Initials : B. B.

Entre Bainville et Baudelaire ce serait donc Bainville plutôt que Baudelaire ? Le Calendal de Mistral plutôt que Les Fleurs du Mal ?

La cause est évidemment aujourd’hui entendue : Baudelaire a créé une esthétique et ce n’est pas le cas de Bainville. Il y a une manière d’écrire avant Baudelaire et cette manière n’est pas la même après lui ; on ne peut pas en dire autant de Mistral. La postérité a prononcé et les jugements contraires, seraient-ils les mieux argumentés, paraissent bien vains.

L’intérêt de ce texte n’est-il pas loin du jugement anecdotique sur Baudelaire ? D’abord dans ce qu’il nous réaffirme de l’esthétique maurassienne, faite d’unité, de mesure, d’équilibre. Le reproche adressé à Baudelaire est bien de cet ordre précise Maurras : « déception, non morale et tout esthétique. » Ce reproche c’est au total de n’avoir pas, à partir d’éléments déjà présents avant lui, élaboré une œuvre qui aurait été dans cette continuité classique, une œuvre unie et claire, faite de distinction au sens presque plastique du mot. Baudelaire a choisi l’esthétique de la rupture, celle qui au lieu d’atteindre au plus haut et d’en redescendre par gradations successives ne l’atteint que pour s’en précipiter, l’exemple du contraire étant pris à Mistral.

Simple reproche d’artiste à artiste ? voire. Car il s’agit de Bainville dans ce texte et non de Mistral. La préoccupation politique, contre l’adage, n’est peut-être pas ici première, mais elle est bien là. Nous sommes en 1941 et l’unité française paraît plus que jamais nécessaire à Maurras pour faire face aux conséquences de la défaite. Par rapport à cette exigence immédiate qui regarde le salut de tous, la position d’un Baudelaire volontiers dandy, avec ce que cela comporte de rupture sociale, d’éloignement des normes communes et d’autonomie de l’individu paraît bien éloignée des préoccupations du moment que Maurras évoque clairement à la fin de son texte :

Sans vous rien ravir de l’honneur de la décision, que, du moins l’expérience de vos anciens vous éclaire ! Elle vous montrera qu’il y a deux chemins, celui qui pend et mène aux lieux inférieurs, chez de lamentables victimes, et celui qui monte, celui des hommes, des citoyens, des pères et des mères de la patrie, tous et toutes fort bons lettrés, mais non décadents : renaissants.

L’écologie du cyprès

xx

Dans les derniers jours de 1941 paraît en Arles, aux éditions « J. GIBERT », un petit livre de maximes et de coupures d’articles de Charles Maurras intitulé Sans la muraille des cyprès.

Il s’ouvre sur un vibrant hommage à Mgr Penon, mort douze ans auparavant :

À mon premier et dernier Maître
À l’ami de toujours
Monseigneur Penon
Évêque et citoyen

Fidèle hommage de l’admiration pleine de gratitude qu’un vieil élève adresse au parfait humaniste par qui, de 1882 à 1885, il fut éveillé à l’amour des lettres profanes et, de 1906 à 1926 et 1929, gardé dans le profond respect dû à l’Église de l’Ordre.

L’attention du lecteur est attirée dès la seconde page de garde sur le fait que « conformément à la volonté expresse de l’auteur, cet ouvrage ne sera jamais réimprimé ».

Qu’en est-il et pourquoi cette étrange décision ? Nous en sommes réduits aux conjectures. On sait seulement que le choix et l’arrangement des textes a été réalisé par Mademoiselle Jacqueline Gibert, qui en a ensuite fait réaliser l’édition sous son propre nom. Cette demoiselle était dévouée corps et âme à Charles Maurras, dont elle assurait une large part du secrétariat. Animatrice zélée de l’association des Dames royalistes, elle débordait d’activité, et peut-être justement se mêlait-elle un peu trop de tout, cachant certaines lettres, éconduisant certains visiteurs… si bien que, paraît-il, Charles Maurras en fut plusieurs fois irrité.

