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Le Félibrige

NOTICE des éditeurs :

La mort de Joseph Roumanille a été l'occasion pour La Plume de publier en 1891 un numéro spécial consacré au Félibrige — numéro dirigé par Maurras — et qui en donnait un tableau aussi complet que possible, avec notices et extraits d'œuvres. Sont signés de Charles Maurras la notice consacrée aux jeunes félibres et l'article de conclusion. Si l'on se réfère à la table du recueil de La Plume pour l'année correspondante, seraient en outre de Maurras les notices sur Joseph Roumanille, Frédéric Mistral, Théodore Aubanel, Paul Arène et Félix Gras. Nous ne donnons dans cette version html que les passages qui sont de Charles Maurras.

La version pdf contient le numéro entier de La Plume.

Joseph Roumanille
1818-1891

Roumanille était né en 1818, à Saint-Rémy-de-Provence, au pied de ces deux purs chefs-d'œuvre de l'art grec que le peuple et les savants appellent les Antiques.

Mais Roumanille ne fut pas un Antique. C'était un vivant, et presque un réaliste. Un réaliste catholique et un légitimiste militant. Il correspondait avec Henri V et, dans un journal avignonnais, la Commune, il combattit avec acharnement le socialisme et le fouriérisme qui étaient en vogue vers 1848. L'ironie socratique de ses petits dialogues provençaux ne sera point égalée. Elle eut une grande influence sur les populations du Comtat et des Bouches-du-Rhône.

Roumanille était un homme d'action. Ayant combattu les partageux, il fonda le Félibrige. C'est lui qui, avec Mistral, rallia les poètes, renouvela la langue et publia l'Armana prouvençau 1, dont le succès annuel ne n'épuise point.

Poète, Roumanille laisse des merveilles, Li Margarideto (Les Pâquerettes) et Li Sounjarello (Les Songeuses), qui ravissent les pauvres gens. Pour ses proses, dont Arène et Daudet ont traduit les plus curieuses, elles sont l'expression absolue et parfaite de l'âme de sa race.

Frédéric Mistral
1830

Frédéric Mistral est né à Maillane. C'est là qu'il séjourne. Dans sa petite maison claire, à volets gris, d'où se découvrent les Alpilles violettes, il a écrit tous ses chefs-d'œuvre, sauf Mireille qu'il composa dans le mas paternel. C'est de là qu'il gouverne le Félibrige, sorte d'église nationale, dont les pontifes, étant poètes, sont souvent peu traitables. Mais à l'intelligence sereine et puissante du noble Goethe, Mistral joint un flair politique très aiguisé. C'est donc sa volonté qui, bien heureusement, s'impose au Félibrige, en même temps que son Art souverain.

Nous n'affaiblissons pas d'un commentaire les purs fragments que nous publions. Ils sont tirés de Calendau, Lis Isclo d'or, Nerto, et La Reino Jano. Auteur d'un magnifique Dictionnaire provençal, historien, philologue, Mistral est aussi un grand prosateur. À notre grand regret, nous n'avons pu donner un échantillon de son discours de la Santo Estelo 2 ; et nous avons jugé bien superflu de rien détacher de Mirieo, qui est traduite dans toutes les langues du monde.

Aubanel
1829-1886

Théodore Aubanel est de tous les félibres le plus intelligible aux lecteurs d'Outre-Loire. La poésie française le préoccupa. Il se tenait au courant des écoles parisiennes ; à première vue, on trouvera unis en lui les dons lumineux de Gautier et de Banville, avec la passion de Musset et quelque chose de la mélancolie désemparée de Verlaine. Pourtant, il faut aller au delà de ces apparences et voir que les maîtres d'Aubanel furent les troubadours.

La Miougrano entredubiero (La Grenade entr'ouverte) est le premier recueil d'Aubanel. Il comprend trois parties. La première (Lou Libre de l'amour) dit l'histoire de cette Zani que le poète aima et qui, par crainte de l'amour, se sauva dans un monastère. La seconde (L'Entrelusido) et la troisième (Lou Libre de la mort) sont formés de paysages et de visions d'histoire provençale (1860).

