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Auguste Comte
19 janvier 1798
5 septembre 1857
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Quelquefois, au milieu des paisibles nuits de travail, une crise d'incertitude, causée par la fatigue, jette l'esprit dans le trouble et la confusion. La plume échappe, les idées cessent de se suivre régulièrement. On se lève, on secoue l'espèce de torpeur que donna l'immobilité, mais, ni la promenade, ni le repos physique ne rendrait à l'esprit l'assurance perdue ; il lui faut un secours qui soit spirituel et qui l'émeuve avec des images dignes de lui. Ce n'est pas le moment du recourir au conseil des poètes, ni d'ouvrir quelque répertoire de science, car la science tout pure semblerait froide et la poésie toute seule paraîtrait d'un vide infini. J'estime heureux les hommes de ma génération qui, sans être positivistes au sens propre du terme, peuvent, en pareil cas, se souvenir de la morale et de la logique de Comte. S'il est vrai qu'il y ait des maîtres, s'il est faux que le ciel et la terre et les moyens de les pénétrer ne soient venus au monde que le jour de notre naissance, je ne connais aucun nom d'homme qu'il faille prononcer avec un sentiment de reconnaissance plus vive. Son image ne peut être évoquée sans émotion.

Ce petit vieillard émacié, aux yeux doux, dont le masque tragique nous rappelle à la fois Baudelaire et Napoléon, amassa de grandes et précieuses ressources contre nos faiblesses soudaines et les trahisons du destin. Je ne suis pas de ceux qui se récitent quelques-unes des formules de Comte en les accompagnant de signes de cabale et de religion ; mais familiarisé avec elles depuis longtemps, je ne puis donner à aucune un sens indifférent. Les plus abstraites en apparence me touchent, en passant, d'une magnétique lumière. À demi voix, dans le silence de la nuit, il me semble que je redis des syllabes sacrées :

« Ordre et Progrès.

« Famille, Patrie, Humanité.

« L'amour pour principe et l'ordre pour base, le progrès pour but.

« Tout est relatif, voilà le principe absolu.

« Induire pour déduire, afin de construire.

« Savoir pour prévoir, prévoir pour se pourvoir.

« L'esprit doit toujours être le ministre du cœur, et jamais son esclave.

« Le progrès est le développement de l'ordre.

« La soumission est la base du perfectionnement.

« Les phénomènes les plus nobles sont partout subordonnés aux plus grossiers.

« Les vivants seront toujours et de plus en plus gouvernés nécessairement par les morts.

« L'homme doit de plus en plus se subordonner à l'humanité ».

Le poids même de ces sentences, leur rude austérité, y ajoutent le charme d'une vigueur naïve. On ne le sent complètement qu'après le temps et le loisir de l'initiation. Un lecteur coutumier de Comte est toujours surpris d'en voir critiquer le tour abstrait ou la sécheresse rugueuse. Il ne peut s'empêcher d'égaler ces sentences aux meilleurs vers moraux et gnomiques d'un Lysis, d'un Virgile ou d'un Pierre Corneille.

Il les trouve gonflées de subtiles consolations, d'encouragements délicats, en même temps que de vérités qui défient le doute. Douceur, tendresse, fermeté, certitudes incomparables, c'est tout ce que renferme pour un habitué de Comte ce terrible mot si peu compris 2 de Positivisme ? Nous ne comprendrions rien au maître si nous ne nous formions d'abord une idée précise de son lecteur. C'est par celui-ci qu'il faut commencer.

I. L'anarchie au XIXe siècle

Dans les derniers jours de l'année 1847, ou les premiers de 1848, un jeune homme à peine majeur entendait au Collège de France je ne sais qui prononcer du haut d'une chaire ces paroles, peut-être soulignées d'applaudissements : « Le vainqueur, dans la grande lutte à laquelle nous assistons encore, c'est le principe de l'examen ; le vaincu, c'est le principe de l'autorité. Ainsi le gouvernement de l'avenir sera le gouvernement de l'examen. Je ne dis pas que ce soit un bien, j'en reconnais tous les inconvénients, mais je le constate comme un fait. » Voilà les paroles du siècle. Tous les enfants du siècle dernier furent plus ou moins asservis au constat de ce prétendu fait.

Pourtant ce fait, même approuvé par un docteur et couronné de l'enthousiasme d'une salle de cours, n'aurait jamais été facile à accepter pour un esprit normal dans un des âges normaux de l'humanité. Quoique né dans une période de crise, le jeune Charles Jundzill 3 (ainsi se nommait l'auditeur du Collège de France) s'était de bonne heure contraint à donner un sens précis aux mots dont il se servait. Il s'efforçait en vain de trouver une signification quelconque à ces termes « gouvernement de l'examen. » Et personne n'en aurait trouvé non plus à sa place. Qui examine ne gouverne pas encore ; qui gouverne n'examine plus. L'acte propre du gouvernement, l'acte propre de l'examen s'excluent l'un l'autre. Un gouvernement peut commencer par s'entourer des lumières de l'examen : du moment qu'il gouverne, il a pris son parti, l'examen a cessé. De même, l'examen peut aboutir, par hasard, au gouvernement : tant qu'il reste lui-même, il ne gouverne pas.

Et, sans doute, Jundzill voyait bien que l'habitude d'examiner était établie dans son siècle et dans sa propre intelligence : mais il ne voyait pas comment tirer de cette habitude aucun genre de direction, et son expérience lui montrait qu'on devait en tirer le contraire.

« Étrange gouvernement que celui de l'examen », se dit-il. « Étrange situation mentale et sociale que celle qui consiste à examiner toujours, puis à examiner encore. Étranges esprits qui se décernent mutuellement, ou qui s'attribuent eux-mêmes, les titres de philosophe et de penseur, et dont la vue est à ce point bornée, qu'il prennent le moyen pour le but, qu'ils regardent comme le résultat de la crise ce qui n'est que la crise elle-même… » Charles Jundzill traduisait ici l'étonnement et le scandale que lui inspirait la gageure que son siècle entier soutenait en matière politique ; mais il en souffrait à beaucoup d'autres égards. Il en souffrait dans la direction de sa vie : car le principe d'examen ne fournit non plus aucun moyen d'ordonner une conduite privée ; il en souffrait encore dans la marche de sa pensée : examiner n'apprend ni à choisir, ni à classer, ni à organiser les notions utiles et vraies.

Il en souffrait. J'aurais dû dire qu'il en avait souffert, car le malaise personnel de Charles Jundzill se trouvait déjà dissipé, grâce à la philosophie positive quand il l'exposait à Auguste Comte dans une lettre que je résume et développe d'après les vraisemblances de son état d'esprit 4. Ce malaise préliminaire était éminemment typique et significatif. Il représente avec beaucoup de vigueur le malaise de presque tous les esprits nés catholiques, mais devenus étrangers au catholicisme. Charles Jundzill, originaire de Pologne, était de naissance et de formation très purement romaines : or, dès avant sa dix-neuvième année, il avait constaté jusqu'à l'évidence son inaptitude à la foi, et surtout à la foi en Dieu, principe et fin de l'organisation catholique.

Était-ce la philosophie, était-ce la science qui l'avait réduit à l'impossibilité de croire ? Quelle que fût l'influence subie par le jeune homme, tel était le fait : il ne croyait plus, et de là venait son ennui. On emploierait un langage bien inexact si l'on disait que Dieu lui manquait. Non seulement Dieu ne manquait pas à son esprit, mais son esprit sentait, si j'ose m'exprimer ainsi, un besoin rigoureux de manquer de Dieu : aucune interprétation théologique du monde et de l'homme ne lui était plus supportable. Je n'examine pas ici s'il avait tort ou s'il avait raison, ni s'il avançait, ni s'il reculait. Il en était là. Mais, Dieu éliminé, subsistaient les besoins intellectuels, moraux et politiques qui sont naturels à tout homme civilisé et auxquels l'idée catholique de Dieu avait longtemps pourvu avec plénitude.

Charles Jundzill et ses pareils n'admettent plus de Dieu, mais il leur faut de l'ordre dans leur pensée, de l'ordre dans leur vie, de l'ordre dans la société dont ils sont les membres. Cette nécessité est sans doute commune à tous nos semblables ; elle est particulièrement vive pour un catholique, accoutumé à recevoir sur le triple sujet les plus larges satisfactions. Un nègre de l'Afrique ne saurait désirer bien vivement cet état de souveraine ordonnance intellectuelle et morale auquel il n'eût pas grand accès. Un protestant, fils et petit-fils de protestants, s'est de bonne heure entendu dire que l'examen est le principe de l'action, que la liberté d'examen est de beaucoup plus précieuse que l'ordre de l'esprit et l'unité de l'âme, et cette tradition, continuée d'un âge à l'autre, a effacé de son esprit le souvenir du magnifique tout catholique ; sa pensée, naturellement sujette aux mêmes appétits d'unité et d'ordre que le commun des autres pensées, n'est pas obsédée de l'image d'un paradis perdu.

