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Paul Verlaine
Les époques de sa poésie

Je veux fixer les traits successifs de son art.

Il est le dernier Parnassien, et un Parnassien révolté ; peut-être même est-il le dernier Romantique qui doive montrer quelque force ; et, de plus, c'est un Romantique repenti. En lui se sont déroulés et s'achèvent les suprêmes anneaux de la double chaîne qui pend de Lamartine et de Victor Hugo.

Négligent des histoires assez flottantes qui entourent la biographie, même oublieux de cette biographie elle-même, et content de savoir que Verlaine, né à la fin du règne de Louis-Philippe, eut vingt ans lorsque le second Empire venait sur son déclin (1864), nous nous tiendrons à suivre les phases, les époques diverses de sa poésie.

Première époque
1864-1867

En ce temps-là, M. Verlaine était très jeune, très savant, très habile et déjà très conforme à la célèbre définition (vraie ou fausse) que Lamartine a donnée du poète : il était un Écho. Sa voix répondait d'elle-même, et par les seuls réflexes d'une sensibilité merveilleusement affinée, à toutes les voix éloquentes qui s'élevaient auprès de lui. Il avait ce beau don de sentir et de résonner. Il l'avait à l'excès. Impressionnable comme il fallait bien l'être à cet âge et dans cette précoce vocation du poète, peut-être qu'il y ajoutait je ne sais quelle vivacité de nerfs, toute féminine, qui le disposa à subir sa vie, plus qu'à la conduire, et à recevoir son art de ses émotions plus qu'à composer et à ordonner celles-ci de sa propre puissance.

Qualités ou défauts, c'est ce dont pourront disputer les esthéticiens ; le fait, du moins, n'est pas niable d'une sensibilité si aiguë qu'elle fit souvent de ce grand poète l'esclave de l'air, des choses et même des gens d'alentour. On peut le voir dans Les Poèmes saturniens. Le livre ne parut qu'en 1867. Aux environs de 1867, les poètes qui se respectaient se faisaient impassibles et marmoréens. Verlaine fut comme eux, marmoréen et impassible.

À ce premier tour de sa vie, la plupart de ses biographes poussent des cris d'étonnement, et ils rapprochent le Verlaine d'alors du Verlaine de 1894, de celui, par exemple, qui a écrit cette note : « Les impeccables sont… tels et tels : du bois, du bois et encore du bois. » On a imaginé, en manière d'explication, qu'en ce temps-là Verlaine ne s'était pas encore trouvé. L'explication aurait besoin elle-même qu'on l'expliquât ; car, qu'est-ce, je vous prie, que de « se trouver » ? Et surtout en matière de poésie, et d'une poésie toute d'impression et de sentiment, c'est une espèce de non-sens que cette « trouvaille » de soi. On naît sensible ou non. Verlaine, qui était fait pour écrire des vers par émotion et par humeur, s'est d'abord laissé émouvoir, en effet, par la puissance esthétique de Leconte de Lisle et de Gautier ; c'est plus tard qu'il connut les joies et les peines humaines et les préféra définitivement à la lecture de M. José-Maria de Heredia.

Ce qu'Alfred de Musset, le Musset des Contes d'Espagne, avait fait en 1829, Paul Verlaine le recommençait trente-huit ans plus tard. Leur sensibilité, à tous les deux, s'était prise à la joie de réfléchir ainsi des maîtres sonores. Mais c'était bien la même faculté qui plus tard devait leur dicter les gémissements des Nuits et ceux de Sagesse. Et c'est par sensibilité aux influences ambiantes que l'auteur de Sagesse nia si vivement la Sensibilité en poésie et qu'il se fit ainsi de l'opposition à lui-même. Telle est, aisément retrouvée, l'unité profonde d'une contradiction apparente qui déconcerta tant de commentateurs.

J'avoue qu'il est permis de sourire un peu des allures bizarres de ce Verlaine pré-verlainien. De quelle mine et de quel ton hiératique il se recueille à l'épilogue des Poèmes saturniens !

« Pensons », dit-il, et il invoque tout l'arsenal des matérialités les plus chères à ses compagnons, « le vers qui tinte », la « rime sonore », les « images » (sans nul doute accordées avec suite, suivant les leçons de Gautier), l'Art avec une majuscule et une arrière-pensée de menuiserie… Il termine par la distinction, à la mode en ces temps lointains, entre la Poésie, son seul guide, et l'inspiration, dont il n'oublie pas d'ajouter qu'il se méfie et qu'il se moque respectueusement :

Ah ! l'Inspiration superbe et souveraine,
L'Égerie aux regards lumineux et profonds,
Le Genium commode et l'Erato soudaine,
L'Ange des vieux tableaux avec des ors au fond ;

La Muse, dont la voix est puissante sans doute,
Puisqu'elle fait d'un coup dans les premiers cerveaux,
Comme ces pissenlits dont s'émaille la route,
Pousser tout un jardin de poèmes nouveaux ;

La Colombe, le Saint-Esprit, le saint Délire,
Les Troubles opportuns, les Transports complaisants,
Gabriel et son luth, Apollon et sa lyre,
Ah ! l'Inspiration, on l'invoque à seize ans !

Ce qu'il nous faut à nous, les Suprêmes Poètes,
Qui vénérons les Dieux et qui n'y croyons pas,
À nous dont nul rayon n'auréola les têtes,
Dont nulle Béatrix n'a dirigé les pas,

À nous qui ciselons les mots comme des coupes
Et qui faisons des vers émus très froidement,
À nous qu'on ne voit point les soirs aller, par groupes
Harmonieux, au bord des lacs et nous pâmant,

Ce qu'il nous faut à nous, c'est, aux lueurs des lampes,
La science conquise et le sommeil dompté,
C'est le front dans les mains du vieux Faust des estampes,
C'est l'Obstination et c'est la volonté !

Ce qu'il nous faut à nous, c'est l'étude sans trêve,
C'est l'effort inouï, le combat non pareil,
C'est la nuit, l'âpre nuit du travail, d'où se lève,
Lentement, lentement, l'Œuvre, ainsi qu'un soleil !