Aurait-il donc, concernant la composition de l’ouvrage, été mis devant le fait accompli, et faute de pouvoir en faire remanier un contenu qui ne correspondait pas à ses souhaits, se serait-il résigné à en empêcher tout retirage ? Ce n’est qu’une hypothèse, mais d’autant plus vraisemblable que le principe même de ce recueil de pensées aurait dû, au contraire, le pousser à souhaiter une diffusion la plus large possible.

Maurras exprime d’ailleurs très explicitement ce sentiment dans sa préface : ces pensées sont une « espèce de testament » qu’il dédie à sa « postérité d’esprit ».

Celle-ci devra donc se contenter de ce qui reste des 600 exemplaires tirés sur grand papier et des 3000 exemplaires ordinaires, au tout petit format, imprimés le 30 novembre 1941.

Nous avions nous-mêmes envisagé, pour respecter les volontés de l’auteur, de ne diffuser Sans la muraille des cyprès qu’en version non-imprimable.

Puis, réfléchissant plus avant, nous sommes parvenus à la conclusion que publier l’ouvrage tel quel n’avait en soi aucun intérêt.

Sans la muraille des cyprès se compose en effet de trois parties, non titrées, et d’une préface dont les cinq premiers mots ont donné son titre au recueil.

Rien ou presque ne distingue ni ne structure les trois parties de l’ouvrage ; mises bout à bout elles forment une accumulation sans grand fil conducteur de quelques centaines de phrases ou d’extraits d’articles, qui ne sont ni numérotés, ni surtout référencés. Ce qui aurait pu être un résumé de poche du Dictionnaire politique et critique ne peut donc ni s’étudier, ni se consulter. On y trouve aussi bien des maximes, parmi les plus célèbres de Maurras, comme

Tout désespoir en politique est une sottise absolue

ou

De toutes les libertés humaines, la plus précieuse est l’indépendance de la patrie

que des hommages funèbres, des considérations sur l’état de la France un an après la débâcle, des lettres adressées au Vatican, des retours sur Dante et Mistral… tandis que la préface, toute martégale d’inspiration, semble faire suite à celle de La Musique intérieure et des Quatre nuits de Provence.

Nous avons dès lors choisi de publier d’une part cette préface, dont il serait absurde de priver le lecteur d’aujourd’hui, et de nous réserver de faire paraître ultérieurement quelques extraits du livre, mais regroupés par thèmes précis et convenablement référencés. Ainsi serons-nous fidèles aux volontés de Maurras : pas de réimpression, mais une sélection critique et enrichie, pour en pérenniser la substantifique moelle.

Nous avons réintégré dans la préface le tout dernier paragraphe de la troisième partie, qui lui fait écho et referme l’ouvrage sur une note de cohérence bienvenue ; ainsi est né ce Théorème du Cyprès, qui commence par des souvenirs d’enfance et s’achève par des principes de haute politique.

Cette thématique du cyprès se retrouve dans deux poèmes de La Musique intérieure. Le souvenir des arbres abattus en 1882 y est omniprésent. Dans le premier, c’est la perspective de la propre mort du poète qui domine, et on y discerne des associations qui reviendront plus tard dans la Prière de la Fin :

Le Cyprès

Jours appesantis d’un souvenir sombre,
Tout me fait trop mal ;
Ensevelissons nos restes à l’ombre
Du cyprès natal.

Ô roi des jardins de pampre et d’olive,
De roses vêtu,
Orgueil et pudeur de l’âme plaintive,
De moi voudras-tu ?

Tu m’as vu tenter d’amollir la roche ;
Mon gémissement
Pressa du plus vain de tous les reproches
Le dur élément.

Mais, qu’il t’en souvienne ! À l’humble défaite
De ma longue erreur,
Nulle cruauté qui broyât ma tête
N’a dompté mon cœur.

Et, bien qu’aux réseaux de l’Enchanteresse
Fût lié mon sort,
J’ai la liberté des seules richesses :
L’honneur et la mort.