Cette espèce de nostalgie devient parfois si consciente chez les catholiques d'une extrême vivacité. La vie humaine n'a qu'un axe, disent-ils, faute duquel elle se dissocie et s'écoule. Sans l'unité divine, et ses conséquences de discipline et de dogme, l'unité mentale, l'unité morale, l'unité politique disparaissent en même temps ; elles ne se reforment que si l'on rétablit la première unité. Sans Dieu, plus de vrai ni de faux, plus le loi, plus de droit. Sans Dieu, une logique rigoureuse égale la pire folie à la plus parfaite raison. Sans Dieu, tuer, voler, violer sont des actes d'une innocence parfaite ; il n'y a point de crime qui ne devienne indifférent, ni de subversion qui ne soit légitime : car, sans un Dieu, le principe de l'examen subsiste seul, et ce principe, qui peut tout admettre, ne peut exclure rien. Le clergé catholique donne, en définitive, la choix entre son dogme, avec la haute organisation qu'il comporte, et ce manque absolu de mesure et de règle qui annule l'activité. Dieu ou rien, quelle alternative proposée aux esprits tentés de douter !

Quelques-uns qui l'acceptent choisissent nettement le rien. Plutôt que d'admettre une organisation à laquelle leur esprit se refuse, ils se résignent à la déchéance fatale de leur personne. C'est le cas des natures les moins heureuses pour lesquelles l'idée de Dieu apparaissait plutôt un frein et une gêne qu'un principe excitateur et régulateur. Et c'est également le cas des natures débiles, promptes au désespoir, chez lesquelles toute ferme habitude une fois perdue ne peut pas être remplacée. Charles Jundzill, dont je continue à vous décrire le cas, n'était ni des uns ni des autres. Mais, en donnant raison aux prêtres catholiques contre les imbéciles ou les malades qui profitaient de leur doute philosophique pour consentir à troubler l'ordre, il devait en outre se prononcer contre une troisième et une quatrième classe d'esprits qui, non résignés au néant, quittaient le Dieu catholique sans le quitter : c'était d'abord ces chevaliers de l'examen qui, ayant usé une fois de la liberté intellectuelle contre l'idée de Dieu, se répétaient complaisamment que cette liberté, placée sur le trône de Dieu, leur fournirait un type suffisant de pensée, de moralité et de civilisation (autant demander à la hache de rendre les services de la boussole ou du niveau) ; c'était ensuite ceux qui, ayant quitté le dogme catholique, en ont maintenu subrepticement toutes les déductions de l'ordre moral. Nous connaissons en France, en Angleterre, en Amérique, en Russie, beaucoup de ces athées chrétiens qui construisent une morale et refusent de la fonder.

Ils prescrivent aux hommes une discipline « indépendante » de toute conviction, un ensemble de devoirs qui ne se trouvent rattachés à aucune foi, un système de dépendances humaines qui ne dépendent d'aucun système du monde. Un pareil bâtiment ne peut se maintenir que par d'honorables sophismes, qui recouvrent et masquent, quelquefois grossièrement, les liens réels et forts qui relient ces esprits à la doctrine qu'ils se sont flattés d'abandonner. Si quelques têtes faibles nous ont fourni la preuve de leur débilité en acceptant le désordre en haine de Dieu, celles-ci manifestent un nouveau genre, bien équivalent, d'impuissance : après avoir rompu avec l'idée de Dieu, ils n'ont pas su poursuivre la critique clairvoyante de toutes celles de leurs idées qui se fondaient sur cette idée centrale ou qui en dérivaient, de sorte qu'il n'y a même pas un accord entre leur négation fondamentale de l'Absolu divin et leur position non moins fondamentale de la Conscience morale absolue. Ils quittent le Dieu des théologiens et ne prennent pas garde qu'en subissant la souveraineté de leur Conscience individuelle, selon Rousseau et les Allemands, ils ne font que s'adjuger d'anciens attributs de Dieu.

— Si vous croyez à l'absolu, soyez franchement catholiques, crierait à ces gens-là un Charles Jundzill. Si vous n'y croyez pas, il vous faut réorganiser comme nous sans l'absolu : à moins que le prêtre n'ait raison contre nous, comme il a raison contre vous, et que cette réorganisation ne soit une chimère…

II. L'ordre positif d'après Comte

Était-ce une chimère ?

Quand Jundzill écrivit à Comte, il y avait exactement vingt-cinq années que le philosophe poursuivait son programme de réorganiser, en effet, sans Dieu ni roi 5.

Plus que Jundzill et plus sans doute que personne, le jeune Auguste Comte avait senti les blessures de l'anarchie et les tares qu'elle laisse immanquablement : rien ne peut mieux marquer la noblesse de cet esprit et le sang latin de sa race que la vigueur de sa réaction contre un si grand mal. Né, comme il le dit dans son Testament, à Montpellier, sous le Peyrou 6 louis-quatorzien « d'une famille éminemment catholique et monarchique », il avait, depuis le milieu de son adolescence, avant même d'entrer à l'École polytechnique, répudié le théologisme en politique aussi bien qu'en religion. Mais il n'avait pas concédé pour cela aux idées d'examen, de liberté ou d'égalité, qui lui avaient servi à atteindre cette négation radicale, les qualités de l'Être divin ni du Souverain absolu. Ces idées ont bien pu être acceptées pour un instant comme des « dogmes », et « dogmes absolus », du temps qu'elles étaient nécessaires à ruiner le théologisme ; elles n'ont pas de valeur propre : elles ne peuvent, à proprement parler, dominer ; elles sont condamnées à mort.

Par exemple, on ne peut conserver, en politique, une doctrine « qui représente le gouvernement comme étant, par sa nature, l'ennemi nécessaire de la société, contre lequel celle-ci doit se constituer soigneusement en état continu de suspicion et de surveillance », une doctrine d'après laquelle il faut « examiner toujours sans se décider jamais » ; une doctrine contredisant ou méconnaissant ce « progrès continu de la civilisation » qui « tend par sa nature à développer extrêmement » les « inégalités intellectuelles et morales » 7. Cette doctrine du libéralisme et de la démocratie ne pouvait que pousser au comble une anarchie dont le jeune Auguste Comte, saisi de dégoût et d'horreur, voulait se tirer à tout prix.

Platon a remarqué que certaines questions politiques nous posent en gros caractères des problèmes écrits en traits menus et fins dans les cas individuels. Auguste Comte aurait peut-être été moins clairvoyant si les événements dont il était témoin n'avaient pas posé devant lui, en des termes politiques et sociaux très pressants, sous une forme révolutionnaire, ce qu'il appelle, dans la plus sèche et la plus émouvante de ses formules (ou ne peut la lire sans larmes), l'immense question de l'ordre. Pour trouver l'ordre, l'ordre intellectuel et l'ordre moral autant que l'ordre politique, il pressa donc et circonscrivit de son mieux le domaine de l'anarchie.

Un fait original le frappa.

Il observa que, si l'anarchie tenait : 1o la société presque entière ; 2o diverses provinces du cœur ; et 3o plusieurs départements de l'intelligence, de sereines régions existaient néanmoins où cette anarchie ne régnait pas ou ne régnait plus. On trouve dans un de ses opuscules de 1822 cette remarque digne d'une longue mémoire, car elle inaugure une époque : « Il n'y a point de liberté de conscience en astronomie, en physique, en chimie, en physiologie même, en ce sens que chacun trouverait absurde de ne pas croire en confiance aux principes établis dans ces sciences par des hommes compétents. S'il en est autrement en politique, c'est uniquement parce que, les anciens principes étant tombés et les nouveaux n'étant point encore formés, il n'y a point encore, à proprement parler, de principes établis ». Établir des principes politiques nouveaux et les établir de manière à ce qu'ils fussent inébranlables, c'est-à-dire les fonder sur les mêmes bases qui supportaient les sciences in ébranlées, voilà le projet que roulait ce cerveau de vingt-quatre ans quand il méditait son Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société.

« Pour réorganiser » c'était son idée principale. Il se marquait ainsi son but. « Les travaux scientifiques » étaient « nécessaires ». Il marquait son moyen et le définissait. Ce mot de scientifique est à prendre dans un sens strict. L'astronomie, la physique, la chimie, la physiologie cherchent et trouvent les lois des apparences qu'elles étudient : il faut examiner comme elles s'y prennent pour cela et, cette étude faite, fonder ainsi une science de la vie supérieure de l'homme. Cette science sera, comme les autres, relative à des apparences et ces apparences seront, comme les autres, reliées par des lois. Substituer à la recherche des causes et des substances, qui, réelles ou imaginaires, sont insaisissables, la simple recherche des lois, telle fut la méthode nouvelle destinée à fournir la doctrine nouvelle qui devait être le principe d'une nouvelle autorité, destinée elle-même à vaincre l'anarchique esprit d'examen.

