Denys Talon, un Maurras sans politique

En 1950 paraît aux éditions des Quatre Jeudis un livre atypique de Maurras, Le Mont de Saturne, sous titré Conte magique, moral et policier. Magique, il l’est certainement, par la place majeure qui y est faite à l’occultisme, plus précisément à la chiromancie. Moral, il l’est peut-être, si toutefois l’on entend ce mot au sens de roman de mœurs ; car, au sens usuel, Le Mont de Saturne n’est en rien moral, même si son contraire, l’amoralité, s’y trouve mise en échec. Enfin, il n’est policier que dans son prologue et son épilogue, que nous ne publions pas aujourd’hui.

Il nous reste donc un conte magique. C’est en fait une autobiographie, rédigée d’une seule traite en guise de testament, par un écrivain nommé Denys Talon qui se suicidera après en avoir tracé les derniers mots. Et ce Denys Talon ressemble comme un frère jumeau à Charles Maurras ; mais un Maurras qui n’aurait jamais touché à la politique.

Il est donc tentant d’en inférer que c’est la politique qui a permis à Maurras d’échapper au nihilisme, à la passion des sciences occultes, à une vie de débauche, et finalement au suicide. Contrairement à Alfred de Musset, par exemple, il aura trouvé l’équilibre, il aura réussi à contrôler l’embrasement de son génie littéraire et de ses passions terrestres, grâce à son engagement politique provençal et royaliste. Denys Talon met fin à ses jours à quarante ans ; or c’est justement l’âge où Maurras décide « de rentrer en politique comme on entre en religion », en cette année 1908 où la revue d’Action française se transforme en quotidien.

Mais cette interprétation en appelle mécaniquement d’autres, complémentaires d’abord, puis vite contradictoires. Le texte fourmille d’éléments permettant d’enrichir le scénario. Maurras met en scène des personnages qui ont existé, dont lui-même d’ailleurs, par un curieux dédoublement ; il restitue des faits réels, à peine romancés, si bien qu’on se persuade vite que tous les personnages cités, que tous les faits relatés, ont participé effectivement à la vie, privée, sentimentale, intérieure, de Charles Maurras. Denys Talon arbore, revendique tant de traits caractéristiques de Maurras que l’on se convainc vite que Maurras a souffert de tous les dérèglements de Denys Talon. D’ailleurs, s’il n’en donne pas de preuves, il fait plus que les suggérer.

Or Denys Talon connaît une première « mort », lorsqu’il prend conscience de la malédiction qui pèse sur lui : sur sa main, le mont de Saturne lui signifie sa condamnation à l’échec, à l’échec inéluctable. À force de trop vouloir, de tout vouloir, de ne pas se satisfaire de ses succès qui font l’admiration et l’envie de tous, il n’aura rien. Et effectivement, il en voudra trop. Il exigera que Marie-Thérèse s’abandonne entièrement à lui, alors qu’il sait que c’est impossible. Cela durera dix ans, dix ans de marche inexorable vers le désastre annoncé, dont il ne se sauve que par un suicide en forme de bravade. Et là, le parallèle avec Maurras prend une toute autre signification.

L’entrée de Maurras en politique, n’est-ce pas l’entrée de Denys Talon en chiromancie ? Le combat politique absolu de Maurras, n’est-ce pas la passion absolue de Denys Talon pour Marie-Thérèse, allégorie à travers laquelle Maurras entend représenter, peut-être la France, peut-être la Monarchie, peut-être l’Église catholique, pourquoi pas les trois à la fois, dans leur fusion tant désirée ? Quant à Messimine, le mari indigne que Marie-Thérèse ne peut quitter, n’est-ce pas l’adversaire de toujours, le pacifiste, le républicain, le démocrate-chrétien ? Surtout le démocrate-chrétien !

Il est particulièrement éclairant de lire comment Denys Talon définit sa pratique de la chiromancie ; on croirait lire Maurras exposer ses principes de science politique…

Mais les efforts de Denys Talon seront vains : Marie-Thérèse partira. Ceux de Maurras le seront aussi : après quarante ans de lutte, non seulement la France est toujours en République, mais il est, lui, condamné et emprisonné.

Alors, que faut-il en conclure, Maurras sauvé par la politique, ou Maurras tué par la politique ? L’une comme l’autre des deux thèses peut trouver, dans le récit « magique » de la vie de Denys Talon, toutes les justifications que l’on voudra. À condition de ne pas voir celles de la thèse inverse ! Ni toutes les fantaisies, les anachronismes, les inversions de traits de caractère dont Maurras truffe son texte à plaisir, comme pour égarer son lecteur.