Tu peux m’accorder la paix de ton ombre,
Ami fier et pur,
Et m’incorporer à ton signe sombre
Debout dans l’azur.

Mais dans le second poème, dont Maurras cite des extraits dans le texte du Théorème, la mort n’est que l’effet de la folie des hommes, dont le retour maléfique est inexorable :

Les Témoins

Toujours la même chose…
Molière

— Le Sort et ses coups, la Vie et ses songes
Ne sont pas obscurs,
Disent tes cyprès que la lune allonge
Au ras de ton mur.

Devant la maison que trois siècles dorent,
Fuseaux ténébreux,
Nous recommençons le rêve d’enclore
Votre jardin creux,

Mais dans votre main l’avare cognée
A plus de vingt fois
Couché tout sanglants sous l’herbe indignée
La feuille et le bois.

Tu dis que ta loi les a fait renaître ?
Mais je vois encor
Quel rustre acharné qui te dit son maître
Nous portait la mort ;

Réduit à pleurer ses vieilles démences,
Ton cœur insensé
Peut-il empêcher qu’elles recommencent
Leur crime passé ?

Du cuisant regret les larmes fécondes
Sont fruit de saison ;
La terre, en tournant, ramène son monde
À la déraison.

Tes cyprès ont vu quelle pauvre place
Fait au changement
La faux d’un destin qui passe et qui repasse
Éternellement.

L’exergue est tirée de la première scène de l’acte II de Dom Juan. Elle n’a en soi aucune relation avec le reste de l’intrigue de la pièce. Pierrot, le paysan qui a sauvé Dom Juan et son équipage de la noyade, explique à sa fiancée Charlotte qu’il trouve qu’elle ne l’aime pas assez, et celle-ci se défend devant ces jérémiades, se plaignant qu’il lui répète « toujours la même chose » :

— Mon quieu, Pierrot, tu me viens toujou dire la mesme chose.
— Je te dis toujou la mesme chose, parce que c’est toujou la mesme chose, et si ce n’était pas toujou la mesme chose, je ne te dirai pas toujou la mesme chose.

Ensuite, Dom Juan tentera de séduire Charlotte. Mais ceci n’a aucune importance. Maurras ne retient de cette réplique que sa dimension obsessionnelle ; le souvenir des cyprès abattus lui revient sans cesse à l’esprit, et il ne réparera jamais assez sa faute.

De ces centaines de cyprès que Maurras énumère dans son Théorème, de ce « chœur végétal » qu’il aura planté ou rêvé de faire planter entre sa maison du Chemin de Paradis et le moulin situé en haut de la colline, pour qu’ils y grandissent et permettent un jour « aux esprits à qui j’aurais donné de la vie et du mouvement » de « venir dialoguer sous mes arbres pour en goûter l’âpre et chaude salubrité », il ne reste hélas aujourd’hui que la nostalgie ; le développement et l’urbanisme de Martigues, expression de la déraison récurrente des hommes dont parlent Les Témoins, les auront plus sûrement rasés que l’acte de folie destructrice dont Maurras s’est repenti toute sa vie.

À Martigues, ou ailleurs, retrouvons néanmoins ces grands cyprès, réels ou symboliques, au moins leurs âmes de « fuseaux ténébreux » ; au besoin, replantons-les, ces cyprès protecteurs, ces frères naturels, pour goûter de leur ombre bienfaisante, et en faire selon le vœu de Charles Maurras un hâvre de retrouvailles permanentes de sa « postérité d’esprit » !

Prose et Poésie

L’amour de Maurras pour la poésie, pour la poésie formelle, rimée, classique, est évident et il ne s’est jamais démenti.

Pourtant, loin de tout formalisme pour lui-même, la préface à La Musique intérieure nous avait déjà montré un Maurras attentif aux recherches poétiques de son temps, n’hésitant pas à tourner gentiment en dérision les exigences d’une pureté poétique excessive et sclérosante.