Mais l'esprit d'examen n'est pas le seul fauteur de l'anarchie intellectuelle. Nos notions acquises, et les mieux établies, sont mal coordonnées entre elles. À l'intérieur de chaque science, on divise et on subdivise à l'infini. Un esprit cohérent n'y retrouve jamais l'unité dont il porte en lui-même le modèle et l'amour. Mathématicien de profession, Auguste Comte s'efforça tout d'abord d'organiser chaque embranchement de la science qu'il enseignait. Et le même ouvrage d'organisation était à construire de science à science. De science à science, en effet, les spécialités luttaient pour la vie et leurs dominations éphémères, succédant à leurs confuses disputations, les balancent de l'anarchie stérile à la tyrannie sans issue. Les spécialistes s'érigent en seigneurs et en maîtres dans chaque branche ; le souci du détail qui les intéresse noie la conception de l'ensemble. Un esprit de détail asservit ainsi et immobilise l'esprit humain. Est-ce tout ? Nullement. Un esprit qui s'est élevé jusqu'à désirer que l'ensemble prévale enfin sur le détail se sent ici contraint de rechercher quel est au juste, en matière scientifique, le détail et quel est l'ensemble, quelle est la sphère la plus vaste et la sphère subordonnée : ces déterminations du rapport des sciences ou n'existent pas ou n'ont jamais été faites avec la rigueur nécessaire. Au démon de la liberté qui agite et divise chaque science, s'est ajouté ainsi un démon d'égalité entre les sciences. Pour le chasser, il faut les examiner une à une, leur assigner le rang et la dignité convenable à chacune d'elles. Ainsi s'obtient une hiérarchie de sciences.

Comte a voulu que cette hiérarchie fût conforme 1o aux rapports intrinsèques des apparences ; 2o à leur rapport avec nos besoins logiques, et 3o à leur rapport avec l'histoire de l'esprit humain. Il a disposé les sciences dans l'ordre de la généralité décroissante ou de la complexité croissante : mathématique, astronomie, physique, chimie, biologie, sociologie, morale. Chaque science possède, en quelque sorte l'autonomie de sa sphère ; mais d'une part, les sciences nées les premières sont la condition d'existence des sciences postérieures et, d'autre part, ces dernières éclairent leurs aînées et leur ouvrent même des directions et des « destinations » précises : comme la mathématique est indispensable à l'astronomie, l'astronomie à la physique, la physique à la chimie, la chimie à la biologie, la biologie à la sociologie, la sociologie à la morale, ainsi inversement la morale explique, perfectionne, dirige la sociologie, la sociologie la biologie, la biologie la chimie, la chimie la physique, la physique l'astronomie et l'astronomie la mathématique.

Si l'on comprend le jeu de ces influences alternatives, on comprendra que la sociologie et la morale (cette politique suprême à laquelle l'homme aura foi quand il saura cette foi toujours démontrable) ne puissent être conçues convenablement sans le secours de toutes les sciences antécédentes, mathématique comprise ; mais la mathématique est à son tour attirée et comme aspirée par le développement de la sociologie, qui seule, d'après Comte, peut la régénérer, la systématiser et l'utiliser. Elle lui fournit ses conditions d'existence, mais elle en reçoit les règles de ses derniers mouvements.

Par cette vue, qu'il n'a cessé de préciser et de développer, Comte introduit dans les sciences un élément qui leur semble étranger. Subordonner ainsi la mathématique à la science des sociétés, n'est-ce subordonner la science elle-même à son utilité pratique et tomber ainsi sous la critique limite de l'utilitarisme par Auguste Comte lui-même ?

Il avait écrit en 1830 :

Les applications les plus importantes dérivent constamment des théories formées dans une simple intention scientifique et qui souvent ont été cultivées pendant plusieurs siècles sans produire aucun résultat pratique. On peut en citer un exemple bien remarquable dans les belles spéculations des géomètres grecs sur les sections coniques, qui, après une longue suite de générations, ont servi, en déterminant la rénovation de l'astronomie, à conduire finalement l'art de la navigation au degré qu'il a ces derniers temps et auquel il ne serait jamais parvenu sans les travaux si purement théoriques d'Archimède et d'Apollonius ; tellement que Condorcet a pu dire avec raison à cet égard : Le matelot qu'une exacte observation de la longitude préserve du naufrage doit la vie à une théorie, conçue deux mille ans auparavant, par des hommes de génie qui avaient en vue de simples spéculations géométriques.

Mais Auguste Comte pouvait répondre à la difficulté qu'il s'était ainsi opposée à lui-même en remarquant que la situation des géomètres grecs et celle de nos mathématiciens modernes sont différentes. Du temps des premiers, la science des sociétés était réduite à un vague empirisme, et l'utilité sociale dont on pouvait s'aviser alors était très bornée : la science des sociétés est fondée aujourd'hui ; aux lois statiques découvertes par Aristote sont venues s'ajouter d'autres lois statiques découvertes par Comte, et les lois dynamiques, inconnues autrefois, viennent d'être trouvées par lui. Une science arrivée à ce degré d'organisation est devenue digne de son objet, et se subordonner à elle n'est pas sortir de la sphère scientifique, mais c'est subir la loi générale des connaissances humaines, la soumission de l'analyse à la synthèse et du détail à l'ensemble, unique explicateur et unique révélateur.

Mais classer véritablement de véritables sciences, c'est aussi classer les objets de la science. Si toutes les sciences convergent à la science des sociétés, c'est, clairement, que l'homme en société représente le corps entier de la nature. Il le résume et il le couronne. Nombre mathématique, membre du système solaire, élément physique, élément chimique, être vivant, l'homme est, de plus, un être sociable : c'est par cette dernière qualité qu'il est homme, et le meilleur type de l'homme, celui qui sera le plus normal et le plus humain, sera donc le plus éminemment sociable. Ce sera l'homme chez lequel la sociabilité s'imposera et régnera. Dans le plexus de nos instincts, cette prééminence de l'instinct social établit un nouveau principe de classement, grâce auquel l'anarchie morale peut être éliminée, comme l'anarchie mentale l'a été grâce à la classification des sciences. La sociabilité, instinct des instincts, joue le même rôle que la sociologie, science des sciences : elle se subordonne complètement le reste. Comme nous savons l'ordre dans lequel l'homme doit penser, nous atteignons ici l'ordre dans lequel il doit sentir.

Peut-il sentir ainsi ? Un être comme l'homme, qui ne vit que d'autrui et par autrui, peut-il vivre en autrui et pour autrui ? Peut-il vivre de plus en plus hors de lui-même ? On ne saurait nier qu'il y prenne souvent plaisir et que le désintéressement, le dévouement et le sacrifice n'appartiennent à l'ordre humain. Mais, comme dit Comte, « le saint problème humain » consiste à « instituer » d'une manière continue et permanente, « habituelle », cette « prépondérance », ordinairement temporaire et accidentelle, « de la sociabilité sur la personnalité ». Il s'agit de subordonner constamment « l'homme à l'humanité ». Comment faire ?

La sociologie fait saisir la nature éminemment sociable de l'homme, la morale précise quelle est la règle qui doit prévaloir pour développer le meilleur élément, l'élément sociable de la nature humaine. Grâce à ces deux sciences, nous connaissons ce qu'il faut faire. Reste la pratique. Reste à trouver les moyens d'assurer l'avantage au meilleur type humain, et, ces moyens trouvés, reste encore à trouver une force qui les actionne. Auguste Comte est un des rares moralistes qui n'aient pas confondu ces deux ou trois points de vue très distincts. Dès 1826, il écrivait : « Ni l'individu, ni l'espèce ne sont destinés à consumer leur vie dans une activité stérilement raisonneuse en dissertant continuellement sur la conduite qu'ils doivent tenir. C'est à l'activité qu'est appelée essentiellement la masse des hommes. » Or, les bons sentiments ne suffisent pas à diriger l'activité. « Les meilleures impulsions sont habituellement insuffisantes pour diriger la conduite privée ou publique quand elle reste toujours dépourvue des convictions destinées à prévenir ou à corriger ces déviations. » 8 La « règle volontaire » doit toujours reposer sur « une discipline involontaire » et cette discipline doit être « chérie ». « Toute consistance est interdite aux sentiments qui ne sont point assistés par des convictions. » 9

Sans religion, point du morale efficace et vivante ; or, il nous faut une morale pour mettre fin à l'anarchie. Auguste Comte institua donc une religion. Si la tentative prête à sourire, je sais bien, par expérience, qu'on n'en sourit que faute d'en avoir pénétré profondément les raisons.

