit, et fort galant ?

George, au surplus, cherchait bien à monter la tête aux autres, mais ne s'était pas mise en frais d'illusion. Dès Venise, elle avait épuisé sa réserve de compliments sur le physique et le moral de l'ami, dont elle vantait la « figure honnête », « bonne » et « douce », sans plus. Un peu de médiocrité ne lui déplaisait pas non plus chez un esclave préposé aux besoins de son cœur.

La nature plus fine d'Alfred de Musset, son caractère vif et généreux, son éducation moins sommaire avaient valu à George plus d'une algarade où le génie supérieur avait été battu. Avec Pietro Pagello elle reprenait l'avantage. Selon l'orgueilleuse philosophie de beaucoup de femmes d'exception, elle pouvait se rendre gloire de l'avoir haussé jusqu'à elle et se donner à demi-voix les noms de Cléopâtre et de Sémiramis. Argument qui a resservi, dans notre siècle, à des femmes de qualité qu'une surprise d'antichambre aurait exposées à rougir.

III

Mais pendant que Pagello court les hôpitaux parisiens ou s'exerce à tirer au pistolet, car il appréhende un duel, Musset revient auprès de George déjà lasse et l'on ne rêve plus que de faire revoir à l'autre le beau ciel de son Italie. Il y résiste mollement ou ne résiste plus du tout. Tant de souplesse donne à sa face le dernier tour.

Cependant, pour fin et couronne d'une si curieuse aventure, il goûte avant de repartir le plaisir glorieux de refuser une invitation pour Nohant, signée, ou peu s'en faut, par le mari de George, le baron Dudevant lui-même, car le baron et la baronne ne doivent se séparer que deux ans plus tard. « Je l'invite », avait écrit George en termes fort solennels, « je l'invite avec l'agrément de M. Dudevant à venir passer huit à dix jours à Nohant. » Le vertueux jeune homme déclina la proposition : soit qu'il eût repris la possession de lui-même, soit encore qu'ayant accepté les difficultés de la vie à trois, c'était au chiffre quatre que naquît sa délicatesse.

« Je pars », écrit-il à un ami d'Alfred de Musset, « je pars avec la certitude d'avoir agi en honnête homme. » Il ajoute qu'il tient à éviter les suites d'une rancune de femme (Toujours la Vénitienne laissée là-bas, dédommagée, non satisfaite!) Non voglio vendette, écrit le prudent Pagello.

Là-dessus, il fit son paquet. « Nos adieux, a-t-il raconté lui-même, furent tristes. Je lui serrai la main sans pouvoir la regarder. Ma présence l'importunait. » Il lui était à charge, cet Italien dont le simple bon sens faisait tomber toutes les sublimités incomprises dont elle masquait la lassitude de son amour ! « Je lui avais déjà fait connaître que j'avais pénétré à fond son cœur, plein de qualités excellentes, obscurcies de nombreux défauts, et cette connaissance que j'avais d'elle ne pouvait que la disposer au dépit. C'est ce qui fit abréger la visite autant que je pus… »

Après avoir « embrassé les enfants » Pagello content de lui-même, mais serviteur candide et judicieux du destin, prit le coche, non sans s'inquiéter de l'accueil que lui réservait sa patrie. La liaison, le départ avec l'étrangère avaient indisposé contre lui sa famille et sa clientèle. Il lui fallut regagner tous ces biens avec l'estime de Venise et subsister en attendant. Le montant des billets (2 500 francs) que lui avait signés la bonne George en échange de quelques tableaux de maîtres apportés d'Italie, ne put lui rendre de grands services immédiats ; car outre qu'on lui retint un millier de francs pour règlement des comptes, le reste avait été dépensé à Paris pour une boîte d'instruments de chirurgie et quelques livres. Mais ce dernier capital dut fructifier.

IV

En 1896, Pagello vivait encore. Nos journalistes l'ont contemplé et interrogé. C'était un patriarche dont les yeux reposaient sur sa postérité, jusque dans la troisième et quatrième génération. Dans une maison de Bellune, il goûtait, comme l'air du soir, le charme de la vie finissante et l'heureuse lassitude de ses labeurs. L'amour même, l'amour revenait dans ses souvenirs et se mêlait en souriant à ses propos. Il se plaisait naguère à rouvrir devant l'assemblée des enfants de ses petits-fils les épîtres familières et passionnées de ses deux célèbres clients, et l'on se disputait volontiers ces reliques, en lui jurant de ne point les laisser envoler. Mais ce serment est-il de ceux qui se puissent tenir ?