Le texte que nous vous proposons aujourd’hui, L’Esprit de Maurice de Guérin, qui est paru en revue en 1925 et a été repris dans Poésie et Vérité en 1944, est bien sûr une courte analyse de l’art de cet écrivain aujourd’hui un peu oublié. Mais c’est aussi une réflexion sur la prose poétique où Charles Maurras est loin de s’enfermer dans un mépris de poète pour la forme choisie par Guérin et dit au contraire toute l’admiration qu’elle lui inspire.

Les secrets de Martigues

Charles Maurras a consacré d’innombrables textes à sa ville de Martigues, tout au long de sa longue vie de poète, de prosateur et de journaliste. Parfois il ne s’agissait que de donner sa chair et sa substance au cadre dans lequel se succèdent souvenirs et chroniques ; parfois Martigues n’est qu’un maillon entre l’évocation de la maison du Chemin de Paradis, ou de son seul jardin, et la Provence toute entière, voire la Méditerranée dans son ensemble.

Mais aussi, et souvent, Maurras fait de Martigues son sujet principal ; tour à tour historien, archéologue, urbaniste, toujours ardent propagandiste de sa Cité, il a puissamment contribué à la faire connaître et reconnaître au delà des terres félibréennes, à Paris bien sûr, et en maint endroit du globe, partout où son influence littéraire et politique aura porté.

Parmi les nombreux ouvrages que Maurras aura consacrés à Martigues, Les Secrets du Soleil tiennent une place à part. C’est un livre d’art à faible tirage, illustré de six vignettes signées de Gernez ; publié en 1929, il sera réédité en 1954 au tome IV des Œuvres capitales, en texte d’ouverture de la Suite provençale. On n’y trouve ni photos, ni plans, ni documentation architecturale ou historique, et Maurras y prend un certain recul par rapport aux nombreuses controverses locales auxquelles il a participé et participe toujours à cette époque ; s’il y moque le savoir officiel, c’est avec humour et courtoisie, en reconnaissant que l’érudit amateur peut, lui aussi, se tromper, et que les interprétations historiques sont toujours fragiles.

En quelques dizaines de pages, Maurras y résume tout ce qu’il sait, tout ce qu’il voit et tout ce qu’il pense de Martigues, de son passé, de son présent et de son avenir, de son peuplement et de sa sociologie, de son potentiel économique et de ses perspectives de développement. On lira avec intérêt ses réflexions sur l’intégration et l’assimilation des immigrants…

Dans sa conclusion, Maurras esquisse une théorie de l’attachement que chacun éprouve naturellement pour sa Cité natale, qui ne doit pas se muer en délectation nostalgique ; en effet, et cela pourrait surprendre le lecteur d’aujourd’hui, Maurras ne cesse de dénoncer la tentation du regret, du souvenir pour le souvenir : « Martigues n’est plus Martigues », ont de tous temps soupiré les conservateurs. Maurras au contraire prend parti pour le mouvement, l’industrie, le remodelage des quartiers, la prospérité économique qui nécessite activité et transformation.

Qu’aurait dès lors pensé Maurras de ce qu’est devenue Martigues après sa mort ? Le pont autoroutier, la construction du stade, l’industrialisation pétrochimique de l’étang de Berre, le lotissement et l’urbanisation de tout le quartier du Chemin de Paradis, l’assèchement des marais et l’édification de la nouvelle mairie ?

La tranche de vie de Martigues que décrit l’œuvre de Maurras couvre une cinquantaine d’années, celles qui vont de l’écriture du conte d’Eucher, ce pêcheur de l’Étang de Berre qui se laisse gagner par la sensibilité romantique, jusqu’à tout perdre de sa réputation comme de sa fortune, et la dernière visite que Maurras fera à sa maison du Chemin de Paradis à la fin des années d’occupation. Pendant ce demi-siècle la ville a connu de nombreux changements, peu de chose peut-être si on les compare à ce qui s’est construit et transformé depuis ; mais assez tout de même !