Ainsi, en dix ans, les deux garçons de Marie-Thérèse n’ont pas changé d’âge. Le naufrage du Saint-Philibert, qui a lieu en 1931 et dans lequel Maurras voit une prémonition du désastre de 1940, est évoqué par Denys Talon dans une scène qui doit se passer vers 1900…

Maurras aurait-il cherché à tromper Sainte-Beuve en personne qu’il ne s’y serait pas pris autrement !

Il vaut donc mieux, sans doute, se laisser bercer par les aléas du récit, et prendre les personnages et les séquences tels qu’on les lit. Si Denys Talon prend beaucoup à Maurras, un peu à Musset, il n’y a dans sa vie ni Affaire Dreyfus, ni George Sand à Venise. Il est, aussi, Denys Talon et rien d’autre.

Il vaut mieux, également, ne pas chercher en tout nom, en toute phrase, en toute scène, un sens caché, quelque fil conducteur d’une histoire initiatique cachée derrière l’histoire banale. Il n’y a aucune gnose dans Le Mont de Saturne. Il semble que Maurras ait eu l’idée d’écrire ce conte dès le tournant du siècle ; à l’époque, les sciences occultes étaient très à la mode, elles faisaient partie du débat intellectuel, de la vie littéraire.

Il suffit de rappeler le rôle central que joua la graphologie naissante dans l’Affaire Dreyfus, fait d’évidence que les historiens postérieurs ont cru bon de passer par profits et pertes. Millénaristes, kabbalistes et illuminés de toutes sortes tenaient alors le haut du pavé. Maurras lui-même, évoquant en 1902 le centenaire de Victor Hugo, ne peut éviter, même s’il convient ne guère y croire, un long développement sur la forme du crâne de l’auteur des Misérables ; la rivalité sociale entre dolichos et brachys prenait alors chez certains autant d’importance que la lutte des classes pour d’autres.

Il n’y a donc rien d’étonnant que Maurras ait eu l’idée de composer un conte sur la chiromancie, et que ce projet, qu’il n’eut jamais le temps de réaliser, se soit enrichi dans son esprit, au fil des ans, d’idées complémentaires venant en complexifier la trame et faire naître de nouveaux retours, de nouvelles coïncidences, de nouvelles clefs d’interprétation. En 1911, un certain Georges Meunier publie chez Albin-Michel un livre-enquête Ce qu’ils pensent du merveilleux, dans lequel les auteurs de l’époque livrent leur sentiment sur l’occultisme. Maurras y cite explicitement son projet de conte, avec son titre, Le Mont de Saturne. Mais il lui faudra attendre septembre 1944 et son incarcération provisoire à la prison Saint-Paul-Saint-Joseph de Lyon pour passer à l’écriture. Isolé, attendant qu’on lui signifie un chef d’inculpation, anxieux des nouvelles de la libération du territoire, il juge alors que la meilleure manière de tuer le temps et l’angoisse est de rédiger enfin ce conte qu’il mûrit dans sa tête depuis quarante ans. Il en fait passer les feuillets à l’extérieur, des amis le dactylographient ; l’aura-t-il ensuite relu, retouché ? cela n’est pas clair. La publication ne se fait qu’en 1950, et vu le nombre de coquilles qu’on y trouve, on est au moins certain que Maurras n’a pas revu les dernières épreuves. Le texte s’orne d’un appendice en forme de conversation-justification dans lequel Maurras répond aux questions d’un certain Amicus qui lui reproche de faire paraître un livre scandaleux qui ne pourra que nuire à son image ; d’après Roger Joseph, cet Amicus n’est autre que le très catholique Xavier Vallat. Les vives polémiques ayant entouré ce personnage ne doivent pas interférer sur notre jugement ; Maurras refuse toute censure comme toute auto-censure, mais doit passer par des explications alambiquées qui ne sont pas sans rappeler la dernière préface du Chemin de Paradis.

Car Le Mont de Saturne est aussi, pour un Maurras proche de sa fin, l’occasion de réaffirmer son droit à l’écriture libertine. Denys Talon y fait en effet clairement référence au conte de La Bonne Mort, publié dans Le Chemin de Paradis de 1895 et retiré des éditions ultérieures. Ce n’est pas un tirage d’art, confidentiel, de 1927 qui lui aura assuré une large diffusion ; peu de lecteurs du Mont de Saturne en 1950 connaissent La Bonne Mort autrement que par les violentes accusations de scandale et de blasphème que ce conte de jeunesse aura values à son auteur.