Li Fiho d'Avignoun, imprimées beaucoup plus tard et distribuées sous le manteau, — car Aubanel était chrétien — sont formées d'odes merveilleuses à l'honneur de la femme. « Ne parle plus », dit-il à la Vénus d'Avignon, « tu me fais mourir — ou laisse-moi te dévorer de baisers ! » Et il ajoute avec une tristesse idéaliste : « Puisque sur terre il ne se peut — être amoureux sans avoir peur — allons-nous-en dans les étoiles ; — tu auras la lumière pour dentelles — tu auras les nuées pour rideaux — et je jouerai comme un petit chien — à tes petits pieds, jeune fille ! »

Aubanel laisse en outre un drame admirable, Lou Pan dou Pecat, que Paul Arène a traduit pour le Théâtre-Libre. On parle de deux autres pièces, ensevelies dans ses papiers. M. Ludovic Legré, exécuteur testamentaire d'Aubanel, ne tardera pas à les publier. Il va prochainement rééditer chez Savine Li Fiho d'Avignoun et La Miougrano.

Paul Arène

Paul Arène 3 est un grand coupable. Il a écrit de merveilleux vers provençaux. On ne les trouve nulle part. Ils dorment enfouis dans les vieux numéros de l'Armana et des différentes revues félibréennes parues et disparues depuis vingt années. Il n'a jamais voulu les recueillir. Nous vous le dénonçons.

La poésie de Paul Arène ressemble à ces coupes de hêtre, rugueuses, parfumées, où les pâtres d'anthologie buvaient à la santé des dieux ; elle est pleine d'une liqueur pure et brillante comme celle qu'offrait le paysan de Font-Frédière à la Reine Jeanne : « Entre ses doigts couleur de l'aube — elle prit mon eau et la but — un page lui tenait sa robe… — Mon eau eut un tressaillement. » Ainsi la bonne Muse reçoit les vœux de Paul Arène et boit ses divines chansons.

Félix Gras

Le successeur désigné du capoulier Roumanille.

Majoral de Provence, après son poème de début les Carbounié 4, sorte de Calendau des montagnes de Lure, Félix Gras 5 a, dans Toloza 6 et le Romancero provençal, commencé la revanche littéraire des Albigeois vaincus par les « mauvaises gens de la Croisade » : mais il n'a pas été seulement le cymbalier des troubadours-martyrs et le chansonnier rieur des papes gaulois d'Avignon ; Félix Gras fut aussi un maître-conteur en sa prose.

Cependant il faut préférer à tout son Romancero. Il n'y a rien de plus viril, en provençal, que ces chansons de fer tachées de sang. Tous les héros qui traversent ces courts poèmes sont simples et terribles comme l'Ajax d'Homère. « À mort ils se battront pour charmer leurs haines », mais croirez-sous que le rêveur de ces cruelles chevauchées est le juge de paix d'un canton d'Avignon ?

Les Jeunes Félibres

La question des jeunes est aussi posée en Provence. Mon ami Baptiste Bonnet, qui est un grand prosateur et un gros batailleur, nous a presque défiés de nous affirmer. Je m'en vais lui répondre par le simple dénombrement de félibres qui n'ont point touché la trentaine.

Le premier à nommer, c'est, nécessairement, Pascal Gros, de Marseille. Pascal Gros, à vingt ans, déchargeait des sacs de blé sur le port. Il a vingt-huit ans, et Mistral, Paul Arène, le tiennent pour un maître. Rien n'est plus concentré que sa poésie, ni mieux en relief. Et ce violent possède le don de l'harmonie. Il est brutal comme Gelu. Il est, de plus, lyrique. Ses poèmes à formes fixes (ballades et sonnets) ont la rigueur, la solidité, la concision.

La Muso muso, La Muso d'Estiéu publiés dans les journaux de Marseille ont valu à Pascal Gros la popularité. Mais pourquoi signe-t-il du nom de « Rimosauco » des chefs-d'œuvre qui n'ont rien de macaronique ? — Pascal Gros est depuis quelques semaines le rédacteur d'une feuille hebdomadaire, pleine de suc, de vie et de gaieté, La Sartan

Il ne faut point oublier, à côté de lui, son collaborateur Valère Bernard qui, d'un talent égal, montre peut-être un art supérieur. Bernard est un lettré. Ses Balado d'aram (les Ballades d'airain) en témoignent, ainsi que son poème, Li Cadareau (Les Charniers). Sa Balada de l'Espaso est sûrement l'une des belles choses qui aient été écrites en provençal. Je voudrais en faire goûter la sonore énergie. Mais l'espace me manque.