Le dogme catholique met à son centre l'être le plus grand qui puisse être pensé, id quo majus cogitari non potest 10, l'Être par excellence, l'Être des Êtres, celui qui dit : « sum qui sum ». Le dogme positiviste met à son centre le plus grand Être qui puisse être connu « positivement », c'est-à-dire en dehors de tout procédé théologique ou métaphysique. Cet Être, les sciences positives l'ont saisi au dernier terme de leur enchaînement : il est le même que propose à tout homme, comme son objet naturel, l'instinctive révélation de l'amour dans la silencieuse solitude d'un cœur qui ne cherche que Lui : Être semblable et différent, extérieur à nous et présent au fond de nos âmes, proche et lointain, mystérieux et manifeste, mort et vivant, tout à la fois le plus concret, le plus abstrait de tous les Êtres, nécessaire comme le pain et misérablement ignoré de ce qui n'a vie que par lui ! Ce que dit la synthèse, ce que la sympathie murmure, une synergie religieuse de tous nos pouvoirs naturels le répétera : le Grand-Être est l'Humanité.

Comme le fait très justement remarquer l'un des meilleurs disciples de Comte, M. Antoine Baumann, humanité ne veut pas dire ici l'ensemble des hommes répandus aujourd'hui sur notre planète, ou le simple total des vivants et des morts : c'est seulement l'ensemble des hommes qui ont coopéré au grand ouvrage humain, ceux qui se prolongent en nous et dont nous sommes les débiteurs véritables, les autres n'étant guère que des « parasites » ou des « producteurs de fumier ». Mais cette immense élite humaine n'est pas une imagination. Elle est ce qu'il y a de plus réel au fond de nous-mêmes, Nous la sentons dès que nous avançons au secret de notre nature. Sujets des faits mathématiques et astronomiques, sujets des faits physiques, des faits chimiques et des faits de la vie, nous sommes plus sujets encore des faits particuliers à la société humaine. Nous dépendons de nos contemporains. Nous dépendons bien plus de nos prédécesseurs. Ce qui pense en nous, avant nous, c'est le langage humain, qui est non notre œuvre personnelle, mais l'œuvre de l'humanité, c'est aussi la raison humaine qui nous a précédés, qui nous entoure et nous devance, c'est la civilisation humaine dans laquelle un support personnel, si grand qu'il soit jamais, n'est qu'une molécule plus ou moins énergique dans la goutte d'eau ajoutée par nos contemporains au courant de ce vaste fleuve. Actions, pensées ou sentiments, ce sont produits de l'âme humaine : notre âme personnelle n'y est presque pour rien. Le vrai positiviste répète à peu près comme saint Paul : in ea vivimus, movemur et sumus 11, et, s'il a mis son cœur en harmonie avec sa science et sa foi, il ne peut qu'ajouter, en un acte d'adoration, la parole légèrement modifiée du psalmiste : Non nobis, Domina, non nobis, sed nomini tuo da gloriam ! 12

Assurément, la religion ainsi conçue n'est bonne que pour nous : elle n'a de rapport qu'avec la race humaine et le monde où vit cette race. L'infini et l'absolu lui échappent, mais il faut observer ici que cette condition ne s'impose pas moins à la science. « Rien n'empêche, dit Comte 13, d'imaginer hors de notre système solaire, des mondes toujours livrés à une agitation inorganique entièrement désordonnée, qui ne comporterait pas seulement une loi générale de la pesanteur. » Cette imagination du désordre doit servir à nous faire apprécier mieux et même chérir (le mot revient souvent) les bienfaits de l'ordre physique qui règne autour de nous et dont nous sommes l'expression la plus complète. Ce point bien médité, inutile de s'arrêter aux curiosités spéculatives : la logique humaine, ou philosophie, n'est que « l'ensemble des moyens propres à nous révéler les vérités qui nous conviennent » 14.

Les vérités qui nous conviennent. Non les autres : qu'en ferions nous ? Comte ne cessa du formuler son indifférence à ce dernier égard, en même temps que d'élargir et de préciser la sphère de « ce qui nous convient ». Mais en s'élargissant ainsi, sa philosophie tendait aux confins de la religion qu'elle ne tardait pas à rejoindre. La définition que l'on vient du lire, est de 1851. Il la corrigea cinq ans plus tard 15. La vraie logique ne lui parut plus bornée à « dévoiler les vérités » qui nous conviennent : elle embrassa le domaine de l'action. Elle le systématisa et elle le régla, « car nous devons autant systématiser nos conjectures que nos démonstrations, les unes et les autres devant être mises au service de la sociabilité, seule source de la véritable unité ». La vraie logique se définit donc « le concours normal des sentiments, des images et des signes pour nous inspirer (au lieu de dévoiler) les conceptions (au lieu de vérités) qui conviennent à nos besoins moraux, intellectuels et physiques. » Cette philosophie, cette logique enveloppera et soulèvera toute l'âme.

Connaissant les besoins humains, nous leur fournirons, en vue de les satisfaire, tout ce que nous aurons : vérités quand nous posséderons une vérité, et fables, lorsque les vérités nous feront défaut, l'esprit humain, ni l'âme humaine n'attendent pas. Celui qui meut le soleil et les autres étoiles dans le Cantique 16 de Dante, l'amour, qu'Auguste Comte appelle « le moteur » de toute activité, cet amour nous jette en avant. Prenons garde de rien mépriser qui nous appartienne. La poésie est « plus large » et « non moins vraie » que la philosophie. Ce que le philosophe peut exiger de la poésie, c'est seulement de ne pas contredire la science. Sous cette condition, que la poésie ait champ libre ! Elle ne pourra qu'ajouter par ses ornements à la magnificence de la religion. Veut-elle attribuer aux corps des qualités imaginaires ? Il suffit qu'elles ne soient point « en opposition avec les qualités constatées ».

Veut-elle concevoir des êtres absolument fictifs ? Il suffira qu'ils servent le Grand-Être et contribuent à rendre la synthèse aussi émouvante qu'elle est vraie. Auguste Comte donne l'exemple. Puisque le Grand-Être nous manifeste, aussi réellement que possible, « l'entière plénitude du type humain, où l'intelligence assiste le sentiment pour diriger l'activité », pourquoi ne pas associer aux hommages rendus au Grand-Être cette planète et le système entier qui lui sert de demeure ? Pourquoi s'arrêter là et ne point ajouter à ce couple de dieux les espaces cosmiques qui entourent notre système ? Que la terre et que les planètes se meuvent, rien n'empêche d'y voir un acte de volonté. Que l'espace se laisse franchir, rien n'empêche d'expliquer ce libre parcours ainsi laissé au chœur de nos astres par l'acte continu de sympathies immenses. Rien n'empêche non plus de rêver que, si l'Espace fut, ce fut pour que la terre, son satellite, ses compagnes et son soleil y puissent fleurir ; il n'est pas difficile non plus d'imaginer supplémentairement que la terre, qui était indispensable à « la suprême existence », ait voulu concourir en effet au Grand-Être. Le poète a le droit de ne pas tenir la rencontre pour fortuite. Comme le savant explique les hommes par la loi de l'Humanité, l'attrait de ce Grand-Être rendra compte au poète de la subtile bienveillance des innombrables flots de l'Éther 17 et du courage que la Terre (et aussi le Soleil et la Lune « que nous devons spécialement honorer ») ont déployé et déploieront pour le commun service de l'Humanité triomphante.