Nos meilleurs vœux pour 2009

es administrateurs du site Maurras.net et l’Association des Amis de la Maison du Chemin de Paradis vous présentent leurs meilleurs vœux de joie, de santé, de réussite et d’espérance pour l’année 2009

Souhaitons également que l’année qui s’ouvre voie enfin l’achèvement des travaux de la Maison de Charles Maurras à Martigues, la réhabilitation du jardin et leur réouverture au public, ainsi que celle de la bibliothèque dont les ouvrages, mis à l’abri des termites, attendent depuis des années au fond de dizaines de caisses le jour où un lecteur viendra enfin leur rendre hommage, dans une Bastide refaite à neuf !

Nous savons que la Mairie de Martigues, qui a dû entreprendre de lourds travaux, non seulement pour préserver la Maison des termites, mais pour stabiliser les murs porteurs qui commençaient de se désolidariser suite à un affaissement du terrain, attend aussi ce moment avec impatience. Il en est de même des services municipaux de la Culture, de Madame la conservatrice du Musée Ziem et de toute son équipe ; que tous sachent que nos vœux les accompagnent.

Car il est grand temps, en effet, de réaliser les volontés testamentaires de Charles Maurras ! Celles-ci ont été consignées à Troyes le 22 février 1952, puis discutées et adoptées, le 13 mars suivant, par la Municipalité de Martigues (par 11 voix contre 9…) Elles prévoyaient notamment la création au Chemin de Paradis d’une « Bibliothèque populaire » et d’un « Jardin d’enfants », gérés par un comité de neuf membres présidé par le Maire, et comprenant trois autres élus de la ville, dont Maurras précise la composition : un communiste, un socialiste, un RPF !

Si le jardin d’enfants ne peut plus être imaginé qu’en rêve, le terrain qui lui était destiné ayant été loti et construit depuis longtemps, la bibliothèque populaire se pose en destination toute naturelle de la Maison une fois celle-ci pleinement restaurée. Maurras évaluait dans son testament à « au moins 12 000 » le nombre de livres que le Comité aurait en sa possession :

Ce sont des œuvres de grande culture, dictionnaires, collections complètes de grands écrivains classiques ou autres, livres contemporains, un certain nombre de romans modernes. Si mon chiffre paraît manquer de précision, c’est que les Boches ont pillé deux fois ma bibliothèque : la première, au siège de mon journal, 1 rue de Boccador, où ils ont tout pris, la seconde fois, à mon domicile personnel, 30 rue de Bourgogne ; tout au moins, rue de Bourgogne, ils ont été loin de tout emporter, je le sais de source sûre.

La bibliothèque populaire ainsi créée ne prête pas de volume. On vient y lire à demeure ; mes salles du rez-de chaussée, ouvertes aux lecteurs, pourront recevoir des rayons…

Quant à nous, nous poursuivrons sans faiblir en 2009 le développement du site Maurras, votre site, afin qu’il soit toujours plus complet et plus attractif. Trente mois après sa création, nous restons sur la même ligne, celle d’une qualité sans faille et d’une documentation aussi complète que possible des textes que nous mettons en ligne. C’est un travail de longue haleine, parfois fastidieux, mais qui ne doit laisser aucune place aux erreurs, aux imprécisions ou aux omissions.

L’édifice se construit donc lentement, mais de façon cumulative ; contrairement au livre, l’édition électronique n’est jamais épuisée, jamais introuvable ; elle reste disponible, en permanence, sur les cinq continents, gratuitement et immédiatement. Avec le temps, la richesse et la diversité de votre site préféré deviennent appréciables ; rien que pour la bibliothèque des œuvres maurrassiennes, nous comptons en ce début 2009 pas moins de 76 entrées.

La fréquentation progresse en rapport ; nous avons régulièrement plus de 200 visiteurs uniques par jour, presque 3000 par mois ; le nombre de téléchargements est en constante augmentation. Jamais sans doute le rayonnement de l’œuvre maurrassienne n’aura connu en si peu de temps un telle accélération.

Il y a deux ans, on trouvait en ligne divers textes de Maurras, numérisés à la va-vite par des bonnes volontés mais souvent emplis de coquilles, peu ou pas du tout documentés, et souvent aussi placés en mauvaise compagnie sur des sites amateurs. Ils existent toujours, mais on ne les voit plus ; désormais, ce sont vers nos versions, fiables et annotées, que les moteurs de recherche orientent les internautes. Et la rançon de notre succès, c’est que nous sommes maintenant pillés sans vergogne… mais c’est la loi du genre, l’hommage du vice à la vertu. Nous ne nous en plaignons pas trop.