Et nul auteur ne saurait égaler Maurras pour restituer la ville de Martigues, son âme et son souffle, au moins pendant toute cette période. Peu de villes ont pu bénéficier d’un chantre aussi dévoué à leur cause, d’une célébrité aussi charnellement attachée à leur site.

Martigues sans Maurras, c’est encore plus absurde que d’imaginer Maillanne sans Mistral, Sète sans Paul Valéry ou Illiers sans Proust !

Dans les Secrets, Maurras trace comme une relation directe entre sa ville et le soleil. Cette symbolique reviendra dans le poème qu’il composera en début févier 1945, en arrivant à la prison de Riom, quelques jours après sa condamnation, lorsqu’il comprend qu’il ne reverra plus jamais ni Martigues, ni sa maison, ni son jardin :

Ce petit coin me rit de toutes de les lumières
De son magnifique soleil ;
Ô mon Île natale, ô jardin de Ferrières,
Qui fleurira sur mon sommeil,

C’est peu de vous crier que mon cœur vous possède,
Mon Martigues plus beau que tout,
De la conque de Fos aux Frères de la Mède,
Laissez-moi chanter : Je suis Vous !

Mes cinq arpents de fruits, de fleurs, d’herbes arides,
De pins dorés, de cyprès noirs,
Et ma vieille maison que nul âge ne ride,
Est-il besoin de vous revoir ?

Que l’agave, métèque aux écorces barbares,
Dise à sa fleur qui le tuera
D’arborer notre deuil tant qu’une grille avare
De ses barreaux nous couvrira !

Mais vous, mes oliviers, vous, mon myrte fidèle,
Vous, mes roses, n’en faîtes rien ;
Je n’ai jamais quitté nos terres maternelles,
Frères, Sœurs, vous le savez bien !

Vous vous le murmurez au secret de vos branches,
Nous sommes nés du même sang,
Et ma sève est la vôtre et nos veines épanchent,
Dans un tumulte éblouissant,

La forme ou la couleur que, pareillement belles,
Fomenta le plus beau des dieux ;
Quand, surgeons d’Athéna, de Cypris, de Cybèle,
Il nous nourrit des mêmes feux

Dont il brûla mon cœur et qui m’emportent l’âme
Pour la ravir de ciel en ciel,
Partout où retentit sur un verdict infâme
Le grand rire de l’Immortel.

Celles et ceux qui ont eu la chance d’entendre Jean Piat déclamer ce poème lors du colloque tenu à l’Institut en 2002 pour le cinquantenaire de la mort de Maurras se souviendront longtemps de ce grand moment.

Mais un brin d’explication de texte ne sera pas de trop. Le poème s’ouvre sur trois mots d’exergue : Risit Apollo. Horace. Ce qui a été traduit par « Apollon a ri ». Fort bien, mais de quoi Apollon a-t-il ri ? Ce qui était évident pour Maurras, qui savait son Horace et son Virgile par cœur, ne l’est plus guère pour nos contemporains.

Les deux mots risit Apollo sont tirés du dixième chant du premier livre des Odes, qui est consacré au dieu Mercure et qui vient juste avant l’ode à Leuconoé qui contient le fameux Carpe diem. Mercure, messager de l’Olympe, est aussi le dieu du commerce, du boniment… et des voleurs. On dirait aujourd’hui : « de la communication ». Mercure est rapide, d’une adresse extrême qui lui permet de tout escamoter ; il réunit les qualités qu’il faut pour porter les nouvelles, négocier une transaction, puis escroquer tout le monde avec le sourire et le panache : Arsène Lupin fait Dieu.

À la troisième strophe, notre Arsène Lupin encore enfant vient de réaliser un exploit peu banal :

Te, boves olim nisi reddidisses
Per dolum amotas, puerum minaci
Voce dum terret, viduus pharetra
Risit Apollo.

il a dérobé à Apollon ses bœufs. Qui vole un œuf ne vole-t-il pas un bœuf ? Furieux, Apollon vient le menacer. Et pendant qu’il s’emporte, le jeune Mercure lui escamote son carquois. Alors, comprenant qu’il a affaire à plus fort que lui, Apollon éclate de rire ; il rit de sa propre infortune, et rend ainsi hommage aux talents supérieurs du jeune garçon qui l’a dépouillé de tout.