Louis Funel est instituteur quelque part dans les Alpes-Maritimes. Amouretti me l'a dénoncé. Des jeunes hommes qui reprennent œuvre de Fontségugne, Louis Funel est l'un des plus puissamment doués. Il a jusqu'ici testé surtout de la prose, une vraie prose provençale, imagée et robuste, et riche à l'infini. Nous avons de lui un roman, Lei Massajan (les habitants des mas). Et il tient tout prêt, me dit-on, un recueil de paysages et de critiques, Au Nostre, (Chez nous) qui révolutionnera l'antique Félibrige.

Après eux, Pierre Bertas a donné dans la facture d'Aubanel, Li Sèt Saume d'amour (Les Sept Psaumes d'amour) dont il est difficile de ne point admirer les strophes dures et chantantes comme la pierre de Memphis 7. L'abbé Sparia, vingt-sept ans, terrible, est le Père Xavier des jeunes gens.

Édouard Aude, d'Aix, a publié, voici deux ans, dans la Revue félibréenne, en l'honneur de la jeune reine du Félibrige, Mademoiselle Thérèse Roumanille, un cantique admirable de passion et d'art. Folco de Baroncelli Javons est l'auteur d'une petite nouvelle provençale, Babali, que Mistral a comparée à une pervenche et qui est, en effet, un bijou de fleurs ; il dirige aujourd'hui le journal national, L'Aïoli, et malgré ce souci j'espère bien qu'il voudra sous peu égrener la deuxième dizaine du Rousàri d'amour. — Charles de Bonnecorse ressemble assez à Folco de Baroncelli. Il sort aussi d'une très vieille famille de Provence. Son œuvre témoigne d'un esprit délicat, persuadé de très bonne heure que le raffinement suprême est d'être simple. Il est donc simple et laisse voir une infinie douceur. Maurice Raimbault est surtout un prosateur d'une extraordinaire pureté de langue. Ses vers sont maçonnés de main d'ouvrier. Son ambition est de fonder le roman provençal et ses beaux contes font prévoir qu'il y réussira.

Jules Boissière fut longtemps secrétaire du Félibrige de Paris. Il composait avec Valère Bernard et Amouretti une sorte d'extrême-gauche implacable aux vains francihots. Il habite aujourd'hui le Tonkin ou l'Annam et ses impressions d'Extrême-Orient ont paru dans l'Almanach provençal. — Alcide Blavet lui a succédé au bureau du café Voltaire. Blavet dirigeait l'an dernier La Cigale d'or au moment des fêtes de Montpellier. Son poème Desféci d'amour a, je le sais de bonne source, émerveillé Mistral. Il prépare aujourd'hui La Baragno flourido (La Haie d'épines en fleurs) et je sais que ses vers seront aussi dignes que les premiers de l'approbation du maître.

Mais voici que les noms se pressent. Amouretti, René de Saint-Pons, qui fut pendant un an le plus spirituel des secrétaires, Joseph Mauge, à qui ce numéro de La Plume est redevable d'exister, Jules Bonnet, acteur et poète, continuent à Paris la belle lutte pour le nom provençal. Paul Redonnel leur tend la main de Montpellier, Louis Hugues, de Martigues, Félix Lescure, de Gréasque, et parfois, un beau soir, Marin, Auguste Marin, débarque de Marseille et leur entonne à pleine voix :

Soun parti gaiardamen
Li pescadou sant Janen.

À Aix, une école féconde est organisée. J'ai nommé Bonnecorse et Édouard Aude. Mais Xavier de Magallon « astré par Maguelonne », s'il faut croire Mariéton, est sûrement le plus chaleureux des orateurs provençaux. Et voici Marius André, sur qui j'aimerais insister.