Pour en revenir aux vœux, nous vous présentons ci-dessous quelques compositions martégales, thèmes de cartes de vœux éditées naguère par l’AAMCP, avant la cession de la Maison du Chemin de Paradis à la ville de Martigues :

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J’écris au flanc d’une colline couronnée d’un moulin qui a cessé de moudre et qu’on prendrait de loin pour un vieux château ruiné, comme on en voit le long du Rhône. Cinq ou six pins retiennent le sol friable de cette terre inconstante, et l’on y trouve aussi quelques oliviers lumineux… (Charles Maurras, début d’un texte de 1895, repris plus tard en exergue de L’Étang de Berre.)

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Martigues ! Quelques disques de terre entourés par la mer. La plus vieille partie de ma petite ville élève des îlots à la vénitienne. Il y en avait cinq vers 1840 dont j’entends encore vanter le pittoresque, la bonhomie et la rumeur…

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Qui abordera ici pour la première fois découvrira les délices de l’incomparable reflet nuancé et moiré de nos toits et de nos églises au liquide miroir qui tremble toujours…

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Dans le creux est la ville, ses canaux et ses étangs couverts de barques noires, ses ports mélancoliques où les tartanes attendent pour se réveiller et partir…

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Une rue du vieux Martigues – peinture d’Antoine Ponchin (1872–1934).

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Environs de Martigues – gouache du XVIIIe siècle

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Ronsard, politique et poète

Maurras aura finalement assez peu écrit sur Ronsard, assez peu en tous cas eu égard à la dimension du Vendômois « Prince de poètes et poète des Princes ». Pourtant bien des analogies peuvent être trouvées entre les deux hommes : la surdité, la célébrité, la fondation d’une École, un même partage de vie entre littérature et action publique… Ajoutons-y une même passion, jamais démentie, pour les femmes, et un même attachement à l’Antiquité gréco-latine.

Ainsi Maurras écrivait-il, le 14 août 1904, dans la Gazette de France :

L’amour du grec, tel que Ronsard l’avait éprouvé, fonde un monde, ou du moins un empire, dans les lettres françaises. La poésie française avant Ronsard est une chose ; après Ronsard, elle en est une autre. Il y a là l’action sensible, glorieuse, évidente, d’une volonté de sculpteur. On voit le ciseau, le marteau, la figure imposée avec son souple et hardi mouvement, fruits certains du génie de l’homme.

Alors, comment se fait-il que Maurras n’ait pas consacré, de son vivant, un livre, au moins une plaquette, ou une simple préface, à Ronsard ? Il faudra attendre le centenaire de sa naissance pour que paraisse dans Critique et Poésie un court chapitre consacré à la Politique de Ronsard.

Critique et Poésie, préparé par Pierre Varillon, est quasiment une reprise posthume de Poésie et Vérité. Quelques textes en sont retirés, quelques autres les remplacent, dont celui sur Ronsard. Il a donc fallu attendre une tierce intervention, seize ans après la mort de Maurras, pour rendre Ronsard visible dans son œuvre critique. Encore cet article, paru dans L’Action française en deux parties, les 24–25 et 27 avril 1943, est-il constitué pour l’essentiel de reprises d’un texte signé d’Henri Longnon, paru vingt ans auparavant dans la Revue universelle sous le titre « Pierre de Ronsard et la Réforme » (tome XV, n°14 daté du 15 octobre 1923).

Là réside, peut-être, l’explication qui nous fait défaut. Nous n’avons retrouvé que peu de renseignements sur Henri Longnon ; il faudrait rechercher, dans les souvenirs, les témoignages… Mais deux choses sont certaines : il était, en son temps, avec Pierre de Nolhac, la référence universitaire incontestée des études ronsardiennes, et il était aussi un ami proche de Maurras et de l’Action française. Ce second fait explique sans doute pourquoi il est occulté aujourd’hui, et qu’aucune bibliographie récente sur Ronsard ne le cite.

Henri Longnon soutint sa thèse sur Ronsard à l’École des Chartes en 1904. Cette thèse fut publiée en 1912 et rééditée chez Slatkine (à Genève) en 1975. Il est également l’auteur d’une édition commentée en quatre volumes des poésies de Ronsard, publiée en 1923 ; enfin on retrouve sa trace en 1950 pour un ouvrage sur Les Déboires de Ronsard à la Cour.

On peut donc imaginer que, pour Maurras, le cas Ronsard était réglé ; il laissait à Henri Longnon le soin d’en parler et de l’étudier. De même qu’il ne lui serait pas venu à l’idée d’écrire sur Louis II de Bavière, domaine réservé à Jacques Bainville.

