Le maurrassisme et la notion de contre-révolution

De Maurras à la contre-révolution, le lien semble être évident et d’affirmation facile. Maurras n’était-il pas « contre la Révolution » ? les noms de Maistre et Bonald ne viennent-ils pas spontanément quand on évoque Maurras et sa formation ? et les contre-révolutionnaires ne se sont-ils pas incarnés longtemps dans l’Action française au point que l’on a pu peiner à en distinguer ailleurs ?

À y regarder de près, cependant, les choses sont plus nuancées et révèlent des articulations plus fines : mettre en valeur ces nuances et questionner avec une méthodologie serrée d’histoire des idées cette notion de contre-révolution est le propos de Tony Kunter, qui s’entretient avec neuf personnes liées à ces thèmes par leurs fonctions, leurs champs de compétence ou leur histoire personnelle comme familiale :

Michel Fromentoux ;
Nicole Maurras ;
Jean de Bonald ;
Hilaire de Crémiers ;
Pierre Pujo ;
Claude Goyard ;
Henri Gept ;
Stéphane Giocanti ;
Jean Bastier.

Servitudes et grandeurs de la critique

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Pendant ses premières années d’écriture, les articles que le jeune Charles Maurras publiait dans diverses revues avaient pour première fonction de lui assurer ses fins de mois. Les sujets en étaient variés, mais l’actualité littéraire y tenait naturellement la première place, car telle était la demande des lecteurs et des abonnés.

La fin du dix-neuvième siècle marqua en effet l’apogée fugace de l’écrit, du livre et du journal, du théâtre et à la poésie. L’espace aujourd’hui occupé par le cinéma et la télévision, l’image et l’écran, l’enregis­trement et la communi­cation, demeurait alors propriété sans partage de la littérature. La critique avait de ce fait une position centrale, majeure, et Maurras y acquit rapidement ses galons.

Si bien qu’en 1896, à l’âge de 28 ans, il a assez d’expérience pour rédiger une théorie de la critique. Ce sera fait en une nuit, comme il le racontera beaucoup plus tard. Il lui donne un tour modeste, l’intitulant Prologue d’un essai sur la critique, laissant entendre qu’il ne s’agit que d’un prélude à de plus longs développements, à une Somme qu’on imagine monumentale.

Mais cette Somme, cet Essai ne viendra jamais. Maurras avait fait le tour de la question, et il ne jugea pas nécessaire d’aller au delà de ce Prologue, dont le texte se suffit à lui-même et n’appelle pas de longs développements qui en émousseraient le tranchant. Il a cependant des allures d’inachevé, le huitième et dernier chapitre consacré aux Destinations de la critique se contentant de quelques « fragments », qu’on imagine griffonés au petit matin avant l’heure limite de remise du manuscrit.

Publié dans la Revue encyclopédique Larousse, le Prologue ne reparaîtra que 31 ans plus tard, dans la Revue universelle de Jacques Bainville, puis, comme de nombreux articles de jeunesse de Maurras, sous forme d’édition au tirage limité. Ce sera en 1932, avec une couverture ornée d’un curieux dessin géométrique. Promu alors au rang de texte maurrassien majeur, il sera repris dans les Œuvres capitales puis, à titre posthume, en tête de Critique et Poésie.

La présentation analytique du Prologue annonce quelque peu L’Avenir de l’intelligence, qui suivra six ans plus tard, mais on en retiendra surtout la théorie que Maurras fait du goût, puis du style, pour lequel il se place en continuateur du discours prononcé 143 ans plus tôt par Buffon devant l’Académie française.

Signalons aussi l’article « Maurras critique » d’Antoine Compagnon.

Le brave Wladimir ou la sage princesse ?

Dans le prologue et l’épilogue du Mont de Saturne, publiés en même temps que le conte en 1950 mais dont on ignore la date d’écriture, deux personnages se font face. Entre eux, objet de leur désaccord, il y a le cadavre de Denys Talon. L’écrivain s’est bien suicidé, comme il l’avait écrit et décrit. Il avait alors environ quarante ans.

Nous vous proposons aujourd’hui ces deux textes réunis mais édités séparément du Mont de Saturne.