Libre à nos inspirés, cœurs qu'une œillade enflamme,
D'abandonner leur être au vent comme un bouleau,
Pauvres gens ! L'Art n'est pas d'éparpiller son âme ;
Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo ?
 1

Tout le morceau est d'une assez haute saveur pour que je n'aie point à donner les raisons de cette citation copieuse. Retenez-en les derniers vers. Nous en retrouverons ailleurs l'exacte (et, d'ailleurs, très volontaire) contre-partie. Et nous retrouverons aussi cette même ardeur de l'éloquence, ce mouvement furieux qui donne aux solennelles et pesantes erreurs des habitués de l'Hôtel du Dragon bleu 2 une force de persuasion presque égale à celle de la vérité elle-même.

Mais, ailleurs, au milieu du volume, Verlaine parnassien tenait mieux sa gageure, je veux dire qu'il se compassait davantage. Il chantait avec la plus belle conscience du monde :

Les Dieux et les Démons et Bhagavat lui-même 3.

Il reprenait La Légende des Siècles, avec les armures, les capes, les dagues, les stylets du faux moyen âge romantique, et encore les chaudes et sournoises modernités des Fleurs du mal, le tout aussi dévotement que les airs et les formes des Poèmes barbares. C'était le genre de beauté qui parlait alors à ses sens et à son cœur. Un sonnet intitulé Résignation et qui débute par ces débordements de sonorités :

Tout enfant, j'allais rêvant Ko-Hinnor
Somptuosité persane et papale,
Héliogabale et Sardanapale,

ce sonnet se termine par une profession de foi aussi intéressante que celle de tantôt, puisqu'elle la complète :

Soit ! le grandiose échappe à ma dent,
Mais fi de l'aimable et fi de la lie !
Et je hais toujours la femme jolie,
La rime assonante
et l'ami prudent.

L'aimable (au sens profond), le joli (au sens féminin) et enfin l'assonance, ce seront plus tard les trois grands triomphes de Verlaine ou, du moins, ses trois plus chères délectations. Il est plaisant de voir comme il traite ces divines choses futures pour l'amour de quelques cuistreries de contemporains.

Je trouve, à la page suivante, ce début de sonnet :

Souvenir, Souvenir, que me veux-tu ? L'automne… 4

et ce vers ainsi suspendu est une chose pénétrante et délicieuse. Mais les vers suivants sont gâtés par grande affection de la rime. (Oh ! qui dira les torts de la rime !) Et cependant la rime, même excessive, même lourde, le servait quelquefois remarquablement. L'on rencontre dans les Poèmes saturniens des pièces d'émotion amoureuse ou voluptueuse comparables aux plus frissonnantes des Romances sans paroles, de Sagesse, de Parallèlement. Citerai-je le vif, très vif sonnet de Lassitude :

De la douceur, de la douceur, de la douceur !
Calme un peu ces transports fébriles, ma charmante…

ou le Rêve familier, dont le finale est bien connu :

Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

Mais on petit dire que ceci a été réussi malgré ou sans la rime. Voici donc qui a été accompli parce que :

Les sanglots longs
Des violons
De l'automne…

Ce qui peut distinguer cette Chanson d'automne, toute parnassienne (puissance de rime, syntaxe, vocabulaire), de tel fragment postérieur et plus purement « verlainien » (ou décadent), j'aurai tout à l'heure à le dire.

Mais de pareils vers nous conduisent à une période dans laquelle notre poète moins frappé, moins touché de ses contemporains, gardait leurs procédés et les utilisait non point encore pour « éparpiller son âme », mais simplement pour l'exprimer.

Deuxième époque
1867-1871

Cette deuxième époque comprend sans doute La Bonne Chanson et Les Fêtes galantes. Tellier 5 définissait Verlaine dès lors « Un Baudelaire mieux appris et plus continûment poète ». Mais il faut ajouter un Baudelaire simple, un Baudelaire vrai, et combien plus profond. Ce n'est pas seulement par la perfection des rythmes, que La Bonne Chanson et Les Fêtes galantes diffèrent des Fleurs du mal. La sincérité de l'accent, la vérité du ton, des mots, des sentiments, l'absence de toute affectation de cruauté, de toute grimace cruelle, voilà les grands points distinctifs. Quand Baudelaire nous raconte que, « cuisinier aux appétits funèbres », il fait bouillir et il mange son cœur, cette image nous intimide ou nous dégoûte, selon notre âge et notre goût. Mais qui chicanera Verlaine sur ses plus bizarres images :

Je vois un groupe sur la mer.
Quelle mer ? Celle de mes larmes !… 6

chante le Verlaine d'Amour, et nous le trouvons excellent. Dans Baudelaire, c'est la volonté qui fut perverse. La perversité de Verlaine est dans son cœur et dans son corps. Et puis Verlaine a de l'esprit, de cet esprit qui vient du cœur, esprit trempé d'un sentiment de joie ou de peine profonde, et touchant quelquefois à la plus fine, à la plus légère gaieté.

Toutes les Fêtes en font foi. Un jeune verlainien, mort avant de s'être donné et qui ne nous a laissé qu'un grand souvenir, Jules Laforgue, écrivait un jour « J'ai du cœur par-dessus la tête 7 ». Du cœur et, plus que tout, de l'âme, du frisson nerveux dans les cérébralités les plus simples et les plus compliquées, telle est l'essence de Verlaine. Le mérite de ses tableaux est d'être accompagné, comme en sourdine, de musiques émouvantes :

Un vieux faune de terre cuite
Rit au centre des boulingrins,
Présageant sans doute une suite
Mauvaise à ces instants sereins,

Qui m'ont conduit et t'ont conduite,
Mélancoliques pèlerins,
Jusqu'à cette heure dont la fuite
Tournoie au son des tambourins 8.

Toute notre jeunesse frémit quand on lui exhuma ces vers, car ils furent longtemps ignorés ou méconnus, en dehors d'un très petit cercle ; ils ne parurent, en réalité, qu'après 1880 9.