Est-ce satisfaisant ? Est-ce suffisant ? Henri Longnon était également spécialiste de Dante ; or Maurras n’a jamais cessé d’invoquer Dante, tout au long de son œuvre. Il semble en fait qu’au fond, et malgré de vigoureux éloges, Maurras ne parvienne pas à placer Ronsard au tout premier rang des poètes. Il émet des réserves : Nous en avons de plus parfaits et de plus grands… mais sans en préciser le sens ou le motif. Bref, Ronsard ne lui « plaît » pas autant que d’autres. Il va donc moins parler de son œuvre poétique que de son action politique.

Action politique qui, au terrible temps des guerres de religion, s’attache à trouver l’intérêt de la France et la réconciliation des Français ; une situation qui se retrouve en 1943, ce qui conduit Maurras à exhumer un article vieux de vingt ans, pour le reprendre à son compte et exhorter ses lecteurs à retrouver les sources du raisonnement politique de Ronsard. Mais les analogies s’arrêtent là, leur sens tourne court, car la seconde guerre mondiale ne s’est pas achevée comme les guerres de religion, avec l’arrivée pacificatrice d’un Henri IV qu’annonçait le vieux Ronsard et dont pouvait rêver le vieux Maurras…

Nous vous proposons aujourd’hui, d’abord l’article « Ronsard » du Dictionnaire politique et critique (fascicule 22, publié en 1933 ; les extraits concernés datent de 1911, 1924 et 1925), puis un extrait de La Balance intérieure (deux sonnets, composés en 1933 et 1934, et une notice explicative), enfin l’article de Critique et Poésie.

On remarquera à quel point Maurras quitte facilement le « sujet Ronsard » pour parler d’autre chose. Commente-t-il le texte d’Henri Longnon ? C’est pour évoquer, de digression en digression, la fondation de l’Action française. Visite-t-il l’exposition Ronsard ? C’est pour faire l’éloge de deux de ses contemporains, Henri Estienne et Claude Lejeune. Évoque-t-il la découverte des ossements du poète ? C’est pour glisser, par marquise de Maillé interposée, vers Les Baux de Provence. Cette distance, cette indifférence, ne peuvent pas être sans signification !

Des regards sur Maurras au fil des âges

Notre ami Tony Kunter nous livre une nouvelle étude dans laquelle, après avoir dressé un impressionnant panorama des travaux universitaires et des ouvrages consacrés depuis l’origine à Charles Maurras, il tente de dégager les motivations et les déterminants de ces analyses et de leurs auteurs. On se souvient de sa brillante critique des thèses développées par Ernst Nolte ; on retiendra surtout de son texte d’aujourd’hui une interprétation séduisante des points de vue usuellement soutenus aux États-Unis.

Ceux-ci, qui nous semblent bien simplistes, reviennent à faire de Maurras, par son nationalisme, le précurseur et l’inspirateur des autres nationalismes européens du vingtième siècle. Tony Kunter y voit une manifestation d’une défiance générale envers « l’ancien Monde », considéré comme un bloc et porteur des archaïsmes dont le « Nouveau Monde » s’est libéré.

Mais tout comme la tentative de déculpabilisation de l’Allemagne menée par Nolte, la dénonciation américaine d’un nationalisme européen tribal et partagé aura trouvé en France même un écho des plus favorables. Les communistes avaient à faire oublier certain pacte germano-soviétique, et les socialistes à se faire pardonner d’avoir fourni les gros bataillons des intellectuels collaborationnistes. Régentant ensemble l’Université, l’édition et la culture, il leur fallait un bouc émissaire sur qui rejeter toutes leurs turpitudes. Comme les démocrates chrétiens, qui vouaient à Maurras une haine tenace comme seuls les calotins peuvent en concevoir, ne demandaient pas mieux que de les soutenir sur ce point, la cause fut vite entendue, et les travaux étrangers dénonçant Maurras furent reçus comme vérité révelée.

Cependant, peut-on suivre Tony Kunter quand il tente de faire du concept de contre-révolution le point de départ d’une re-découverte de la complexité de Maurras ? Cela mérite discussion. D’une part, s’il est indiscutable que Joseph de Maistre et Louis de Bonald ont compté dans la formation des idées politiques de Maurras, on ne peut en faire des inspirateurs directs et majeurs. Car Maurras ne se réfère guère à leurs continuateurs directs, les légitimistes et les ultramontains du milieu et de la seconde moitié du dix-neuvième siècle ; les « Maîtres » qu’il place au-dessus de tous, ce sont les Auguste Comte, Renan, Sainte-Beuve ou Taine, tous des « modernes ». Et que dire d’Anatole France, de Mistral, voire de Barrès ?