Je n'en ai pas le temps. Mais en verra plus bas un échantillon de ce que sait faire le poète de Ploù et Souleio 8. André est un audacieux. Il a tenté du « symbolisme », du « verlainien » en provençal. Quelques vieillards se sont hâtés de lui répondre qu'il était « bon » partout où il ne s'associait pas au mouvement littéraire français. Je tiens à poser ici que, mes amis et moi, nous pensons le contraire et que les strophes de l'Angelus pour n'avoir point de rimes alternées suivant la mode de Ronsard, nous semblent d'excellente poésie provençale. On est allé jusqu'à déplorer par écrit les audaces d'André : « Mistral, Aubanel, Félix Gras, ont toujours respecté les règles de la versification » nous dit-on. Quelles règles ? Mistral a écrit des vers de quatorze syllabes (L'Amiradou), Gras en a fait de treize, et personne ne s'en est plaint. Que Marius André multiplie les poèmes comme Ploù et Souleio, sans plus s'inquiéter de pareilles misères. D'autres félibres n'ont-ils pas reproché à Gras ce qu'ils nomment ses « réalismes » ?

Nous prions les cadavres de nous laisser tranquilles.

Conclusion
Barbares et Romans

Tel est le Félibrige, et telle est l'œuvre de nos maîtres. Il me reste à dire pourquoi nous avons exposé ici ces merveilles.

Ce n'est pas seulement afin de satisfaire la curiosité des jeunes gens à qui s'en va cette revue ; et ce n'est pas non plus pour contenter nos zèles. Un peu moins vainement, nous avons prétendu, en ce bref fascicule, offrir aux lettrés de notre âge une collection de modèles. Ils ne seront que sages d'en profiter.

Qui sait si ce n'est point de là que pourra découler cette « littérature de demain » sur laquelle chacun discute ? Il est bien vraisemblable que, demain ni après demain, la littérature française ne renaîtra par le commerce de « l'âme slave » ni de l'âme allemande, ni de l'âme anglaise. Les barbares peuvent bien infuser du sang neuf à une race ; un rythme neuf aucunement. Il fallut que les Provençaux du IXe siècle retrouvassent le rythme antique pour que la littérature moderne fût. Il fallut que Ronsard lût Homère et Pindare pour que les vrais chants renaquissent du Moyen-Âge en perdition. Venise et Florence — et toutes les beautés qui ruisselèrent d'elles — furent aussi nécessaires à la formation de Shakespeare que le grain du froment à la pâte du pain : autre chose put s'y mêler, mais voilà bien l'essentiel.

Ce mystérieux rythme, qui s'étend du midi en ondulations de lumière, on peut le consacrer de mille vocables. Latin, félibréen, italien, hellène, il est le même. Jean Moréas, ces mois derniers, l'a voulu appeler « Roman » et je n'ai pas ouï ce nom sans émotion, y découvrant un peu, comme aux feuillets du Pèlerin 9,

le tremblement de la terre natale.

Vouloir une littérature « romane » c'est bien rompre, en effet, avec la seule erreur qu'aient commise les romantiques. Malgré Fauriel, malgré Raynouard, malgré eux-mêmes (Hugo ne fût-il espagnol ? et Gautier, d'Avignon ?) ces nobles poètes ont trop tenté de s'assimiler les procédés, puérils au fond, des Hyperboréens. On vit Hugo nommer « ballades » des rhapsodies sans ordre, imitées de Schiller, sans songer au beau rythme illustré par Dante et Villon. Et de même aujourd'hui, de jeunes Marseillais (tel Gabriel Mourey pour nommer un ami) ne vont-ils pas s'époumoner a traduire Swinburne et — ce qui est plus grave — le copier dans leurs propres poèmes ?

Certes, le Barbare est utile. Il a des sensations fortes, violentes quelquefois jusqu'à inspirer le dégoût. Il est, comme il dit volontiers, « suggestif ». Il se découvre (ou plutôt, il nous découvre, car il n'a conscience de rien) d'intéressants mystères d'âme. Mais il les laisse à l'état fruste. Comme son art est court ! Et qu'il est incapable de disposer une harmonie !

