La préface du Venin

Préface au Chemin de Paradis - Gernez

La première édition du Chemin de Paradis fut publiée chez Calmann-Lévy en 1895. La préparation de l’ouvrage et son impression ont dû prendre un certain temps, car la préface, dédiée à Frédéric Amouretti, est datée de mai 1894.

Bien que le recueil de Contes qu’est Le Chemin de Paradis ne soit pas la toute première publication de Charles Maurras, celui-ci le présente dès le début de cette préface comme « mon premier livre ». Il est vrai que Théodore Aubanel (1889) et Jean Moréas (1891) peuvent être considérés comme de simples brochures. Mais la vraie raison n’est sans doute pas là.

La Préface du Chemin de Paradis est en effet le premier texte où Maurras expose de façon claire et complète sa conception de l’ordre, et, en contrepoint, sa répulsion pour la sensibilité portée par la Réforme puis par le Romantisme. Des termes qui deviendront les maîtres mots de toute son œuvre y apparaissent dans une cohérence qui servira plus tard de fil conducteur au Maurras critique, au Maurras moraliste puis au Maurras politique : beauté, goût, règle, réciprocités de service, amour et poésie s’opposent aux brumes, aux nuées, à l’infinitude, à l’anarchie, surtout à l’anarchie des esprits devenus seuls maîtres de la conduite de leur existence.

C’est aussi le premier texte où Maurras traite du christianisme, que sa frontière entre l’ordre et le désordre traverse de part en part : l’éloge du catholicisme, Église de la hiérarchie et de la tradition, vient contrebalancer la dénonciation du caractère oriental, subjectif et subversif de la lettre des Écritures. Distinction que Maurras devra infiniment nuancer, expliquer, voire masquer, lorsqu’il lui faudra conquérir, conserver, ménager l’opinion et le soutien du public catholique. Si bien que lorsque Le Chemin de Paradis est réédité en 1920, la préface en est remaniée et expurgée de ses passages les plus vifs, comme le sont la plupart des Contes du volume.

En particulier, la phrase concernant le « Venin du Magnificat », qui avait tant provoqué la fureur des abbés favorables au Sillon, a disparu du texte. Cela n’empêchera pas les adversaires de Maurras de continuer à lui en faire grief, se référant ainsi à une formule absente des éditions disponibles en librairie, et que le curieux devait aller chercher dans un premier tirage datant de l’autre siècle et devenu introuvable, en un temps où la photocopie n’existait pas encore…

En fait c’est toute l’avant dernière partie de la Préface, consacrée à l’Église, qui a subi des coups de ciseaux. Dans notre édition, nous précisons en note tous ces passages supprimés ; mais pour que la lecture de la version d’origine soit plus aisée, nous la reproduisons ci-dessous.

Voici donc les deux paragraphes qui composent cette avant dernière partie, dans leur intégralité de mai 1894. Ils ne comportaient à cette date aucune annotation :

Je préjuge qu’on évitera d’objecter à ceci le christianisme. La chaîne d’idées que j’expose est très suffisamment païenne et chrétienne pour mériter le beau titre de catholique qui appartient à la religion dans laquelle nous sommes nés. Il n’est pas impossible que j’aie heurté, chemin faisant, quelques passages de la Bible, mais je sais à peine lesquels. D’intelligentes destinées ont fait que les peuples policés du sud de l’Europe n’ont guère connu ces turbulentes écritures orientales que tronquées, refondues, transposées par l’Église dans la merveille du Missel et de tout le Bréviaire ; ce fut un des honneurs philosophiques de l’Église, comme aussi d’avoir mis aux versets du Magnificat une musique qui en atténue le venin. Je me tiens à ce coutumier, n’ayant rien de plus cher, après les images d’Athènes, que les pompes rigoureuses du Moyen-Âge, la servitude de ses ordres religieux, ses chevaliers, ses belles confréries d’ouvriers et d’artistes si bien organisées contre les humeurs d’un chacun, pour le salut du monde et le règne de la beauté.

Ces deux biens sont en grand péril depuis trois ou quatre cents ans, et voici qu’on invoque au secours du désordre le bizarre Jésus romantique et saint-simonien de mil huit cent quarante. Je connais peu ce personnage et je ne l’aime pas. Je ne connais d’autre Jésus que celui de notre tradition catholique, « le souverain Jupiter qui fut sur terre pour nous crucifié ». Je ne quitterai pas ce cortège savant des Pères, des Conciles, des Papes et de tous les grands hommes de l’élite moderne pour me fier aux évangiles de quatre juifs obscurs. Car autant vaudrait suivre le Christ intérieur des gens de la Réforme, ou la conscience morale des Latins, ces huguenots antiques, ou encore le vague Dieu qui multiplie par l’infini les divers placita de M. Jules Simon. Bons ou mauvais, nos goûts sont nôtres et il nous est toujours loisible de nous prendre pour les seuls juges et modèles de notre vie ; mais quelle honte de n’en point convenir franchement et de pallier d’exégèse son anarchisme ou son péché ! Ou quelle lâcheté de s’enquérir de paravents de métaphysique morale pour esquiver les servitudes et les sujétions de la vie !