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Le Musée des passions humaines de Florence

À René QUINTON.

Musée Florence 1

Rue Gino Capponi, presque vis-à-vis de l'hospice des Innocents, au chevet de l'Annunziata, est un musée psychologique.

Il y a huit ans environ 1 que l'auteur de la Physiologie du plaisir, ce fertile et ingénieux Mantegazza 2 eut la pensée de rassembler sous des vitrines « des objets relatifs à l'étude des passions humaines ». Il fut d'abord embarrassé. Quels objets se rapportent à cette étude ? Mais plutôt quels objets, fabriqués de main d'homme, ne s'y rapportent pas ? Lesquels de nos ouvrages ne sont point nés des semences de nos passions ? La nature même en est pleine ; toutes les fleurs séchées, toutes les feuilles de l'automne emportent un témoignage de nos désirs. On peut en former des herbiers ; mais le soleil, la lune, l'étoile du matin et l'étoile du soir entreraient assez mal dans la collection.

Mantegazza voyait la grave difficulté. Pourtant il acquit des armoires, posa des rayons et planta des clous. Ce matériel établi, il y casa à peu près tout ce qui lui tomba sous la main, renvoyant à des temps meilleurs le tri, le choix et le système. Un couteau de vendetta, un exemplaire de Justine 3, quelques pans de chaîne trouvés dans les prisons du Bargello 4, un cilice de moine, un tablier de franc-maçon se regardèrent d'un air navré sur les étagères. Ô manque de méthode véritablement méthodique ! Les plus fameuses galeries et, je crois même, l'esprit humain en personne eurent à leurs commencements ce petit air de bric-à-brac. Mais, depuis, Mantegazza néglige avec obstination d'introduire dans son musée la moindre apparence d'un ordre.

— L'unité, dit-il, ou les unités ? Cela naîtra de soi. Je ne l'y mettrai pas de force. Je ne le décréterai pas.

II

Médecin, voyageur, professeur, écrivain, fondateur d'instituts ou d'académies, rédacteur d'almanachs, propagateur de recettes pharmaceutiques, au besoin député de Monza, sa ville natale, ou sénateur de son royaume d'Italie, Mantegazza avait fait, avant trente ans, le tour du monde ; il avait, au même âge, donné son meilleur livre et vécu, tant en Europe qu'en Amérique, le sujet de deux bons romans. Je fus heureux d'entendre ce savant et ce galant homme, ce pétulant et universel polymathe unir dans son musée tant de sage réserve à l'esprit d'entreprise qui lui est naturel.

Les trois petites salles dans lesquelles il me promenait semblaient signifier au visiteur avide de synthèses précipitées :

« Nous ne connaissons rien de ce qui sortira de nous. Quelle doctrine pourra naître de la mise en rapport de ces curiosités bizarres ou communes recueillies de tant de côtés, nous ne le savons pas. Mais nous voilà ; regardez-nous et méditez, si toutefois vous en avez la force.

« Nous ne sommes que le magasin des faits purs. L'esprit scientifique nous donnera un jour, quand il lui plaira de souffler, le classement, le tour, le sens et la figure qui lui paraîtront convenables ; il tirera de nous les idées qu'il jugera bonnes. Nous voilà, comme un flanc qui n'a pas été fécondé, servantes, vases d'élection… »

III

Le classement de ces armoires est donc rudimentaire. Dans la première ont été réunies en nombre les dépouilles de la coquetterie des femmes. Les pauvrettes couchées avec les hommes de leurs siècles ont fait retour au vieil élément primitif. Leurs parures seules subsistent, en mémoire de leur puissance :

Les mortes en leur temps jeunes et désirées 5

Ces cadences du plus libertin des poètes s'élèvent doucement d'un fouillis de nippes légères, l'une d'un blanc éteint, l'autre rose fané ou mauve pâle, presque toutes fraîches encore, paniers, corsets, crinolines, vertugadins. Une douceur, un trouble s'y attachent, comme un parfum. Tout proche, les insignes de notre vanité. Ce sont les cordons, les rubans, les médailles, les plaques qui servirent à distinguer les gens d'honneur. Pour ne blesser personne, on n'a point exposé d'ordre contemporain. Plus loin, un jeu de clefs, dont Mantegazza veut que j'admire l'extrême simplicité.

— Ce sont les clefs du bon vieux temps.

Il en a de proportionnées à la malignité croissante des malfaiteurs, sinon à l'avarice de nos propriétaires.