Au lieu de régir les Barbares, les maîtres romantiques ont trop souvent subi leur domination. Par là, cette date de 1830 qui est pourtant une heure héroïque de la littérature nationale, apparaît une sorte de cosaquerie, et un second 1815. Le concept de Beauté qui décore nos races ne s'y détache pas très pur. Et, pour le restaurer, il faut bien remonter aux sources romanes.

Mais l'histoire en main, il n'y a pas deux sources romanes. Il n'en existe, qu'une et, de trois côtés, — France, Espagne, Italie — cette source provençale se répandit. Notre littérature — c'est la française que je veux dire — a trouvé plusieurs fois, les jours d'épuisement, des pensers fructueux et des rêves utiles chez les Italiens et les Espagnols. Or, voici que les Provençaux, en cinquante ans, ont amassé autour de quatre ou cinq chefs-d'oeuvre un nombre merveilleux de poèmes de tous les ordres. J'avertis les hommes d'esprit qui se plaignent de sécheresse qu'il y a là un beau courant de limpide harmonie.

Une nécessité saura d'ailleurs les y conduire.

Avez-vous remarqué quels destins rigoureux et tout mathématiques gouvernent ce que l'on appelle notre « évolution littéraire »? Les idées ni les volontés n'ont plus sur elle aucun pouvoir. Il n'y a plus d'écoles. Les intérêts demeurent seuls. Où étaient, pendant les interviews de M. Jules Huret, les naturalistes, les parnassiens, les idéalistes, les normaliens, les décadents ? Abolis, tous ces groupes établis autrefois d'après des accords de pensées ! Et nous n'avons plus vu que des Jeunes Gens d'un côté et des Vieillards de l'autre.

Ces derniers surtout n'ont parlé que suivant la loi de leur âge. Ils ont subi cette fatalité dans toute sa rigueur. Ils n'ont écouté ni bon sens ni générosité. Ils n'ont été que des vieillards, et durs ridicules.

Chez les hommes de quarante ans et chez les jeunes gens, un second principe de classification est intervenu : après l'âge, la Race. Ils se sont divisés selon le sang et l'éducation qu'ils avaient reçue de leurs pères.

Quatre heures après la mise en vente d'un livre d'Athènes, l'auteur des Noces Corinthiennes et de Leuconoé, M. Anatole France, stupéfiait les chroniqueurs en révélant Jean Moréas. Il y avait beau temps que nous savions Anatole France un pur Attique. M. Maurice Barrès, de qui le nom dit l'origine, mi-espagnol et mi-vénitien, mais, plus que tout romain, se joignait aussitôt à M. France. M. Raymond de la Tailhède, dont le paganisme enivrant promène les dieux de Phrygie sur les voies triomphales de Rome hellénisée, répondait à dix vers de M. Moréas par une ode aux sons de Pindare. M. Maurice du Plessys, parisien celui-là, tout classique de souvenir, récitait au banquet des symbolistes la Dédicace à Apollodore. Et je sais sur les grands chemins d'Aix, près des tourelles d'Avignon qui « font des dentelles dans les étoiles » de nombreux jeunes gens qui vont dans la musique de l'Églogue à ma Dame :

Afin de bien louer les dons
Où vous avez chevance
Que mon pouce n'a les fredons
Des poètes, honneur de la docte Provence !

Mais, cet art d'essence si pure a vite suscité la rumeur des Barbares, ceux des Ardennes comme ceux de la Réunion. N'est-il pas admirable que Madame Marie Krysinska, une Scythe, dont je prise d'ailleurs la bizarre imagination, ait la première demandé la tête d'Orphée ? Puis ce fut M. Ghil, que nourrit la Saintonge, mais qui naquit dans la Belgique. Après M. Ghil, M. Rodenbach, autre belge. Puis, un Helvète, M. Vignier. Une Tartare, Mme Judith Gautier, et, finalement, M. Joris-Karl Huysmans, qui vit le jour aux lieux où n'eût pu naître Homère : en Hollande.