Un autre nom revient souvent dans les travaux des uns et des autres, celui de Georges Sorel. Que celui-ci ait joué un grand rôle, c’est certain. Mais il inspira aussi bien Lénine que Mussolini, et n’eut en tous cas jamais le moindre rapport, la moindre complicité d’esprit ou d’action avec Maurras. De telles associations, placées sous le signe de la contre-révolution ou du pré-fascisme, sont de pures absurdités.

De plus, le mot de contre-révolution a l’inconvénient d’être négatif, de ne se définir que par opposition. Or Maurras n’est jamais meilleur que quand il est positif, quand il crée, synthétise, construit. Des quatre attributs de la Monarchie maurrassienne, le plus faible n’est-il pas l’antiparlementaire ?

Chacun se fera son opinion. Souhaitons en tous cas que Tony Kunter poursuive ses travaux et nous donne encore de nombreuses et fécondes pistes de réflexion !

Chateaubriand ? Michelet ? non, Sainte-Beuve !

À la fin de l’année 1898, Maurras publie les Trois idées politiques, une brochure qui sera rééditée en 1912 avec des modifications très marginales, puis reprise sans changement en 1922 et 1928 dans Romantisme et Révolution, enfin dans les Œuvres capitales composées en 1952. Or c’est dans cette simple brochure que Maurras définit, à l’âge de trente ans, sa méthode d’analyse en politique, le fameux empirisme organisateur qu’il décèle et théorise chez Sainte-Beuve. Et il n’y reviendra plus.

Car non seulement Maurras ne fera pas évoluer le texte des Trois idées politiques pendant 54 ans, mais il n’en détaillera pas le contenu dans d’autres ouvrages, ne le fera pas vivre et respirer au gré des circonstances historiques. Ce que l’on a appelé ensuite « la méthode maurrassienne », et enseigné en son nom, de son vivant et après sa mort, tient en quelques pages rédigées alors qu’il est encore peu connu et pas encore entièrement acquis au royalisme. Tout ceci mérite examen !

Nous publions le texte de l’édition de 1912, dans laquelle Maurras s’en explique, mais ce retour sur lui-même ne vaut que pour les 14 premières années :

L’année 1898, traversée d’agitations profondes, ne pouvait manquer d’introduire la politique et la religion dans ses trois grandes commémorations littéraires : le centenaire de la naissance de Michelet, le cinquantenaire de la mort de Chateaubriand, l’érection du buste de Sainte-Beuve. Mes réflexions d’alors aboutirent à des conclusions générales qui n’ont pas perdu tout leur intérêt aujourd’hui, car elles ne furent pas étrangères à la fondation de notre Action française sept mois plus tard. Je leur dois mes relations intellectuelles avec quelques-uns de ceux dont je suis le collaborateur depuis quatorze ans.

Il me paraît bien vain d’y changer grand’chose, hormis quelques paroles aiguës que j’ai plaisir à effacer. S’il fallait tout récrire, je n’aurais pas de peine à m’abstenir d’un certain courant d’épigrammes. L’expression d’un sentiment qui se cherchait encore côtoie ici, à chaque ligne, le formulaire d’une pensée qui se trouvait.

Des « conclusions générales qui n’ont pas perdu tout leur intérêt aujourd’hui », un « sentiment qui se cherchait encore » et une « pensée qui se trouvait », voire ! Maurras en restera là pendant encore 40 ans, alors que nombre de ses disciples et continuateurs feront de l’empirisme organisateur l’alpha et l’oméga de l’enseignement de leur Maître.

On remarquera aussi qu’à propos de ces trois grandes commémorations littéraires de 1898, Maurras n’a pas évoqué que la politique ; il parle de politique et de religion. Car dans les Trois idées, on trouve explicitement le résumé annonciateur de ce que sera la position religieuse de Maurras toute sa vie durant : dénonciation du déisme, de toutes les déclinaisons romantiques, individualistes ou modernistes du christianisme, et à l’inverse éloge du catholicisme, force d’ordre et de civilisation. Or sur ce thème-là, Maurras ne changera certes pas de ligne, mais il y reviendra maintes et maintes fois, argumentant sans cesse, revenant sur chaque phrase, chaque mot, développant à satiété chaque argumentaire ; pour rassurer ses soutiens catholiques, pour ne pas indisposer l’épiscopat, combien aura-t-il pris de précautions, combien de fois se sera-t-il justifié, parfois bien laborieusement, combien aura-t-il mis d’eau dans son vin !

Rien de tel n’aura été jugé nécessaire pour préciser ce qu’est l’empirisme organisateur.

Mais laissons à Maurras le soin de présenter ces Trois idées :

Je ne traite pas de Chateaubriand, de Michelet ni de Sainte-Beuve ; mais on n’a point traité de Sainte-Beuve, de Michelet, ni de Chateaubriand dans les solennités dont ils ont fourni le prétexte.