La ligne de vie de Denys Talon indiquait qu’il ne mourrait qu’à quatre vingt ans. Et le corps retrouvé dans sa chambre est celui d’un vieillard ! Le policier Wladimir, qui prend le temps de lire le manuscrit autobiographique de Denys Talon, pense avoir trouvé la clef de l’énigme ; en une nuit d’agonie, l’écrivain a vieilli de quarante ans. Le défi présomptueux qu’il a lancé à l’échéance inéluctable de sa destinée aura échoué. Malgré lui, la prédiction chiromancique se sera vérifiée, et, dans un temps accéléré, Denys Talon aura vécu en quelques heures toutes les tranches de la vie qui lui était promise et auxquelles il pensait pouvoir se soustraire.

De tout cela, l’avisée Princesse ne croit pas un mot. Quelle farce ! Ce n’est qu’un coup littéraire, elle en est persuadée. Denys Talon aura monté cette macabre supercherie pour mieux vendre son livre ! Il se sera procuré un macchabée flétri chez les carabins, et le crédule Wladimir n’y a vu que du feu.

Que dire de ce plaisant dialogue ? Maurras s’y met-il un tant soit peu en scène ?

On aimerait se laisser aller dans ce sens, tant Maurras aura fait de Denys Talon un autre soi-même. Mais les éléments d’identification sont bien minces, et il sera plus sage de n’y voir qu’un bouquet de fictions et de fantaisies.

La scène ne se passe pas vers 1948 (année où Maurras atteint ses 80 ans), mais plutôt vers 1930 (Jean Chiappe est préfet de police), voire quelques années plus tôt (Henri Bergson, au sommet de la célébrité, commence à virer au gourou). Mais est-ce suffisant pour penser que Maurras situe l’échec de sa vie au moment de la condamnation papale de 1926 ?

Wladimir est un brave garçon, mais il entend les mots au premier degré et fait trop aveuglément confiance aux maîtres qu’il s’est donnés. Peut-on pour autant voir en lui un de ces Camelots activistes qui se sont lancés à corps perdu dans la Cagoule, pour perdre peu à peu tout sens des réalités politiques et du Bien commun ?

Quant à la Princesse, elle incarne le bon sens, une intelligence toute féminine faite de finesse et de mesure, et peut-être aussi la tentation de céder au confort de ces élites bourgeoises qui, de 1937 à 1942 ou 1944, porteront Maurras l’académicien au faîte de l’intelligence officielle en nettoyant sa pensée de toute dimension subversive ?

Ne plus savoir raison garder, ou ne plus chercher à changer le monde ? Dilemme buridanien d’autant plus synonyme de mort que l’énigme de l’âge du cadavre de Denys Talon est, par nature, une fiction sans solution… Et c’est Henri Bergson qui en fait les frais.

Si Maurras semble avoir des comptes à régler avec ce philosophe, ce n’est certainement pas pour le contrer sur ses théories du temps ; ce sujet peut certes justifier quelques piques amusées, guère davantage. Mais Bergson n’a pas été qu’un penseur ; il aura aussi laissé utiliser son immense prestige pour cautionner le pacifisme de la Société des Nations. Il s’est identifié à la conviction que le meilleur rempart contre les guerres réside dans le développement de l’éducation, choses que Maurras a toujours qualifié de nuées. Comme bien d’autres, Bergson avait les mains pures, mais il n’avait pas de mains…

Les doctrines royalistes françaises depuis la Révolution

Tony Kunter nous présente et nous résume un ouvrage qui reste intéressant et important bien qu’il date des années trente : French Royalist Doctrines Since The Revolution, de Charlotte Touzalin Muret, paru aux presses de l’Université de Columbia en 1933.

L’ouvrage est difficile à trouver dans son édition originale, mais il en existe une réimpression chez Kessinger Publishing.

Le Rimbaud d’avant la Rimbaldomania

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L’œuvre critique du jeune Charles Maurras est particulièrement riche et diverse. Il est peu d’auteurs, surtout contemporains (c’est à dire du dix-neuvième finissant) qu’il n’ait étudiés, commentés, puis classés dans ses catégories personnelles du goût et du plaisir ; il n’est guère d’école, de courant ou de mouvement, littéraire, poétique ou esthétique sur lesquels il n’ait porté un jugement argumenté, accordant au besoin à tel ou tel de ses zélateurs, ici indulgence, là circonstances aggravantes.

