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Le Parasite éliminé

Avec nos deux Chambres, nos ministres parlementaires et leur président soliveau, nous finirons par être les provinciaux de l'Europe, et nous serons en retard sur tous les États. L'universel dégoût du parlementarisme ne s'accuse pas seulement chez les peuples de premier rang, fortement rassemblés autour de chefs de guerre appelés empereurs ou rois. Voici le petit peuple portugais, qu'on nous peignait aspirant à la République et qui vaque de son air le plus ennuyé à la fastidieuse opération du scrutin. Voici, au Parlement italien, les députés qui se déshabituent d'aller aux séances et qu'il faut menacer d'inscription à l'Officiel. Sans doute la mystérieuse Angleterre renonce difficilement au préjugé qui lui valut tant de profits et elle continue d'offrir aux diverses nations la contrefaçon malfaisante de son régime. Mais l'exportation devient de plus en plus lointaine. Il lui faut courir jusqu'en Perse. Comme la Chine de la maladie de l'opium, l'Europe se relève du mal des parlements. Il y a cinquante ans que les gens informés le savent. Tout le monde, aujourd'hui, le voit.

Seulement, tant la force des habitudes est ensorcelante, tous ceux que le mirage anglais a fourvoyés se demandent avec inquiétude s'il est possible de détruire le parlementarisme sans mettre quelque chose à sa place ! C'est le sens d'une jolie lettre que m'adresse un collaborateur du Monde hellénique, journal français qui paraît à Athènes : « La question, dit-il, est de grand intérêt pour moi. Je vis et lutte dans un pays qui, heureusement, est en royauté, mais qui, malheureusement, souffre des méfaits du parlementarisme. » Et carrément, M. Spyridon Pappas demande : « Dans une royauté, par quoi doit-il être remplacé ? »

La première réponse qui viendra à l'esprit sera certes ce cri du cœur : « Par rien du tout ». Ou tout au plus par un grand « ouf », par un robuste « enfin », par un vigoureux soupir de soulagement.

Voilà du moins le sentiment de pas mal de Français. J'ignore celui des électeurs d'Athènes et l'on aurait honte de trancher de leurs intérêts ou de leurs sentiments au petit bonheur. Lorsqu'en 1764, l'officier corse qui répondait au nom sympathique de Butta Foco, ou Boutefeu, demandait à l'auteur du Contrat social une constitution pour son île, Rousseau, qui était Rousseau, se récusait pourtant sur sa grande ignorance de l'état des lieux ou des mœurs, et regrettait de ne pouvoir faire ce beau voyage. Le loisir d'une promenade en Grèce manque désormais aux rédacteurs de L'Action française. Les Français de notre génération sont obligés de surveiller de près ce qui se fabrique chez eux.

Cette excuse pourra sembler un peu piteuse à ceux-là d'entre nous dont les grand-pères furent à Navarin 1. On pourra crier de nouveau à « l'humble rétraction du nationalisme 2 ». Cependant, si les grands seigneurs qui nous trouvent peu généreux s'étaient montrés un peu plus avares de leur bien et du nôtre envers l'Étranger et le Juif, il nous resterait plus de temps pour regarder à la fenêtre et donner des conseils aux peuples amis. La besogne de recueillement national à laquelle nous nous livrons nous est imposée. Il faut se replier pour refaire ses forces. Ce n'est pas le moment de jouer au prodigue en se laissant tailler en morceaux par Shylock 3.

C'est donc pour nous, chez nous, que nous envisageons avec un grand sang-froid l'hypothèse où les deux Chambres, balayées dans une journée de justice et de colère, ne seraient jamais remplacées. De grands docteurs en droit constitutionnel m'ont parfois expliqué le rôle d'un Parlement dans un État normal. Ce rôle m'a toujours paru inutile et parasitaire. Le député, de quelque façon qu'on l'entende, est un intermédiaire du genre le plus absurde. On s'en rend compte en comparant sa situation à celle du fonctionnaire.

Quand il veut se faire représenter quelque part auprès des citoyens, l'État ne se contente pas d'envoyer un monsieur ceint d'une écharpe, muni d'une médaille, investi d'une autorité sans direction définie : l'État varie son choix selon que l'envoyé est chargé de recouvrer les impôts, de recruter les troupes ou de gouverner un lycée. Les représentants d'un État, même détestable, sont, en général, des spécialistes. L'État procède comme un fabricant lorsqu'il expédie des voyageurs chez le débitant : ces représentants de commerce n'offrent pas indifféremment des verres de montre ou des draps, des roues de carrosse ou des livres. Étant spécialisés, ils sont compétents ; compétents, ils rendent service.

Mais les parlementaires ! Envoyés par les gouvernés au gouvernement, ils représentent, disent-ils, un pays, tout un pays, c'est-à-dire les cris confus exhalés à travers une circonscription par une majorité inorganique et incohérente : simple cohue de localités, de métiers, d'intérêts et de sentiments, quelque chose qui se détruit en se posant et qui s'annule en s'affirmant ; il n'en demeure à l'analyse qu'un bruit de mots.

