pdf

Préface à
Jacquard de Lyon
de François Poncetton

Mon cher confrère, il faudrait être de la Ville de Jacquard et de son Métier pour traiter dignement d'un livre où sa ville et son métier sont si noblement célébrés. Par bonheur, vous parlez aussi beaucoup de sa personne mortelle, et ce que vous en dites est si curieux, si vif, si tendre, si humain qu'un Barbare — et même un double Barbare — se sent accueilli de plain-pied, et il peut se permettre comme moi de rêver autour de ce portrait, avec une admiration et une gratitude qui vont croissant, quand on vous relit.

Plus d'une fois vous laissez voir que, par delà votre héros de chair et d'os, au delà même de son invention, l'idée générale et l'archétype de l'inventeur ont beaucoup retenu votre attention et l'ont même récompensée par d'intéressantes conclusions psychologiques sur la nature essentielle et permanente de l'obsession à laquelle Jacquard fut en proie. En vous complaisant à décrire et à faire briller devant nous les pages d'une belle vie, vous faîtes voir qu'elle signifie bien la fameuse pensée de la jeunesse réalisée dans l'âge mûr, trop mûr peut-être, puisque ce fut après le milieu de la vie que put être construit le métier à la Jacquard, son métier, qui était bien à lui, car vous le dégagez des diffamations et des calomnies. Mais justement, rien n'accentue son droit d'auteur et son titre de vrai propriétaire comme cette durée du long colloque silencieux qu'a soutenu le poète de l'industrie avec l'Arachné, ou l'Athéné, ou cette Muse inspiratrice, qui, presque enfant, l'avait frôlé d'un pan de sa robe immortelle. Il vivait, il trimait, courant de ci de là, s'arrêtant tout d'un coup, se remettant en route, il lui arrivait même d'aimer et de se marier ; mais l'Idée était toujours là, sous son front, pour le tourmenter ou l'apaiser, le stimuler encore « dans le bruit familier, éternel, aimé de tous les Lyonnais, bist en claque, pan, ou le patintaque qui, de la Croix-Rousse à Fourvières, était le bruit symbolique de l'Art de la Soie ».

Il ne désirait ni la gloire ni la richesse. Tout au moins ses désirs, modestes, étaient retenus sous le joug d'une opiniâtre volonté majeure, toujours la même : construire la machine que l'on substituerait au travail inhumain du tireur de lacs.

Les lacs ! Les fils ! La machine ! Savez-vous que pendant une bonne moitié de votre livre, j'ai, quant à moi, non tiré les lacs, mais la langue, en me demandant si vous alliez vous décider à nous donner quelques éclaircissements sur tous ces mystères. Ô homme rusé ! Biographe malin ! Vous vouliez allumer notre curiosité. Vous vouliez nous faire languir et même un peu désespérer. J'en étais là, quand est venu enfin le bienheureux chapitre qui nous renseigne abondamment sur la chaîne et sur la trame, sur la navette, le chariot, les tissus. Là on respire, parce que l'on comprend. Et l'on se rend compte du prix très satisfaisant de la victoire de Jacquard lorsqu'il fut parvenu à arrêter, à supprimer ce dur travail « épuisant par la monotonie, accablant par la pose qu'il exigeait » de ses « esclaves », souvent des « femmes ou de très jeunes adolescents ». Comme on comprend votre tendresse pour cet inventeur plein de charité. Quelle merveille que le bon cœur de ce vieux petit homme, tout fondé sur l'amour !

L'existence du philanthrope aux nobles idées fixes a coïncidé avec la plus terrible des crises de la Nation française. Vous nous en faites admirer la première phase classique ; comme tous les honnêtes gens de l'époque, le bon Jacquard a été pris d'enthousiasme pour les principes de l'ordre nouveau, qui n'était qu'un infâme désordre. En 1789, il fut, vous dites bien, républicain comme le Roi. Puis, devant les horreurs qui en résultèrent, les instincts, la droiture, la probité, le bon sens se révoltèrent en chœur ; voilà votre héros devenu constitutionnel. Il est enrôlé, en fait, dans l'armée contre-révolutionnaire de Précy 1 ; grave risque ! Mais, troisième phase, il cherche et il découvre abri et refuge là où les retrouvaient alors tous les bons Français : aux armées. C'était le seul point demeuré sacré et sûr dans un corps social cruellement rongé, plus profondément menacé. Mais avec la France, il s'en tire, tout au moins provisoirement, et cela permet à Jacquard de retourner dans les bras de sa chère Claudine, dans le rêve divin de son cher métier à tisser. Quelles nouvelles féeries il avait en tête ! « Il nouait des ficelles, organisait des poulies, agrafait des crochets… sait-on ? » dites-vous. On ne sait pas. On sait seulement ce que vous savez nous faire voir : « un canut sans culture, perspicace, intelligent, avide de se former, dédaigneux de tout ce qui n'est pas de son rêve », ainsi capable et (entre tant de compétiteurs) seul capable de donner « le coup de pouce du magicien à cette mécanique de son rêve éternel ».