Ici, le philosophe, peut-être soucieux à l'excès de sa philosophie de l'histoire et voulant, comme il dit, incorporer le fétichisme en même temps que le polythéisme à sa religion de l'humanité, eut le tort déplorable de gâter d'un mot malheureux ces rêveries qui sont fort belles. Avant de rire de son Grand-Fétiche, car c'est le nom qu'il a osé donner à la Terre-Mère, j'aimerais que l'on consultât moins sur le mot que sur la chose, les esprits compétents, et c'est-à-dire les poètes. Je le demanderais, par exemple, non à M. Sully Prudhomme, qui n'a presque rien d'un positiviste, mais à M. Charles de Pomairols, qui a parlé de la Terre avec des inflexions d'une grâce pieuse et qui sait fort bien le sens des termes dont il s'est servi, car il est aussi bon philosophe et, dit-on, comtiste aussi orthodoxe que poète élégant et pur. Le Grand-Fétiche anime la cadence de ces beaux vers :

… J'ignorais tout de toi, vierge, ô blanche voisine :
Mais notre pays même avec grâce et douceur
M'a conduit vers le bien qui manquait à mon cœur,

Et, m'étant approché du parfum des prairies,
Invité par l'éclat des pelouses fleuries,
Un jour, il m'a suffi, le plus doux de mes jours,
De faire sous mes pas plier leur fin velours,
De suivre à l'abandon le ruisseau qui serpente,
De me laisser aller comme lui sur la pente,
D'entendre d'un esprit docile le conseil
Que la forme du sol, sous l'éternel soleil,
Avait déposé là dès l'origine ancienne, —
Vierge ! et je t'ai trouvée et je t'ai faite mienne !
 18

Les poètes de tous les temps ont accordé à la Terre un corps vivant, un esprit, une volonté, des désirs. Mais cette attribution, ordinairement due à la fantaisie de l'instinct, est chez M. de Pomairols assez systématique et telle que l'esprit de Comte l'eût souhaitée. L'auteur de la Synthèse subjective ne se flattait pas de créer ses matériaux ; à peine eût-il osé dire comme Pascal : « L'ordre est de moi. » Il se contentait de mettre en systèmes rigoureux des sentiments, des idées et des habitudes qui ont toujours été plus ou moins flottants. Il a formulé, en moraliste mathématique, les plus nobles ressorts de l'homme moderne, honneur, gloire, pudeur, enthousiasme, dignité, intégrité. Il ne les a pas inventés. Avant que Comte eût pu parler d'immortalité subjective, Danton avait lancé au tribunal révolutionnaire sa fière réponse : « Ma demeure ? Demain dans le néant, et mon nom au Panthéon de l'histoire. » 19 Comte observe ce qui nous émeut : il le creuse, l'analyse et le codifie.

Le culte même, qu'il ajoute à la religion de l'humanité, n'est que le développement du culte catholique, et c'est sans doute ce qui en fait au premier abord la bizarrerie. Ces invocations, ces confessions, ces effusions, ces neuf sacrements, ce calendrier dans lequel les jours et les mois de l'année sont consacrés aux « grands types de l'humanité », prennent tantôt l'aspect d'un décalque tout pur et tantôt celui d'une charge. De même les anges gardiens (la mère, la fille, l'épouse qui sont aussi nommées déesses domestiques), l'utopie de la Vierge Mère, le sacerdoce, le temple de l'humanité. Celui qui s'approche et regarde saisit promptement les raisons de chaque rite ou de chaque rêve. Toute critique doit se borner à l'observation qu'il n'y a pas d'exemple d'un culte ainsi formé de pied en cap dans une seule tête ; encore vient-on de voir qu'il y a réponse à cela, et, les prémisses de Comte une fois posées, on ne peut s'écarter très loin des conséquences qu'il en a déduites.

Le culte rendu à l'humanité, c'est proprement l'excitateur continuel et régulier des puissances d'enthousiasme et des énergies accumulées dans le dogme. Ou l'humanité ne sera qu'un terme vague, général et sans efficacité, ou nous devrons préciser rigoureusement ce qu'il faut vénérer en elle, le moment, le lieu, les personnes. Il faudra nommer les grands hommes, leur consacrer des jours, des semaines, des mois. Il faudra vous montrer l'élément religieux, la poussière d'Humanité qui est diffuse autour de vous, et comme toujours la classer et l'organiser. Vous la verrez dans la famille : vous lui élèverez un autel domestique. Vous la verrez dans la patrie, et le patriotisme en aura ses rites particuliers. La femme que vous aimerez vous sera aussi, nécessairement, l'image sensible, et d'autant plus puissante, de la grande réalité qui chasse l'homme loin de lui-même et lui apprend qu'il est fait pour d'autres que lui. Et, si le fondateur de votre culte aima avant vous, qui voudra refuser à son élue le rang de patronne et de bienheureuse ? Elle figurera la femme dans l'Humanité, c'est-à-dire, avec une exactitude qui touchera vos sens eux mêmes, le règne du cœur 20, mais d'un cœur retrempé de toutes les clartés de l'intelligence, d'un cœur réorganisé et régénéré, son triomphe sur l'esprit pur ou, pour mieux dire, sur l'esprit tout sec et tout nu. — Rien d'inorganique, rien d'impersonnel, ni rien de flottant.

Tous les détails minutieux auxquels Comte descend se défendent de même. La religion, la morale, la politique, la poésie se donneront la main, ou la synthèse positive faite dans les esprits n'agira point sur la conduite. Un positiviste peut s'abstenir, par aridité naturelle, de répéter les célèbres formules formées par Auguste Comte avec des fragments des poètes qu'il préférait :

Vergine Madre, figlia del tuo figlio,
Quella che'm paradisa la mia mente
Ogni basso pensier dal cor m'avulse
 21, etc.

Mais ce positiviste est exactement dans le même cas que le catholique dénué de mysticité. Leur culte n'est pas complet, précisément parce que leur type est inachevé. Ce n'est là qu'une infirmité personnelle ; elle ne peut arrêter notre jugement. Les différentes parties du positivisme de Comte concourent à tirer de l'anarchie l'esprit ou le cœur qu'elle fait souffrir : mais l'œuvre entière ou quelque œuvre conçue sur un plan analogue sera seule capable d'organiser complètement, définitivement, tête et cœur, personne et État. Et, à la vérité, la vertu de cette œuvre peut être infinie : ce n'est pas vainement que, dans un langage digne de la plus haute algèbre et d'une poésie splendide, Comte se flatte de pouvoir un jour rendre l'homme « plus régulier que le ciel » 22.

Régulier, nullement esclave. Dans la religion positive, l'ordre devenu la condition du progrès impose partout le respect de la tradition, bien mieux « l'amour » de ce « noble joug du passé » et, d'une façon plus générale, le sentiment de la supériorité de l'obéissance et de la soumission sur la révolte. Si donc le culte du Grand-Être se propageait et s'imposait, les relations de dépendance universelle et d'universelle hiérarchie seraient précisément l'objet de ces exaltations, de ces enthousiasmes et de toutes les agitations sensitives qui s'exercent aujourd'hui en sens opposé : l'humeur de l'homme, ce grand fac teur révolutionnaire, devient l'auxiliaire de la paix générale ; qui a de grands devoirs doit avoir aussi de grands pouvoirs, même matériels, même pécuniaires ; on ne chicane plus aux gouvernements qui sont chargés de si lourdes responsabilités les capitaux matériels et moraux qui leur sont nécessaires pour en supporter le faix. Le régime électif est remplacé, en sociocratie positive, par une sorte d'adoption qui donne aux « dignes chefs » le droit de désigner leurs successeurs. Les forts se dévouent aux faibles, les faibles obéissent aux forts. Un puissant patriciat est constitué, les prolétaires se groupent autour de lui, toute « source envieuse des répugnances démocratiques » étant comblée : maîtres et serviteurs se savent tous formés les uns en vue des autres. Les dirigeants se règlent sur les avis du sacerdoce, pouvoir spirituel qui se garde bien d'usurper, sachant que sa fonction n'est que de conseiller, non d'assumer en aucun cas le commandement 23. La discussion stérile est finie à jamais, l'intelligence humaine songe à être féconde, c'est-à-dire à développer les conséquences au lieu de discuter les principes. Quant aux dissidences, elles sont de peu. Les conquêtes de l'ordre éliminent nécessairement les derniers partisans des idées de la Révolution, « le plus nuisible et le plus arriéré des partis ». Tous les bons éléments du parti révolutionnaire abjurent le principe du libre examen, de la souveraineté du peuple, de l'égalité et du communisme socialiste, « dogmes révolutionnaires que toute doctrine vraiment organique doit préalablement exclure », et pour lesquels on impose « aujourd'hui matériellement un respect légal » : ces dogmes subversifs vont mourir de faiblesse. Les bons éléments du parti rétrograde abjurent, tout au moins en politique, la théologie et le droit divin. Les positivistes font avec les premiers une alliance politique, avec les seconds l'alliance religieuse. « Sans devoir devenir pleinement positivistes, les vrais conservateurs peuvent en faire sagement des applications » 24. L'homme abdique ses prétendus droits et remplit ses devoirs, qui le perfectionnent. L'esprit d'anarchie se dissout, l'ordre ancien se confond peu à peu avec l'ordre nouveau. Au catholicisme, que Comte ose appeler « le polythéisme du moyen âge », se substitue sans secousse le culte de l'Humanité, au moyen de la transition ménagée par la Vierge Mère, « déesse des Croisés », « véritable déesse des cœurs méridionaux », « suave devancière spontanée de l'humanité » 25. Le conflit entre l'enthousiasme politique et l'esprit scientifique est pacifié 26. Paix dans les âmes. Paix au monde. La violence aura disparu avec la fraude. Avec la guerre civile, la guerre étrangère s'apaisera sous le drapeau vert d'une République occidentale, présidée par Paris, étendue autour du « peuple central » (la France) à l'Allemagne, à l'Angleterre, à l'Italie et à l'Espagne. Le Grand-Être, qui n'est pas encore, Comte l'avoue 27 le Grand-Être sera enfin : les hommes baigneront dans la délicieuse unité des cœurs, des esprits, des nations.