Dans la vitrine contiguë, réservée aux passions brutales, esprit de justice, vengeance, cruauté, un cahier de papier jauni, mais propre et de petit volume, nous conserve une liste des criminels exécutés à Bologne entre les années 1540 et 1792. Plus loin, un coutelas, qui trancha quantité de têtes en Dalmatie pendant la domination de Venise.

Musée Florence 2

IV

Le département des passions religieuses est vaste. Il pourra s'agrandir. Mantegazza s'est contenté d'accumuler quelques bibelots incolores de la mômerie protestante, traités et livres de prières, avec les inventions du paganisme catholique cher à nos peuples du midi.

L'industrie antique et fameuse des timbres de Lorette est bien représentée.

« C'est, me dit Mantegazza, qu'elle subsiste encore, mais clandestinement. Il y a cinquante ans, elle s'exerçait au grand jour. Les visiteurs de la sainte Maison ne quittaient guère la colline sans emporter un certificat du pèlerinage. D'habiles sacristains leur timbraient la poitrine avec une image pieuse. En voici des échantillons. »

Faits de quelque substance qui ressemble au caoutchouc dur, ces timbres équivalent pour la bonté de leur empreinte à un tatouage parfait. Ce sont des brevets de pèlerinage que rien n'efface plus. Ils marquent les instruments de la Passion, le chiffre du Sauveur, la figure de la madone, l'Agneau pascal, la croix ou l'hostie enfermée dans un ostensoir.

D'autres vignettes moins dévotes et exécutées à la pointe de l'aiguille ont été proprement découpées sur des corps de forçats et de matelots. Mantegazza, prié de me dire à quelle passion doit être ramenée la coutume du tatouage, lève les bras en soupirant qu'il donnerait beaucoup pour le découvrir. En attendant, il a classé ce goût étrange dans la catégorie des sujets religieux qui, venus du mystère, y retournent sans avoir été expliqués.

Musée Florence 3

V

Les deux premières salles du musée de psychologie sont publiques. La dernière et la plus reculée sera au contraire secrète. Elle est réservée à l'histoire complète de la luxure. Les Indes, la Perse, l’Égypte et, parmi les modernes, l'Italie, l'Angleterre, notre France y contribuent, cette dernière par un curieux service de Sèvres et par beaucoup de livres, d'ailleurs imprimés en Belgique.

Mais Mantegazza se promet de grandes découvertes de ce qu'un angle spacieux de cette réserve sera consacré à Malthus. Le malthusianisme fait un des soucis principaux de mon docte guide. Je tente de lui rappeler à quel point le louable Essai sur le principe de la population est innocent des mœurs qu'on en fait dériver. Et comme, tout à son sujet, Mantegazza s'étend sur les dégâts contemporains du fléau dépopulateur, un mot de Dante qui me revient tout d'un coup a failli me faire sourire. Tandis qu'on me démontre que l'amour pour l'amour et la volupté pour la volupté sont des diableries inventées en notre triste siècle, les vers contradictoires du vieux poète remontent lentement à mon souvenir. C'est, au chant XV du Paradis, le célèbre passage de la prophétie de l'ancêtre. Feignant de rencontrer dans les sphères supérieures Cacciaguida, son propre aïeul, qui avait vécu une centaine d'années avant lui, Alighieri met dans la bouche de ce bon père la peinture idyllique et surtout satirique du beau temps de Florence.

« Alors, soupire Cacciaguida, alors il n'y avait pas de maisons vides d'enfants.

« Alors Sardanapale n'était pas venu… »

Je n'ose finir de traduire ce qu'enseigna le malthusien Sardanapale aux tout premiers descendants de Cacciaguida, qui étaient en définitive les contemporains de saint Louis. L'italien a toutes les rusticités du latin 6 :

Non v'era giunte ancor Sardanapalo
A monstrar ciò ch'en camera si puote…

Tel est ce Musée des Passions. Jusque dans la chambre secrète on y est caressé par un souffle de poésie.