J'imagine que le vieux Boileau en personne n'eût pas été trop mécontent de ce Parnassien ; car celui-ci du moins traite enfin en esclaves les durs instruments de travail sous lesquels ploient tous ses confrères. Rimes, rythmes et épithètes finissent par servir de jouet à sa fantaisie. Des rigueurs mêmes de sa forme il réussissait à tirer des effets de grande émotion. Le Parnasse depuis vingt ans était assez pareil à un atelier de sculpteur, encombré de plâtres et de marbres ; seulement, dans le coin où se tenait Verlaine, on pouvait entrevoir, au milieu de ces blocs inertes, se former une Galatée belle et vivante. Vie, il est vrai, timide, languissante, d'autant plus chère. Beauté un peu louche et très chargée de la désagréable joaillerie des romantiques, affaiblie par l'affaiblissement de la langue poétique au cours des siècles, un peu molle, sans grand ressort, peut-être d'autant mieux adaptée à la rêverie d'inquiétude, de lassitude et de langueur à laquelle Paul Verlaine la destinait.

Il me plairait de multiplier ici les textes de ce Verlaine parvenu à son point de perfection. Jamais peut-être il ne fut mieux son maître, lui dont c'était la destinée de s'échapper toujours ; un simple principe esthétique dont j'aurai tout à l'heure à contester l'excellence, un principe pourtant, avec les excellentes habitudes d'esprit qui n'avaient pas manqué d'en découler pour lui, accomplit ce miracle de donner au génie toute la liberté possible, en lui refusant les moyens de se nuire et de se mutiler.

Une foule de poèmes simples et forts datent de cette période, comme Le Vent de l'autre nuit a jeté bas l'Amour, avec telles reprises sourdes et gémissantes :

Le vent de l'autre nuit l'a jeté bas ! Le marbre
Au souffle du matin tournoie épars…

et surtout ce Colloque sentimental que tous les jeunes hommes de notre âge auront redit, le cœur serré, dans quelque jardin solitaire :

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l'heure passé,

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l'on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.

— Te souvient-il de notre extase ancienne ?
— Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne ?

— Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? — Non.

— Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! — C'est possible.

— Qu'il était bleu, le ciel, et grand l'espoir !
— L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles
Et la nuit seule entendit leurs paroles.

Quelques-uns de ces vers sont pour être dits à voix basse. L'angoisse y est merveilleusement imitée, et ce n'est pas une simulation frivole. Le poète est ému aussi, et cependant le style garde le minimum de tenue qu'avaient laissé les romantiques au vers français, ou que les Parnassiens avaient pu lui restituer. Les psychologues m'accorderont tout à l'heure que Verlaine n'eût pas été Verlaine s'il fût demeuré en ce point. Mais les critiques purs ont le droit de se demander s'il a beaucoup gagné au change. Non, selon moi. Tel doux sujet traité dans Les Fêtes galantes se retrouve abordé selon l'autre méthode dans les livres postérieurs ; on y voit que c'est bien tant pis pour ces derniers.

Quelques pièces de La Bonne Chanson, lues de très près, confirmeraient cette opinion. Je crois bien que cette Chanson a figuré dans une corbeille de mariage. C'est un joli épithalame. Verlaine y égale son ami Coppée pour l'affiné, l'intime, le précis, le subtil de ses portraits de Fiancée :

En robe grise et verte avec des ruches,
Un jour de juin que j'étais soucieux,
Elle apparut souriante à mes yeux…
Elle alla, vint, revint, s'assit, parla,
Lègère et grave, ironique, attendrie…

Le vieil Hugo lui-même est dépassé dans l'expression de ce sentiment profond de l'innocence qui brille dans Pauca meae :

Toute grâce et toute nuance
Dans l'éclat doux de ses seize ans…

Mais il y a dans La Bonne Chanson d'autres choses, plus immédiatement poétiques, et, par exemple, le finale :

J'ai depuis un an le printemps dans l'âme
Et le vert retour du doux Floréal,
Ainsi qu'une flamme entoure une flamme,
Met de l'idéal sur mon idéal.

Le ciel bleu prolonge, exhausse et couronne
L'immuable azur où rit mon amour.
La saison est belle et ma part est bonne,
Et tous mes espoirs ont enfin leur tour…

Je ne sais pas si le Parnasse a rien donné de meilleur que ces second et troisième recueils de Paul Verlaine. Toutefois, le vice essentiel de la poésie d'alors paraît sous ces beaux vers à des yeux attentifs.

Le mauvais principe de notre art moderne, le principe d'où vient aussi le réalisme, y est marqué ; je veux dire que le poète y perd tout empire sur soi. Le désordre y est plus d'une fois assez beau ; il n'est plus un effet de l'art. Verlaine, heureusement, n'est plus entraîné ni gouverné par les petits trucs du métier ; mais c'est la suite de ses émotions qui le mène. Elle s'impose à lui, elle se réfléchit tout entière en ses vers. Ceux-ci ne font qu'en imiter les mouvements et les décrire ; ils ne sont retenus, dirigés, maîtrisés que par des règles empiriques de prosodie et de grammaire.

Il avait commencé par s'enthousiasmer pour les règles comme si elles avaient une beauté en soi. Puis, il s'est contenté de les suivre par habitude. L'habitude est un lien solide autant qu'il n'est point aperçu. La passion et la vie eussent assurément suffi à l'user chez Verlaine. L'art romantique et l'art parnassien, dont il résumait les derniers éclats, auraient suivi en lui leurs pentes logiques. Soumis aux émotions, au lieu de s'en servir, s'efforçant de les rendre et d'en copier les objets au lieu de les traduire, le seul poids de cette esthétique eût sans doute conduit Verlaine aux mêmes désastres de constructions impressionnistes et de rythmiques pittoresques où se noyait déjà la prose des Goncourt et où s'est, en effet, noyée sa poésie. Mais un hasard que je vais dire précipita les choses ; c'est le triste hasard qui se doit offrir à point nommé dans la destinée des Saturniens 10,

Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne
Par la logique d'une influence maligne.

