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Jeunes et Vieux

Est-ce que les jeunes gens ne sont pas un peu ennuyés de toutes ces enquêtes sur « la » jeunesse ? De mon temps, l'on incorporait d'office à la tribu des vieilles barbes les camarades qui répondaient trop sérieusement aux avances de courtisans intéressés.

Car, que pensions-nous de nous-mêmes ? À vrai dire : rien. Nous aimions mieux penser à autre chose, par exemple à ce que nous ne connaissions pas, pour le découvrir, ou que nous n'avions pas, pour l'avoir.

— Oui, mais, nous demandaient les mêmes bons enquêteurs, qui ressemblaient comme des frères à ceux d'aujourd'hui, qu'est-ce que vous voulez avoir ?

Nous répondions : « Tout », et leur souhaitions le bonjour.

Les dispositions ne doivent pas être bien différentes pour le quart d'heure, et les rares phénix qui consentent à scruter leur moi et à donner en longueur, largeur et profondeur les mesures de leur nombril finissent bien par sentir qu'on leur tend là de pauvres pièges.

Voyons ! Est-ce qu'une société se compose : 1o d'une enfance ; 2o d'une adolescence ; 3o d'une jeunesse ; 4o et 5o d'âge mûr et de vieillesse, parqués en des secteurs pavoisés d'étiquettes multicolores et non communicants ? Dans la vie, tout cela est mêlé, brassé. Grands et petits, anciens et nouveaux, arrivants et partants ne cessent de se rencontrer, de s'unir, de se séparer, pour se coudoyer, se croiser de nouveau sur les mêmes chemins. Seule une abstraction artificieuse les sépare et les distribue, pour former de petits paquets discordants, comme ceux entre lesquels on partage ouvriers et patrons, urbains et ruraux, industriels et commerçants. Ces catégories ne sont ainsi stabilisées que pour aboutir à des rivalités et à des concurrences telles qu'une guerre sociale en doive sortir. À supposer que l'inégalité naturelle des âges ne produise pas les besoins les plus variés, avec la nécessité d'y mettre chacun du sien, on finirait par obtenir la même petite guerre entre les générations. Est-ce très souhaitable ?

Certes, il est un terrain qui a toujours appartenu, de droit naturel, aux rassemblements de jeunesse. C'est le terrain des jeux. À peine y est-il besoin de quelques maîtres et moniteurs au-dessus du bel âge ; encore les vrais jeux, ceux où l'on s'amuse, ont-ils cela de bon qu'il n'est pas besoin de les enseigner. Ils s'apprennent tout seuls.

Mais on ne joue pas du matin au soir. Vient l'heure de l'étude et du travail. Quand cette heure grave de la vie sonne, il faut avoir le cœur de contredire le préjugé courant. Un proverbe éculé prétend que qui se ressemble s'assemble. Point du tout. Nous disons qu'il faut rassembler ce qui ne se ressemble pas. On fera quelque chose avec les esprits et les corps qui sont dissemblables, la femme près de l'homme, le riche près du pauvre, le prêtre près du guerrier. Raison : ils se complètent et se multiplient.

Si l'on accumule au même endroit les mêmes dons et les mêmes ressources, les mêmes qualités et les mêmes défauts, le double emploi suivra la stérile addition. Ce sont les complémentaires qui se recherchent et se fécondent.

Osons donc dire à la jeunesse :

— Vous êtes jeunes, nous sommes vieux. C'est pourquoi venez avec nous. Vous débordez d'allant, de vigueur, de confiance, d'enthousiasme, vous disposez d'un potentiel vital qui nous quitta depuis longtemps. Ah ! oui, nous avons besoin de vous. Mais, vous aussi, de nous. Les trois quarts du temps, nous savons ce que vous ignorez. En vous l'apprenant, nous le rendrons enfin utile. À vous la fraîcheur des cerveaux et la vigueur des muscles, à nous, sous nos rides profondes, les profonds replis de la réflexion, la richesse des souvenirs, le calcul des prévisions justes. Vieillesse ne peut pas ? Jeunesse ne sait pas ! Mettons en commun nos pleins et nos vides, nos forces et nos faiblesses, nos manques et notre avoir. Nous ferons quelque chose de dense et de complet. Il faut de tout pour faire un monde, dit un autre proverbe qui mérite d'être entendu ; toute la lumière des uns et toute la ferveur des autres.