Représentant de ce vil commerce de mots, je crois bien que le règne parlementaire est fini ! Et c'est pourquoi j'estime qu'il sera bon de le laisser périr de lui-même. Une suppression radicale et brusque risquerait de le rendre intéressant ou de faire croire qu'il n'a pas épuisé sa sève honteuse. Inutile de supprimer ni Chambre, ni Sénat. Quand on aura fait prendre aux parlementaires un sérieux bains de Seine, il sera bon de les replacer humides à leurs bancs. On leur donnera quelque chimère juridique ou fiscale à dévider pour un quart de siècle et on les laissera. Toutes les fois que le pouvoir royal devra se renseigner sur une mesure déterminée, il s'adressera aux vraies Chambres, aux assemblées spéciales et compétentes des divers corps intéressés : s'il s'agit des affaires intérieures de l'Église, aux assemblées d'évêques ; s'il s'agit du travail industriel, aux corporations qui le représentent ; s'il s'agit de commerce ou d'agriculture, aux associations où les différents intérêts agricoles et commerciaux sont représentés. En cas de conflit entre deux grandes catégories d'intérêts, une Conférence ! En cas de conflit plus général, un Congrès ! Les intéressés avertis par les procédés de l'État envers eux agiront de même envers lui. Des représentants professionnels ou locaux iront tout droit à lui sans se soucier du parasite politique placé dans l'entre-deux. Le régime du chêne de Vincennes n'est pas très difficile à moderniser !

Pendant ce temps, les Chambres parleront, dormiront, ou tourneront les pouces, à leur choix. Elles pourront aussi faire semblant d'examiner la gestion des assemblées provinciales. Comme leur incompétence proverbiale empêchera qui que ce soit de prendre garde à leur verbiage et que, d'autre part, les anciens « quinze mille » 4 ne toucheront plus un sou, on les oubliera peu à peu, le tapage diminuera dans les deux palais qu'ils occupent ; les jours passant, les années s'écoulant, un silence profond s'étendra peu à peu sur de folles mémoires, et les banquettes de velours décoloré finiront par montrer aux curieux, aux touristes, quelques pincées de cendre, quelque marque de fémurs et de tibias desséchés, traces dernières, ultime monument de ce parlementarisme français que l'esprit politique de la monarchie nationale aura laissé mourir lentement, de sa belle mort, la seule sûre et définitive.

Charles Maurras
  1. La bataille navale de Navarin (autre nom de Pylos, dans le Péloponnèse), le 20 octobre 1827, épisode de l'indépendance grecque, opposa les flottes des puissances européennes à la flotte ottomane qui fut écrasée par la supériorité technique des européens, pourtant inférieurs en nombre. Les forces européennes comprenaient les patriotes grecs, dans les rangs desquels s'étaient engagés des volontaires, dont de nombreux Français.

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  2. Allusion à la réponse faite par Eugène-Melchior de Vogüé au discours de réception de Maurice Barès à l'Académie, en janvier 1907 :

    (…) Tout autres sont les sentiments de leurs aînés, sortis du collège avant 1870. Ceux-ci ont vu l’arrogante splendeur de l’ancienne France : oui, si proche, et déjà ancienne. Nous y gémissions, c’était chose entendue, sous le plus affreux des gouvernements : à vingt ans, on a toujours un affreux gouvernement. Malgré cet inconvénient, notre seule qualité de Français nous conférait la prééminence sur tout le genre humain : pas un de nous qui n’en fût persuadé ; cet axiome ne se discutait pas. Nous ne vîmes d’abord dans le grand écroulement qu’un accident très fâcheux, mais réparable, comme tant d’autres qui l’avaient précédé ; la superbe confiance de ce roi de l’univers, un jeune Français, ne s’abattait pas pour si peu. Je constate, je ne défends pas notre préjugé ; nous l’avions sucé avec le lait, il était dans notre sang, dans l’air que nous respirions. Rien n’efface ces premières impressions.

    Elles expliquent notre indifférence aux périls dont s’alarme, non sans raison peut-être, la prudence de nos cadets. Nous ne redoutons en littérature aucune influence étrangère, nous souvenant que notre plus grand siècle littéraire fut un grand emprunteur. Corneille était l’élève des Espagnols, beaucoup de ses contemporains avaient tout appris de l’Italie ; ils firent avec ces importations le royal esprit français, ils lui donnèrent la suprématie dont l’Europe allait subir l’ascendant incontesté. Nous pensons qu’il faut suivre l’exemple héréditaire dans un monde agrandi. Tous ses trésors nous tentent ; nous les recevons comme un tribut. Ne sommes-nous pas ceux, vous le disiez à l’instant, qui refrappent à leur effigie l’or des tributaires ? Vaines controverses, au surplus, et qui se résolvent toujours en une question de physiologie. Rien n’est malsain pour l’organisme sain : il s’assimile tous les aliments qu’il transforme. Rien ne peut sauver un organisme trop débilité : le jeûne lui est aussi funeste que l’indigestion; tandis que ce valétudinaire vit de régime, d’autres cueillent dans les vastes jardins de l’univers les beaux fruits qu’il leur abandonne, et ceux-là grandissent aux dépens du chétif.

    De même dans l’ordre économique et dans les rapports sociaux : notre confiance native dans nos forces nous fait ouvrir facilement nos portes à tous. Nous dirions volontiers à nos concurrents : « Venez, employez chez nous vos talents ; aucune lutte ne nous effraie, vous ne prévaudrez pas contre nous, puisqu’un décret providentiel nous a imparti toutes les supériorités. » Présomption ingénue, je le confesse encore ; mais pli de l’âme indélébile. Ceux qui en sont marqués demeurent également rebelles à l’humble rétraction du nationalisme et aux folles abdications de l’internationalisme. (…)

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  3. L'usurier juif du Marchand de Venise de Shakespeare, qui exige une livre de la chair du marchand Antonio. Personnage ambigu, Shylock a pu être lu et interprété de manières contradictoires. [Retour]

  4. Allusion aux sommes alors perçues par les parlementaires, non à leur nombre. [Retour]

Ce texte a paru dans L'Action française du 26 mars 1908.

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