III. Valeur de l'ordre positif

M. Pierre Laffitte, qui a dirigé le positivisme depuis la mort de son maître jusqu'à ces derniers temps 28, a coutume de dire que Comte s'est trompé sur la vitesse des transformations prévues par son génie. Une critique exacte des méprises de Comte n'a pas été faite encore et les proportions de son encyclopédie la rendent difficile. On peut douter de certains points très importants. La sociologie est-elle aussi avancée que le soutient Comte ? La loi de dynamique sociale, sa chère loi d'après laquelle l'humanité passe nécessairement par les trois états d'affirmation théologique, de critique métaphysique et de science ou de religion positive, doit-elle être tenue pour démontrée ? Enfin, la division des instincts en altruistes et en égoïstes a-t-elle l'évidence que l'on souhaiterait ?

Quelque graves que soient ces doutes, ils n'altèrent pas la doctrine, dont les grands traits subsistent et continuent de figurer une vaste organisation politique, morale et intellectuelle.

L'histoire de l'Europe contemporaine, celle qui va des environs de 1854 à 1902, donne également un démenti aux rêveries pacifiques de la religion de l'Humanité, mais ces démentis partiels semblent en même temps communiquer au système total une vigueur, un intérêt que l'on peut nommer actuels, et le positivisme paraît d'autant plus vrai et utile que ses plus belles espérances semblent mieux déjouées : c'est qu'il est, par-dessus tout, une discipline.

Pas plus qu'il ne détruisait la famille au nom de le patrie, Comte ne ruinait la patrie au nom de l'humanité : la constitution de l'unité italienne et de l'unité allemande, l'extension de l'empire britannique et de l'empire américain, nos défaites de 1870 auraient probablement inspiré à Comte, s'il eût atteint, suivant son rêve, à la longévité de Fontenelle, des retouches très sérieuses, mais très faciles, et que plusieurs de ses disciples n'ont pas craint d'accomplir, sur l'article de la défense française et du renforcement de notre nationalité 29. Jusqu'à nouvel ordre, pour fort longtemps peut-être, la patrie représentera le genre humain pour chaque groupe d'hommes donnés : cet « égoïsme national ne laissera pas de les disposer à l'amour universel » 30. Auguste Comte l'a observé de lui-même.

Sous ces réserves et sous ces compléments, les uns et les autres bien secondaires en un sujet qui tient à l'ensemble même des choses, la critique doit avouer qu'Auguste Comte a résolu, quant à l'essentiel, le problème de la réorganisation positive. S'il n'a pas réglé le présent « d'après l'avenir déduit du passé » 31, on peut dire qu'il a, comme il s'en vante, convenablement, « pleinement systématisé le bon sens » 32. Il l'a fait avec un bon sens incomparable. Les utopies que l'on rencontre dans son œuvre y sont appelées en toutes lettres des utopies, les fictions des fictions, les théories des théories ; encore se défie-t-il des théories pures, jeux d'esprit qu'il renvoie aux académiciens. « La dégénération académique » dit-il 33. Ce qu'il théorise, c'est la pratique 34. Et, chose admirable, chose unique peut-être dans la succession des grands hommes, ce théoricien de l'altruisme n'a pas été un optimiste : il a sans cesse, comme il dit, appelé « les impulsions personnelles au secours des affections sociales » 35, se gardant ainsi de dénaturer le mécanisme de l'homme pour l'améliorer en imagination. Trait non moins rare et sur lequel il est aussi sans rival (Maistre et Bonald ne lui ont que montré la voie), il a senti profondément ce qu'il y avait d'anarchique et de « subversif » à concentrer « la sociabilité sur les existences simultanées », c'est-à-dire à croire que nous n'avons de relations sociales qu'avec nos contemporains, à méconnaître « l'empire nécessaire des générations antérieures » 36 et enfin à faire prévaloir la solidarité dans l'espace sur la continuité qui n'est autre que la solidarité dans le temps : en renversant un rapport si défectueux, il a fondé sa philosophie et sa gloire.

Le fondateur du positivisme

Le bon sens, la faculté maîtresse de Comte, a réglé souverainement ses autres puissances, hormis pour une période d'un an et demi environ (1826–1828). Cette crise d'aliénation qui alla jusqu'à la folie furieuse pourrait témoigner elle-même de l'extraordinaire violence de l'imagination et de la sensibilité auxquelles cette raison devait présider. La persistance des images était chez lui si forte, sa mémoire était si parfaite qu'il avait coutume de composer de tête, phrase par phrase, les sept ou huit cents pages de ses traités, et cette méditation conduite jusqu'au dernier mot du dernier feuillet, il rédigeait tout d'un trait, presque sans rature ; ses imprimeurs ne pouvaient le suivre dans la rapidité de sa rédaction.

Claire et forte dans ses opuscules de jeunesse, on trouvera l'expression diffuse et longue dans les livres de sa maturité ; mais les derniers, principalement le Système de politique positive, témoignent d'un progrès immense. La phrase, raccourcie, grave et chante les saintes lois. Il s'était imposé, pour la rédiger, une sorte de rythme ; il aggrava ce rythme de nouveaux artifices mathématiques, dont l'explication tiendrait trop de place ici, quand il écrivit la Synthèse subjective. Ce régime austère qu'il eût voulu imposer à la poésie de son temps, comme à son art particulier, tendait, dit-il, « à concentrer la composition, esthétique ou théorique, chez les âmes capables d'en apprécier l'efficacité sans en redouter la rigueur ». Les cadres immuables de ce régime « ne conviennent d'ailleurs qu'aux grandes intelligences fortement préparées où ces formes secondent la convergence et la concision. »

Il se rendait justice en se classant parmi les grandes intelligences : ainsi Dante se mit entre les grands poètes. Si la mémoire lui fournissait un champ infini de matériaux de tout ordre, puisés dans la science, l'histoire, la poésie, les langues ou même dans l'expérience de chaque jour, l'emploi en était fait par un esprit critique et un pouvoir de systématisation non moins vigoureux. Mais ce travail était d'autant plus énergique qu'il était activé par une âme plus véhémente. Peu de sensibilités de poètes sont comparables à celle de Comte. Une vie médiocre, parfois déchue jusqu'au dernier cercle de l'infortune, ne cessa de l'aiguillonner.

Il faut être fort pour souffrir utilement. Auguste Comte débuta par où débute le commun des jeunes hommes. Mais il semble y avoir ajouté une complaisance peu ordinaire. Pareil au grand poète qu'il préférait à tous les autres et que j'aime à citer à propos de lui, Comte aurait pu avouer que, « presque au commencement de la montée de sa vie », la panthère, la bête au souple corps, à peau bigarrée, bondissait devant lui :

Temp'era dal principio del matino
E'l sol montava
… 37

« C'était l'heure où se développe le matin, et le soleil montait », et le jeune savant courait, avec la fougue de son sang du Midi, le bel animal tacheté qui symbolise une juvénile luxure. Les lettres adressées plus tard à Clotilde de Vaux témoignent de l'aventureuse existence juxtaposée à tant de labeur. Cherchant l'amour, trouvant la débauche et le mariage lui paraissant concilier l'un et l'autre de ces doux biens avec le soin de sa tranquillité, sa jeune maîtresse Caroline Massin devint Madame Comte.

Il en a trop gémi, il l'a trop flétrie par la suite, la voix de ses disciples a trop accompagné la sienne pour qu'il soit indiscret de dire aujourd'hui la vérité. Ce mariage, contracté en des circonstances affreuses, l'unit à son mauvais démon. Sans manquer d'esprit, Caroline fut une sotte. Aussi longtemps que l'âge le permit, elle eut, au su de son mari, la tenue d'une fille. Bovary parisienne qui, lorsqu'elle n'était pas dominée par d'autres ardeurs, ne pouvait songer qu'à transformer son époux en « machine académique », lui gagnant de l'argent, « des titres et des places » 38. Ignorante d'ailleurs de la valeur intellectuelle de Comte, au point de lui déclarer un jour devant témoins qu'elle plaçait Armand Marrast bien au-dessus de lui 39, ses sottises et ses folies durent contribuer à la crise mentale de 1826. Quatre fois, pour des périodes fort longues, elle quitta le toit commun 40. Jugeant que « l'homme doit nourrir la femme », Comte ne fut jamais complètement débarrassé, lors même qu'il se sépara d'elle, après dix-sept ans de mariage, en 1842. En 1870 cette mégère, secondée par Littré ou le secondant, s'attachait encore à poursuivre la cendre de cet infortuné philosophe et mari.