Oh ! nous ne nous forgeons pas de chimères, nous ne nous dissimulons pas les bousculades de l'histoire : les « place aux jeunes » y sont de tous les temps. Il est gai de faire l'insolent envers les devanciers ; il est doux de tirer le nez aux bonzes et de jeter par la fenêtre les bustes poussiéreux. J'ai, pour ma part, sur la conscience la confusion d'avoir écrit un beau petit entrefilet de révolte qui se terminait par cette apostrophe à l'adresse d'importuns radoteurs : « Nous prions les cadavres de nous laisser tranquilles. » Était-ce tapé, non ? Ce n'était pourtant pas tout à fait sincère, car, vers la même époque, un de nos grands aînés me reprochant de paraître me plaire chez les compagnons de son âge plutôt que parmi ceux du mien, je répondais : « J'en viens. Qu'est-ce qu'ils m'ont appris ? » Cela non plus n'était ni tout à fait juste, ni pleinement vrai. Car les amitiés juvéniles sont extrêmement riches de sens, elles aussi ! Mais trop souvent elles se limitent à d'interminables confrontations de deux ou trois natures voisines, trop parentes. Leurs « moi » latents ainsi tirés au jour font que l'élan multiplie l'élan. Ne le gênent-ils pas aussi ? Plus le jeune homme éprouve une vie ardente et lucide, mieux son instinct lui fait rechercher des conseillers qui soient des anciens. Entre tous ces novices, les plus sûrs d'eux-mêmes et de leur objectif vital sont aussi les plus âpres à quêter l'avis des pilotes qui écumèrent la mer où ils vont se lancer. Ni cartes ni portulans ne peuvent suffire ; ils aspirent à l'initiation orale, au témoignage audible et tangible de l'expérience parlée. Ils sentent qu'un dépôt, un beau dépôt est là, exposé à périr avec ceux qui sont près du terme. Il est riche, puissant, fertile. C'est le dépôt des germes qu'on ne veut pas laisser dissoudre en vain ; c'est le capital que convoite dignement un digne héritier.

Une exception peut être faite. Pour le très petit nombre des seuls parfaits. On a vu des natures humaines qui sont accomplies à vingt ans. Rien ne leur manque. Elles sont mûres, prêtes, mais souvent pour une autre vie. Aussi étonnent-elles à leur passage, éblouissent-elles par la précoce divination de tout le secret de la vie ; personne ne le leur a révélé, et c'est à peine si le temps leur est donné de l'apprendre à d'autres en transmettant leur souffle et leur sang… Il faut, ici, penser à la lettre d'un lieutenant de vaisseau, orphelin de l'autre guerre et assassiné par les Anglais à Mers-el-Kébir ; il écrivait, en mai 1940 :

Ma chère maman,

Je suis sûr de moi et des autres, je suis sûr de vous, je suis sûr des frères et des sœurs, je suis sûr et fier de ma femme et de mon fils. Que voulez-vous qu'il nous arrive de mal ? Nous sommes au-dessus de cela.

Aucun maître n'avait pu dicter à ce héros de telles certitudes. Il n'avait pu apprendre à vivre ainsi au-dessus des temps et des hommes. Il n'avait presque plus de commune mesure avec eux. La Mort le lui a fait bien voir.

Fors ces rares destins « hors série », la transmission du dépôt magistral détenu par les vétérans est une nécessité de l'ordre physique. L'enseignement du maître en est une autre. Mais le maître peut être bon ou mauvais. Ou il donne ce qu'on attend de lui, ou il le refuse. Ou il comprend, devine, prête main-forte, ou il trompe et déçoit. On ne jugera point équitablement de la jeunesse française si l'on ne fait la part de tant de déceptions contre lesquelles elle a dû frapper de véritables coups d'État personnels, dans l'immense effort qu'elle a dû tendre et coordonner pour s'évader des lieux infernaux où on l'avait laissée ou même enfoncée.

— Qui, on ?

— Le maître.

Tantôt par la carence et l'omission, tantôt même directement par suggestion ou persuasion.