La planète Saturne mit Paul Verlaine en relation avec Arthur Rimbaud.

Troisième époque
1870-1874

Arthur Rimbaud n'est pas un inconnu pour nos lecteurs, et j'ai dit ici même 11 comment il pénétra dans la vie de Verlaine et devint promptement le mauvais ange du poète. Il lui ouvrit les portes de son enfer. Il le décida à goûter tout ce que lui gardaient de charme les beautés de décadence et d'arrière-saison. En un mot, il l'orienta dans le sens de la plus parfaite perversion esthétique. Rimbaud, comme Verlaine, avait déjà mordu aux fruits amers de Baudelaire. Il avait médité l'enseignement des Fleurs du mal et des Paradis artificiels avec le commentaire, fort lucide, qu'y avait ajouté Gautier :

— Le coucher du soleil est aussi beau que l'aube. La décomposition des mœurs, des langues, des formes de l'art est aussi passionnante que leur période de floraison première ou de fraîche maturité. Le naturel, c'est la laideur ; le simple, c'est le laid encore. Toute beauté supérieure se doit teindre d'étrangeté.

Ces aphorismes, que je résume, Rimbaud en était pénétré. D'esprit plus mâle que Verlaine, de volonté plus forte, il tirait hardiment les conséquences des prémisses acceptées.

À seize ans (1870-1871) l'enfant de génie avait donné une série de blasphèmes tragi-comiques : Oraisons du soir, Les Chercheuses de poux, et des badinages subtils ou féroces à la manière des Assis et du Sonnet des voyelles, et un peu plus tard ces Premières communions avec ce Bateau ivre, poèmes que rien ne caractérise ni ne classe, qu'on ne saurait pas plus citer que résumer, qu'il faut lire pour en goûter la vague et lyrique folie. Oui, les semences de folie qui étaient en puissance dès Chateaubriand et Jean-Jacques s'épanouissent là-dedans, mais selon les formes et les cadres convenus, en alexandrins à peu près apprivoisés.

C'est vers ce temps que commença la vie commune de Verlaine et de Rimbaud, et ce que j'ai cru pouvoir appeler leur collaboration ; de là est, en effet, sorti ce que l'on a coutume de nommer proprement le Verlainisme en poésie.

Écoutons Paul Verlaine s'expliquer là-dessus : « Rimbaud, » nous dit-il, « travailla (lui !) dans le naïf, le très et l'exprès trop simple, n'usant plus que d'assonances, de mots vagues, de phrases enfantines ou populaires. Il accomplit ainsi des prodiges de ténuité, de flou vrai, de charmant presque inappréciable, à force d'être grêle et fluet :

Elle est retrouvée !
Quoi ! L'éternité.
C'est la mer allée
Avec les soleils. »

L'on distingue aisément l'étroite parenté de ces pièces avec les poèmes les plus particuliers des Romances sans paroles. Verlaine sortit ainsi de la précision ; du moment qu'on avait accordé que l'émotion était la seule fin de la poésie, il s'appliqua à suggérer ces émotions plutôt qu'à tracer des figures de vie ou qu'à nommer des sentiments. Il se délivra de la rime, des rythmes pairs et de toute exacte symétrie. L'audace de Rimbaud lui avait donné du courage.

Mais (et voici la grande différence) ces audaces avaient été chez Arthur Rimbaud de purs jeux, des caprices nés du besoin de donner cours à l'implacable logique de sa pensée. Il n'était, ainsi que Verlaine nous l'indique, ni simple, ni naïf, ni imprécis, ni vague, ni fait le moins du monde pour ressentir les émotions de ses modèles, les pauvres chanteurs populaires, ni pour manier leur langage amorphe et hésitant. Et Paul Verlaine était bien l'âme qu'il fallait à cet art qu'on lui découvrait ; âme sensible et sensuelle, pleine de ruses, de prudences féminines et, pour le trancher net, parfaitement apte à jouer des petits mécanismes qu'exigeait cette poésie.

Or, en tous, qui que nous soyons, une sensibilité est en nous ; une femme, une enfant pleurante, et rusée, et capricieuse, habite donc, cachée, dans un coin obscur de nos âmes. C'est elle que berce M. Verlaine dans ses Romances sans paroles et dans tous les poèmes analogues qu'il a écrits. C'est à elle qu'il plaît et c'est elle qui, se confondant volontiers avec la raison et le goût, avec de plus hautes émotions esthétiques, aime le proclamer notre plus grand poète.

Lequel d'entre nous sut toujours résister à ces voix amoureuses et fraternelles qui s'élèvent tout bas dans l'âme et répondent au chœur éploré de Verlaine :

Cette âme qui se lamente
En cette plainte dormante,
C'est la nôtre, n'est-ce pas ?
La mienne, dis, et la tienne… 12

Entendons-la se préciser, par le fait même qu'elle devient plus imprécise, cette voix de petits sanglots, de petites douleurs, cette voix de notre sensibilité maladive, de l'animula vagula 13, qu'Hadrien habillait de diminutifs caressants pour décrire l'extrême faiblesse, l'extrême vieillesse de sa nature, sa chute dans l'enfance et dans l'inconscience, avec la confusion tremblotante de ses pensées :

Je devine, à travers un murmure,
Le contour subtil des voix anciennes,
Et dans les lueurs musiciennes,
Amour pâle, une aurore future…
Ô mourir de cette mort seulette…

Un peu plus loin, entendons cette même voix, devenue encore plus faible et déraisonnable, mais touchante :

Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville…
Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s'écœure…

C'est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon cœur a tant de peine. 14

Le caractère féminin de cette poésie s'accentue même au point que le poète en vient à nous l'affirmer nettement :

Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses.
De cette façon nous serons bien heureuses…

Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles
Éprises de rien et de tout étonnées
Qui s'en vont pâlir sous les chastes charmilles
Sans même savoir qu'elles sont pardonnées… 15

Confusions, bégaiements de femme enfant, de « Child wife », comme il écrit encore :

Ô triste, triste était mon âme,
À cause, à cause d'une femme 16.