Musée Florence 4

VI

Mais ce souffle devient plus vif une fois qu'on en est sorti et que l'on se retrouve dans la rue de Florence. J'avais rendu à Mantegazza et à son distingué collaborateur, M. Hector Regalia, les grâces du plaisir que je leur avais dues. Ils s'étaient excusés avec la finesse de leur pays sur la façon modeste dont leurs collections remplissaient un dessin riche et ample, et plus je m'éloignais de ces doctes collectionneurs en goûtant l'air vivace d'un après-midi de printemps, plus il me semblait que les « objets relatifs aux passions humaines » foisonnaient dans la lumière au-devant de moi. Toutes choses, réduites à l'état de simple enveloppe diaphane, me découvraient à nu ces passions génératrices et institutrices de la cité ; les unes devenues architectes habiles, les autres peintres ou statuaires, mais imprimant et accusant en chaque fragment de muraille ou dans les reliefs de l'antique pierre dorée le mouvement ferme et hardi d'un peuple d'âmes vigoureuses et lascives.

Musée Florence 5

Le soir vint et l'air s'adoucit. Je cherchai dans le vestibule de l'Annunziata la belle tête blonde qui luit comme un soleil au premier plan de la Naissance de la Vierge. C'est, assure-t-on, une image de dame Lucrèce. André del Sarte qui l'aima la prit pour femme 7 et, après qu'elle l'eût trompé infiniment, elle l'entraîna à la ruine. C'est pourquoi on la trouve dans toutes les œuvres du maître. Jamais ces yeux, ce front, ces belles joues, plénitude de la lumière, ce sourire mystérieux ne me tinrent un langage plus évident.

Sous le porche, les petites filles vendaient des fleurs, les jeunes dames allaient et venaient. C'était une vigile et heure de confesse. Elles me firent souvenir de celles que j'avais aperçues la veille aux dernières flammes du jour. Je pensai aux petites joueuses de flûte et de guitare, aux marchandes de violettes qui se tiennent assises à la terrasse des cafés. Malgré leur air fané, leur taille inférieure, j'évoquai les mendiantes qui offrent dans les rues des rameaux d'aubépine en fleur.

Musée Florence 6

Ainsi me revenaient les silhouettes familières de Florence. En dépit de la grande instabilité de leur vie, elles se composaient avec les monuments. De toute la soirée, je ne pus me défaire de ce songe persécuteur, animé et réglé par le souffle de primevère qui, hiver comme été, s'élève en palpitant le long de l'Arno florentin. La sensation n'était pas neuve. Je l'éprouvais depuis le moment de mon arrivée. Mais elle devenait, en s'accentuant, une ivresse.

Cette ivresse n'amollit point, car elle affine et fortifie ce qu'on porte de vrai dans l'âme. Elle est intelligence et courage, ardeur et lueur. Errant par les ruelles, elle m'introduisait au mystère de ce pays.

VIII

Poursuivant mon chemin dans une rêverie encore trop mal débrouillée, je passai via Dante devant la maison paternelle du plus amoureux des poètes, qui fut le plus intelligent et le plus énergique des hommes.

En cette demeure des Alighieri, dit un bandeau de pierre blanche, le divin poète naquit.

Cette façade maigre et humble, qui a le caractère d'une transposition architectonique du personnage du poète, quand il passait dans sa longue cape rigide, me rappela naturellement que nul homme plus que l'amant de Gentucca et le serviteur de Béatrix n'a goûté le commun plaisir de haïr et d'aimer. Mais il fallut encore redescendre une ou deux ruelles jusqu'à l'Arno, dans le voisinage du Pont aux Grâces, pour qu'enfin le langage des passions de Florence apparût parfaitement clair.

Le hasard de l'association des pensées en fut la cause ou l'occasion : un portrait des Offices, André del Sarte peint par lui-même, je crois, se représenta devant mon esprit. Je l'avais regardé la veille avec une sorte d'amour. Les yeux caves, détournés et endoloris, le regard fou, timide et tendre, les maigres os traversant l'aride peau jaune, enfin cette chaleur et cette lassitude du dégoût uni au désir dont il avait l'empreinte, tout cela m'assaillit et, pendant que ma vue en était possédée, une musique intérieure me rappelait le beau distique de Catulle : Je hais et j'aime 8…, seule épigraphe de ce portrait 9.

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IX

Seule épigraphe de Florence. C'est le vrai lieu du monde où développer ses passions. Il est une ville plus belle, mais je n'en connais pas dans laquelle il y ait un plaisir aussi vif à tenir sous les yeux de l'âme le visage d'une amie ou d'un ennemi. Elle est le fruit sublime d'une vie si extrême que le plaisir, la langueur même ou la dévotion y furent féroces. L'histoire de Florence, ses contes, ses chroniques, toute sa poésie portent le même sceau de la bonhomie sanguinaire ou d'une mortelle tendresse. Les armoires et les cabines vides de stylets et de dagues ont des cassettes de poison mêlées aux onguents et aux fards.