Résultat, d'abord contesté entre les ouvriers de la soie : « Jacquard a éliminé de chaque métier un individu, outil grossier nommé tireur des lacs ; mais après cette élimination, il reste encore cinq fois plus d'ouvriers qu'autrefois employés au façonné. » Ce n'est donc pas seulement l'industrie de la soie, et sa capitale qu'il aura servies, ce sont bien ses frères de travail, c'est tout un monde et, comme on dit, toute une classe. Voilà la force de sa vie, la figure et la récompense de son bonheur. C'est pourquoi, « quand le vieux animateur mourut dans sa solitude d'Oullins, les tisseurs en laine de Rouen apprenant la nouvelle » (oui, à Rouen, au pays des Volsques 2), « placèrent sur leurs métiers des nœuds de crêpe ». L'hommage était « simple et sublime », vous le dites bien.

Et, tout de même, il me semble que vous le dites mieux encore, cher confrère et ami d'esprit, lorsque vous vous arrêtez un instant à l'existence de la génération qui avait précédé celle de Jacquard, à l'époque où un ordre corporatif qui ne datait pas des Établissements de saint Louis, mais de ceux de Colbert, pourvoyait à la solidité et à la durée de familles industrielles et graduait ses travailleurs qualifiés, maîtres, ouvriers, compagnons, apprentis, où l'on se succédait de père en fils, comme dans le royaume, où les filles apportaient en dot à leurs maris le droit des garçons, où, en sa qualité de Maître, le père de Jacquard se promenait les dimanches, et souvent les lundis, en habit noir, une petite épée au côté, « tel étant le privilège d'une sorte d'aristocratie au travail » instituée par les rois de France et sur laquelle veillait, avec ses commis et ministres, le Consulat de Lyon, appuyé sur sa Chambre de Commerce.

Ainsi sont nés nos arts, il faut le rappeler ici. Ainsi ont-ils grandi ; à l'abri du sceptre nommé « main de justice » ; sous la protection de la forte épée… Ainsi nous avez-vous aidé à sentir la forte harmonie de la vie de nos pères et contribuez-vous à nous faire désirer un retour dans leur Ordre comme le plus sérieux et le plus sensé des Progrès. Oh ! ce désir serait bien platonique, s'il n'était assisté d'une belle espérance. Mais au fond de l'abîme ne la sentez-vous pas qui revient ? Grâce à vous, il me semble que je la vois. Merci.

Charles Maurras
  1. Louis-François Perrin, comte de Précy (1742–1820), commandant général de la résistance lyonnaise face aux conventionnels, de juin à novembre 1793. Il parvint à s'échapper et à fuir à l'étranger, laissant Lyon, devenue Ville-Affranchie, en proie à une atroce répression. (n.d.é.) [Retour]

  2. Référence a priori étrange. Les Volsques étaient un peuple italique ; aucune peuplade celte ayant vécu autour de l'embouchure de la Seine ne porte ce nom. Alors pourquoi parler de Volsques à propos de Rouen ? Le hasard nous a fait découvrir, dans une lettre privée antérieure de quelques années, une phrase où Maurras utilise ce nom de Volsques pour désigner des gens lointains, a priori étrangers à l'affaire dont on s'occupe. On peut donc penser qu'il a pris cette expression chez un auteur latin décrivant la Rome des premiers âges, quand les autres peuples d'Italie y étaient encore des puissances lointaines et mal connues. (n.d.é.) [Retour]

Texte de 1943.

Vous pouvez télécharger ce texte au format Adobe PDF.

Retourner à la liste des textes ou au blog Maurras.net

Ce texte est dans le domaine public en Amérique du Nord.

XHTML valide.