Répétitions de ritournelles puériles, enfantines (et ce mot « puéril » deviendra l'un des plus fréquents de la poésie verlainienne) :

Tournez, tournez, les bons chevaux de bois…
Tournez, tournez, chevaux de mon cœur… 17

Mais ces enfantillages amorphes, que je ne puis me tenir de trouver, contre la commune opinion, d'un art un peu rudimentaire pour être traités de chefs-d'œuvre, sont mélangés encore de poèmes d'un tout autre tour, tels que les Birds in the night, tels que Beams et que Green, pièces chères aux amants, en dépit de la barbarie des titres anglais. Les historiens de la poésie diront qu'il était impossible de mieux faire, en 1874, à un contemporain de Victor Hugo. Et je crois bien qu'ils donneront à ces pièces la préférence sur les petits chantonnements ataxiques d'Il pleure dans mon cœur ou des Chevaux de bois.

Néanmoins, ils observeront comme, pour être d'un ordre supérieur, ces beautés nous montrent toujours un caractère fragmentaire.

Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encor de vos derniers baisers 18

De tels vers, d'un si profond charme de rythme et d'expression, ne sont point rares dans les Romances sans paroles, ni dans le reste, chez Verlaine. Mais on y compterait les strophes dignes de ces vers, et l'on serait embarrassé de citer un seul poème qui ne fût composé que de pareilles strophes. Le plus mélodieux des poètes modernes se trouve presque toujours à court d'harmonies.

Cependant l'harmonie, c'est le sang, la chaleur vivante d'un poème qui, faute d'elle, ne vit point et ne subsiste qu'à l'état de tendance, de pouvoir virtuel ; un poème qui n'a d'autre beauté que de fourmiller de beaux vers n'est que le signe du talent qui le put concevoir. Mais le talent de Paul Verlaine est si prodigieux qu'il faut attribuer, une fois encore, ces ordinaires insuccès aux grands torts de son Esthétique. Quoi qu'on ait pu dire, les idées des poètes orientent leur art ; les conseils, les indications d'Arthur Rimbaud, qui avaient induit Verlaine à faire de sa poésie le simple, le libre miroir de sa sensibilité, l'avaient aussi déterminé à tenir la nécessité de l'Émotion pour unique règle de l'art, la vivacité de l'Émotion pour unique bien poétique. Il outrait l'une des plus dangereuses maximes de Lamartine et de Musset touchant le Pathétique (« seul éternel », disaient-ils), le Sentiment et la Passion, seuls dignes des soins du poète.

Vive le mélodrame où Margot a pleuré 19 !

Ces goûts, ces principes, ainsi que ces formules, ont un air de nous annoncer la fin de toute rhétorique, de toute éloquence apprêtée et de toute « littérature ». En réalité, comme l'avaient vérifié déjà et Lamartine (que d'excellentes habitudes classiques préservèrent longtemps) et Alfred de Musset, de même que Paul Verlaine à son tour le vérifia, c'est le contraire qui arrive ; cette liberté donnée au « sentiment » et à l'inspiration ouvre la porte à la pire littérature, à la pire rhétorique, à je ne sais quelle comédie de sincérité, qui consiste à singer continuellement, à sec, à froid, l'Émotion et la Passion.

L'Émotion, la Passion divine traversent notre vie d'une promptitude d'éclairs, elles dictent des cris, elles inspirent des mouvements, des frémissements, des frissons ; toutes choses qui durent peu, et dont on ne fait pas de poèmes. Le pathétique continu a été le désir et a marqué la chute des poètes et des orateurs de toutes les décadences. Vouloir, à tout instant, faire le pélican, nous partager la chair de son cœur et la substance de ses nerfs, telle a été l'erreur première d'où ont découlé les autres torts de Verlaine. Cette erreur a commencé par décomposer et, si je puis dire, dégingander ses pensées en tressauts, en sursauts, en grimacements, le tout systématique. Elle a décomposé ensuite ses strophes, au sens rythmique, et ses phrases, au point de vue grammatical. Ses vers, hachés menu par le jeu de causes semblables et de pareils effets, ont enfin perdu à leur tour toute figure métrique et parfois tout sens raisonnable.

Quatrième époque
1874-1890

Sagesse (1880), Jadis et naguère (1884), Parallèlement (1889) sont, je crois, les trois types de la dernière période de floraison suprême qui précède la décadence.

Sagesse, on le sait, est l'histoire lyrique d'une conversion, amenée par quelques-unes des plus graves leçons de la vie, pesées dans une fort étroite solitude. Plusieurs poèmes en sont devenus populaires, et ce ne sont pas les meilleurs, Un grand sommeil noir ou Le Ciel est par-dessus le toit.

Pour ma part, j'y préférerais, dans la même note. cette élégie, la seizième du recueil :

Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire…

Mais j'aime surtout de Sagesse de beaux vers, de beaux mots :

Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles,
Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal…

La tristesse, la langueur du corps humain
M'attendrissent, me fléchissent, m'apitoient…

Quand Maintenon jetait sur la France ravie
L'ombre douce et la paix de ses coiffes de lin…

… le Moyen Âge énorme et délicat…

N'as-tu pas, en fouillant les recoins de ton âme,
Un beau vice à tirer comme un sabre au soleil ?…

Toutefois, on rencontre encore dans Sagesse des poèmes bien mesurés, d'une langue ferme et sonore, fermes aussi de conception, tels que le triptyque des trois Mères douloureuses (Hécube, Niobé et Marie), et tels que les strophes, d'une symétrie trop exacte à la vérité, que le poète fait chanter à Gaspard Hauser :

Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes,
Ils ne m'ont pas trouvé malin 20.

et tels encore, et par-dessus tout, que la belle chaîne de sonnets, paraphrasés de l'Imitation de Jésus-Christ, qui fait rêver, comme on l'a beaucoup dit, d'un Corneille plus souple et plus tendre, et aussi plus malin.