Assez récemment, un jeune homme m'a fait des confidences que je n'oublierai pas :

On nous reproche, disait-il, d'avoir au fond de nous-mêmes un certain mépris des idées. Croyez-vous ? À l'extérieur, et en apparence, peut-être. Au fond, c'est elles que nous cherchons, mais il nous les faut nettes, claires, distinctes et vivaces. Aussi avons-nous passé par des alternatives de dilettantisme absolu et de nihilisme radical. Tantôt nous aimions tout, tantôt nous ne tenions à rien. Nous répudiions en bloc ce que, la veille, nous avions respiré voluptueusement. Puis, revenait le grand vertige des hauts désirs qui nous animaient ; comprenez-le bien ! Désir de l'ordre, besoin de discipline et de hiérarchie, aspiration à un choix raisonné et au juste départ entre les principes en discussion. Certaines vues fondamentales nous étaient naturelles ; nous les tenions de nos familles, de nos milieux, souvent de notre propre expérience secrète, mais elles étaient quelquefois contrariées à angle droit par telle et telle théorie livresque provenant de penseurs qu'une habile propagande nous avait présentés comme le nec plus ultra de la raison moderne. Leur action nous scandalisait. La réaction ne traînait pas. Et, quelquefois, c'étaient nos corrupteurs qui la provoquaient.

Exemple ? Oh ! c'est bien simple. Dans une grande école, tel de nos anciens professeurs de philosophie, un Juif, nous disait : « Je me suis marié parce que le divorce était permis… » Voilà le bizarre docteur qui était chargé d'enseigner la patrie et l'honneur à de futurs officiers. Quelques propos du même genre finirent par porter leur fruit. Le bonhomme fut mis à la porte de sa classe où il ne remit plus les pieds. Ainsi, l'imagination incertaine nous faisant flotter au milieu d'abstractions ennemies, notre jugement (la plus mystérieuse des facultés) n'étant point encore formé, la vue claire et sensible d'une honte vivante nous déterminait malgré nous. L'action, l'épreuve, la vie apportaient en nous leur moralité avec leur purification. Au fait, pourquoi nous étions-nous découvert une vocation militaire ? Obscur besoin de règle extérieure et d'ordre profond ! Pourquoi tant d'autres se sont-ils tournés vers la foi ? Aspiration obscure aux lumières de l'unité ! Le nombre de nos camarades croyants n'a cessé d'augmenter depuis dix ans et ce sont des croyants complets ; ils ne se contentent pas de pratiquer pour eux-mêmes, ils sont apôtres, ramenant vers l'église, le dimanche matin, soit un père, soit un frère, soit un ami…

En recueillant de cette bouche de vingt ans ces confessions datées de 1942, il était impossible de ne pas me reporter aux années lointaines où, s'interrogeant de même dans Paris à vingt ans, le jeune Maurice Barrès décrivait ses hésitations entre la Science, la Foi, l'Action, et terminait une espèce de prière à cette trinité par l'émouvante invocation à son dieu inconnu : « Qui que tu sois, ô Maître, Axiome, Religion ou Prince des hommes ! » D'autres pages du même livre y préfiguraient ce qu'on vient de lire.

De tous les mauvais maîtres, le pire appartient certainement à l'espèce des stérilisants qui se dispensent de renseigner la jeunesse sur ce qu'ils ont appris du passé pour lui raconter que le monde est né de la pluie d'hier et que d'imprévisibles nouveautés ne manqueront pas de sortir de la pluie de demain ; qu'il n'y a ni routes, ni phares, ni baromètres ; qu'il n'existe pas une expérience, lumière des hommes ; qu'on n'a rien vu de ce qui arrive et qu'on n'aura rien su de ce qui va arriver ; qu'enfin le progrès fatal du bel et juste avenir sortira sans qu'on y songe d'un ordre de choses inouïes, toujours vertes, toujours nouvelles, qui ne cesseront de placer l'homme en présence de quelque nouveauté absolue ! Le magister qui chante cette fable n'a plus qu'à déchirer tous ses livres et à se passer sa férule au travers du corps.

Non. Peu de choses sont nouvelles. Beaucoup le paraissent et ne font que ressasser de l'ancien. Et c'est l'ancien qu'il faut connaître ou reconnaître pour juger quelle confiance faire au nouveau ! Toutefois, dès que pointe une de ces fleurs dont la racine est vieille et la couleur née du matin, il se trouve quelque officieux journaliste accourant d'un pied léger chez tous les gens connus pour avoir leur avis sur la percée de ce bouton sans précédent. C'est ainsi qu'un beau jour quelqu'un s'est rencontré pour me venir questionner sur l'évolution de « la » jeune fille moderne. Comme ce n'était plus de mon âge, je conseillai au visiteur d'aller interroger des jeunes gens qui fussent entre la vingtaine et la soixantaine, car la jeunesse d'à présent tient jusque-là.