Celui qui souffre de trop haïr ou de trop aimer sera contraint ici de tourner au dehors la pointe de son sentiment. Il obtiendra la force de se délivrer par un acte. Et cet acte sera facilité encore, car la ville regorge de conseils et d'indications raffinés. La pensée de Florence et son atmosphère, ses rues étroites, sépulcrales et belliqueuses, ses fertiles jardins semés de citadelles nous proposent un choix de pensées, de calculs, de résolutions et de rêves parfaitement ajustés à notre désir.

Le mot de Musée est trop faible. Que n'a-t-il la puissance ! J'essaierais de lui faire dire ce que peut être en nous Florence. Un musée des Passions, mais de passions vivantes, non de celles qui sont inhumées et incinérées ; rempli, non de débris sans fonction, sans usage, ni des lambeaux livides d'anciens corps déchirés et liquéfiés, mais peuplé, en vue de la vie, de ces formes incertaines et fumantes encore, sortes de mannequin préparé au métal ignescent qui s'échappent du bouillonnement d'un grand cœur… Parmi tant d'exemplaires et de schèmes possibles que lui montrent les vastes promenoirs du riche musée, un jeune être distinguera, sans hésitation ni retard, les caractères de sa vie et les deux ou trois grandes règles de sa pensée.

Musée Florence 8

Charles Maurras
  1. L'article a été écrit en mars 1897, il est repris dans Anthinéa en 1901. Les illustrations que nous reproduisons sont issues d'une édition de luxe d'Anthinéa en 1927, illustrée par Renefer.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Paolo Mantegazza (1831–1910) était un esprit universel, à la fois médecin, ethnologue, biologiste, écrivain, homme politique… La Physiologie du plaisir date de 1880. Au temps de leur rencontre, Maurras a vingt-neuf ans et lui, soixante-six. [Retour]

  3. Les écrits du marquis de Sade ne bénéficiaient pas encore de l'attention bienveillante et complice que lui portent aujourd'hui les autorités culturelles et académiques. Ils ne circulaient alors que sous le manteau et la Justine provoquait sans doute chez les visiteurs de 1897 les mêmes sentiments que susciterait de nos jours, par exemple, la présentation d'un pamphlet hitlérien. [Retour]

  4. Le palais du Bargello, avant d'être restauré pour devenir Musée national en 1865, avait servi de prison tout au long du XVIIIe siècle. [Retour]

  5. Le plus libertin des poètes est ici Anatole France. Ce vers est tiré de la pièce L'Auteur à un Ami, qui forme après Leuconoé, La Veuve, La Pia et La Prise de voile, un petit groupe de cinq poèmes annexés à la pièce de théâtre Les Noces corinthiennes, à la fin du recueil éponyme paru en 1876. Il vient en tête de l'avant dernière strophe :

    … Les mortes, en leur temps jeunes et désirées,
    D'un frisson triste et doux troublent nos sens rêveurs ;
    Et la fuite des jours, le retour des soirées
    Nous font goûter la vie avec d'âpres saveurs.

    La retraite aux tambours nous chasse vers la rue,
    Et, quand la vague nuit réveille le désir,
    Tu me parles, ami, d'une forme apparue,
    Blanche et noire, et trop chère, impossible à saisir.

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  6. Dante, Paradis, chant XV, vers 107-108 : « Sardanapale n'était pas encore venu montrer les excès auxquels on peut se livrer en secret dans une chambre. » [Retour]

  7. André del Sarte, qui était au service de François Ier, obtint l'autorisation de retourner brièvement à Florence pour y retrouver son épouse. Celle-ci le retint auprès d'elle et lui fit dépenser tout l'argent que lui avait confié le roi pour lui ramener des objets d'art. [Retour]

  8. Catulle, 85, reprenant un passage fameux d'Anacréon. [Retour]

  9. Une photographie de ce portrait, sur plaque de verre et sans doute assez ancienne, a été retrouvée dans les affaires personnelles de Charles Maurras. Elle a ensuite été conservée par Roger Joseph et nous avons pu récemment en faire l'acquisition :

    Portrait André del Sarte

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Article de 1897 repris dans Anthinéa en 1901.

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