Ces sonnets du divin Amour, l'accent pénétrant s'en retrouve dans une autre pièce dont le style est moins pur, mais le mouvement inoubliable, l'éloquence profonde :

Ô mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour
Et la blessure est encore vibrante,
Ô mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour 21

Je ne cite que les trois premiers grains de ce rosaire spirituel ; mais il faut le lire en entier. Le principal mérite de la pièce est de participer justement des deux manières de Verlaine, de la plus régulière en même temps que de la moins ordonnée. Il s'y délivre des vieilles chaînes classiques par son projet d'écrire ainsi des espèces de litanies, mais c'est afin de s'imposer les chaînes, plus lourdes et plus rigoureuses, des répétitions symétriques, chères aux auteurs des séquences et des proses du moyen âge, aux vieux poètes franciscains. L'instinct l'avait fort bien guidé. Que ne s'est-il toujours encombré de même manière ! Aucun poète n'eut, plus que lui, ce besoin d'un poids à traîner. La liberté lui est funeste. C'est elle qui le gêne, il l'a dit en vers et en prose, et que rien ne lui est plus rude que d'avoir à se diriger. Cela est vrai, littéralement, de son art. « Il faut qu'un cadre symétrique le dispense de composer », a-t-on dit assez justement. Ou sa poésie se dissout.

Et c'est pourtant dans le recueil qui suivit Sagesse, dans Jadis et naguère, qu'il a publié ce code de la liberté et de la dissolution nécessaire qu'il avait reçu de Rimbaud et de Baudelaire. Il faut le lire avec une extrême attention ; car c'est là qu'aboutissent toutes les déclarations de l'indépendance esthétique, criées depuis 1830. Il donne, en neuf quatrains, le véritable Art poétique du XIXe siècle. Encore qu'il soit ingénieux et charmant, il ne fait pas un très grand honneur à ce pauvre siècle :

De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'impair
Plus vague et plus soluble dans l'air
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n'ailles point
Choisir les mots sans quelque méprise ;
Rien de plus cher que la chanson grise
Ou l'imprécis au Précis se joint.

C'est des beaux yeux derrière des voiles…

Car nous voulons la nuance encor,
Pas la couleur, rien que la nuance !…

Prends l'éloquence et tords-lui son cou !…
De la musique encore et toujours !…

Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.

Je ne reviendrai pas sur la discussion de ces principes d'art, que jugent bien leurs conséquences. Sous prétexte de prendre tout le ciel à larges coups d'ailes, la poésie nouvelle en évolue au néant pur ; l'ensemble de ses procédés et de ses recettes (car elle passe infiniment en recettes et en procédés Rollin, Boileau, La Harpe et Le Batteux), a reçu d'un poète mordant, M. Laurent Tailhade, le sobriquet de « gagaîsme », et d'Adoré Flouquette 22, le nom, tout aussi rude et mérité, de « déliquescence ». Paul Verlaine avait, d'ailleurs, précédé ses critiques dans les observations de cet ordre. Il suffit de relire le symbolique sonnet de Langueur :

Je suis l'Empire à la fin de la décadence
Qui regarde passer les grands barbares blancs
En composant des acrostiches indolents,
D'un style d'or où la langueur du soleil danse.

L'âme seulette a mal au cœur d'un ennui dense,
Là-bas on dit qu'il est de longs combats sanglants.
Ô, n'y pouvoir, étant si faible aux vœux si lents,
Ô, n'y vouloir fleurir un peu cette existence !

Ô, n'y vouloir, ô n'y pouvoir mourir un peu !
Ah ! tout est bu ! Bathylle, as-tu fini de rire ?
Ah ! tout est bu, tout est mangé ! Plus rien à dire !

Seul, un poème un peu niais qu'on jette au feu,
Seul, un esclave un peu coureur qui vous néglige,
Seul, un ennui d'on ne sait quoi qui vous afflige !

Exacte convenance d'une âme et d'un art. Mais ces harmonies extérieures ne servent de rien en poésie, c'est au dedans du poème, lorsqu'elle s'établit entre les moyens et les fins, entre les parties et le tout, qu'une pareille convenance prend le nom de beauté. Telle que la voilà dans ce rare sonnet, elle donne l'aveu parfait de la faiblesse, de l'impuissance, du découragement et de la décadence secrète du poète. Syntaxe faible, prosodie désorganisée, pensées tout amollies, j'en tombe d'accord sans difficulté. Or, en art moins qu'ailleurs, les fautes avouées sont des fautes remises. La conscience de la laideur et du mal est d'un efficace médiocre, si elle n'est accompagnée d'un ferme élan vers la beauté.

Cet élan, Verlaine a passé ses dernières années à se l'interdire à lui-même autant qu'à ses jeunes disciples. Il fit école de langueur. Il se donna la joie maligne de mettre en liberté toutes les essences de division, de liquéfaction et de mort accumulées depuis cent ans dans notre littérature. Non seulement il se résignait à cette décadence et à cette fin, mais il s'y ruait et s'en félicitait. Supposait-il que cette résignation ou cette outrance lui rouvrirait le seuil des paradis perdus ? La réflexion lui en enleva l'espérance.

À cet égard, il faut relire le plus verlainien des poèmes de Verlaine, cette pièce déconcertante de Crimen amoris. Le poète commence par la description épicée des joies de l'enfer sensuel. Les démons y déploient de beaux chants et de belles danses. Leurs voix remplissent de justes et doux accords la salle du château de l'âme. Cependant, « le plus beau d'entre tous ces mauvais anges ne peut se mêler à l'allégresse commune ; plus triste que n'était Éloa dans le paradis, il monte au sommet de la tour la plus céleste, une torche au poing, résolu à purifier toute cette orgie par la mort. Et, en effet, par lui l'enfer se sacrifie à l'amour universel ». L'incendie allumé, tous les satans comprennent et s'y précipitent. Et ils expirent en chantant dans ce feu d'une rédemption imaginaire. De son côté, leur destructeur murmure fervemment une « espèce de prière » :

Il dit tout bas une espèce de prière,
Les yeux au ciel, où le feu monte en léchant
Quand retentit un affreux coup de tonnerre,
Et c'est la fin de l'allégresse et du chant.