Pour lui, bien avant de mourir, il avait trouvé une paix sur laquelle Littré ni Mme Comte ne pouvaient rien entreprendre. C'est en 1845, au mois d'avril, comme dans les sonnets des poètes de la Renaissance, qu'Auguste Comte rencontra celle qu'il devait appeler « sa véritable épouse », « sa sainte compagne », « la mère de sa seconde vie », « sa vierge Positiviste », « sa patronne », « son ange », et enfin « la médiatrice » entre l'Humanité et lui. Ce langage de myste ne nous abuse pas. Le pauvre Comte commença par être épris le plus terrestrement du monde. Clotilde de Vaux surexcita les vivacités d'une nature dont il ne laissait pas d'avouer la faiblesse. Mélancolique et pauvre amour d'un homme de quarante-sept ans pour une jeune femme de trente ! Celle-ci, brisée par une aventure extraordinaire 41, avait aimé, était disposée à aimer encore ; mais enfin elle n'aimait point et n'était pas femme à se donner sans amour.

L'intelligence de Clotilde était digne du philosophe. Il nous a conservé des maximes touchantes tombées des lèvres ou de la plume de son amie, celle-ci notamment fort belle : « Il est indigne des grands cœurs de répandre le trouble qu'ils ressentent. » Elle éprouvait l'influence de son esprit et le lui prouvait en écrivant, par exemple, de la société : « Ses institutions sont respectables, comme le labeur des temps. » Mais une influence si pure impatientait le philosophe dévoré, brûlé d'autres vœux. Sa misère, qui serait plaisante au théâtre, fait écho dans le livre aux gémissements les plus pathétiques. On oublie le lai d'Aristote 42, et l'on ose même songer à la Vie nouvelle 43. Le Père Gruber, dans son excellente biographie de Comte, plaisante le pauvre docteur : « Il est malheureux lorsqu'une lettre éprouve un léger retard à la poste. Il numérote toutes les lettres ; il les conserve comme des reliques ; il les relit sans cesse pour mieux goûter ce qu'elles renferment. » Le Père Gruber en parle à son aise. Comte n'est pas si ridicule. La rigueur même des formules qu'il emploie pour se définir à lui-même ses épreuves ne peut éveiller que des sourires navrants, lorsque, par exemple, il rassure Mme de Vaux sur le sentiment qu'il lui a voué : « À vingt ans, dit-il, je vous eusse respectée comme une sœur… Pourquoi serais-je aujourd'hui moins délicat, puisque je suis au fond plus pur qu'alors, et même plus tendre, sans être moins ardent ? » 44 La pauvre femme se défendit, puis finit par céder l'ombre d'une promesse. Mais elle était mourante, dans son agonie elle regrettait, au dire de Comte 45, de « n'avoir pas accordé » à l'amour « un gage ineffable ». « Ce regret spontané », ajoute le philosophe transformé par l'amour en prêtre et en poète, me laissera toujours un souvenir plus précieux que n'aurait pu l'être désormais la mémoire trop fugitive d'une pleine réalisation » 46.

Le 5 avril 1846, après un an d'intimité, Clotilde de Vaux s'éteignit. Elle ne mourut pas. Elle entra dans « l'immortalité subjective ». Vivant toujours et vivant mieux dans la mémoire d'Auguste Comte, elle s'incorpora par lui au Grand-Être, qui ne doit jamais l'oublier.

Un tel oubli n'est pas possible. L'Humanité ne saurait oublier que, par cette femme, le premier philosophe qui ait formulé le positivisme, prit une conscience entière de ses aspirations et des aspirations communes du genre humain. Quelque exagéré que paraisse ce langage, qui résume celui de Comte, il est de fait que l'amour alluma dans la pensée de Comte une lumière qui se développa chaque jour. Son système gagna en étendue, en cohérence, en profondeur. Le sentiment aviva le discernement, et cette dernière faculté de vint aussi beaucoup plus prompte à saisir dans toutes les choses les étincelles du foyer universel : l'adoration perpétuelle de Clotilde inspirait ce progrès constant. Je ne pense pas que, sans elle, Comte eût écrit tant de remarques où la délicate pénétration le dispute à la magnifique netteté, celle-ci par exemple, dont on ferait honneur à Pascal ou à Vauvenargues :

Les moindres études mathématiques peuvent ainsi inspirer un véritable attrait moral aux âmes bien nées qui les cultivent dignement. Il résulte de l'intime satisfaction que nous procure la pleine conviction d'une incontestable réalité, qui, surmontant notre personnalité, même mentale, nous subordonne librement à l'ordre extérieur. Ce sentiment est souvent dénaturé surtout aujourd'hui, par l'orgueil qu'excite la dé couverte ou la possession de telle vérité. Mais il peut exister avec une entière pureté même de nos jours. Tous ceux qui, à quelques égards, sont sortis de la fluctuation métaphysique, ont certainement éprouvé combien cette sincère soumission de l'esprit affecte doucement le cœur. Il peut ainsi sortir un véritable amour, peu exalté, mais très stable, pour les lois générales qui dissipent alors l'hésitation naturelle de nos appréciations 47. Car l'homme est tellement disposé à l'affection qu'il l'étend sans effort aux objets inanimés, et même aux simples règles abstraites, pourvu qu'il leur reconnaisse une liaison quelconque avec sa propre existence.

Cette page est tirée d'un volume du Système de politique positive 48, paru en 1852. Il n'y en a point de pareille dans les six in-octavo de la Philosophie positive. Je crois fermement que sans l'idée de Clotilde, cette page aurait toujours dormi dans son cœur. Cette douce Béatrice, dont un culte trop détaillé ne pourra détruire le charme, éveilla chez Comte la « grande âme », « l'âme d'élite » qui s'ignorait d'abord en lui. La naïveté du philosophe put s'en accroître, avec cet orgueil fait de confiance naturelle sans lequel il n'eût jamais osé ses travaux ; il y gagna ainsi de la véritable noblesse, dirai-je de la sainteté ? Lorsque, deux ans avant sa mort, il écrivit son testament, le travail se prolongea pendant trois semaines ; mais comme il faisait à ses disciples et à ses amis l'abandon et la distribution de ses propriétés matérielles, il nota ce que lui inspirait cet effort du détachement en esprit : c'était l'expérience de la mort à soi-même. « Volontairement dépouillé de tout », il considérait désormais d'un œil refroidi par la mort intérieure les objets dont il ne se sentait déjà plus que le gardien ou le dépositaire, car ils avaient reçu « des possesseurs déterminés » par les termes de son écrit. « Son éternelle amie » lui était purement subjective depuis neuf ans entiers : à son tour il fut ou se crut, pendant deux années, comme subjectif à lui-même. « Habitant une tombe anticipée, je puis désormais tenir aux vivants un langage posthume, qui se sera mieux affranchi des vieux préjugés surtout théoriques, dont nos descendants se trouveront privés ». C'est en exécution de cette pensée que la Synthèse subjective est supposée écrite en 1927, en pleine « réorganisation occidentale » et peut éclairer les démarches des hommes de ce temps-là.

Le 5 septembre 1857 vint cependant lui retrancher son reste de vie.

… J'ai écrit : sainteté ; j'aurais pu écrire aussi : magnanimité. J'entends de douces voix me conseiller plutôt : folie pure, folie raisonnante. Mais non. Presque autant que le manque de cohérence, un excès de l'ordre dans le rêve, dans le sentiment, dans la vie, joue parfois l'aliénation. Toutefois, un point nous est assuré. Le jugement d'Auguste Comte, d'après ses lettres, garda toujours la vivacité, la clairvoyance, la nuance même. Rien ne justifie donc les calomnies de Littré. Mais tout, il est vrai, les autorise. Peu d'esprits voudront suivre sans un effroi sacré une opération comme celle de Comte, réduisant en systèmes, en systèmes qui lui commandaient de grands actes, les impulsions les plus soudaines et les intérêts les plus délicats. De tels prodiges sont plus faciles à concevoir dans le reculé de l'histoire que près de nous, dans un cerveau contemporain. Cependant de grands fondateurs et réformateurs religieux ont bien vécu ainsi leur foi ; je voudrais oser dire qu'ils ont su la mourir ainsi. L'étonnement de Comte fut de n'avoir pas inspiré ces dévouements complets qui ne manquèrent point, disait-il, à saint Paul et à Mahomet. Mais l'étonnement qu'inspirent ces sentiments et ces paroles résulte au fond des difficultés qu'il y a toujours à se représenter la fulgurante intersection d'une pensée par un sentiment, d'une pure formule théorique par une action.