— Mais enfin, insista mon confrère, si les jeunes filles ne vous concernent plus, leur évolution peut être objet d'étude comme un myriapode ou un papyrus. Comment n'en seriez-vous frappé ? Cela est clair, criant. Cette allure ! cette certitude ! ce goût des études abstraites ! ce jugement tranché ! cette démarche militaire ! n'est-ce pas le point de départ d'un monde féminin inattendu et vraiment jamais vu ?

— Non, cette allure nouvelle de la jeune fille moderne n'est pas du tout le fait de l'Évolution. Et d'abord, votre Évolution, je n'y crois pas du tout. Pas plus qu'à la courbe continue d'une prétendue loi de l'histoire. Il ne s'agit pas d'un départ pour quelque chose de tout neuf comme votre Déesse l'aurait voulu, c'est l'oscillation perpétuelle qui éloigne les fils des pères et les filles des mères, mais qui rapproche les uns et les autres des bisaïeux, des trisaïeux. Ce que l'on prend pour une invention inédite est, au contraire, une constante de notre vieille vie. Ces demoiselles ne différeront de leurs mères et grand'mères que par retour au type de leurs arrière-mères-grands. Aux romanesques, musiciennes, éprises de rêverie et de poésie, succèdent les dernières nées, positives, qui bûchent leurs langues anciennes, font de la mathématique, du droit, du sport. Mais Jeanne d'Arc, Jeanne Hachette, Philis de la Tour du Pin, sans oublier Clorinde et le peuple amazone, étaient aussi sportives qu'elles. Les grandes dames du XVIIIe siècle se passionnaient pour les théorèmes de d'Alembert. Celles du XVIIIe savaient autant de latin qu'homme du monde !

Quant au grec, sans remonter aux Précieuses, qui embrassaient les gens rien que pour ça, souvenez-vous de Mme Dacier 1 ; ses traductions d'Homère tiennent encore. Exceptions ? Allons donc ! Ou rarissimes exemples de hautes élites très retranchées ? Mais non ! Détrompez-vous ! Les originales ont toujours été très imitées. Les modes de l'esprit ressemblent à celles des jupes. Il a toujours suffi d'une demi-douzaine de savantes à Paris pour en recruter des centaines dans les provinces. Cela s'est vu et se verra.

Badinage à part, ce qui a manqué aux maîtres de la jeunesse et ce en quoi ils lui ont le plus manqué de nos jours, c'est le sentiment et l'enseignement du durable, du stable, de ce qui est co-éternel au genre humain. Grâce à eux, la fausse Déesse dont nous nous moquions tout à l'heure avait profondément déséquilibré nos prédécesseurs. Sans y croire autant qu'eux, nos contemporains en sont encore les dupes inquiètes, troublées.

Bien peu, surtout ceux qui enseignent, ont osé revenir à concevoir le type naturel d'une vie sociale dont les cadres existent et font leur affaire. Ceux qui se raidissent vers un progrès utopique et menteur n'ont pas encore compris à quel point l'on est tangent à la perfection et à la synthèse lorsque des êtres différents, étant pourvus des droits et des devoirs correspondants, les exercent en s'aidant de l'harmonie de leurs disparités, et se confortent et se concilient de manière à créer, pour le groupe, la force et, pour l'individu, le bonheur.

On n'a rien trouvé de mieux, néanmoins ! On peut défier les plus savants réformateurs de mieux faire. Pour naître, durer et grandir, le nouveau-né dans son berceau a besoin de géants qui soient autour de lui capables de le nourrir, de le vêtir et de l'élever. L'adolescent veut des adultes qui lui enseignent la vie et ses mœurs, ses métiers et ses arts. Quand il aura grandi, les rôles se renverseront ; on lui demandera sa force, il pourra rejeter, mais il pourra aussi, s'il le veut bien, accepter la grâce merveilleuse des longs tâtonnements où se sera consommé l'effort de l'ascendant ; ainsi s'instruira-t-il à savoir où aller sans se perdre en hésitations qui l'épuiseraient. Chacun donne et reçoit, apporte et emporte à son tour. Comment des mécanismes naturels aussi beaux peuvent-ils être méconnus ou défigurés par l'imagination de quelques pédants ?

Charles Maurras
  1. Anne Dacier, 1647-1720, femme de lettres d'une grande érudition qui joua un rôle central dans la Querelle des Anciens et des Modernes. Sa traduction de l'Iliade a été publiée en 1711, et celle de l'Odyssée en 1716. (n.d.é.) [Retour]

Cet article est paru dans Candide du 18 novembre 1942 puis fut repris dans le recueil Inscriptions sur nos ruines en 1949.

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