On n'avait pas agréé le sacrifice,
Quelqu'un de fort et de juste assurément,
Sans peine, avait su démêler la malice
Et l'artifice en un orgueil qui se ment.
Et du palais aux cent tours aucun vestige,
Rien ne resta…

On dit que Charles-Quint assista à ses funérailles. Voilà, dans une allégorie profonde, traversée en éclairs de terribles beautés, encore que fort inégales, voilà les funérailles du verlainisme conduites par Verlaine lui-même. Analysez. Ce qu'il y a de double, de contradictoire, de divisé, de pervers, de « satanique » dans son art nous pouvait-il être mieux peint que par les contrastes boitillants de l'hendécasyllabe employé dans ces vingt-quatre strophes, ou que par cet autre contraste du démon dévoré de tristesse au milieu des satans consumés de joie, et de ce mélange de joie et de tristesse aboutissant à un solennel suicide ? Ainsi l'art de Verlaine se nie en se posant. Ainsi sa poésie se détruit, se ronge elle-même, et « Pauvre Lélian » n'en a jamais disconvenu : on vient de voir comment il a fait de cette confession et de ce suicide le premier de ses articles de foi poétique. Seulement, le refus que font les puissances supérieures (« quelqu'un de fort et de juste assurément ») d'agréer un tel sacrifice, à cause de sa « malice » et de son « artifice » secrets et de « l'orgueil » qui s'y ment, c'est la Beauté, le Goût suprêmes discernant, démêlant ce qu'il y a de complaisance perfide, plus perfide que l'acte même du péché, c'est-à-dire, en définitive, de perversité esthétique dans ces excès de la laideur et du désordre reconnus, répétés en manière d'expiation ; c'est enfin la réprobation qui frappera un jour et à jamais peut-être ces poèmes demi-divins.

Rien ne manque à l'allégorie, non pas même le tableau de la Renaissance simple, pure, qui doit suivre de tels excès, tableau d'une nature apaisée et sereine, d'un art calme et harmonieux, digne du pinceau de Poussin :

Et c'est la nuit, la nuit bleue aux mille étoiles,
Une campagne évangélique s'étend,
Sévère et douce…

non pas même l'invocation terminale au Libérateur :

La forme molle au loin monte des collines
Comme un amour encore mal défini,
Et le brouillard qui s'essore des ravines
Semble un effort vers quelque but réuni.

Et tout cela comme un cœur et comme une âme,
Et comme un verbe et d'un amour virginal,
Adore, s'ouvre en une extase et réclame
Le Dieu clément qui nous gardera du mal !

Il est prodigieux de compter à quel point tout ce qui est dit au sens moral, chez Verlaine, s'interprète aisément au sens esthétique. C'est qu'ici la morale et l'esthétique se rencontrent. Le docteur Nordau l'a bien vu 23.

Éviter la dispersion, disait-on dans un petit livre 24, bien avant que parût le livre de Nordau, composer avec soin, c'est presque une vertu morale. Cela suppose une invention logique, des images cohérentes, un vouloir proportionné aux idées. M. Verlaine peut se passer sans trop déchoir de ces choses. Il est le poète des frissons sensuels et spirituels. Mais les frissons sont courts, de leur essence. Aussi, dès qu'ils le laissent, ses phrases nagent-elles, dénuées d'énergie, sur un bouillon pâteux d'incidentes et de parenthèses en dissolution. Le cadavre du beau vertébré que fut la langue française rend, en fondant aux mains de Verlaine, cette étrange musique qui monte des chairs mortes et que Baudelaire entendit. Seulement, il arrive que des lambeaux se joignent et, parfois, ils refont, au milieu des déliquescences, un éphémère îlot de vie nerveuse qui aspire ou sanglote rnagnifiquement.

De ces magnificences, il y en a beaucoup, il y en a presque trop dans le petit ouvrage auquel Verlaine a donné le titre bizarre de Parallèlement. Tout le monde en connaît la signification. Le poète prétend mener à la fois deux existences parallèles, une vie de pensées toutes pures, toutes chrétiennes, et une vie de rêves de la plus ardente sensualité 25, puisque telle est, nous dit-il, la double nature de l'homme :

Que ton vers soit la chose envolée 26

Son entente de l'esthétique, il l'a appliquée à la vie. Mais ceci nous importe peu. Ce qui gêne plutôt est la difficulté de parler en public de ces madrigaux charnels, nullement déguisés, nullement adoucis, ni vêtus, ni ombrés. Les Femmes damnées de Baudelaire pâlissent en leur genre près du chapitre des Amies, de Ces Passions ou de Moesti et errabundi.

Tout compté, Parallèlement fera longtemps la joie des esprits un peu déliés de la vie, qui regardent moins au contenu des Passions qu'à leur forme et à leur démarche. Celles-ci ont la fougue, l'énergie ; il leur manque, pour s'élever à la beauté, d'avoir vieilli de trois mille ans et d'être confiées au nombre de la parole platonicienne.