Je n'abomine point M. Huysmans. Un de ses personnages, dans Là-Bas 10, rend un hommage à la fidélité des hommes du Midi : il fait, avec raison, de ces pandours « ardents et féroces » les compagnons suprêmes du pauvre Charles VII, et ceci répond bien au reproche de séparatisme que l'on nous jette à tout propos depuis la guerre de Montfort. Le héros préféré de M. Huysmans regrette, à la vérité, que Xantrailles et La Hire aient été secondés par la bonne Lorraine. Ils ont avec elle, empêché l'union de l'Angleterre et des Flandres à la France du nord. Sans Jeanne d'Arc et ces fâcheux, il se serait formé « un unique et puissant royaume du nord, s'étendant jusqu'aux provinces de la langue d'oc, englobant tous les gens dont les goûts, dont les instincts, dont les mœurs étaient pareils.

« Au contraire, le sacre du Valois à Reims a fait une France sans cohésion, une France absurde… Il nous a dotés, et pour longtemps, hélas ! de ces êtres au brou de noix et aux yeux vernis, de ces broyeurs de chocolat et mâcheurs d'ail qui ne sont pas du tout des Français. »

M. Huysmans ne nous injurie point très directement. Mais je ne crois point l'offenser en supposant que les propos qu'il prête à Des Hermies livrent le fond de sa pensée. Qu'il nous déteste de la sorte, je le conçois facilement. Que « cette sacrée race latine » l'incommode, je le comprends. Mais tous les Français sont des « latins », si l'on entend par ce mot-là des peuples pélasgiques. Et c'est M. Huysmans qui est au milieu de nous un étranger et un barbare.

Et son esthétique est bien telle, exposée au seuil de Là-Bas. Le système consiste à aimer la laideur, pourvu qu'elle soit singulière ou dénote un état d'esprit intéressant. Elle ne se préoccupe, en aucune manière, du nombre ni de l'harmonie. Et si elle rencontre, une fois, la Beauté, c'est par hasard, en se contredisant soi-même, en se référant à quelque idéal « latin » ou même en s'inspirant de lui. Ainsi l'art des Flamands n'eût jamais excité que la curiosité des archéologues, n'étaient les apports savoureux qu'y mêla le génie des conquérants venus d'Espagne.

J'aime M. Huysmans et M. Lemonnier et ceux qui leur ressemblent, d'être des exemples si nets de la barbarie que nous combattons. La violence pour la violence, la grossièreté qui hurle pour le plaisir, les enfantines crudités, les naïvetés, rien ne répugne davantage au pur génie français. L'essentiel, qui est l'Ordre, lui plut toujours. Que les Belges, s'unissant, s'ils le veulent, à M. Caraguel, poursuivent leur carnaval d'art. Cette race si fine qu'ils voudraient conquérir les déteste du fond du cœur. Ils ne tarderont point à être reconnus pour les étrangers qu'ils sont bien et pour les Adversaires. Il y aura un court combat entre les Ombres et la Lumière, après lequel on ne verra que des trouvères d'oïl ou d'Oc, chantant leurs amitiés et leurs similitudes dans les deux langages romans, comme on parlait grec et latin dans la Rome de Marc-Aurèle.

Tout l'effort de l'évolution actuelle porte de ce côté. Ah ! que M. Rémy de Gourmont se trompe en affirmant que nous nous détournions de la pensée de la patrie. C'est le contraire qui est vrai. Les choses de l'intelligence nous ont désabusés : l'auteur de Sixtine 11 ne contestera point que, en fait de systèmes et de philosophies, la plupart d'entre nous soient des dandies indifférents. C'est pourquoi, désireux de subsister quand même, nous nous sommes penchés avec sollicitude sur l'humble phénomène des nuances de notre sang.

Or, en ceci, nous sommes des privilégiés. Par l'hérédité ou la tradition, tous en France sont ainsi faits que l'assemblée des plus beaux dieux qu'ait possédés le monde est ensevelie dans les cœurs. Et qu'il faut peu de soins pour la ressusciter ! Simplement prendre garde à elle.