Je veux parler de ce qui fut l’unique sujet des discours et des écrits publiés à propos de ces trois écrivains. Je dirai quel sens politique peut être sans erreur prêté à leurs ouvrages. Ce n’est pas de ma faute si on leur en a prêté un.
Que les partis en quête d’un aïeul représentatif se trompent parfois de grand homme, je n’y peux rien non plus ; ils m’auraient épargné de relever l’erreur s’ils l’eussent d’abord évitée. Comme disent les philosophes, tout cela m’est donné. Mais, sur cette donnée, je me préoccupe d’avoir raison ; ils me semble douteux que ces réflexions souffrent de conteste sérieuse.

La vieille France croit tirer un grand honneur de Chateaubriand, elle se trompe. La France moderne accepte Michelet pour patron, mais elle se trompe à son tour. En revanche, ni l’une ni l’autre des deux Frances ne nous montre un souci bien vif de Sainte-Beuve ; c’est encore une faute, un Sainte-Beuve peut les remettre d’accord.

Que dire cent dix ans plus tard ! Les « deux Frances » existent toujours ; Chateaubriand et Michelet sont bien oubliés, mais les erreurs que Maurras dénonçait n’ont pas changé de nature. D’un côté, la délectation d’une nostalgie délétère, la fuite dans la fiction d’un âge d’or mythique ; de l’autre, la sensibilité érigée en principe de vérité et de progrès. De méthode, de rigueur, de leçons d’Auguste Comte ou de Sainte Beuve, point. Pendant quelques décennies, le flambeau de la « méthode » aura été porté, paradoxalement et tragiquement, par le marxisme ; le marxisme tombé, nous en sommes revenus, camp pour camp, erreur pour erreur, à la situation décrite par Maurras en 1898.

Et ce ne sont pas, hélas, les plus en vue des « maurrassiens » qui, ce dernier demi-siècle et déjà auparavant, auront poursuivi l’œuvre de Sainte Beuve et contesté son terrain au marxisme ; si telle a effectivement été l’ambition affirmée par toutes les générations d’étudiants d’Action française qui se sont succédé, leurs aînés se sont au contraire complu et noyés dans une démarche de « vieille France qui se trompe », de pâle copie différée de l’erreur de Chateaubriand !

Remettre d’accord la vieille France et la France moderne ; l’enjeu n’a pas changé. Relisons le texte de 1898 ; c’est incontestablement Sainte-Beuve, surclassant Auguste Comte, qui est la pierre angulaire des Trois idées. C’est sur lui qu’il faut reprendre l’analyse.

Car sur Chateaubriand et Michelet, Maurras renouvelle et synthétise des jugements déjà émis de son temps, par Taine bien sûr, et plus près de lui par Pierre Lasserre. Mais sur Sainte-Beuve, il innove entièrement. Avec une ambition épistémologique quasiment prométhéenne ! L’empirisme qu’il définit n’est pas seulement organisé, ce qui serait déjà beaucoup, mais organisateur, ce qui lui donne des allures de thaumaturgie. C’est l’instrument de la « réforme intellectuelle et morale » appelée par Renan après le désastre de Sedan, c’est le cicérone de L’Avenir de l’intelligence, qui suivra les Trois idées de quelques années.

Faut-il, pour en retrouver la trame, réhabiliter aujourd’hui Sainte Beuve ? L’auteur des Lundis est aujourd’hui bien oublié, et l’on se souviendra plus aisément de Volupté ou de Port-Royal. L’étude et la critique littéraires sont des genres bien passés de mode. Il ne reste de Sainte-Beuve que le récit de ses aventures amoureuses avec Madame Hugo…

Déjà, de son temps, il fut abondamment brocardé et caricaturé. Le coup de grâce lui fut donné par Marcel Proust qui, dans son célèbre essai Contre Sainte-Beuve, proclame l’autonomie de l’œuvre par rapport à l’auteur, affirmant que celle-ci sait parfois jaillir d’elle-même, surpassant aussi bien la conscience que tous les déterminants sociaux ou culturels de celui-là.

Sainte-Beuve avait en effet imposé l’idée que l’étude de l’écrivain doit précéder celle de l’œuvre, et que la première prédétermine la seconde. Travailleur acharné, il était capable de compiler en peu de temps (ses articles paraissaient chaque lundi) une quantité invraisemblable de documentation et avait ainsi éclairé d’un jour nouveau nombre d’œuvres et de personnages littéraires que l’on n’avait avant lui considérés qu’au premier degré.