Auguste Comte n'était pas fou, et plus il étonna en avançant en âge les homme de son temps, plus il se rapprochait de la raison même. Cette approche vertigineuse est peut-être la plus poétique des sensations que donnent ses livres et qu'un livre puisse donner.

Vous n'avez pu manquer d'en imaginer la secousse en examinant ces dessins bizarres de Vinci, dans lesquels une courbe vivante, chef-d'œuvre d'un art souverain, effleure et tente par endroit la courbe régulière, régulière autrement, des dessins de géométrie. Les êtres que Vinci montre là sont déjà des idées, leurs concrets touchent à l'abstrait, et nous nous demandons, avec quelle angoisse ! si la vierge ou la nymphe ne vont pas éclater en un schématisme éternel. Auguste Comte éveille la même impression, mais dans le sens inverse : sa pensée sévère, dure et méthodique tend à la vie ; elle y aspire ; elle en approche, comme approche de l'infini le plus élevé des nombres, ou du cercle le plus acharné des myriagones. Quelque chose manque toujours à ces deux efforts héroïques, mais rien n'égale le spectacle de tels efforts pour tonifier la vertu et donner au courage l'aile de la Victoire.

Nous ne serions pas des Français, ni du peuple qui, après Rome, plus que Rome, incorpora la règle à l'instinct, l'art à la nature, la pensée à la vie, si la biographie et la philosophie éminemment françaises, et classiques, et romaines, d'Auguste Comte n'étaient propres qu'à nous inspirer quelques doutes sur la santé intellectuelle de ce grand homme. Il a trouvé pour nous, qui vivons après lui dans le vaste sein du Grand-Être, d'immenses sources de sagesse, d'énergie et d'enthousiasme. Quelques-uns d'entre nous étaient des anarchies vivantes. Il leur a rendu l'ordre ou, ce qui équivaut, l'espérance de l'ordre. Il leur a montré le beau visage de l'Unité, souriant dans un ciel qui ne paraît pas trop lointain. Ne le laissons pas sans prières. Ne nous abstenons pas du bienfait de sa communion.

Charles Maurras
  1. Nous ne publions pas de table de nos références, car elle serait infinie. Il suffira de signaler aux curieux qu'il existe à Paris deux sources bien distinctes de renseignements bibliographiques et biographiques sur Auguste Comte et que toutes deux sont précieuses : le célèbre immeuble de la Société positiviste, rue Monsieur-le-Prince, 10, et le local de l'Exécution testamentaire, 41, rue Dauphine. Ce dernier rendez-vous est le plus ignoré. C'est de là cependant que part la propagande la plus active. L'Appel aux Conservateurs. le Testament, la Synthèse, un volume de Lettres, ces dernières absolument inédites, ont été publiés rue Dauphine en très peu de temps. En tout cas, il ne faut jamais perdre de vue que tel livre de Comte épuisé rue Monsieur-le-Prince abonde parfois rue Dauphine. Et réciproquement. [Retour]

  2. Le positivisme est généralement donné pour n'admettre que ce qui se voit et se touche. [Retour]

  3. Jeune étudiant issu d'une illustre famille polonaise. Amené au positivisme par Auguste Comte, il meurt prématurément. Comte a reproduit en tête de la Synthèse subjective un certain nombre de documents le concernant. Auteur de La Philosophie positive en 1849. On orthographie plus volontiers Yundzill aujourd'hui. (n.d.é.) [Retour]

  4. Auguste Comte a placé cette lettre en tête de la Synthèse subjective. [Retour]

  5. Les mots de royauté et de roi ont chez Comte une acception bien définie : il veulent dire roi et royauté de droit divin. À proprement parler, ni Louis XVIII, ni Louis XIV, ni Henri IV, ni Louis XI ne sont pour lui des roi. Il les appelle plusieurs fois des dictateurs, pour marquer qu'il n'y a rien de commun entre leur genre d'autorité et la souveraineté théologique des princes du moyen âge. [Retour]

  6. La promenade du Peyrou est un ensemble classique de jardins dominant Montpellier, aménagé au XVIIe siècle pour régler par son château d'eau l'alimentation de la ville. Il comporte une statue équestre de Louis XIV. (n.d.é.) [Retour]

  7. Cours de philosophie positive, tome IV. [Retour]

  8. Synthèse subjective, 1856. [Retour]

  9. Appel aux conservateurs, 1855. [Retour]

  10. S. Thomas résumant s. Augustin et s. Anselme (Sum. Theol., Prima primae, II, art. I, 2). [Retour]

  11. Soit : « En elle nous avons la vie, le mouvement et l'être. » Allusion au discours de saint Paul devant l'Aréopage (Ac., 17, 28) : In ipso (= Deo) enim vivimus et movemur et sumus sicut quidam vestrum poetarum dixerunt ipsius enim et genus sumus. Le texte de saint Paul est lui-même une allusion au poète grec Épiménide et à la tradition platonicienne. (n.d.é.) [Retour]

  12. Soit : « Pas à nous, Maîtresse, pas à nous mais à ton nom rends gloire. » Ps. 113 (115), 9 : Non nobis Domine non nobis sed nomini tuo da gloriam. (n.d.é.) [Retour]

  13. Système de politique positive, t. II. [Retour]

  14. Système de politique positive, t. I. [Retour]

  15. Synthèse subjective. [Retour]

  16. Dante n'a pas écrit de Cantique. Le mot désigne chacune des trois parties de la Divine Comédie et plus spécialement ici son Paradis. (nd.é.) [Retour]

  17. Ou Grand Milieu. [Retour]

  18. Ch. de Pomairols, Regards intimes. [Retour]

  19. Émile Antoine, Revue occidentale du 1er mars 1893. [Retour]

  20. Il faut s'entendre, en effet, quand on écrit que la morale de Comte n'établit que le règne du sentiment. Avec quel dédain il écrit d'une personne qui lui déplaît : « Émanée d'un père stupide et anarchique, cette jeune dame croit et dit que la vie n'a jamais besoin d'être systématiquement réglée et que le sentiment suffit pour nous conduire. » (90e lettre au Dr Audiffrent). [Retour]

  21. Soit :
    Vierge Mère, fille de ton propre fils,
    Toi qui emparadise mon âme,
    Et rend étrangère à mon cœur toute basse pensée… (n.d.é.) [Retour]

  22. Système de politique positive, tome IV. [Retour]

  23. Si cette usurpation pouvait se produire, on aurait, selon, Comte, la pédantocratie, ou le plus affreux des régimes. [Retour]

  24. Appel aux conservateurs. [Retour]

  25. Passim, Système de politique positive, t. III ; Appel aux conservateurs et Synthèse subjective. [Retour]

  26. Synthèse subjective. [Retour]

  27. Système de politique positive, t. II. [Retour]

  28. M. Charles Jeannolle lui a succédé. [Retour]

  29. Il serait aisé de trouver dans la Revue occidentale de M. Pierre Laffitte des traces expresses de ces retouches nécessaires. De son côté, M. Antoine Baumann, qui n'appartient pas à l'obédience de M. Laffitte, a plus profondément accusé les mêmes tendances. [Retour]

  30. Système de politique positive, t. II. [Retour]

  31. Système de politique positive, t. III. [Retour]

  32. Cours de philosophie positive, VI. [Retour]

  33. Système de politique positive, t. III. [Retour]

  34. Il a le sens du détail et de l'exception, lui qui ne cesse de ramener le détail à l'ensemble. Adversaire acharné du divorce, il n'hésite pas à l'admettre dans certains cas. [Retour]

  35. Système de politique positive, t. II. [Retour]

  36. Système de politique positive, t. II. [Retour]

  37. Dante, La Divina Commedia, Inferno, I, 37-38. (n.d.é.) [Retour]

  38. Testament. [Retour]

  39. Ibidem. [Retour]

  40. Ibid. [Retour]

  41. Son mari avait été condamné à la prison perpétuelle peu de temps après leur mariage. [Retour]

  42. L'expression, aujourd'hui vieillie sauf en histoire de l'art, désigne depuis le moyen-âge l'épisode bien connu d'Aristote séduit et chevauché par Phyllis. (n.d.é.) [Retour]

  43. Œuvre de Dante, la première qu'il ait composée, entre 1285 et 1295 environ. (n.d.é.) [Retour]

  44. Testament. Lettre du 5 décembre 1845. [Retour]

  45. Testament, Confession annuelle de 1847. [Retour]

  46. Ibidem. [Retour]

  47. Jusque dans ses dernières années, Comte paraît avoir été insensible au mauvais effet de ces finales en tion. Elles lui ont gâté de bien belles phrases. [Retour]

  48. Tome II. [Retour]

Texte paru dans Minerva, n°6, du 15 mai 1903, p. 174-204.

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