On associe communément Bonheur, Amour et Liturgies intimes à Sagesse ; Dédicaces et Épigrammes (ce volume vient de paraître) à Jadis et Naguère ; à Parallèlement, Odes en son honneur, Élégies, Dans les limbes, et même ces Chansons pour elle qui rappellent aussi, pour le tour et l'essence, quelques chansons de Béranger. Ce Verlaine mûri, un peu cristallisé, de la dernière époque, ne nous présente guère, en fait de nouveautés imprévues, que son goût, de jour en jour mieux indiqué, pour la simplicité dans l'art, dans l'amour, dans la poésie, dans la vie, goût toujours contredit par le subtil enchevêtrement de ses phrases et de ses pensées. Fidèle à ses destins, son art continue de se développer sous le mauvais œil de Saturne ; son esprit et son cœur reviennent au bercail classique, dont ils savaient d'ailleurs tous les plus fins détours. Avec une logique excellente, Verlaine ne se contente pas, lorsqu'il parle aux jeunes poètes, de se rire « de vos, de nos pauvres malices », comme il leur dit, ni de railler les fioritures inutiles, le pessimisme, le scepticisme, le dandysme baudelairien, ni d'invoquer la Simplicité comme une déesse chrétienne,

Ô la Simplicité, tout-puissant qui l'aura 27 !

avec cette Unité dont il faisait fi autrefois. Verlaine va plus loin ; c'est le temps qu'il accuse, c'est de son siècle qu'il se plaint, de ce « siècle gourmé », dont toute son œuvre n'est peut-être que l'examen de conscience au double point de vue de la vie et de l'art. Et, à certains endroits de ces dernières œuvres, il parle des vieux engouements de sa génération pour Victor Hugo, du même ton que de la frénésie qui jette la jeunesse contemporaine aux pieds d'un Ibsen ; par delà Ibsen et Hugo, il songe à Chénier, à Racine. Las des désordres, écœuré des licences vaines de ces décadences dont « on n'agrée pas le sacrifice ». Paul Verlaine se convertit.

S'il en était ainsi, le poète qui a ouvert le dernier cycle de la poésie romantique serait aussi le même qui viendrait le fermer.

Charles Maurras
  1. Poèmes saturniens, Épilogue. (n.d.é.) [Retour]

  2. L'hôtel du Dragon bleu, dans Jean des Figues, de Paul Arène, rendez-vous des Parnassiens. [Retour]

  3. Poèmes saturniens, Prologue. (n.d.é.) [Retour]

  4. Poèmes saturniens, Nevermore. (n.d.é.) [Retour]

  5. Écrivain et journaliste français, 1863-1889, il est fréquemment mentionné ou cité par Maurras, voir par exemple notre édition de Lorsque Hugo eut les cent ans. (n.d.é.) [Retour]

  6. Amour, Un veuf parle. (n.d.é.) [Retour]

  7. Cette citation sera reprise dans Le Mont de Saturne. (n.d.é.) [Retour]

  8. Les Fêtes galantes, Le Faune. (n.d.é.) [Retour]

  9. La « découverte » de M. Paul Verlaine est due, en somme, à ce groupe de jeunes poètes que l'on nomma un instant les Décadents, surtout à MM. Tailhade et Jean Moréas. [Retour]

  10. Épigraphe des Poèmes saturniens. [Retour]

  11. Revue encyclopédique du 1er janvier 1892. [Retour]

  12. Romances sans paroles, C'est l'extase langoureuse… (n.d.é.) [Retour]

  13. Ce sont les deux premiers mots de l'épitaphe que l'empereur Hadrien s'était composé pour lui-même :

    Animula vagula blandula,
    Hospes comesque corporis,
    Quae nunc abitis in loca,
    Pallidula, rigida, nudula,
    Nec ut soles dabit jocos.

    Curieusement, il circule de ce court texte des traductions assez contradictoires. Nous vous proposons la nôtre :

    Ma petite âme, tendre et virevoltante,
    Qui fus la compagne et l'hôte de mon corps,
    Tu vas maintenant descendre dans les ténébres,
    Dans le vide et dans l'immobilité,
    Et plus jamais tu ne jouiras comme ici-bas.

    En 1895, Maurras aurait peut-être proposé une traduction semblable. Mais en 1951, Marguerite Yourcenar a repris ces cinq vers latins en exergue de ses Mémoires d'Hadrien, et on ne les situe plus que dans ce contexte, si bien qu'aujourd'hui, animula vagula blandula est devenu un sésame pour la recherche de sites homosexuels. (n.d.é.) [Retour]

  14. Romances sans paroles, Il pleure dans mon cœur. (n.d.é.) [Retour]

  15. Idem, Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses…. (n.d.é.) [Retour]

  16. Id., VII. (n.d.é.) [Retour]

  17. Id., Chevaux de bois. (n.d.é.) [Retour]

  18. Id., Green. (n.d.é.) [Retour]

  19. Variante du dernier vers de la cinquième strophe d'Après une lecture, dans les Poésies nouvelles de Musset. (n.d.é.) [Retour]

  20. Sagesse, Gaspard Hauser chante. (n.d.é.) [Retour]

  21. Sagesse, Ô mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour… (n.d.é.) [Retour]

  22. Adoré Flouquette, devenu Floupette dans les éditions ultérieures, personnage inventé de toutes pièces en 1885 par Gabriel Vicaire (1848-1900) et Henri Beauclair (1860-1919), tous deux coutumiers du pastiche. Déliquescences, recueil de poèmes décadents, bientôt suivi par La vie d'Adoré Flouquette, est une caricature féroce de la poésie décadente. (n.d.é.) [Retour]

  23. Max Simon Nordau, de son vrai nom Südfeld, était un médecin d'origine hongroise et de langue allemande, devenu après l'affaire Dreyfus un des principaux dirigeants du mouvement sioniste mondial. Le livre dont il est ici question, Entartung, c'est à dire Dégénérescence, a été publié en 1892. L'auteur y traite de médecine, mais aussi d'art et de mœurs en général (voir Ironie et Poésie). (n.d.é.) [Retour]

  24. C'est l'opuscule consacré par Charles Maurras à Jean Moréas, paru en 1891. (n.d.é.) [Retour]

  25. Voir dans les Poètes maudits le portrait de Verlaine par lui-même, désigné sous l'anagramme déjà cité de « Pauvre Lélian ». [Retour]

  26. Jadis et naguère, Art poétique. (n.d.é.) [Retour]

  27. Bonheur, XVIII ; morceau d'abord publié dans La Plume du 13 mai 1891. (n.d.é.) [Retour]

Cet article est paru pour la première fois dans la Revue encyclopédique du 1er janvier 1895.

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