D'autres fois, Pagello considérait dans un portrait de sa jeunesse, miroir triste et joyeux, ce qu'avaient été ses vingt ans. Personne ne discute plus sur le point de savoir s'il fut véritablement beau. Seule Louise Colet ose avancer que, malgré ses larges épaules, Pagello, à le voir de près, faisait une espèce de monstre. Malice pure. Madame Colet ne nous soutient cette thèse que pour le plaisir d'insinuer aussitôt que « les femmes néo-chrétiennes se font une vertu de préconiser la laideur comme un rachat de leur chute, toujours produite, prétendent-elles, par l'attrait de l'union des âmes et non par la convoitise des corps périssables ». Jugeant Mme Sand insuffisamment accablée du reproche d'hypocrisie, le diabolique auteur de Lui y mêle le reproche de mauvais goût : « L'antiquité, dit-elle, fut plus naïve et plus friande en matière d'amour. »

Ce qu'on voit de Pagello dans les Lettres d'un voyageur où « le Docteur », comme on l'appelle, ne cesse de fumer la pipe et de verser des larmes, car cet homme paisible pouvait pleurer comme Francueil, donne l'idée d'un personnage un peu massif et d'aspect slave ou germanique, bianco, biondo e grassotto. « Un Prussien », observe quelqu'un. Ce type ne saurait étonner à Venise et, pour nuancer l'impression, il faut se souvenir que George aimait à comparer son docteur à une jeune fille. Quand à Musset, dans la Confession d'un enfant du siècle, il lui donne les traits suaves et l'âme pudique de Smith.

Charles Maurras
  1. On sait que le nom de George Sand (1804–1876) est un pseudonyme emprunté à Jules Sandeau. Née Aurore Dupin, elle avait épousé le baron Dudevant en 1822 et l'avait à peu près quitté en janvier 1831. La séparation définitive n'eut lieu que vers 1836.

    Alfred de Musset était né en 1810. Il est mort en 1857. Ils se rencontrèrent au commencement de l'été 1833. [Retour]

  2. Alfred de Musset, par Arvède Barine, Hachette. [Retour]

  3. Par Aurore de Königsmarck. Sans doute des mêmes Königsmarck qui avaient fourni, au dix-septième siècle, le reître enrôlé par Venise tout exprès pour lancer sur l'Acropole d'Athènes une bombe fameuse qui éventra le Parthénon. Ce sont les harmonies de l'histoire du monde [1916]. [Retour]

  4. Lettre à M. Anatole France en tête de l'édition de La Princesse de Clèves, Paris, Conquet, 1889. [Retour]

  5. M. Paul Mariéton, dans son intéressante monographie d'Une histoire d'amour (Paris, Ollendorff), contesta ce détail important ; il le conteste sur le témoignage de Mme Lardin de Musset, sœur du poète, à laquelle il doit la connaissance ou la communication de curieux documents ; il dit pourtant de son héros : « Son inégalité de caractère due à des nerfs malades… » [Retour]

  6. L'Heure de ma mort. (n. d. é.) [Retour]

  7. Musset, Poésies nouvelles, Après une lecture. (n. d. é.) [Retour]

  8. Musset, Poésies nouvelles, À Ninon I. (n. d. é.) [Retour]

  9. Cette vision de septembre 1833 paraît lui être revenue. Une de ses lettres de l'hiver 1831–1835 mentionne, dit Mme Arvède Barine, des visions qu'il vient d'avoir, « un monde fantastique où leurs deux spectres prenaient des formes étranges et avaient des conversations de rêve ». On lit aussi dans une lettre de George Sand à Pagello, citée par M. Paul Mariéton, cette allusion aux fantômes : « Une fois, il y a trois mois de cela, il a été comme fou toute une nuit, à la suite d'une grande inquiétude. Il voyait courir des fantômes autour de lui et criait de peur et d'horreur. » [Retour]

  10. Properce, I, 7, 21–14 :

    Tum me non humilem mirabere saepe poetam,
    Tunc ego Romanis praeferar ingeniis ;
    Nec poterunt iuuenes nostro reticere sepulcro :
    « Ardoris nostri magne poeta, iaces ».