Mais l’empirisme organisateur que décrit Maurras va bien au-delà de ce parti-pris, qui n’en est qu’un des composants. Et par ailleurs il est clair qu’à trop suivre la démarche de Sainte-Beuve, à ne faire que cela, et sans l’énorme investissement intellectuel auquel il s’astreignait, on en vient au travers sartrien et moderne de ne juger une œuvre que par l’origine ethnique ou les préférences politiques et sexuelles de son auteur ; si c’est contre cette dérive que Proust voulait nous mettre en garde, il n’y aura pas de mal à le réconcilier avec Maurras !

Et en tous cas, à donner le goût de redécouvrir Sainte-Beuve, et l’impérieuse nécessité de se donner une méthode en politique.

Le souvenir d’Henri Vaugeois

Le fondateur de l’Action française, Henri Vaugeois, meurt en pleine guerre, le 11 avril 1916. Dans l’éditorial qu’il publie le lendemain, Charles Maurras rappelle tout ce qu’il doit à son ami, qui était son aîné de quatre années, cet homme d’action et de commandement, cet esprit de synthèse qui possédait « une espèce de grâce [qui] supprimait tous les intermédiaires inutiles, ces béquilles qui servent au commun pour penser ».

On connaît peu Henri Vaugeois, si tôt disparu. On le connaît beaucoup moins que Léon Daudet ou Jacques Bainville. On ne l’associe pas spontanément à l’histoire de l’Action française ou à celle du royalisme, on sait peu de chose du rôle qu’il y a effectivement joué.

Pourtant, à la réflexion, ce rôle fut sans doute considérable, mais davantage par le vide que laissa sa disparition que par la dynamique des premières années. Celles-ci nous sont essentiellement connues par les souvenirs qu’en ont laissé ses amis, notamment Maurras dans le Signe de Flore.

Henri Vaugeois ne fut pas que le fondateur de l’Action française. Il en assura ensuite la direction, le pilotage, la cohérence entre l’action militante et le combat des idées. On peut se risquer à dire qu’à cette fonction centrale, il ne fut jamais remplacé.

Après la mort de Vaugeois, Maurras qui avait acquis sur ses compagnons un primat intellectuel indiscutable, fut naturellement appelé à être, aussi, le capitaine du navire, le seul maître à bord. Et la « gouvernance » changea profondément de nature. Maurras le reconnaîtra, longtemps après, dans sa Tragi-Comédie de ma surdité.

Il est clair qu’après la saignée de la Grande Guerre, si l’Action française continue de séduire quantité d’esprits jeunes et brillants, elle sait de moins en moins les conserver, et elle ne rallie plus guère d’esprits confirmés. Bien des raisons ont été invoquées pour expliquer cette impuissance qui va s’aggraver au fil des années, et il serait bien puéril de n’y voir qu’un effet de la disparition d’Henri Vaugeois ! En revanche, un enchaînement de causes indirectes peut être proposé.

Il y a eu entre Maurras et Vaugeois comme un partage des rôles, une connivence peut-être plus fortuite que pensée. Entre le républicain nationaliste et le jeune félibre fédéraliste, il y a d’abord la recherche commune d’une solution à la crise politique, intellectuelle et identitaire née de l’Affaire Dreyfus. Tous deux concluent à la Monarchie et à l’Ordre, Maurras le premier, et il convainc sans peine son ami. Mais Maurras laisse à Vaugeois le soin de faire la traversée complète ; l’anticlérical républicain qu’était Vaugeois devient catholique et royaliste. Devant ses contemporains, il est un chef entier, l’organisateur du mouvement, pleinement cohérent avec ses convictions.

Maurras, au contraire, reste sur la ligne de crête de l’agnosticisme. Et s’il décide de « rentrer en politique comme on entre en religion », il le fera en polémiste, en homme de lettres et de culture ; à Maurras le génie flamboyant de la création, à Vaugeois la conduite des affaires.

Maurras ne changera pas après la disparition de Vaugeois. Il n’en revêtira pas la tunique. Il restera ce qu’il est, félibre, agnostique, inclassable. Pour conserver ses troupes catholiques, pour rassurer l’épiscopat, il devra redoubler d’efforts, de justifications, de contorsions. Il ira jusqu’à se dédoubler, mettant en scène sa propre incapacité d’aboutir, dans Le Mystère d’Ulysse, dans Le Mont de Saturne.

En ce sens, Vaugeois aura largement façonné le profil politique, le personnage de Maurras. Ils furent comme deux chevaux tirant l’attelage. Et lorsque l’un disparut, le second ne changea pas de place pour se mettre au centre. Partielle certes, cette interprétation de l’histoire de l’Action française ne manque pas de séduire ; doit-elle être poursuivie ?