Faut-il reproduire les textes antisémites de Maurras ? Par quelque bout qu’on prenne cette question, la réponse est incontestablement oui : un pan entier de son œuvre ne peut être simplement négligé ou passé sous silence.
Nous ne nous faisons cependant pas d’illusions et il arrivera qu’on nous le reprochera.
Du point de vue des maurrassiens, certains trouveront sans doute que ces textes auraient mieux fait de rester sous le boisseau, comme quelque honteuse lèpre entourée, quand on doit l’évoquer, de précautions oratoires, de circonlocutions visant à la minimiser, bardée en prudence supplémentaire de citations contraires tant il est vrai qu’en sélectionnant bien on peut tout faire dire à un auteur. Il convient d’abord de remarquer que ce profil quelque peu bas, à l’évidence fait pour minorer l’accusation d’antisémitisme et ses effets disqualifiants dans le débat intellectuel et politique, a des succès assez mitigés. On ne sache pas que Maurras en passe pour plus fréquentable dans le public ou chez ceux qui forment l’opinion.
De plus, ne pas reproduire ces textes, ce serait laisser quelques maniaques de l’anti-maurrassisme en tirer telle ou telle citation d’apparence furieusement antisémite pour décrire Maurras comme un raciste fou ou comme un précurseur du nazisme.
Il ne s’agit donc pour nous ni de minimiser l’antisémitisme maurrassien, ni de souscrire à sa perpétuelle mise en exergue brouillonne par des idéologues intéressés : fidèles à notre démarche, c’est le retour aux textes mêmes qui nous intéresse, dans leur intégralité et leur précision ; oui Maurras fut antisémite ; non cet antisémitisme n’était pas un racisme au sens génétique que ce mot a pris avec la Seconde Guerre mondiale ; l’antisémitisme de Maurras répond à des conceptions précises, délimitées, politiques d’abord, qui ont à voir avec la manière dont il perçoit les juifs comme un corps étranger dans un État dont il a, à son tour, une conception originale et précise. C’est cela qu’il s’agit de comprendre. Ce recours à la raison, à l’analyse des arguments dans leur contexte, c’est en outre la seule présentation de ces textes qui ne trahisse pas Maurras.
Notre préoccupation est donc celle que mentionne Maurras lui-même quand il invoque dans le texte que nous vous proposons aujourd’hui la raison qui sépare Tite de Bérénice. Car jusque dans l’antisémitisme, Maurras est un impénitent classique : rien ne peut lui être plus étranger que l’utilisation politique de l’accusation d’antisémitisme quand elle agite des émotions, des peurs ou qu’elle vise à mouvoir l’opinion publique en utilisant le pathétique des situations particulières. C’était déjà un enjeu important autour de l’affaire Dreyfus et c’est ce Maurras-là qu’il nous faut comprendre parce qu’historiquement Maurras fut étranger, non à la Seconde Guerre mondiale, mais à la construction a posteriori du discours émotif sur elle. Il est banal de remarquer qu’immédiatement après guerre, même si le drame des déportations et des camps était connu, l’émotion qu’il suscitait n’était pas aussi débordante, omniprésente et partagée qu’elle pourra l’être plus tard dans le vingtième siècle.
Cela vaut a fortiori pour notre texte qui date de 1911, bien avant que l’antisémitisme n’évoque Auschwitz ou Treblinka de manière quasi automatique pour des générations entières.
Si le lecteur veut bien nous accorder tout cela, on ne peut cependant faire comme si « l’Holocauste » n’avait pas eu lieu, n’avait pas été ressenti, et en renvoyer l’émotif ou le pathétique comme oiseux. Qu’on le ressente plus ou moins pour soi, ce pathétique a eu une épaisseur et un poids historiques qui rendent précisément le discours en raison de Maurras difficile à recevoir, et même odieux à certains. Il faut donc poser une autre question, même si elle demeure à bien des égards illégitime : la faillite de la raison occidentale, qu’on a tant cru déceler a posteriori dans l’expérience des camps, aurait-elle atteint Maurras au point qu’il aurait pu renoncer à ce primat de la claire raison qui traverse toute son œuvre ? Chacun répondra. Si notre fréquentation assidue de l’œuvre de Maurras peut avoir ici quelque utilité et au risque de verser un peu dans la fiction maurrassienne, nous nous bornerons à deux remarques, en rappelant que les horreurs de Verdun n’avaient pas eu cet effet d’abandon de la raison sur notre auteur :
- Insister sur la raison ne signifie pas que les émotions soient du tout méprisables ou que la souffrance qu’a pu produire l’antisémitisme doive être négligée. Chaque chose, aurait sans doute dit Maurras, a sa place assignée, sa légitimité propre et circonscrite. Même dans l’immédiate après-guerre, alors que l’on en était pas encore à pointer l’impossibilité de penser ou d’écrire de la poésie après la « Shoa », il aurait certainement fait porter sa réflexion sur cette nécessaire mise en ordre si le déroulement de la guerre et l’épuration ne lui avaient personnellement assigné une place autre et des préoccupations différentes entre 1944 et sa mort en 1952.
- Si l’émotion que peut légitimement susciter l’antisémitisme après la Seconde Guerre mondiale aurait sans doute été écartée par Maurras dans sa réflexion, dans la continuation de sa pensée politique — et plusieurs formules dans notre texte prouvent que cette émotion lui était perceptible dès les débats antisémites pourtant bien moins tragiques en 1911 qu’après guerre — il va de soi que sa prise en compte comme un phénomène politique réel, positif, une force avec laquelle compter, aurait retenu toute son attention.