    Soit : « Alors, cessant d'être à tes yeux un si mince poète, je serai souvent pour toi l'objet d'admiration, alors, de nos génies romains je serai mis au premier rang ; les jeunes gens devant ma tombe ne pourront s'empêcher de dire : “ Grand poète de nos amours incandescentes, te voici étendu dans la mort. ” » (n. d. é.) [Retour]

  11. À sa marraine, qui l'exhortait à faire des vers : « Envoyez-moi un battement de votre cœur, je vous le rendrai. » [Retour]

  12. Dante, Purgatoire, XXIV, 52–54 :

    Soit : « Je suis un hommes qui écris — Lorsque m'inspire Amour — Et qui m'exprime de la façon qu'il m'inspire en mon cœur. (n. d. é.) [Retour]

  13. Mais que l'amour fût tel ou tel, il lui importait peu. L'Octave des Caprices de Marianne, qui est « si heureux d'être fou », c'est Alfred de Musset. Et c'est encore Musset, le Cœlio de la même pièce, si « fou de n'être pas heureux ». Pendant que son ami lui parle des filles, Cœlio soupire à demi-voix : « Une dette pour moi est un remords. L'amour, dont vous autres faites un passe-temps, trouble ma vie entière. Ô mon ami, tu ignoreras toujours ce que c'est qu'aimer comme moi ! Mon cabinet d'études est désert ; depuis un mois, j'erre autour de cette maison la nuit et le jour. Quel charme j'éprouve, au lever de la lune, à conduire sous ces petits arbres au fond de cette place, mon chœur modeste de musiciens, à marquer moi-même la mesure, à les entendre chanter la beauté de Marianne. » Octave libertin et buveur, mais amoureux, Cœlio, plein de mélancolie et de pudeur, mais amoureux, montrent à eux deux l'unité de la pensée du poète : elle tenait au goût conscient et systématique des diversités de l'amour. (n. d. é.) [Retour]

  14. Nous avons su depuis, grâce à d'heureuses investigations de M. Henri Longnon, que Musset descendait de la Cassandre de Ronsard, ce qui vaut beaucoup de quartiers sur le Parnasse. Cassandre Salviati était fille d'un Salviati de Florence, établi dans le Blésois au seizième siècle. Elle épousa Jean de Peigney, seigneur du Pray, dont elle eut une fille qui épousa Guillaume de Musset, ancêtre direct du poète. [Retour]

  15. Ce fut aussi pour une caricature moqueuse que la princesse Belgiojoso battit froid à Musset. Mme Jaubert raconte dans ses Souvenirs cette historiette. Voyez aussi l'étude sur La Principessa Belgiojoso, publiée à Milan par M. Raphaël Barbiera et récemment analysée dans la Revue bleue par M. Maurice Muret. [Retour]

  16. George Sand, Histoire de ma vie. [Retour]

  17. Alfred de Musset, déjà cité. [Retour]

  18. Publiée par la Revue de Paris, 1er novembre 1886. M. Paul Mariéton a fait une bonne critique de cette lettre : Une histoire d'amour, pages 89, 90, 91. Il faut tenir compte dit-il, des accusations de George. « Pourtant au lendemain de la crise, quand Musset est rentré à Paris et qu'à son silence elle a craint un moment de l'avoir perdu, ne lui a-t-elle pas écrit : Ô mon enfant, mon enfant, que j'ai besoin de ta tendresse et de ton pardon ! Ne me parle pas du mien, ne me dis pas que tu as eu des torts envers moi, qu'en sais-je ? Je ne me tourmente plus de rien, sinon que nous avons été bien malheureux et que nous nous sommes quittés. » [Retour]

  19. Elle avait donc été ouverte ? — Cette remarque, d'un bon sens exagéré, répond à M. Émile Faguet pour qui les amants de Venise n'auraient pas été amants à Venise [1916]. [Retour]

  20. Ici, quatre mots effacés par George Sand, au crayon bleu. [Retour]

  21. Revue hebdomadaire, 1896. Elles ont été recueillies au tome II du Cabinet secret de l'histoire, Paris, Charles, 1897. J'ai aussi consulté le cahier in-folio détaché par le baron Albert Lumbroso d'un ouvrage en préparation. Notes sur Venise et la mer Adriatique. Cet important cahier n'est pas dans le commerce. [Retour]

  22. C'était la Vénitienne pure « au sein fleuri, aux cheveux d'or ondoyant », « une femme de Veronèse », dit un de ses compatriotes. [Retour]

Ce texte a paru en 1902, nous reproduisons l'édition de 1926.

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