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Le Plus Beau Vers

La décadence littéraire a souvent entraîné à sacrifier les ensembles. L'enquête que je signale 1 est une apothéose du détail. On s'en consolerait si le mal se limitait aux admirateurs et disciples de Catulle Mendès et de José Maria de Hérédia, ou de ce M. Henri de Régnier chez qui la pauvreté d'esprit passe encore le mauvais goût ! Un concours du plus beau vers se conçoit, limité à des romantiques 2. Ceux qui ne furent pas capables de réussir dans le morceau excellèrent au plus beau vers, au très beau vers, au vers citable et portatif, le vers de mémoire et de poche, comme Voltaire (un précurseur) en retenait et en tournait à la douzaine, au cent. Mais on voit attester dans ce concours l'autorité de grands poètes, dont les plus magnifiques passages valent surtout par position. Ainsi l'instance entrecoupée de l'âpre Roxane :

Bajazet, écoutez : je sens que je vous aime,
Vous vous perdez 3.

Ceci porte le poids de la tragédie tout entière. Le sublime y suppose une immense composition. D'autres fois, les grands vers de nos classiques nous épanouissent la fleur de tout un caractère. Tel le distique raisonneur, absurde et charmant d'Alceste :

Non, l'amour que je sens pour cette jeune veuve
Ne ferme point mes yeux aux défauts qu'on lui treuve 4

De tels vers dans un beau poème tiennent la place de la tête dans une statue, des yeux d'un portrait. Mais ils ne se laissent pas plus collectionner que les têtes ou les yeux des belles personnes vivantes. Ils font partie d'un monde, ils participent d'une harmonie si complète qu'on ne doit pas les tronquer. Ce qu'on peut détacher pour l'enquête de L'Intransigeant, c'est tantôt des exemples de grammaire ou de métrique :

Ces yeux tendres, ces yeux perçants mais amoureux,

Ariane, ma sœur 5...

et tantôt par des contresens inouïs, une échappée de pittoresque, un éclair de peinture naïve pris alors pour des descriptions comme la marche de Junie :

Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes 6

Isoler cela, c'est le dégrader, et ces dégradations multipliées (il paraît que Racine arrive bon premier dans cette Enquête du plus beau vers…) crient hautement que l'on n'aime pas ce qu'on croit tant aimer, ou qu'on l'aime mal, sans comprendre, et que le voile s'épaissit entre ces belles choses et l'esprit des générations corrompues. Pareille admiration perd de vue l'essentiel.

Lisons cette page extraordinaire :

Un loup n'avait que les os et la peau
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers,
Sire loup l'eut fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le mâtin était de taille
À se défendre hardiment 7

Et tout ce qui suit, cursif et léger comme la première histoire venue, et scandé comme une chanson à boire ou à danser ! Voulez-vous bien me dire où est le beau vers là-dedans ? Ils sont tous beaux ! Ils sont la beauté même, et celui-là ne comprend rien à cet heureux chef-d'œuvre de souplesse, de légèreté et de poésie s'il ne commence par sentir que cela est vivant et que distinguer, analyser, c'est tuer. Allez-vous dire que voilà un petit malheur ? Que nous pleurons la mort d'une industrie de luxe ? Il y aurait mauvaise grâce à en trop gémir. Poésie française, goût français, esprit français, qu'est cela ! C'étaient pourtant de grandes choses, et leur dissolution en signifie bien d'autres qui seront plus dures à porter.

Charles Maurras
  1. Le journal L'Intransigeant faisait une enquête sur « le plus beau vers français ». Il reçut plus de six mille réponses. [Note parue dans le Dictionnaire politique et critique en 1933, en liminaire de la reprise de ce court article paru d'abord dans L'Action française du 11 mai 1909. (n.d.é.)] [Retour]

  2. Catulle Mendès et José Maria de Heredia sont des figures emblématiques du mouvement parnassien, créé en réaction contre le romantisme finissant. Henri de Régnier leur est postérieur ; en 1909, c'est un auteur renommé qui publie régulièrement, et que Maurras dénonce depuis dix ans comme poète insignifiant. Aucun des trois ne peut être, stricto sensu, qualifié de « romantique » ; mais Maurras s'est longuement expliqué par ailleurs sur son utilisation englobante de ce mot. Derrière cette énumération de trois personnages repoussoirs se profile la silhouette de Me Henri de Régnier, épouse volage qui fut entre autres la maîtresse et l'égérie de Pierre Louÿs, et par ailleurs fille de José Maria de Heredia. Maurras lui voit un talent infiniment supérieur à celui de son père et de son mari, et lui consacre un des chapitres de son Romantisme féminin. (n.d.é.) [Retour]

  3. Racine, Bajazet, acte II, scène 1. (n.d.é.) [Retour]

  4. Molière, Le Misanthrope, acte I, scène première. (n.d.é.) [Retour]

  5. Ces deux vers sont de deux sources différentes : le premier vient de la Psyché où collaborèrent Molière et Corneille en 1671, à l'acte III, scène 3 ; le deuxième est le début du célèbre vers de Racine dans Phèdre, acte I, scène 3. (n.d.é.) [Retour]

  6. Racine, Britannicus, acte II, scène première. (n.d.é.) [Retour]

  7. La Fontaine, Fables, I, 5 : Le Loup et le Chien. (n.d.é.) [Retour]

Texte paru d'abord le 11 mai 1909 dans L'Action française, repris dans le Dictionnaire politique et critique.

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