Revenons au poème. Le parallèle entre le Soleil (vers 2) et Martigues (vers 6) est posé d’emblée ; puis apparaît en clair, dans les deux dernières strophes, « le plus beau des Dieux », Apollon, dieu du Soleil. Le voilà qui rit de nouveau. On voulait séparer à jamais Maurras de son jardin de Martigues. Mais cela est impossible ! Apollon les a nourris ensemble, des mêmes rayons brûlants, les a faits du même sang ; c’est le sang de Martigues qui coule dans les veines de Maurras ; Maurras emporte Martigues avec lui partout où il est, et cela, c’est Apollon, conducteur du char du Soleil, qui le fait savoir sous tous les cieux, dans le même grand éclat de rire que celui qui saluait les exploits de Mercure.

Apollon est-il seul à rire ? Sûrement il est « l’Immortel » ; mais peut-être aussi bien est-ce Maurras, en sa qualité d’académicien ? C’est la force des grands poèmes que de nous offrir de multiples sens cachés derrière les mêmes mots.

Que ceux-ci soient au moins entendus des édiles actuels de Martigues ! Comment une ville peut-elle donc se priver de son seul académicien, de ce « surgeon d’Athéna » dont « les veines épanchent » son « Martigues plus beau que tout » ?

L’évidence de Kiel et Tanger

Actuel Kiel et Tanger ? inactuel ? « Un acquis pour la suite des temps » affirmait Boutang de ce livre écrit en 1905, revu et publié en 1910, puis modifié en 1913 et 1921, notre texte reprenant cette « édition définitive » publiée à la Nouvelle Librairie nationale.

Et effectivement il vaut mieux parler de permanence des impuissances républicaines dénoncées par Maurras que d’actualité ou d’inactualité.

Certes la république française n’est plus tentée par l’essai d’alliance allemande fait par Hanotaux et qui achoppa sur l’hostilité anglaise, qui plus est en plein déclenchement de l’Affaire Dreyfus. Plus question non plus d’alliance anglaise comme d’un point cardinal de la politique étrangère et maritime voulue par Delcassé et que l’Allemagne arriva à briser.

Les termes sans doute ont changé. Mais l’alternative insoluble elle-même, ce fait que l’une comme l’autre politique étrangères contraires restent stériles faute de suite, de conduite, et par l’intervention directe de l’étranger jusque dans le gouvernement de la France, tout cela ne dira-t-il rien à nos contemporains ?

Car au delà des précisions d’histoire sur la vie parlementaire et intellectuelle de la troisième République, l’un des propos essentiels de Kiel est bien celui-là : la république française ne peut avoir de politique étrangère. Sans doute elle met ce nom sur quelque chose, mais de politique suivie, de définition clairement affirmée des intérêts de la France et de poursuite acharnée de ces intérêts, non. Et si elle n’en a pas, ce n’est pas par accident, c’est parce qu’elle est une république démocratique et parlementaire, c’est en raison même de sa substance institutionnelle. Maurras va jusqu’à dire que l’une comme l’autre alliance avait son sens. L’une comme l’autre aurait pu être conçue, poursuivie, achevée par un régime autre. La République, parce que république, les a naufragées toutes les deux.

Mais Kiel et Tanger ne parle pas seulement de la politique étrangère. Un autre grand thème de Kiel est lui aussi une permanence républicaine : c’est l’impossibilité, de Félix Faure et Méline en Poincaré, d’une république conservatrice ou même modérée. Là aussi les conditions du régime sont contraires à ce qu’on voudrait en faire : la république ne peut que continuer sur son erre, la question religieuse jouant le rôle du cliquet après l’Affaire. Cet éloignement d’une modération prospère pour une construction de plus en plus idéologique et gauchie n’est qu’à peine entamé par les nécessités de la Guerre — rappelons que c’est précisément au prétexte de la guerre que la France basculera dans le régime redistributif en créant un impôt sur les revenus contre lequel le pays avait longuement renâclé.