Peu à peu, à mesure que Maurras se consacre à la politique, sa production critique se ralentit. Il est faux de dire qu’elle se tarit complètement ; plusieurs études continueront à paraître tout au long de sa vie. Mais il s’agit rarement de sujets nouveaux ; en général, Maurras revient sur des thèmes qu’il a abordés dans sa jeunesse, pour leur donner le coup de pinceau de l’âge mur. Il exhume nombre de ses anciens articles, dont il fait faire des tirages d’art, ou qu’il réunit dans des volumes de morceaux choisis, comme Barbarie et Poésie ou L’Allée des philosophes, plus tard Poésie et Vérité. On peut se risquer à situer la charnière de cette évolution en 1913, avec la rédaction de ce qui deviendra Le Conseil de Dante ; à cette date, le périmètre de l’œuvre critique de Charles Maurras est quasiment figé.

Les auteurs qui connaîtront la célébrité par la suite n’y entreront pas, et ceux sur lesquels le regard de la société aura changé y garderont leur image de 1890 ou de 1900. Il faut en prendre son parti, quitte à en éprouver quelque frustration.

Et s’il est un auteur pour lequel la frustration aurait lieu d’être vive, c’est bien Arthur Rimbaud. Le texte le plus abouti que Maurras lui ait consacré paraît dans La Gazette de France du 21 juillet 1901, à l’occasion de l’inauguration d’une statue de Rimbaud à Charleville, dix ans après sa mort, mais un bon quart de siècle après sa précoce « mort littéraire ». La lecture de l’article que Maurras consacre à cet événement montre à l’évidence qu’en 1901, Rimbaud n’était encore connu que d’un petit cercle d’initiés. Il ne deviendra icône que beaucoup plus tard, quand les surréalistes en feront leur précurseur, leur inspirateur le plus direct, puis quand les gros bataillons de l’éducation nationale le présenteront en modèle indépassable de liberté bridée et brisée par les convenances bourgeoises.

Il eût certes été intéressant de lire Maurras revenir, trente ou quarante ans après, sinon sur Rimbaud, du moins sur son influence, sur la frénésie rimbaldienne… mais nous devrons nous en passer.

Arthur Rimbaud est sans doute la plus belle illustration des méfaits de l’excès du « saintebeuvisme » tel que le dénonçait Marcel Proust ! Rarement vie aussi mystérieuse n’aura été autant étudiée, chaque moindre maigre détail recueilli faisant l’objet de gloses aussi savantes qu’abondantes. Ainsi la découverte d’une dent de dinosaure inconnu conduit-elle à décrire tout un paysage du Crétacé, ainsi celle d’un récépissé de livraison griffonné par Rimbaud en Abyssinie suffit-elle à meubler un colloque, à mobiliser chercheurs et muséographes, à assurer des années de publications.

Des générations d’enseignants ont formaté leurs élèves à l’éloge du poète maudit, souvent plus du maudit que du poète ; et des générations de marginaux à la dérive se sont persuadés qu’il leur suffirait de s’abandonner à la défonce et à l’homosexualité pour égaler la grâce sublime de l’enfant perdu de Charleville. Un Léon Bloy en eût fait ses choux gras ; Maurras ne s’en soucia point.

Mais en 1901, c’est l’inverse ; la famille, les proches, les admirateurs du poète veulent le disculper de ses errances et en faire un personnage respectable, ayant juste été un peu turbulent au cours de brèves foucades de jeunesse. Maurras moque cette pruderie mal venue ; mieux, on sent chez lui une certaine tendance à l’empathie.

Tenter un parallèle entre Rimbaud et Maurras n’irait pas bien loin. Cependant, on notera qu’ils furent tous deux des forts en thèmes, des surdoués de la prosodie latine, avant de connaître une grave crise intérieure au début de leur adolescence ; Rimbaud l’assumera et y sombrera, Maurras la surmontera. Et ce même Maurras gardera toujours au fond de lui la blessure de sa vocation de marin au long cours, brisée net par l’apparition de sa surdité. Les bourlingues qu’il ne fit point, les aurait-il, quelque peu, entrevues et réidentifiées dans les peu glorieuses équipées rimbaldiennes ?

C’est en tous cas aux poèmes, et à eux seuls, qu’il entend donner la première place dans son propos. Et là dessus, il est clair ; Rimbaud n’a pas cessé d’écrire, puisque la plume de Verlaine l’a fait pour lui, dans une continuité parfaite.