Connaissons-la dans sa splendide et puissante variété. On n'imagine point de pensée ni de rêve que n'ait point suscité la Méditerranée. En tout, ses riverains ont été les premiers toutes les fois qu'ils l'ont voulu. Je ne connais aucun métaphysicien de l'Allemagne qui soit supérieur à Saint-Thomas, napolitain, et je préfère infiniment Plotin d'Alexandrie à Ruysbroeck l'Admirable. S'il me vient un désir des mélancolies de Wordsworth, je les trouve aussi bien dans Frédéric Mistral :

Oh ! dins li draio engermenido
Leissas me perdre pensatiéu !…

Et ne répétons plus que le Mystère habite au bord des mers brumeuses. Le soleil aussi, est plein de mystère. Ses clartés magiciennes et ses vertiges rendent fou, si bien que, aux heures de son règne, « tout s'emplit de formes divines » selon le mot de l'ancien Sage.

N'allons pas davantage, par amour des doctrines qui passent, gonfler notre mémoire de mots cimmériens. On a enlaidi tous nos arts. On ne les a point augmentés. Tout fut dit avec grâce aux tables fleuries de Platon et les convives de Thaïs joignent à la plus ferme géométrie de rêves la beauté du discours.

Ne croyons pas que la terreur, l'horreur ni les émotions pareilles veuillent des termes anglicans. Encore un coup, Shakespeare était un Italien. Eschyle est nôtre. On sent plus d'épouvante vraie dans les simples de Canidie, cueillis sous la livide lune, qu'en toutes les diableries où s'égaye M. Huysmans. Et laissons-lui ce diable cornu et laid comme ses Christs. Gardons le nôtre, tel qu'on nous le légua ; il est beau comme Pan, aux pieds de bouc, aux yeux d'étoiles et fait la guerre à Dieu sous la cuirasse verte de feuilles et de fleurs que lui tisse en chantant le vœu de la vaste nature.

Et ne prions pas que le diable. Revenons chaque jour à la sagesse, à la beauté, qui ceint les murailles d'Athènes. Répétons quelquefois l'oraison magnifique d'Ernest Renan sur l'Acropole, lorsqu'il fut parvenu à comprendre le rythme épuré de Minerve :

« Ô noblesse, ô beauté simple et Vraie ! déesse dont le culte signifie raison et sagesse, toi dont le temple est une leçon éternelle de conscience et de sincérité, j'arrive tard au seuil de tes mystères, j'apporte à ton autel beaucoup de remords. Pour te trouver, il m'a fallu des recherches infinies… »

Puis, s'il faut ajouter un jour avec découragement : « Ô abîme, tu es le dieu unique », n'allons pas renier la Vierge pour si peu : souvenons-nous qu'elle est, par Jupiter son père, petite fille du Chaos et qu'elle sympathise avec tout l'Inconnu, comme la Clarté, son symbole, aime composer avec l'Ombre pour tracer les écharpes vives de la Couleur.

Charles Maurras
  1. L'Almanach Provençal. (n.d.é.) [Retour]

  2. Le Félibrige a été fondé le 21 mai 1854, jour de la sainte Estelle, santo Estello en provençal. La Santo Estello désignait donc une réunion annuelle du Félibrige chaque 21 mai dans une ville différente des pays d’oc. (n.d.é.) [Retour]

  3. Nous ne nous occupons ici que de Paul Arène poète provençal. Nous publierons prochainement le portrait de ce merveilleux écrivain français avec une étude de Charles Maurras. [Paul Arène : 1843-1896. (n.d.é.)] [Retour]

  4. Les Charbonniers, 1876. (n.d.é.) [Retour]

  5. Malemort, Vaucluse, 1844-Avignon, 1901. (n.d.é.) [Retour]

  6. Toulouse, 1882. (n.d.é.) [Retour]

  7. Probablement le colosse de Memnon à Thèbes (et non à Memphis), en Égypte, réputé produire un faible bruit au lever du jour ; et non la « pierre de Memphis », anesthésique mal identifié dont on a quelques témoignages antiques. (n.d.é.) [Retour]

  8. Il pleut et fait soleil. — Il existe, sous le même titre, une belle pièce de Paul Arène. [Retour]

  9. Jean Moréas, Le Pèlerin passionné, 1891. (n.d.é.) [Retour]

  10. Paru en 1891. (n.d.é.) [Retour]

  11. Paru en 1890. (n.d.é.) [Retour]

Numéro spécial de la revue La Plume, n° 53 du 1er juillet 1891, p. 213-237.

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