Là encore, qui dira que l’impossibilité d’une politique conservatrice ou simplement pragmatique du fait même des pesanteurs du régime et de son organisation ne peut être lue aujourd’hui dans les préoccupations politiques les plus immédiates ?

Maurras est clair et sans nuances quand il résume dans l’introduction sa longue démonstration qui va suivre :

Sept ans de politique d’extrême-gauche, les sept ans de révolution qui coururent de 1898 à 1905, firent à la patrie française un tort beaucoup moins décisif que les trois années de République conservatrice qui allèrent de 1895 à 1898.

Le lecteur de 2008 trouvera aussi bien des pages qui, évoquant les rêves de paix de Jaurès ou les ambiguïtés de Gambetta sur la Revanche, le feront réfléchir sur les motivations réelles des pacifismes actuels ou sur les buts inavoués des efforts pour établir une justice internationale qui trancherait sans conflits les rapports entre les nations.

Si bien qu’il n’est pas absurde de reprendre aujourd’hui mot pour mot l’exhortation de Maurras :

Le patriotisme sincère ne peut fermer les yeux. Mais de semblables inquiétudes sont bien dures à exprimer ! En réimprimant aujourd’hui question et réponse, je voudrais pouvoir n’en rien dire de plus et me contenter d’une adjuration sommaire au Français, à l’allié, au civilisé, à cet homme pensant qui est intéressé à la vie de la France :

— Prenez ! lisez ! voyez ! N’est-ce pas l’évidence même ?

Un bilan de la troisième République en 1925

En 1925, la revue Le Capitole publie dans sa série « Les Contemporains » un numéro de mélanges inédits consacrés à Charles Maurras. On y trouve une quinzaine de contributions, toutes très concises, sur différents aspects de sa vie et de son œuvre. Voici la préface qu’en donne Jacques Bainville :

J’ai lu beaucoup d’études sur Maurras. Aucune ne m’a satisfait complètement. J’indiquerai seulement aux chercheurs qu’ils n’entendront sa pensée, qu’ils ne la cerneront et la pénétreront que s’ils remontent jusqu’à Dante.
Je ris beaucoup quand je vois traiter Maurras comme un monsieur ordinaire… On est prié de ne pas s’adresser au concierge mais à l’Altissime.

Qu’on se rappelle aussi que le désintéressement de Maurras est absolu. C’est une de ses forces. Il ne recherche pas l’argent, pas même la gloire littéraire. Il aurait pu s’assurer une existence tranquille et agréable, et il ne craint pas de s’exposer à la prison. Quand on est un gouvernement, il est incommode d’avoir un homme pareil contre soi. Maurras ne vit que pour ses idées et on n’a aucune prise sur lui.

Henri Vaugeois appelait Maurras le noûs, l’esprit pur, c’est sa définition la plus vraie.

Deux textes de Maurras lui-même figurent dans le recueil : le poème Ballade de la nature du désir qui ne sera republié qu’en 1952, au quatrième livre « Trahisons de clerc » de La Balance intérieure, et un texte sur le cinquantenaire de la troisième République, que nous reprenons aujourd’hui.

Il est d’usage, sur un plan purement constitutionnel, de faire remonter à 1875 la fondation de la troisième République. C’est donc bien en 1925 que paraissent divers articles consacrés à son cinquantenaire. Le texte de Maurras, qui leur fait écho, se réfère clairement à l’année 1870, celle de la défaite et des exigences de Bismarck ; mais curieusement, dans le dernier paragraphe, il y est question de « quarante ans », ce qui nous ramènerait en 1885, année où le tout jeune Maurras, baccalauréat de philosophie en poche, vient s’installer à Paris sur les conseils de l’abbé Penon.